Les bûchers de vanité (Andrée Barbette)

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Les bûchers de vanité est un roman historique français d’Andrée Barbette, publié en 1981.

L’œuvre tire son titre des « bûchers de vanité » dans lesquels des prêcheurs italiens fanatiques faisaient brûler des objets accusés de favoriser la corruption spirituelle — miroirs, cosmétiques, livres non-religieux, jeux, beaux vêtements, œuvres d’art représentant des nus, instruments de musique, etc.

Intrigue

Florence, à la fin du XVe siècle, est soumise à la dictature théocratique de Savonarole, un frère prêcheur dominicain qui a renversé les Médicis en 1494.

De jeunes garçons endoctrinés, revêtus de surplis blancs, parcourent les rues pour harceler les habitants et faire honte aux pécheurs. Gugliano, un gamin de treize ans, dirige la bande qui règne sur le quartier de Santa Maria Novella.

Mais suite au meurtre d’une jeune fille, il s’éloigne de ses camarades, de Savonarole, et se lie au peintre Lucca Tarlatti. Celui-ci l’entraîne dans des aventures où apparaissent Giorgio le Grec, le soudard Ruggieri, le prévôt de Florence et sa volage épouse, un couple qui reproduit en plus atroce l’histoire de Roméo et Juliette.

La passion qui naît entre Gugliano et Lucca se développe avec la fougue et l’ingénuité de leur jeunesse, dans cette Renaissance où de tels désirs pouvaient s’affirmer librement et même, parfois, impunément.

Extraits



[…] cela faisait mal à Lucca de penser à cette ville, à Giorgio qu’il avait aimé…

« Comprends-tu ce que je veux dire ? demanda Lucca dans un souffle.

— Je crois, répondit Gugliano. Vous l’aimiez tellement votre ami ? Lui ne vous aime plus ?

— C’est cela… Il m’a beaucoup appris et je l’ai beaucoup aimé, mais je le connaissais mal. J’aurais voulu qu’il n’ait d’affection que pour moi, que les autres n’existent pas pour lui. »

Gugliano resta silencieux. Il réfléchissait, tâchait de comprendre tout ce que les paroles de Lucca impliquaient. Enfin, il posa la question :

« Étiez-vous comme homme et femme ensemble ? »

Lucca soupira :

« Non, pas comme homme et femme. Nous sommes hommes tous deux. Nous ne copiions pas les couples habituels : cela ne se peut puisque nous sommes semblables. Ni l’un ni l’autre nous ne nous sentions femme. Mais notre tendresse était si grande qu’elle nous inclinait à nous rendre heureux l’un l’autre de toutes les manières. Le corps a tant d’innocence dans ses épanchements, dans sa joie… »

Lucca s’arrêta. Il sentait qu’il troublait trop Gugliano qui ne dit plus mot et se retourna sur le ventre.

« M’en veux-tu de te dire cela ? demanda Lucca.

— Nnnnon… répondit une voix étouffée. Mais cela n’est-il point péché ?

— Je ne crois pas, dit Lucca, du moins, si on s’aime d’amour : on se sent si pur, si propre, si généreux qu’il n’est pas possible qu’il y ait là péché ! »

Il se tut et Gugliano resta coi. Lucca, attentif à la réaction du garçon, se détendit peu à peu et, au fil de ses pensées, il allait glisser dans le sommeil quand il sentit bouger la couverture qui les couvrait. Quelque chose rampait vers lui : c’était la main du garçon qui trouvait la sienne, la saisissait et la serrait avec force. Gugliano, sans lâcher prise, se soulevait, se jetait sur sa poitrine. Ce fut un moment merveilleux pour tous les deux. Lucca dut se retenir pour ne pas refermer ses bras sur le gamin, l’écraser contre lui, le caresser éperdument…

Un vertige les emportait. Lucca mit le bas de son corps hors de portée pour que Gugliano ne s’aperçoive pas, du moins immédiatement, de l’état dans lequel il se trouvait… Il posa son bras libre sur le dos du garçon. Leurs visages se touchaient et Gugliano se mit à lui donner des baisers sur la joue, dans le cou, encore sur la joue vers les lèvres qu’il approchait… il le mangeait de baisers, sanglotant de joie et balbutiant : « J’en avais tant envie, j’en avais tant envie… » Il embrassa les commissures des lèvres de Lucca qui lui répondait avec lenteur pour ne pas l’effrayer. Puis leurs lèvres se trouvèrent et tous deux se sentirent défaillir.

Ils s’étreignaient avec passion, se baisant et rebaisant sans trêve, plongeant dans la bouche l’un de l’autre buvant la salive, se gavant de langue. Plus rien n’existait que ce contact qui les engageait l’un dans l’autre. Ils roulaient dans le vaste lit qui se défaisait, leurs poitrines se frottant, leurs peaux échauffées griffées par les ongles des mains énervées… Cependant, leurs virilités dressées s’évitaient, ils ne les touchaient pas, leurs jambes ne s’emmêlaient guère parce qu’une pudeur retenait Gugliano qui ne savait jusqu’où il pouvait aller et craignait un refus épouvantable. D’ailleurs, ils vivaient si fort dans la partie supérieure du corps que cela suffisait au garçon enivré, tandis que Lucca souffrait de cette tension qui appelait des caresses précises et fortes.

Ils passèrent la nuit à se baiser, s’enlacer, se parler à mi-voix, se jeter l’un contre l’autre, se raconter, dire des choses tendres, se lécher la peau, mordiller les poils, se caresser le dos, les seins, entremêler leurs doigts, ajuster les paumes. Parfois, quand ils roulaient l’un sur l’autre, la hanche de Gugliano touchait le membre de Lucca qui, plusieurs fois, se détendit sans perception claire, tout emporté par la fièvre des embrassades. Mais cela n’avait pas d’importance : son petit dieu déciderait de leurs amours et de leur déroulement.

Au petit matin, ils s’endormirent deux heures, épuisés, s’ébrouèrent aussitôt le soleil dans la chambre et coururent à la mer se laver, jouer et s’embrasser encore sans qu’on les voie de l’auberge, au milieu des stridulations des oiseaux, neufs dans l’eau froide et tonique, humant la brise où se dépliaient des odeurs de résine de pins et de rochers roses, blanchis de sel, aux flancs desquels bâillaient à la lumière de petits mollusques que les vagues recouvraient de temps en temps.[1]





[…] Ils voulaient se cacher des curieux et traversèrent un petit bois qui leur offrit un abri jusqu’au moment où les paysans vinrent y chercher l’ombre pour déjeuner ; alors ils allèrent au soleil et s’endormirent sous une meule. Quand le soleil déclina, ils reprirent le chemin de l’auberge. Ils ne pouvaient marcher sans se toucher ; quoi qu’ils fissent, leurs corps étaient en contact : ils se donnaient la main quand ils ne craignaient pas d’être vus, ils s’embrassaient dans les taillis, leurs hanches se touchaient sur la route. Un instant, ses yeux plantés dans ceux de Lucca, Gugliano effleura le sexe de son ami, mais celui-ci se déroba et le garçon se rembrunit. Lucca lui dit qu’il désirait de vraies noces pour eux et qu’il n’aimait le furtif que pour l’accessoire. Un léger malaise, qui venait de Gugliano, persista entre eux jusqu’au soir.

Ils rentrèrent, épuisés par la nuit précédente, par la marche et par le soleil, mangèrent cependant de bon appétit et se couchèrent tôt. Ils se voulaient tellement qu’ils ne parvenaient pas à se rassasier, que leur désir se mêlait d’angoisse, pris au piège l’un de l’autre. Enfin, ils dormirent quelques heures, les lèvres usées et boursouflées, celles de Gugliano surtout irritées par la barbe renaissante de Lucca.

Vers le milieu de la nuit, le garçon se réveilla. Une force bouillonnante se levait dans son ventre, se répandait dans ses membres. Il hésitait à réveiller son compagnon qui dormait en chien de fusil. Doucement, il se colla à son dos, épousa ses formes et passa son bras au-dessus du corps de son ami. Sa main effleura le pénis endormi. Au lieu de s’assoupir, il devint tout attention, en suspens. Il vivait sous la peau de son ami et son propre membre se gonflait. Malgré le refus de l’après-midi et peut-être pour le conjurer, marquer la force impérative de son désir, il caressa doucement le sexe de Lucca que la volupté réveillait et qui se laissait faire, immobile. C’était la première fois que Gugliano agissait sur un autre être et, toute sa vie, il allait aimer donner ce plaisir. Quand Lucca s’épanouit, il faillit jouir à son tour.

Lucca se retourna, l’embrassa à pleine bouche, environné des senteurs de son corps. Gugliano respira sa main et s’aperçut avec bonheur qu’il aimait l’odeur qu’elle portait.

Le ciel, par la fenêtre ouverte sur la fraîcheur, pâlit. Le parfum de la nuit changea. Lucca se leva, se lava avec l’eau de l’aiguière. Tous deux contemplèrent l’aube qui allait paraître. Le soleil, qu’ils ne voyaient pas encore, commençait à teinter de rouge les crêtes de la mer bleu sombre et rosissait les pins maritimes. Ils avaient conscience d’assister au mystère d’une naissance grandiose.

Lucca s’agenouilla devant Gugliano et lui dit gravement :

« Regarde se lever le jour et hume l’air tendre de l’aube. Quoi que tu sentes, promets-moi de ne pas fermer les yeux et quand le soleil aura complètement émergé de la mer, dis-le-moi ! »

Le jeune garçon était debout devant Lucca, face à la fenêtre et au monde. Avec lenteur, sans le toucher de ses mains, Lucca entreprit avec la bouche d’éveiller la virilité de l’adolescent qu’aucun, aucune, n’avait encore fait fleurir. Avec science, il dosa ses caresses pour que le plaisir soit progressif et généreux. Gugliano se mit à vaciller, à gémir, et ses yeux ouverts reflétaient le jour qui rougissait. Il se donnait en défaillant d’émoi. Lucca entoura de ses bras les reins du garçon pour le soutenir et celui-ci posa ses mains sur la tête du jeune homme, s’accrocha aux cheveux du donateur. Il n’était plus que sensation. Il ne quittait pas du regard le disque pourpre qui sortait de l’horizon. C’était la deuxième naissance de Gugliano et celle-ci était heureuse. Le plaisir éclairait son corps comme la terre reçoit la lumière. Cette flaque ronde et rouge qui grandissait, c’était la volupté qui allait s’épanouir et Lucca était son créateur. Il était, en cet instant, Dieu, tous les dieux… Le soleil était à moitié maintenant. Lucca, qui avait senti la tension extrême du garçon, fit diversion, parcourut le ventre, les cuisses, toucha les testicules tandis que les mains de Gugliano se faisaient pressantes sur la tête de l’aîné agenouillé qui le reprenait, l’engloutissait…

Lucca était heureux : pour lui, c’était la vraie communion, la transsubstantiation. Il désirait tellement ce garçon qu’il l’aurait mangé et Gugliano, au paroxysme, l’aimait tant qu’il aurait voulu le nourrir de sa chair et de son sang, être ingéré par son ami, être aspiré au-dedans du corps de Lucca dans l’amour, la chaleur et la paix.

Les mains de Gugliano se crispèrent, accrochées aux boucles du jeune homme. Ses yeux, fixés sur l’aube, écarquillés par le plaisir, ne battaient plus et, tout vermeil de soleil neuf, il souffla :

« Maintenant ! »

Lucca, avide et généreux, fit coïncider la naissance solaire et l’apothéose de son jeune ami pour qu’il n’oublie jamais la gloire parfaite de ces premières étreintes car, tous les jours, le soleil se lève.[2]



Édition

  • Les bûchers de vanité : roman / Andrée Barbette. – Paris : Mercure de France, 1981 (Saint-Amand-Montrond : S.E.P.C., 22 septembre 1981). – 240 p. : couv. ill. en coul. ; 23 × 14 cm. (fr)

Voir aussi

Articles connexes

Notes et références

  1. Les bûchers de vanité, Paris, Mercure de France, 1981, p. 156-159.
  2. Les bûchers de vanité, Paris, Mercure de France, 1981, p. 161-164.