Lettres de Tony Duvert à René Schérer

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Texte précédent : Lettres à Claude Hastaire

Lettres de Tony Duvert au philosophe René Schérer, aimablement communiquées par ce dernier.
Les passages en italique représentent ce qui a été écrit à la main, les passages en romain à ce qui a été tapé à la machine.


Tours le 14 mars. [1979]

Cher René Schérer,


C’est plutôt à moi de vous remercier — de votre lettre, bien sûr, mais aussi des articles que vous avez bien voulu consacrer à mes derniers livres[1] et qui m’avaient donné un tel bonheur que, sans mon caractère d’ours, ou plutôt sans le renfermement absolu que je m’imposais, je vous aurais eu déjà exprimé ma gratitude. Il y a peu d’hommes par qui je souhaite que mes livres soient aimés : mais vous êtes l’un des tous premiers, et votre désapprobation me consternerait. Encore que vous lisiez, peut-être, trop peu littérairement — je veux dire, trop abstraitement — pour mon goût et mes ouvrages. Je vous jure que mes livres ne sont pas des pamphlets romancés, et que je les écris pour eux-mêmes ! Mes plus fortes convictions, dès qu’elles passent à l’épreuve d’un roman, s’en trouvent contestées : la « fiction » réintroduit un réel dont mes idées se passaient très bien ! — mais quelle forme idéale d’auto-critique. Et qui me montre que la littérature vraiment engagée peut seulement dire : je ne sais pas. Et, si ce « message »-là me déplaît, en ce cas, pas de romans : je ferai des essais — ces lieux d’omniscience. D’ailleurs bien utiles, tactiquement. Et j’en prépare. Mais que d’infirmités dans ces certitudes qu’il faudra défendre.

J’espère que l’Île va vous plaire ; elle n’est pas trop ambiguë. On me dit que le livre est drôle, facile, tordant : moi, il m’a désespéré de bout en bout. Allez savoir ! (Mais quels chiens.)

Je fais les plus grands efforts possibles pour devenir sociable. C’est ma résolution de cette année… Vous imaginez avec quel plaisir je briserais donc ma retraite pour vous rencontrer — puisque vous me le proposez si aimablement. La difficulté est que je n’habite pas à Paris, ces années-ci, et que je n’ai pas le téléphone. Il faudrait donc combiner ça un peu à l’avance. Je me permets de vous en laisser l’initiative. — Au fait, je vais être à Paris, à cause du bouquin, du 15 au 20 environ.


Croyez-moi, je vous prie, très sincèrement à vous.
Tony Duvert

Chez moi : 29 rue Bretonneau

37000 Tours

À Paris : c/o J.P. Tison

[adresse et téléphone]



* * *


Tours, jeudi
Cher René Schérer,


Pardonnez-moi de vous remercier si tardivement de votre accueil et de l’inépuisable gentillesse que vous m’avez manifestée. (pardonnez-moi aussi de vous vouvoyer encore ; ça me passera !). J’ai été littéralement écrabouillé d’obligations — quelques unes agréables, d’ailleurs. Enfin, j’ai pu lire votre Érotique puérile, qui m’a ravi et alléché. Vous m’avez presque fait croire que la fessée est une joie dont rêvent tous les galopins. Et que d’idées fines et déliées, et comme ce procès m’enchante ! Ce vivant voyage dans la campagne française de l’autre siècle m’a fait pousser de gros soupirs (de jalousie). C’est le bonheur même que donnent les bons romans. Grâces vous soient rendues !

Je reviens à Paris à la mi-avril. Si vous voulez bien, je vous dérangerai un peu — du moins au téléphone. Mais serez-vous là ?

Je vous dis ma plus vive amitié, et mon admiration.


Tony Duvert

29 rue Bretonneau

37000 Tours



* * *


Lundi.

Cher René,

Oui, j’avais reçu des lettres du pasteur Rossman voici quelques années. Elles m’avaient trouvé, hélas, en un temps où j’étais trop sauvage.

Ça n’empêche pas que, même maintenant, je ne peux entretenir de « correspondance » avec personne — dès l’instant que je travaille à un livre. Les interférences lettres/bouquin sont très pénibles, usantes, je suis incapable de passer d’une chose à une autre (c’est aussi pour ça que, quitte à vivre difficilement, je ne fais aucun « second métier »). Bref si, entre autres, Mr Rossman veut m’écrire pour qu’on se raconte des choses, il sera déçu ! Dites-le-lui — en lui communiquant mon adresse (chose que vous pouvez faire sans me prévenir, d’ailleurs : j’ai entièrement confiance* en votre discrétion et dans la sélection que vous pourrez faire entre les personnes qui auraient l’idée bizarre de tenir à écrire chez moi).

Je regrette de ne pas vous avoir vu en avril. On ne se verra pas en mai non plus, puisque je n’irai pas à Paris — je renonce au congrès d’Arcadie, j’ai trop la tête ailleurs avec ce bouquin. Ce sera donc pour juin, si vous voulez.

Les fous d’enfance[2] ne m’ont guère enchanté. C’est avoir bien peu travaillé pour un sujet qui demanderait des efforts si énormes et si urgents. Quels papotages, quels bâclages. Tout ça me fait honte.

Je vous avais promis de vous faire retour des deux livres que vous m’aviez prêtés : dites-moi si vous les attendez, ou si j’ai encore un peu de temps.


Amitié
Tony

* de façon générale



* * *


Lundi soir

Cher René,

Je suis très heureux que l’article sur la fessée t’ait plu. C’est toujours un peu risqué de dédier qqch. sans prévenir !

— Oui, bien sûr, c’est toi-même qui m’avais donné le sujet : en me signalant (avec consternation !) la nouvelle loi suédoise, et aussi en me montrant (avec un plaisir significatif) de bien jolis dessins — ils auraient illustré cet article autrement mieux que les choses de la C. de Ségur. J’espère les revoir !

— Non, une lettre de toi ne peut pas me déranger quand je travaille : c’est répondre vite (ou longuement) qui me pose, en ce cas, des problèmes. Quant au malheureux livre[3], je n’en serai pas débarrassé avant novembre ou décembre : et encore, si je travaille sans relâche (ou presque). Rien d’un esclavage, pourtant. Je me plains sans arrêt, mais j’adore ce travail. C’est complètement bête à dire : être amoureux fou de son métier. Et pourtant, c’est mon cas. Il vaut mieux que je me taise !

J’essaierai de m’offrir qqs petites récréations, pas forcément parisiennes, d’ailleurs.(1) En tout cas, Paris courant juin, sauf empêchement ; et, comme convenu, je te téléphone.

Encore merci d’une lettre aussi gentille !


Amitiés
Tony D.

(1)J’ai cessé de boire et je perds mon ventre : folles envies de ballades à vélo, ou d’escalades dans le Midi. (Telles sont mes mœurs, j’ai honte !)


* * *


Tours, lundi.

Cher René,

Pardonne-moi de te répondre à la machine, je passe mon temps dessus et j’ai peur de trop gribouiller si je reprends un stylo !

Hélas, rien de neuf à dire. Toujours pas allé à Paris : impossible de lâcher ce travail, qui est dans sa pire période. Est-ce que ça ira mieux en juillet ?

Je suis confus de ne t’avoir pas remercié plus vite pour l’Emprise, que j’avais lu immédiatement. Je renâclais devant la-lettre-à-écrire : je remplis tous les jours tant et tant de papier qu’ensuite les devoirs de l’amitié, et de la correspondance, me trouvent épuisé, incapable d’aligner trois mots. Quel métier fatigant (je ne m’étonne pas qu’il rende idiot).

En tout cas, j’ai tout aimé de ton livre — mis à part le journal intime de la petite conne (il faut être bien misogyne pour avoir l’idée de publier ça !). La plupart des interviews sont plutôt dures à avaler, et j’ai admiré le monument de patience et de résignation — de neutralité, aussi ! — en quoi tu avais dû te changer pour recueillir tant d’horreurs.

Lire tes passages d’essais est moins oppressant ; je suis surtout émerveillé de ce que tu dis du couple actuel, d’une part, et de la vieillesse, par ailleurs. Quel dommage que ce soit plutôt à l’état d’esquisse. Enfin, je rumine tout cela lentement et, si ça ne t’embête pas, je t’en parlerai davantage bientôt. Le malaise que me laissent tous ces gosses mérite, lui aussi, d’être approfondi. Plus largement, je suis jaloux de la sérénité, de la modération avec laquelle tu abordes tout cela ; sentiments qui m’intriguent un peu.

Mais assez dit de sottises. La tête ne va pas bien fort, ces temps-ci. — Et j’oubliais de te remercier de ta dédicace, dont la gentillesse est parfaitement extravagante.

Les autres questions que tu me poses :

1 — G. Roussel. Non, hélas, moi non plus je ne pourrais rien faire pour qu’on publie qqch. de lui ou de son dossier. Je suis très, très en froid avec Minuit, et perpétuellement en guerre avec mon éditeur : je n’ai aucun pouvoir sur rien, et je ne fréquente personne ailleurs non plus. (Joli bilan de 12 ans de « carrière » !) Mieux vaudrait, de toute façon, orienter le dossier Roussel du côté des milieux journalistiques, où l’on sait faire des livres que l’édition accepte les yeux fermés. Un « sujet » pareil à faire avaler aux commerçants, ce n’est pas une pincée d’intellectuels qui peut y parvenir… Et, pour être franc, je crains que, si Roussel n’a pas le courage de s’occuper lui-même de ça, ça ne puisse finir qu’au trou. Et (je vais être un peu dur) je n’aime pas tellement le voir jouer les martyrs crucifiés. Je me dis qu’entre lui et la quasi-totalité des pédophiles en France, la différence c’est qu’il a vécu quelques années magnifiques, et non eux ; et que sa prison injuste vaut plutôt mieux, plus « objective », bien nettement institutionnelle et dénonçable, que la prison volontaire atroce où vivent tous les autres. Bref, son sort ne m’attendrit pas, je le dis même privilégié. — Mais il y aurait long à dire sur ce bonhomme-là, ses actes et ses proses…

2 — Non, je n’ai pas fini le Dukhaz. Mon seul dictionnaire est à une seule entrée (français/allemand), j’ai prêté l’autre et il est au diable ! Alors la lecture n’avance pas très vite, comme mon allemand est très rouillé. Mais je m’amuse, et je me dis que le livre devrait exister en Français.

À propos, dis-moi si tu désires que je te le rende (ou l’autre, l’Histoire de la p., qui est bien ennuyeux), s’il te plaît ; je t’en ferai tout de suite retour, quitte à le réemprunter plus tard.

3 — B. Faucon. Oui, j’ai reçu sa lettre, et je crains d’y avoir répondu bien désagréablement. Son idée de petits scénarios de fantasmes m’horripile — une sorte d’indignation éthique, pas moins ! Je ne mange pas de cette pédophilie-là et je la trouve un peu débile. Dommage, il est, je pense comme toi, un très bon photographe. J’espère qu’il aura compris mes raisons et ne m’en voudra pas trop. Il y a, chez les « fous d’enfance » (?…) une complicité à coups de lieux communs cuculs, une bébêtise et, en somme, un primitivisme culturel que je n’arrive pas à partager. Cela me semble, d’ailleurs, un trait qui n’apparaissait aucunement chez les quelques pédos que je connaissais au Maroc — et qui aimaient la sorte d’enfance qui s’y trouve. Mais il y aurait long à dire là-dessus, des milliers de pages ! En tout cas, je ne me sens pas d’atomes crochus avec la (naissante) culture pédo française.

Tu me dis que tu vas souvent t’absenter en juillet. Si je passe à Paris, j’essaierai quand même de te joindre, si ça ne te gêne pas. Et sois gentil de ne pas faire attention à tout ce que cette lettre-ci a d’un peu irrité, et sûrement irritant ; ça n’exprime aucune humeur réelle à propos de personne, ça s’entraîne tout seul, la fatigue verbale aidant.


Encore merci de l’Emprise, et de sa (discrète) cruauté envers l’« enfance ».

Mon amitié
Tony


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Voir aussi

La fessée, l’amour, le droit

Notes et références

  1. L’enfant ou le troisième sexe, dans le n° 2519 des Nouvelles littéraires (12/2/76), sur le Journal d’un Innocent
  2. Fous d'enfance — qui a peur des pédophiles ? n° 37 de la revue Recherches, avril 1979
  3. L’enfant au masculin