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Extrait du récit autobiographique de Jacques Pyerre Les embrassades.
Quatrième chapitre
Je grandissais. Mon visage n’était plus rond mais ovale, il n’était plus rose mais pâle ; je devenais Iphigénie aux cils battants. Toutes mes petites expériences n’avaient pourtant rien enlevé à mon regard candide. J’étais à l’âge exquis et parfaitement neutre, où, si la nature faisait bien les choses, je serais devenu une fille. J’avais peu de hanches, mes jambes étaient longues, seuls mes yeux étaient devenus plus inquiets ; déjà se montraient mes dents de jeune loup. Cependant, je me contentais de ce que j’avais ; Lucien était un bon pourvoyeur ; autant dire qu’entre le collège et la maison je ne chômais pas, j’étais fidèle à mes amours ancillaires et si j’avais pu connaître Lady Chatterley, je lui aurais conseillé de faire toute la maisonnée au lieu de son seul garde-chasse. Mais quand les femmes ne sont pas de vraies garces, ce qui arrive quelquefois, chacun sait qu’elles sont plus fidèles que les tantes.
Mère supportait de moins en moins bien le climat marocain et Père envisageait sérieusement une mutation. Nous n’en étions pas encore là et comme chaque année, dès le 14 juillet, la maisonnée se préparait à émigrer à Tanger où nous passions l’été. Tout notre monde venait avec nous, et dès la réception finie à l’ambassade de France, réception traditionnelle préparée depuis longtemps à l’avance et grand sujet d’énervement avec les dames de la ville qui préparaient leurs toilettes dans le plus grand secret, qui les faisaient même venir de Paris, ce qui n’empêchait pas de voir tel ou tel modèle à la mode sur plusieurs épaules, scandale qui alimentait pour la durée des vacances les conversations de ces dames.
Je ne peux pas dire que j’aimais vraiment Tanger ; c’est une ville où il y a beaucoup de vent et en général le vent m’énerve ; mais enfin je n’avais pas l’âge où l’on décide, nous avions notre maison à Tanger et c’est à Tanger que nous allions.
Je venais d’avoir quatorze ans et je me déplaçais seul, ce qui était un avantage ; j’avais pourtant appris à être prudent et marchais timidement les yeux baissés, mais cette année-là, contrairement à mes habitudes, je les relevai et vis des centaines de marins ; les marins voyagent, c’est leur métier qui veut ça. Et cette année, la Marine américaine longeait les côtes africaines. Dès le premier regard j’eus le coup au cœur. Cette ville que je n’affectionnais guère me parut charmante. Ce n’était plus la même ville. Ces centaines de gaillards, grands, bien bâtis, toujours chantant et gais, ajoutaient leur blancheur — car je n’ai pas à vous apprendre que l’été le costume des marins est blanc — à la blancheur de la ville ; mais ce n’était pas une blancheur statique comme celle des murs, c’était une blancheur vivante et remuante ; ces marins apportaient la fête là où ils étaient. Ils allaient, bien sûr, rôder dans les quartiers mal famés et le soir, dans mon lit, je ne pouvais dormir : j’enviais ces femmes qui devaient déshabiller — et avec quel plaisir — ces beaux occupants souriants et excités. Un soir, je n’y tins plus et à pas de loup, chaussé d’espadrilles, je quittai l’austère résidence paternelle et m’en fus à pied parmi toutes les senteurs de l’été, sur le port.
Quel spectacle ! Beaucoup de ces marins étaient ivres et dans la pénombre se tenaient quelques prostituées et quelques groupes aussi, de tantes particulièrement bruyantes ; leurs rires et leurs manières m’effarouchaient aussi. J’étais seul et de temps en temps un marin ivre m’apostrophait. Comme je n’étais pas trop fort en anglais et que ces braves gars de l’Illinois ou du Texas n’avaient pas le même accent oxfordien que la brave Miss Peable, je n’y comprenais pas grand-chose. Cependant un mot revenait toujours et ce mot était blue, ou du moins je le crus.
— Do you do the blue job ?
Mais qu’est-ce que cela voulait dire ? Il fallut… oh ! il fallut plusieurs jours pour qu’un marin plus hardi que les autres me sorte sa queue et me la fît sucer pour que je comprisse que cela voulait dire : « Voulez-vous me sucer ? ». Mais pourquoi « blue » ? J’attendis des années avant d’éclaircir ce mystère mais vous allez avoir plus de chance que moi car je vais vous l’expliquer : leur manière de prononcer « below » qui veut dire en dessous, équivalait à « blue » ; d’où le mystère, mais enfin, below ou blue, je pris la saine habitude de faire le mur tous les soirs et d’aller sur le port, faisant en cela l’apprentissage de la belle courtisane que j’allais devenir ; courtisane non appointée je m’empresse de le dire, car ma devise qui n’est pas celle de mon blason pourrait être représentée par trois allégories, femmes évanescentes et demi-voilées comme dans le Printemps de Botticelli dont l’une avoue « Tout pour le plaisir », la deuxième « Tout terriblement » et la dernière « Tout pour l’art » autrement, ce n’est pas drôle.
Je me mis à avoir des audaces, lorsqu’un marin me plaisait un peu plus qu’un autre, je n’hésitais pas à le regarder droit dans les yeux, à lui lancer un grand « Hello » auquel il me répondait généralement par un grand et souriant « Hello little boy ! What are you doing ? »
« Oh ! just walking. » Et j’enchaînais immédiatement et sans préambule, ne voulant pas perdre de temps et passer au suivant si ça ne marchait pas… « but I am sure you like the below job ! » La réponse ne se faisait pas attendre et il baissait généralement le pont de son pantalon et me mettait dans la main ce que vous devinez et que je m’empressais de mettre dans ma bouche. Lorsque je considère ces années passées, je dois avouer que Poupette était bien polisson comme disait Ahmoud lorsque j’avais six ans, mais que voulez-vous j’avais plus de plaisir à cela qu’à faire une version latine ou qu’à jouer au football. Aussi je ne m’en privai pas. Depuis, par contre, je fus privé bien plus souvent qu’à mon tour, mais je vous parle d’un temps béni où la police avait bien d’autres choses à faire qu’à s’occuper des malheureuses tantes ; il y avait moins de vols et de viols, les tantes comme chacun le sait, se chargent d’apaiser n’importe quels appétits. C’est au fond une solution au problème démographique ; envoyez aux Indes quelques-uns de mes confrères et je vous garantis que le taux de natalité baissera dans de sérieuses proportions. Quand une maison est envahie par les rongeurs, ne met-on pas partout des tapettes ? Il faut appliquer le même procédé, dans les pays à démographie galopante.
L’époque était heureuse et j’étais insouciant. Je rentrais à l’aurore lorsque le dernier marin avait pris la dernière chaloupe qui allait le reconduire dans son dortoir. Et je songeais dans la blancheur laiteuse de ma chambre à cette splendide promiscuité d’hommes empilés les uns sur les autres, dans leurs petites couchettes et dont je connaissais un bon nombre, mais bien plus par leur queue que par leur nom. Ah ! les belles vacances ! Mère se déclarant moins fatiguée, nous descendions quelquefois vers la ville à l’heure bleue où les plages se vident, prendre une tasse de thé chez telle ou telle amie, et un jour : « Mais dites, Poupette, quels sont ces uniformes, et que font tous ces garçons à Tanger ? Ils me semblent étrangers ? » J’étais à même de la renseigner :
— Mère, je crois que c’est la Marine américaine qui est en exercice et qui s’apprête à longer les côtes africaines.
— Dommage que nous ne l’ayons pas su plus tôt, car nous aurions pu organiser une réception pour les officiers ; vous savez que votre tante est mariée à San Francisco et qu’elle est une des premières dames de la ville ; lorsque vous en aurez l’âge, il faudra la visiter : d’abord parce que de son côté vous aurez des espérances et ensuite l’Amérique est une expérience qu’un jeune homme ne doit pas manquer. Ce sont les gens les meilleurs et les plus hospitaliers de la terre et ils savent faire les choses comme personne au monde.
Je n’osai ajouter que je m’en étais un peu rendu compte. C’étaient mes premières vraies vacances. C’était le temps de l’éveil.
Je ne subissais plus mais je choisissais et je pensais à la vie comme à une chose douce et charmante, sans problème, sans haine. Je ne connaissais ni le besoin ni la souffrance ; je m’imaginais que tout le monde avait la même part et la misère des autres ne m’avait pas encore empêché de dormir. C’était l’aube de la vie. Mon premier vrai chagrin vint bientôt. Un soir, un soir comme les autres, je descendis vers la ville étant parti discrètement de la maison. J’allais tout allègre jusqu’au port, la marine américaine était partie. Je m’assis sur le quai désert, quelques vieilles tantes, comme des pleureuses antiques formaient un chœur de lamentations, les marins étaient loin et il faudrait attendre un an, peut-être plus, pour les revoir et l’une de ces vieilles sorcières m’interpella :
— Alors mon petit, toi aussi tu es triste ? Tu ne t’attendais, pas plus que nous, à leur départ n’est-ce pas ? Tu vois, les marins c’est pour ça qu’on les aime ; ils ne font que passer. Ah ! si nous étions à Barcelone ou à Cannes, nous ne serions pas privées ; on dirait qu’ils sont là à demeure, mais ici il faut attendre…
Ce n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Ainsi donc en Europe on aurait plus qu’ici ! Mais la vieille me voyant déconfit enchaîna : « Tu sais, tu peux toujours aller à Gibraltar, tu as les marins anglais qui ne demandent pas mieux ! » Il n’en était pas question hélas ; je ne pouvais me livrer à mon petit trafic que le soir à la nuit et comment quitter la maison ? Quelle excuse invoquer ? Plus tard, toujours plus tard. Déjà j’avais soif de vivre et j’étais bien décidé après cette année d’aller faire mes études en Europe. Cela était nécessaire, mais aurait peut-être pu attendre. J’étais décidé à ne pas gâcher un seul jour de ma belle jeunesse. Il fallut attendre tout un an mais après ce temps je fus libre. Et croyez-vous, je ne devais jamais revenir au Maroc ; mon père fut muté à Toulouse, j’étais donc condamné à l’Europe et à la France tout d’abord.
Vous allez voir que pour un novice, je ne m’en sortis pas trop mal.
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Voir aussi
Source
- Les embrassades / Jacques Pyerre. – Paris : Jérôme Martineau, 1969 (Le Chesnay : Presses des Yvelines, 1er juin 1969). – 184 p. ; 21 × 13 cm.Quatrième chapitre, « Ohhhh ! La marine américaine », p. 39-45.