« L’Élu – Chapitre XII » : différence entre les versions

De BoyWiki
Pinocchio (discussion | contributions)
encadrement table des chapitres
Aetos (discussion | contributions)
m A protégé « L’Élu – Chapitre XII »: Texte historique [edit=sysop:move=sysop]
 
(5 versions intermédiaires par 2 utilisateurs non affichées)
Ligne 1 : Ligne 1 :
{| class="encadre centre cellcentre" width="99%"
{{Bandeau citation|p|aligné=droite}}
|+ [[L’Élu|Retour à l’article principal ''L’Élu'']]
|------------------
|[[L’Élu – Chapitre I|Chapitre I]]
|[[L’Élu – Chapitre II|Chapitre II]]
|[[L’Élu – Chapitre III|Chapitre III]]
|[[L’Élu – Chapitre IV|Chapitre IV]]
|------------------
|[[L’Élu – Chapitre V|Chapitre V]]
|[[L’Élu – Chapitre VI|Chapitre VI]]
|[[L’Élu – Chapitre VII|Chapitre VII]]
|[[L’Élu – Chapitre VIII|Chapitre VIII]]
|------------------
|[[L’Élu – Chapitre IX|Chapitre IX]]
|[[L’Élu – Chapitre X|Chapitre X]]
|[[L’Élu – Chapitre XI|Chapitre XI]]
|[[L’Élu – Chapitre XII|Chapitre XII]]
|------------------
|[[L’Élu – Chapitre XIII|Chapitre XIII]]
|[[L’Élu – Chapitre XIV|Chapitre XIV]]
|[[L’Élu – Chapitre XV|Chapitre XV]]
|[[L’Élu – Chapitre XVI|Chapitre XVI]]
|------------------
|[[L’Élu – Chapitre XVII|Chapitre XVII]]
|[[L’Élu – Chapitre XVIII|Chapitre XVIII]]
|[[L’Élu – Chapitre XIX|Chapitre XIX]]
|[[L’Élu – Chapitre XX|Chapitre XX]]
|------------------
|[[L’Élu – Chapitre XXI|Chapitre XXI]]
|[[L’Élu – Chapitre XXII|Chapitre XXII]]
|[[L’Élu – Chapitre XXIII|Chapitre XXIII]]
|[[L’Élu – Chapitre XXIV|Chapitre XXIV]]
|------------------
|[[L’Élu – Chapitre XXV|Chapitre XXV]]
|
|
|
|------------------
|}
<br>
<br>
{{Citation longue|titre=Chapitre XII
''[[L’Élu – Chapitre XI|Chapitre précédent]]''
|Dès le matin, au fond des ruelles bleues, Djino suivit son ami. Et Pierre observait cette fine silhouette d’adolescent sur qui ruisselaient, comme une atmosphère d’or où s’avivaient les ombres céruléennes des yeux – des luminosités blondes on eût dit tombées d’un tableau du Corrège.
{{Citation longue|sanslien=x|titre=Chapitre XII
|<br>
 
Dès le matin, au fond des ruelles bleues, Djino suivit son ami. Et Pierre observait cette fine silhouette d’adolescent sur qui ruisselaient, comme une atmosphère d’or où s’avivaient les ombres céruléennes des yeux – des luminosités blondes on eût dit tombées d’un tableau du Corrège.


Que de jeunesse dans ce petit bonhomme tout frais et tout neuf ! Que de fraîcheur dans tout ce joli visage où des fatigues bleues à peine s’étendaient pour ajouter à sa beauté ce charme aigu et presque maladif auquel Pierre n’a pas su résister…
Que de jeunesse dans ce petit bonhomme tout frais et tout neuf ! Que de fraîcheur dans tout ce joli visage où des fatigues bleues à peine s’étendaient pour ajouter à sa beauté ce charme aigu et presque maladif auquel Pierre n’a pas su résister…
Ligne 160 : Ligne 125 :
Et Pierre se penchait vers lui, cherchant dans la fraîcheur sans cesse renaissante de ses lèvres et de ses yeux la trace dévorante des luxures et, sur son front paisible, parmi les enfantines bouclettes de ses cheveux dorés, la science des voluptés précoces. Or, à part le sillon obscur qui magnifiait ses yeux et cernait d’une matité de nuit leur éclat stellaire, Djino cachait tout le trésor des caresses violentes et sa jeunesse se refusait à rien déceler des choses accomplies.
Et Pierre se penchait vers lui, cherchant dans la fraîcheur sans cesse renaissante de ses lèvres et de ses yeux la trace dévorante des luxures et, sur son front paisible, parmi les enfantines bouclettes de ses cheveux dorés, la science des voluptés précoces. Or, à part le sillon obscur qui magnifiait ses yeux et cernait d’une matité de nuit leur éclat stellaire, Djino cachait tout le trésor des caresses violentes et sa jeunesse se refusait à rien déceler des choses accomplies.


Comment Pierre eût-il pu deviner ! Comment, instruit dès lors, eût-il pu se soustraire à l’emprise sur lui de cet adolescent dont les révélations aggravaient l’attirance par elle seule invincible déjà !… – Il évoluait dévotieusement dans l’orbe de sa beauté. Rome ne lui paraissait aussi blonde dans les matutinales résilles du soleil que par la blondeur capricieuse répandue sur les tempes fragiles de Djino. Si le ciel diluait son azur incorruptible sur les coupoles mobiles des pins parasols en lignes au sommet du Janicule – c’est que les yeux de Djino débordaient d’un bleu limpide aussitôt résorbé dans l’atmosphère avide de fluide lumière… Et Pierre s’étonnait de voir, sautant vers l’île Tibérine, le vieux petit pont en dos d’âne ne point frissonner au passage de cet éphèbe glorieux que Rome païenne se fut autrefois donné pour César.}}
Comment Pierre eût-il pu deviner ! Comment, instruit dès lors, eût-il pu se soustraire à l’emprise sur lui de cet adolescent dont les révélations aggravaient l’attirance par elle seule invincible déjà !… – Il évoluait dévotieusement dans l’orbe de sa beauté. Rome ne lui paraissait aussi blonde dans les matutinales résilles du soleil que par la blondeur capricieuse répandue sur les tempes fragiles de Djino. Si le ciel diluait son azur incorruptible sur les coupoles mobiles des pins parasols en lignes au sommet du Janicule – c’est que les yeux de Djino débordaient d’un bleu limpide aussitôt résorbé dans l’atmosphère avide de fluide lumière… Et Pierre s’étonnait de voir, sautant vers l’île Tibérine, le vieux petit pont en dos d’âne ne point frissonner au passage de cet éphèbe glorieux que Rome païenne se fut autrefois donné pour César.<br>
}}
''{{droite|[[L’Élu – Chapitre XIII|Chapitre suivant...]]}}''
{| class="encadre centre cellcentre" width="99%"
{| class="encadre centre cellcentre" width="99%"
|+ [[L’Élu|Retour à l’article principal ''L’Élu'']]
|+ [[L’Élu|Retour à l’article principal ''L’Élu'']]
Ligne 200 : Ligne 167 :
|------------------
|------------------
|}
|}
{{DEFAULTSORT:Elu, L' – Chapitre 12}}
[[Catégorie:L’Élu (Achille Essebac) (texte intégral)]]

Dernière version du 13 août 2011 à 16:28

Ce texte historique est protégé contre les modifications.


Chapitre précédent

Chapitre XII


Dès le matin, au fond des ruelles bleues, Djino suivit son ami. Et Pierre observait cette fine silhouette d’adolescent sur qui ruisselaient, comme une atmosphère d’or où s’avivaient les ombres céruléennes des yeux – des luminosités blondes on eût dit tombées d’un tableau du Corrège.

Que de jeunesse dans ce petit bonhomme tout frais et tout neuf ! Que de fraîcheur dans tout ce joli visage où des fatigues bleues à peine s’étendaient pour ajouter à sa beauté ce charme aigu et presque maladif auquel Pierre n’a pas su résister…

Auquel Pierre n’a pas su résister parce que ce charme maladif, dans la robustesse fringante de Djino, semble extérioriser si douloureusement les joies ou les souffrances les plus secrètes de sa chair, et que l’amitié de Pierre est faite autant de pieux amour que de fraternelle compassion. Pierre songe à tout cela en prenant, câlin sans afféterie et joueur sans mièvrerie, le bras de Luigi sous le sien comme pour le soutenir ; ce qui plaît beaucoup au jeune garçon heureux de trouver cette protection qui le grandit, et de s’abandonner un peu à l’appui si gentiment offert.


À Rome ce n’est pas indifférent de suivre telle ou telle direction pour rejoindre un but déterminé ; le charme des ruelles rousses coupées d’ombres bleuâtres égale souvent la basilique ou le temple visés ; parfois même le but n’est qu’un prétexte et la route surpasse en intérêt tout ce que l’on attend de lui, Pierre savait bien cela en prenant, pour aller à l’Île San-Bartolommeo, depuis la place Colonna, le chemin du Capitole par le Corso, la place de Venise, la petite place San-Marco dont les palmiers s’enveloppent dans le silence rouge du palais vénitien. De là, par la via Ara Cœli, la perspective du Capitole et de l’église Santa-Maria-in-Ara-Cœli se découvre merveilleuse, et l’on regarde, en face de soi, la succession de plans inclinés s’élevant jusqu’au Campidoglio gardé par Castor et Pollux. À gauche les larges degrés de marbre blanc rongé de teintes ocreuses par le soleil, rampent avec majesté jusqu’au faîte où se dresse le rude portail roux d’Ara Cœli.

Dieu ! que cela est beau. Tous deux s’arrêtent de loin, considèrent et communient, s’exaltant l’un l’autre, dans le ravissement et la joie de leurs yeux fixés sur les images rougeoyantes et blondes de ces choses immuables sous le bleu du ciel et qui sont une des gloires monumentales de Rome. Et tout près, de l’autre côté de ces colonnades, de ces fontaines de marbre et de ces balustres enfermés dans les palmiers, les bambous, les glycines et entre lesquels s’épanouissent en floraisons d’albâtre et de cornaline les feuillages luisants des camélias sous des berceaux de roses, tout près sont le Forum et le Palatin… Alors Pierre laisse tout son être s’émouvoir et, retenant Djino près de lui, il s’abandonne à l’une de ces rares et miraculeuses minutes qui semblent contenir la plénitude du bonheur. Djino gazouille. C’est la première fois que le chant splendide des siècles agit sur la pensée du bel adolescent et que son jeune front spirituel vibre sous le poids caressant de telles harmonies. Un mot de Pierre dilate ses yeux bleus étonnés qui comprennent, et sa petite bouche friande bée d’étonnement ravi en découvrant dans la nuit savoureuse de sa bouche les étoiles argentées de ses dents… Même cette joie pétillante contenue dans leurs prunelles à tous deux va se traduire par une gaminerie qui dans les yeux de Pierre lève, mûrit et vient d’éclore. Il rit à Djino et, joueur autant que lui, comme il eût crié au collège, à l’improviste : « Dernier chat perché… l’est ! » s’exclame soudain en escaladant très vite les rampes du Capitole :

— Djino !… Qui arrivera le premier là-haut ?…

Et de grimper tous deux les plans très incommodes pour courir parce qu’ils sont beaucoup trop larges pour une enjambée et pas assez pour deux. Djino devance son concurrent de cinq longueurs au Marc-Aurèle de bronze érigé sur la terrasse du Capitole.

Pierre, bon prince, rit de sa défaite honteuse. Mais son petit ami ne rit pas… Pourquoi ?… Même voilà que la joliesse exquise de son visage s’égare dans une contraction douloureuse sous laquelle il pâlit, pâlit davantage, ferme ses yeux et laisse incliner toute la mutinerie blonde de sa jeune tête mignonne que Pierre a juste le temps de recevoir dans une main tremblante en entourant le cou de l’enfant tandis que de l’autre bras il retient et enveloppe tout entier son Djino… Voilà que des perles de sueur naissent dans les boucles frottées d’or issues du feutre gris que Pierre enlève vite pour essuyer avec son mouchoir cette rosée d’angoisse que distillent aussi sous les yeux les pores imperceptibles des joues… Puis, tout bas, étouffé de la même terreur mortelle de Djino, si proche des joies de la minute précédente, il appelle doucement :

— Djino… Djino… Eh bien ! mon cher petit !… Où souffrez-vous… Dites-moi… Luigi… où souffrez-vous ? Pierre est là… Djino… Djino ?…

Et comme il voit se réveiller du lourd sommeil éphémère l’enfant un peu égaré, pris dans une syncope :

— … C’est fini… Là !… N’est-ce pas, c’est fini ?… Djino… Appuyez-vous sur moi, méchant petit gosse qui faites de la peine à Pierre… Djino chéri…

Et Pierre voulut sourire aux jolis yeux qui sortaient divinement beaux de cette torpeur atroce, mais Djino vit dans le visage rasséréné de son grand ami deux grosses larmes glisser qu’absorbèrent les deux traits juvéniles de ses fines moustaches de rhétoricien… Et l’adolescent put mesurer à la soudaineté de cette peine la profondeur de l’affection qu’il inspirait à Pierre.

Oh ! comme il aurait désiré retenir dans ses bras amis, et caresser de ses mains ce petit être douloureux dont la souffrance inexplicable venait de le révolutionner ainsi ! Il ne voulut pas que Djino bougeât, et s’en fut tremper son mouchoir dans l’eau glacée d’une fontaine pour en rafraîchir le front et les joues pâlies qui tôt reprirent ainsi que les lèvres décolorées, leurs tonalités délicieuses de jeune santé. Sous les caresses de Pierre un sourire vint enfin éclairer et ravir la lente résurrection des paroles rassurées :

— … Merci, Pierre… Le « petit gosse » a fini d’être mort… Djino ne le fera plus… Il laissera maintenant Pierre arriver le premier aux courses !…

Il était très matin, et la place est toujours déserte devant le Capitole, hors la présence de quelques lazzaroni occupés à chauffer au soleil leur fainéantise atavique et leurs loques héréditaires. Cependant un petit groupe d’étrangers s’étant approché, une jeune femme s’en détacha et, très intéressée par la délicatesse du petit malade, elle offrit un flacon de sels. Luigi en aspira quelques aromes très aigus qui lui furent bienfaisants et remercia. Pierre ayant salué l’inconnue comprit qu’elle s’émerveillait tout haut, en anglais, avec ses compatriotes, de la beauté de Djino et que sa surprise était extrême d’avoir trouvé un bel Italien où les boucles presque blondes de Djino lui faisaient supposer un jeune Anglais.

Pierre se sentit plus jaloux dans le réconfort que lui apportaient ces paroles admiratives ; et l’image chérie de Djino lui devint précieuse autant que sa propre vie.

Une nuance d’inquiétude, cependant, survécut à l’appréhension du danger évité :

— Voulez-vous, Luigino, que nous descendions tout de suite voir Frà Serafino ?

— Mais non, Pierre, puisque me voilà guéri à présent ; et si nous avons encore des promenades à faire comme vous le désirez, vous ne pouvez pas les sacrifier pour Djino.

— Pauv’ petit gosse ! dit Pierre en prenant dans les siennes la main de l’adolescent, d’un geste qu’il aimait entre tous, dans lequel tenait tant d’affection, presque d’adoration. – Où avez-vous eu mal, Djino ?

— Là… – Et l’enfant mit son autre menotte blanche sur son cœur.

— Là ?… À votre petit cœur ? Oh ! le méchant cœur de Djino ! Et maintenant c’est fini ? Vrai ? Bien fini !

— Oui, Pierre, c’est fini ; je vous assure !

Mais tandis que Luigi s’efforçait de manifester une tranquillité trop brutalement éprouvée à la minute même pour être sincère, des larmes jaillirent de ses beaux yeux, malgré lui, révélant assez la violence de l’assaut que venait de subir son être surpris. Pierre les connaissait bien, lui, ces larmes que suscite après les crises la réaction de la chair affaiblie sur la volonté exténuée. Et quelle nature impressionnable elles révélaient en Djino ces larmes bienfaisantes et douloureuses marquées aussi de ce rien de fierté contenue qui saigne de se laisser voir défaillante et blessée !

Pierre chercha lui-même dans la pochette du veston de Luigi, son petit mouchoir de batiste pour essuyer ces grosses larmes, et sous ses pleurs Djino souriait avec peine mais il se prêtait de bonne grâce aux attentions de Pierre. Et Pierre trouvait une douceur très grande à dévoiler par ainsi la fraternelle inquiétude que voulaient rassurer les yeux aimants de Djino, tôt revenus au plaisir de se connaître un ami si gentil.


Ils gagnèrent, en passant une grille chargée de roses, sur une allée montante de sable fin, la petite esplanade devant le palais Caffarelli. La vue était exquise et grave, de là, sur Rome. En se penchant un peu au-dessus du mur bas où ils se reposèrent un instant, les deux jeunes hommes pouvaient voir, dans les substructions rugueuses des terrasses, les rocs percer les massifs de maçonnerie. Et ces rocs n’étaient que les affleurements de cette base glorieuse sur quoi s’appuyaient les architectures diverses du Capitole : La Roche Tarpéienne…

Au loin, devant eux, le Tibre, Saint-Pierre, un fouillis pittoresque de toits, de sveltes clochers, de campaniles trapus et de dômes ; le Janicule en face, avec la fontaine Pauline, et ses pins parasols. Tandis qu’autour d’eux les géraniums arborescents cinglaient l’air d’or de leurs vermillons et de leurs carmins claironnants et que les aloès menaçaient de lames griffues les bambous en fragile guipure.

Certainement Djino, le pauvre enfant, n’avait jamais rien vu comme cela, avec la sérénité douce qui suit tant d’angoisses dissipées… Encore se souvenait-il d’avoir menti à la Paola en assurant qu’il s’absentait pour une nuit seulement… et il se fût effrayé des colères susceptibles de fermenter contre lui dans le bouge du Borgo San-Michele, si Pierre n’était auprès de lui, tendre, affectueux… et amoureux ! Djino savait bien que Pierre l’aimait puisque lui-même aimait Pierre. Il tremblait que ce ne fût, chez son nouvel ami, qu’un caprice passager… mais il ne croyait pas possible une rupture prochaine, et il s’abandonnait au bercement de cet amour puéril et tremblant qui convenait si bien à son âme délicate de petit collégien tôt plongé dans les bourbiers répulsifs quand même – les courtes joies une fois satisfaites – de l’amour glouton auquel la Sanguisuga donnait son adolescence en pâture.

Pierre se faisait nommer l’un après l’autre les monuments et les ruines augustes de Rome ; et Djino les lui indiquait en avançant devant soi, d’un mouvement lent et joli, sa petite main repliée de laquelle sortait seulement, baguette d’ivoire fuselé, l’index alerte et menu. Et Pierre cherchait, dans ses yeux un peu rouges encore avec un rien d’humidité bleue au bord des paupières ombrées, la pensée de son âme. Or les yeux de Luigi étaient deux vastes pupilles noires extraordinairement dilatées autour desquelles la belle couronne de l’iris était d’azur comme du lapis-lazuli et transparente ainsi que du saphir. La largeur inaccoutumée des anneaux bleus, autant que la dilatation étrange des pupilles, faisait de ces yeux adolescents, avec ce que connaissait Pierre de leur science amoureuse, deux inestimables joyaux générateurs de beauté mordante, de tendresse et d’adoration.

Pierre se grisait du philtre magique de leurs regards, et son âme tremblait, blottie tout contre leurs lumières bleues, que ces clartés vierges, un jour, pussent lui manquer – comme l’amour passionné de Gabriel, le petit page de Charles X, manqua aux lèvres brûlantes du jeune marquis de Meiras !


Alors ils poursuivirent leur chemin, contournèrent en remontant à gauche le palais Caffarelli, par la via di Monte Tarpeo, une ruelle solitaire haut perchée sur quoi retombaient les arbres nouvellement parés de leurs feuillages. La ruelle était habillée de murailles ocreuses et safranées. À son extrémité un porche rouge se tendait sur des marches qu’ils gravirent pour trouver un nouvel escalier qui redescendait au fond du Campidoglio, entre le bronze équestre de Marc-Aurèle et la statue de brèches rarissimes assise sur les vasques ruisselantes adossées au palais du Sénateur.

Djino se souvint du petit vagabond qu’il était hier et, si élégant avec le haut col blanc serré autour de son cou, et ses gants de suède gris, il trouva moyen de boire en se penchant sous le filet d’eau d’une fontanelle incrustée dans le mur. Sa bouche mouillée était une extravagante miniature. Quand il eut rejoint Pierre, tous deux descendirent en longeant le haut palais sénatorial ; et le Forum leur apparut. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .



Pierre ne s’expliquait pas les alternatives d’un si tranquille abandon parfois, parfois d’une sorte de frayeur auxquels se livrait Djino à mesure qu’ils redescendaient lentement vers le Tibre jusqu’aux temples de Vesta et de la Fortune Virile. Pierre désirait voir, si fruste et si belle pourtant, la petite basilique de Santa-Maria-in-Cosmedin. Mais comme il arrivait parmi les délabrements de ce quartier misérable, l’inquiétude augmentait sur le doux visage appâli de son petit ami. Vainement il interrogeait Djino dont la souffrance morale paraissait insoutenable ; celui-ci se bornait à répondre :

— Frà Serafino vous dira, Pierre… Frà Serafino vous dira…

Et ses regards tourmentés erraient autour de lui tandis que son bras ne quittait plus le bras de Pierre, inquiet aussi, lui, à la fin. Ils n’entrèrent pas à Santa-Maria-in-Cosmedin dont le campanile délicat, et svelte même, ne put retenir l’attention de Pierre si sensible aux moindres nuances des belles expressions de l’architecture. Et toute cette basilique ancienne et précieuse eût été d’un si grand charme pour lui !

— Non !… Frà Serafino vous dira, Pierre…

Et la même angoisse poignait l’adolescent qui répandit hier, au Borgo San-Michele, une telle désolation sur son pauvre frêle visage cruellement embelli par la terreur et la souffrance, par…

— Mais enfin, Djino, me direz-vous, mon cher petit, s’il y a encore par ici quelqu’un dont vous ayez à craindre la méchanceté ?

— Non, Pierre, – murmuraient les lèvres mignonnes et tremblantes de l’adolescent tandis que ses yeux splendides dilataient magnifiquement leurs prunelles si larges déjà !

— Djino… quelqu’un vous a fait du mal ici ?…

— Oui, Pierre.

— Un homme ?

— Non, Pierre.

Tandis qu’ils suivaient les nouveaux quais abominablement neufs au fond desquels rampent les flots épais du Tibre, Pierre laissait son âme frissonner. Des sentiments confus se pressaient en lui sans qu’il pût les accorder pour en extraire soit de la douleur, soit de l’étonnement, de la miséricorde ou de l’affection, de l’angoisse ou de la tranquillité, rien qui rassurât son être tant de fois surpris déjà par ce jeune garçon si étrange sous l’apparente sérénité de tout lui et qui paraissait, sous le joug de mystérieux pouvoirs, dans l’impossibilité de s’y soustraire. Mais Pierre, qui commençait à deviner, veillait et voulait.

Ils approchaient du pont des Quattro Cappi.

— … Alors, Djino, c’est une femme ?

— Oui, Pierre.

— La même ?

— Non… Une autre encore…

— Qui voulait aussi…

— Oui, Pierre. Et comme un soir je refusais parce que j’étais parti de la maison où j’avais été forcé d’habiter, et que j’étais un peu malade, alors…

— Chut !… Djino chéri… Frà Serafino me dira…

Pierre ne voulait pas faire saigner encore ces petites lèvres en fleurs de l’adolescent et voir dans les cercles de sombre azur de ses yeux purs comme des yeux de vierge, trembler les précoces concupiscences dont sa chair fut énervée sans souci de sa jeunesse fragile. Il coûtait à la fierté du jeune homme que son petit ami lui livrât ainsi les aveux suprêmes de son être intime et les défaillances volontaires ou non de cette chair admirable dont un seul mot révélait à nouveau toute la nudité si belle et si troublante… Ce dieu vivant que Pierre avait vu, hier, proche encore du premier blond duvet bien qu’il affirmât sa virilité parfaite dans la candeur à peine dissipée qui régnait sur tous les fins détails de ses formes séduisantes et heureuses.

Pierre regarda ses yeux. Une hantise douloureuse attirait toujours vers eux ses regards. De l’angle étroit où, d’une perle de chair rosée, jaillissent les larmes, un lourd anneau de plomb fluait, liquide on eût dit qui remontait jusqu’aux tempes sous le grain de la peau pastellisée à force de finesse. Et dans cette pesanteur légère, de nacre rose tour à tour et bleue sommeillait l’âme meurtrie de Djino, dormaient les râles de sa jeune bouche exténuée de baisers et sa jeune chair ravie des spasmes premiers que des caresses actives faisaient accourir de ses extrémités dans son centre cabré où les flancs goulus des femmes puisaient les effluves aspirés ensuite dans la possession totale et la jouissance plénière imposées à son adolescence.

Et Pierre se penchait vers lui, cherchant dans la fraîcheur sans cesse renaissante de ses lèvres et de ses yeux la trace dévorante des luxures et, sur son front paisible, parmi les enfantines bouclettes de ses cheveux dorés, la science des voluptés précoces. Or, à part le sillon obscur qui magnifiait ses yeux et cernait d’une matité de nuit leur éclat stellaire, Djino cachait tout le trésor des caresses violentes et sa jeunesse se refusait à rien déceler des choses accomplies.

Comment Pierre eût-il pu deviner ! Comment, instruit dès lors, eût-il pu se soustraire à l’emprise sur lui de cet adolescent dont les révélations aggravaient l’attirance par elle seule invincible déjà !… – Il évoluait dévotieusement dans l’orbe de sa beauté. Rome ne lui paraissait aussi blonde dans les matutinales résilles du soleil que par la blondeur capricieuse répandue sur les tempes fragiles de Djino. Si le ciel diluait son azur incorruptible sur les coupoles mobiles des pins parasols en lignes au sommet du Janicule – c’est que les yeux de Djino débordaient d’un bleu limpide aussitôt résorbé dans l’atmosphère avide de fluide lumière… Et Pierre s’étonnait de voir, sautant vers l’île Tibérine, le vieux petit pont en dos d’âne ne point frissonner au passage de cet éphèbe glorieux que Rome païenne se fut autrefois donné pour César.


Retour à l’article principal L’Élu
Chapitre I Chapitre II Chapitre III Chapitre IV
Chapitre V Chapitre VI Chapitre VII Chapitre VIII
Chapitre IX Chapitre X Chapitre XI Chapitre XII
Chapitre XIII Chapitre XIV Chapitre XV Chapitre XVI
Chapitre XVII Chapitre XVIII Chapitre XIX Chapitre XX
Chapitre XXI Chapitre XXII Chapitre XXIII Chapitre XXIV
Chapitre XXV