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Chapitre XIII
La terrible manie de nivellement qui depuis des années transforme sans pitié la Rome ancienne et l’achemine vers les élégances douteuses d’une capitale modern style, saura-t-elle respecter toujours cet aggloméré fruste et magnifique de l’Île San-Bartolommeo ? Qui le sait ?…
En passant sur le pont aux blocs de travertin, aux briques roses recuites par vingt siècles de soleil, le goût d’une esthétique sévère et vraiment belle reprenait ses droits sur l’émotion profonde de Pierre. Laissant au milieu du pont des Quattro Cappi la chaussée minuscule avec ses dalles réduites, par une longue usure, en cabochons cruels aux passants, il suivait Djino sur le trottoir creusé en gouttière étroite comme la margelle d’un puits, où une seule personne tenait à peine. Sous leurs yeux, le bras du Tibre desséché laissait flotter à la surface de ses ensablements couleur de brouillard des carrés de ces énigmatiques et pauvres étoffes multicolores dont se pavoisent en Italie les fenêtres innombrables des quartiers populeux. On pouvait oublier un instant, là, les massacres de la place de Venise et souffrir moins de ce coup de couteau donné en plein cœur de Rome par le monument de Victor-Emmanuel adossé au Capitole et dont les marbres néo-grecs meurtrissent la face auguste d’Ara Cœli. Des masures laissaient tomber leurs murailles rousses dans le flot apaisé des sables, et leurs assises caduques exposaient au soleil les morsures molles et profondes des eaux qui ne doivent plus les entamer. Des toitures et des campaniles ocrés, des loggias blondes aux arcs aveuglés de plâtras déjà fondus dans la tonalité vermeille de l’Île, des porches d’église, d’antiques substructions roses chargées de couches superposées d’architectures différentes, des mansardes apparues sous les tuiles échappées des combles, un fouillis troué, lavé, déchiré, déchiqueté et brûlé de pauvres vieux nids humains se juchaient dans les bas ensablements de cette Île où des verdures rabougries apparaissent aussi entre le jointoiement disloqué des entablements, des attiques, des frises et des pilastres, posant une inattendue fleurette jaune d’or ou vermillonnée, tout exquise et tremblante au vent, sur le bord d’un abîme de misère et d’enchantement.
Oh ! comme Pierre ressentait toutes les émotions contenues là, devant lui, et qui pénétraient sa pensée tellement accessible à la mélancolie de ces vestiges magnifiques où le présent insouciant foule les souffrances du passé. Comme si tout cela n’était pas jailli de nous-mêmes et ne contenait pas déjà, par le fait que nous nous intéressons à ces choses, des parcelles de nos angoisses, de nos espoirs, de nos rêves, de notre sang… Et dans cette régression où il se plaisait vers le temps écoulé, l’avenir lui paraissait fait aussi de choses endolories. L’avenir, ce jeune garçon d’une émouvante beauté dont il suivait la marche espiègle, devant lui ; en qui il venait, dans l’espace de quelques heures, de placer presque la totalité de son affection – il n’osait s’avouer : de son amour ! Et de ce petit être ravissant rien ne lui était inconnu de ce qui fait le charme sensible par les attraits physiques, – mais de son être intérieur il ne connaîtrait jamais rien que le pâle balbutiement d’un regard et la musique éphémère d’un mot…
Il appela Djino, et Djino retourna vers lui, un instant arrêté contre le haut encorbellement du pont, sa jolie tête dont les contours s’adaptaient aux élégances helléniques de son corps avec tant de justesse et de grâce qu’elle entraînait pour la centième fois l’admiration de Pierre et faisait prier son âme vaincue devant cette idole unique pour qui, à défaut d’un Parthénon, le paysage sévère et lumineux de Rome était un temple sans égal.
Ce fut Djino qui conduisit Pierre au seuil du pont des Quattro Cappi jusqu’à l’hospice des Bene fate, fratelli.
Pierre écrivit un mot sur une carte et pria qu’on la fît parvenir à Frà Serafino.
On vint annoncer à Pierre que le religieux était pris pour quelques minutes encore avec un grand chirurgien pour une opération redoutable mais que, sur le point d’être libre, il se rendrait aussitôt au désir du fils du professeur Pélissier.
Comme Pierre connaissait bien ce sourire accueillant ! Ces religieux sont tout semblables à nous, certes, par la misère humaine et peccable de notre nature ; mais leur supériorité se manifeste par le soin qu’ils prennent de la corriger et par un charme si distingué et si prenant quand ils se mêlent d’être artistes, comme Frà Serafino, musicien très subtil, dans l’humilité de leurs fonctions journalières. Car les couvents de Saint-Marc, même ailleurs qu’à Florence, se souviennent de Frà Angelico.
Dès que le Frère aperçut au fond du vestibule, dans le patio resserré, Pierre et Luigi qui l’attendaient, il s’avança vers eux, recueilli. Et dès qu’il eut reconnu Luigi, ses bonnes mains amaigries s’offrirent avec affection et sa bouche austère s’exclama, heureuse et surprise :
— Ah ! ecco nostro piccolo angelo del buon Dio !…
Il attira vers lui l’adolescent beau comme un ange du bon Dieu, en vérité. Luigi s’étant découvert en même temps que Pierre, en se levant, Frà Serafino posa doucement les lèvres sur son front. Le religieux approcha un siège en face des jeunes gens, sous un large palmier qui mêlait sa verdure aux végétations échevelées du patio. Pierre eut tôt exposé le but de sa visite. Frà Serafino mit quelque coquetterie à répondre en français bien que Pierre eût employé d’abord l’italien pour s’expliquer au religieux.
Frà Serafino avait cette physionomie, ce masque paisible où l’existence calme oublie de marquer les années écoulées et conserve la belle maturité de l’été jusqu’aux confins de l’hiver. Peut-être avait-il franchi depuis longtemps le seuil grave de la cinquantaine ; peut-être aussi ne laissait-il se former entre ses sourcils épais ce pli sérieux et rassuré par quoi le front gagne tant de grandeur, que dans l’appréhension de ce saut cruel qui allait le rejeter soudain vers la vieillesse implacable. Le sourire qui plissait ses joues creuses et projetait de la lumière dans ses yeux fins démentait cette obsédante pensée et atténuait aussi la rigidité du large scapulaire noir tombant droit sur la robe serrée dans une ceinture de cuir où ses mains pâles jouaient avec les grains énormes d’un rosaire.
Quand Pierre eut parlé, Frà Serafino attira Luigi qui se leva et vint, debout contre lui, faire cette moue adorable des enfants que l’on caresse pour en obtenir une chose qui ne leur plaît pas beaucoup, mais qu’ils accordent cependant pour justifier leur amour-propre flatté et parce que les câlineries prodiguées « pour la peine » compensent le léger sacrifice attendu de leur raison.
Frà Serafino envoya donc Luigi chez le Frère herboriste, dans la belle pharmacie, sous le porche, en recommandant à l’enfant de ne pas revenir sans être rappelé. Pierre comprit très bien… et Luigi aussi.
— … Votre présence ici, monsieur, continua le Frère, témoigne assez de l’excellence de vos intentions, et le nom que vous portez me dégage de tout souci au sujet de cet enfant. Tout ce qu’il vous a dit et que vous me rapportez est exact. Vous voyez que Luigi ne sait pas mentir. Mais je dois compléter moi-même certains détails que vous avez eu la délicatesse de ne pas exiger de lui, car il est des défaillances dont le souvenir même doit toujours être tenu loin de notre pensée. Je répète que votre démarche est très noble. Vous auriez eu le droit de vous en dispenser et nous, qui nous sommes constamment intéressés à Luigi, aurions pu ignorer pour jamais sa destinée, son existence même. J’ai donc à vous remercier. Je le fais avec toute la reconnaissance que je dois aussi à la Providence qui vous a manifestement inspiré… Il est des dons fatals. La beauté de votre petit protégé – elle n’a pu vous échapper n’est-ce pas ? – en est un. Je me serai suffisamment expliqué sur un point quand j’aurai rappelé ce que vous me disiez à l’instant et qui vous a surpris chez Luigi : « Les Français ne sont pas comme les autres. » Je veux ignorer quels sont ces autres ; mais je reconnais, parce que le pauvre enfant n’avait aucun secret pour nous, l’exactitude de ses dires et que jamais il ne nous confessa que ses jeunes oreilles eussent été frappées, dans votre langue qu’il connaît, de ces mots dont la seule expression atteint et blesse celui qui en est l’objet, jusque dans sa plus fragile et sa plus sainte intimité. Mais à d’autres tentations très graves, oserais-je dire plus graves ? – et Frà Serafino fit un geste d’indécision très profond et très douloureux… – la faiblesse de votre jeune ami ne sut pas résister. Il faut que vous sachiez cela aussi, justement par la franchise que vous avez sollicitée de moi, et qui ne saurait à aucun prix défaillir, et parce que votre volonté de ne point vous séparer de Luigi, quoi qu’il ait fait, me rassure. Aucune de ses actions ne le rend indigne de votre amitié… Vous me pardonnerez de n’aller pas aussi vite que je le souhaiterais, et il me faut chercher des mots auxquels je ne suis pas accoutumé tandis que je me crois obligé envers vous à une exactitude scrupuleuse. Mon Dieu ! nous savons bien ici ce que sont les jeunes gens. Quand nous faisons les gros yeux c’est uniquement dans l’espoir de leur inspirer un peu de crainte et de limiter leur faiblesse dans un moindre mal. Mais leur fougue n’est-elle pas légitime et ne sont-ils pas les premiers à souffrir de cette impétuosité de leurs désirs qui est le charme et l’écueil de leur âge ? Votre grand Bossuet n’a-t-il pas reconnu lui-même « qu’ils n’ont honte que de la modération et de la pudeur » ?
Frà Serafino n’escomptait pas ses effets, et si Pierre songea à part lui : Frà Serafino a été entendre M. Brunetière au Palais de la Chancellerie ! – le sourire qui passa sur ses lèvres fut bien plutôt pour la joie que suscitaient en lui ces paroles sensées, cette bienveillance et cette précision de jugement, du reste communes à ceux des religieux qui se sont consacrés à l’éducation.
— … Les derniers maîtres de Luigi, même après sa sortie de classes, usèrent jusqu’au bout de leur bonne influence en sa faveur. Malheureusement nous savons, pour l’éprouver à son heure, que toute influence est combattue par des influences contraires. L’extrême pénurie des affaires et la dureté de cœur qui, je veux le croire ainsi, n’en est que la conséquence, interdirent à Luigi, orphelin sans attache et sans ressources, d’occuper « au pair » je pense, dites-vous ? aucune des situations offertes. Et les jeunes gens ne trouvent absolument que des places de ce genre, ce qui est abominable car leur présence même, à défaut d’un travail très productif, vaut d’être rémunérée. Il entra, par faveur, chez un manufacturier, au prix de vingt-cinq francs par mois.
Frà Serafino éleva ses mains effilées et les laissa retomber aussitôt sur ses genoux dans un grand geste de découragement.
— … Comment voulez-vous, monsieur, qu’un jeune homme, même un enfant, vive honnêtement d’une somme aussi dérisoire et puisse se nourrir, se loger, entretenir, quand il est orphelin comme Luigi, ses pauvres petits vêtements, ses petites chemises, ses petites chaussures, et s’acheter des mouchoirs, une cravate et, de-ci de-là, une menue friandise ? Car ils ont droit aussi aux friandises, monsieur, ils y ont droit comme les autres… et, à l’âge de Luigi, ils doivent avoir déjà fumé quelques petites cigarettes ! Non, monsieur, vingt-cinq francs par mois, c’est une dérision aussi pitoyable que la première ; c’est une chose misérable !… Luigi ne put résister : on abusait de lui. Ses jeunes forces jamais lasses, mais éprouvées quand même vous vous en doutez bien, permettaient de le faire travailler beaucoup, tandis que son jeune âge était une mauvaise excuse à des appointements ridicules. Il trimait comme un homme, on le payait comme un enfant : c’était tout bénéfice !… Il put trouver un autre emploi. Il faisait des comptes et des écritures avec une facilité merveilleuse. Son patron lui-même rendait hommage au courageux enfant. Là, il n’était pas payé ; on le nourrissait et le couchait. À condition qu’il pût aller nu cela était possible. Quand même il resta. Au bout d’un mois il était méconnaissable et sa jolie robustesse s’en était allée. Il s’étiolait, le jour, dans une casemate au fond d’une cour et descendait se coucher à dix heures dans un sous-sol envahi chaque année par les inondations du Tibre, après avoir dîné de mauvaises saumures, de quelques olives ou de méchantes fritures. À seize ans, monsieur, quand il leur faut des averses de soleil, et quand leurs dents de loup, à ces gamins, dévoreraient des cailloux !… Notre-Seigneur sait comment son divin exemple nous fait réservés dans nos jugements ; mais de tels gens sont de méchantes gens ; je le dis, monsieur ; des gens sans cœur, certainement… Luigi fit ainsi trois, quatre, cinq séjours de quelques semaines dans différentes maisons. Nous avons contrôlé tout cela depuis, avec rigueur. À ce moment il nous ignorait comme nous l’ignorions nous-mêmes… mais il n’allait pas tarder à nous connaître !… Ah ! le pauvre enfant !… le pauvre petit délaissé !…
Et Frà Serafino, ses bons yeux un peu voilés de larmes, murmura comme tout à l’heure : « Povero piccolo angelo del buon Dio !… »
— Luigi n’avait personne, vous entendez bien, personne à qui se recommander, personne de qui ce joli gamin pût obtenir une bonne parole, un bon conseil, une caresse, un mot affectueux. Rien, rien, rien !… Comment a-t-il pu résister ?… Je me le demande. Je vous l’ai dit, ses pauvres petits vêtements du collège, qu’il ne pouvait pas renouveler, lui devenaient trop étroits en même temps qu’ils s’en allaient de toutes parts, en même temps que sa jeune fierté souffrait à chaque minute de sa vie. Il ne voulut pas mendier, cependant. Où, d’ailleurs ? Dans la rue c’eût été une honte suprême. Dans les maisons on l’eût chassé comme un vagabond. Il travailla donc à nouveau. Il porta des fardeaux, monsieur ! des sacs, des bagages, des corbeilles de fruits bien lourdes sur sa petite tête. Ses petites épaules de collégien inaptes à de pareilles fatigues saignaient sous des poids écrasants. Et pour une course, un calvaire, vous m’entendez, monsieur, un calvaire, on lui remettait quatre soldi, quatre sous de votre monnaie… parce que c’était bien assez pour un gamin ! Alors ?… Que vouliez-vous qu’il arrivât ? Un jour une malheureuse femme – dont Dieu aura pitié quand même, n’a-t-il pas relevé Madeleine déjà ? – une malheureuse vit pleurer notre petit collégien dans le pauvre réduit qu’il occupait du côté de Santa-Maria-in-Cosmedin…
Pierre tressaillit à ces mots et ce fut à son tour de ne pouvoir contenir les larmes qui affluaient à ses yeux. Comme il s’expliquait maintenant !… et comme, attentif, il suivait les paroles indignées du religieux ! Ah !… tout à l’heure près de Santa-Maria-in-Cosmedin !…
— … Luigi avait, continua Frà Serafino, mon Dieu ! quel âge le pauvre petit avait-il ?… Seize ans. Pas tout à fait, peut-être… Cette… personne l’interrogea. Qu’avait-il ? Il avait faim ! Il avait faim, monsieur, parce que c’était l’hiver, il n’avait mangé qu’un pauvre morceau de pain durant deux jours et demi. – Frà Serafino joignit ses mains : Il avait faim, Seigneur !… Madeleine lui donna à manger, chaud. Il paraît que ce triste repas chaud lui fut une joie !… Quand notre petit ange eut fini de pleurer elle vit qu’il était si beau… Comme il avait coutume de dormir sur des carrelages très froids en toute saison – mais c’était l’hiver, pensez, monsieur ! Que Notre-Seigneur qui eut pitié du bon Larron pardonne aussi à cette malheureuse – elle offrit à Luigi… un asile… un lit… – Frà Serafino ferma les yeux un instant puis, très grave et très douloureux – son lit… La nature fine et droite de Luigi devait se révolter un jour. Elle se révolta. Ces choses duraient depuis quelques semaines lorsque Luigi reconquit son indépendance en trouvant quand même – et vous ignorez, monsieur, ce que représente de déchéance et d’humiliations ce quand même – une petite place où, par bonheur, un être compatissant l’occupait pour cinquante francs par mois… Vous allez voir… À la fin du mois, Luigi qui, peu à peu, s’était détaché de sa misérable amie, Luigi avait réalisé ce miracle de vivre trente jours à crédit avec six sous par jour… Il faut être à Rome, monsieur, pour connaître cela. Il versa le soir même quarante francs… il versa, ce petit être dénué de tout… quarante francs à… à son… à son amie et lui signifia doucement qu’il voulait cesser d’être à sa charge et d’être… Seigneur Jésus ! le petit ange… d’être… son amant… Bien. Cette femme, le soir même, parut se résigner… parce que Luigi ne se déroba pas entièrement… Mais le lendemain… Comme je me rappelle cela, c’était l’an passé, à la fin d’octobre, à la chute du jour… Le ciel était couleur de sang et de feu derrière le Janicule comme il arrive souvent à cette époque où Rome est incomparable… Bien. Le lendemain cette femme sut que Luigi venait d’arrêter un petit logement où il avait transporté quoi ? un pauvre pantalon, de tristes mauvais souliers et un vieux chapeau qu’il conservait pour les fêtes. Dans un mouchoir il avait noué deux bas que cette… personne lui avait donnés, deux autres mouchoirs, une chemise et un petit caleçon de grosse toile d’uniforme de son collège, qu’il avait lui-même lavés… Nous avons retrouvé tout cela… Pauvre petit ange du bon Dieu !… Comme la nuit descendait doucement, cette femme vint chez Luigi le supplier de revenir auprès d’elle. Je passe rapidement sur les scènes, les supplications, les prières, la résistance chrétienne de ce petit enfant qui avait à surmonter les entraînements de son corps dans une lutte où l’amante employa toutes les persuasions, et les pires… Il allait céder. Il consentit à la suivre dans la rue. Puis, que sait-on ? il se reprit une fois encore, avec énergie sans doute, Stefanina – il l’appelait de ce petit nom – Stefanina l’ayant saisi jusqu’à laisser la marque saignante de ses dents sous son étreinte, Luigi la repoussa violemment et voulut s’enfuir !… Ah ! monsieur !… L’enfant n’avait pas mis son pied sur la première marche de la maison qu’il habitait qu’il tombait foudroyé… Stefanina venait de lui plonger froidement, dans le dos, la lame entière d’un stylet…
… Et Pierre horrifié sanglotait presque devant ce religieux, devant cet homme ; il ne cherchait plus à retenir des larmes qui furtivement glissaient l’une après l’autre de ses yeux depuis que toutes les misères de son Djino très aimé, en un kaléidoscope délirant passaient devant lui et le montraient si souffrant, si résigné, si meurtri dans son pauvre corps admirable que personne ne défendait et dans ses beaux yeux recueillis, doux et graves comme une adoration…
— Alors, mon Frère, Luigi n’était pas mort, cependant ?…
On entendit des rires très frais et très charmants venir de la pharmacie, Frà Serafino ne put réprimer un bon sourire auquel Pierre répondit en essuyant ses yeux.
— … Luigi n’était pas mort ! Povero cherubino !… On nous apporta le petit blessé qui semblait bien plutôt un petit cadavre, à moins qu’on ne l’eût pris pour un chérubin endormi dans une halte sur le chemin du ciel. Sa douce figure tout à fait blanche était celle d’un jeune martyr qui a beaucoup souffert et, monsieur, ne croyez pas que ceci soit « de la littérature » comme vous dites, son beau front était vraiment enveloppé d’une couronne d’or, vivante, elle, tandis que nous croyions reconnaître sous ses yeux clos voilés de bleu le signe de la mort. Si vous avez aimé, dans l’église Santa-Cœcilia-in-Trastevere, une admirable statue de la jeune vierge par notre Maderna, vous en aurez remarqué la pose si pitoyable et ingénue ? Luigi nous arriva tout pareillement, ses bras abandonnés sur la civière sous son petit corps dont le torse avait tourné sur lui-même jusqu’à rejeter presque vers la terre sa bonne figure si jolie. Notre Frère de garde qui le reçut ici même où nous sommes s’écria tout de suite en le voyant, comme tout à l’heure depuis si longtemps qu’il n’était revenu : « Ah ! ecco un piccolo angelo del buon Dio ! » Nous ignorions alors totalement qui il était ; le nom lui resta longtemps. Nous l’appelâmes « nostro piccolo angelo ». Ceci était aux derniers jours d’octobre. Il fut vingt-deux heures sans reprendre connaissance et le délire le tint pendant une semaine. On put heureusement sonder la plaie. Elle aurait entraîné la mort si le gentil garçon n’était, par bonheur aussi, demeuré en syncope longuement et eût remué si peu que ce fût. Le stylet avait atteint l’enveloppe du cœur et déterminé une péricardite grave… Les femmes qui suivaient les porteurs poussaient de terribles cris et les hommes serraient durement les poings. Il avait suffi que cette foule fût témoin de la jeunesse du petit moribond pour qu’elle se mît en fureur contre l’assassin et nous donnât toutes les peines du monde à la contenir devant notre porte.
— Et cette Stefanina, mon Frère ?
— Elle est encore en prison. Dieu veuille la tenir toujours écartée de Luigi. Et pour cela seulement, monsieur, votre action serait un grand bienfait car je crains toujours pour cet enfant, sinon pareil dénouement, du moins pareil entraînement…
Pierre eut la bouche ouverte pour confier à Frà Serafino, précisément, la nouvelle aventure en laquelle Djino avait été entraîné pour des raisons qui paraissaient, hélas ! maintenant beaucoup trop claires au jeune protecteur de l’adolescent. Pierre n’en dit rien. À quoi bon ? Ne venait-il pas de relever Djino de cette atroce déchéance et le délivrer de cette hideuse promiscuité qui, par miracle, avec sa nature droite et charmante, avait laissé presque intacts son esprit affiné, son cœur affectueux et son élégance innée ? Pierre se tut. Jamais semblables émotions ne s’étaient l’une l’autre ainsi pressées dans son intelligence et contre sa sensibilité.
— … Depuis son départ de notre maison, poursuivit Frà Serafino ignorant du nouveau drame que Pierre refusait de mettre en évidence, – il y a, ce jour de saint Marc, un peu moins de trois mois, – les mêmes soucis se sont présentés : impossibilité de trouver un emploi convenable qui lui permît de vivre, même si misérablement. Nous nous sommes toujours heurtés, pour cet orphelin sans appui ni ressources, à des difficultés insurmontables. Et Luigi est bien gentil et bien travailleur, croyez-le, monsieur. Et je ne saurais dire qu’une chose de son caractère, c’est qu’il est de ces tempéraments siciliens en qui le cœur ardent surabonde, à peine modéré par une intelligence vive et généreuse, de sorte que l’enthousiasme, incapable chez lui de s’être déjà transformé en passion vraie, devance parfois la raison. Luigi sera le premier à souffrir de cette ardeur. Vous êtes artiste, monsieur, Luigi vous comprendra. D’instinct cet enfant apprécie exactement ce qui est beau, comme tous ceux de sa race, plus soucieux encore de vie noble et de poésie que des marchandages et des compromissions nécessaires de cette vie… Je vois qu’il aura dans votre maison mieux qu’un maître compatissant et juste, un ami prêt à lui être utile… Je n’ose pas dire à l’aimer, je suis très mauvais juge dans ces sentiments, et Luigi sait mieux que moi, n’est-ce pas, monsieur, rendre hommage à ce que les Français savent accorder à leurs possibles affections…
Pierre frémit sous l’allusion sévère et charmante tout ensemble de ces derniers mots… Frà Serafino savait et craignait plus qu’il n’en voulait laisser paraître.
Il poursuivit :
— … Je vous parle sincèrement, mon cher ami, veuillez me permettre ce nom, maintenant, en faveur de notre Luigi ! Un vieillard, ou un religieux, peut user de ces menus droits avec un enfant comme vous, même lorsque cet enfant est un très gracieux jeune homme déjà ! Ces droits sont d’ailleurs les seuls qui permettent les épanchements mesurés de notre cœur comme tous les autres, croyez-le, avide d’affection… Vous aimerez donc Luigi. Notre-Seigneur a voulu que l’adolescence de Jean se reposât sur son épaule complaisante, près de ses lèvres divines. Par là le Sauveur nous laissait un précieux enseignement dont nous devons nous souvenir. Méritons de pouvoir en suivre, même si lointaines et si imparfaites, les traces merveilleusement pures !
La porte de la pharmacie s’ouvrit, Luigi montra sa jeune tête impatiente et rieuse, Frà Serafino lui fit signe d’attendre et entraîna Pierre dans un angle du patio où une petite grotte de Notre-Dame les dissimula un instant. Puis, très grave et les yeux dans les yeux de son élégant interlocuteur :
— … J’entends que Luigi veut revenir ; le voilà qui s’attarde sur le seuil de notre pharmacie… Il me reste à vous demander de veiller étroitement sur lui… La blessure qu’il a reçue, pour longtemps encore, reste dangereuse et lui interdit de s’abandonner sans imprudence grave aux satisfactions de la chair. Sa magnifique santé reconquise en dépit de cette empreinte cruelle, sa robustesse et sa beauté lui seront, là encore, fatales par les émotions qu’elles ne manqueront pas de lui valoir. Il est navrant de penser qu’une créature a déjà provoqué en ce jeune corps des ardeurs qui le solliciteront de plus en plus s’il ne veille lui-même et si on ne veille pour lui. Luigi est à la merci d’une de ces émotions ou d’une série d’émotions plus violentes que les autres, et Celui qui a dit : « Je viendrai à vous comme un voleur… » le pourra surprendre dans une syncope qu’il faut éviter. Puisque vous avez accepté, mon cher ami, la tutelle de ce petit abandonné que Dieu a fait si beau d’une part en l’éprouvant autant de l’autre, il faudra vous souvenir de ceci et ne pas craindre de le rappeler à sa jeune effervescence qu’il sera si pénible, si douloureux et si difficile, un jour, de contenir. J’ai dit rappeler, car notre médecin en chef, en ma présence, a éclairé l’enfant comme il convient à ce sujet. Quand vous lui parlerez d’une certaine façon en prononçant mon nom, Luigi devra comprendre… J’ose à peine maintenant aborder un dernier point où votre désintéressement devra se sacrifier à l’avenir de Luigi. Nous possédons, grâce à des démarches très pressantes, tous les actes indispensables à Luigi De Simone pour recouvrer la fortune laissée par son oncle décédé il y a peu de temps aux îles Philippines. Cette fortune lui revient d’autant plus légitimement qu’elle fut constituée, au début, par le bien de son père et de sa mère. Malheureusement des complications inouïes rendent difficile la réalisation de ces espérances. Ce n’est pas ici le lieu de vous en entretenir comme il faut, et il est nécessaire que vous ayez en mains tant et tant de papiers et d’explications écrites que je consulterai à ce sujet mes supérieurs. Notre maison de Paris vous fera parvenir dans ce cas les pièces utiles, et demeurera, comme nous-mêmes ici, entièrement dévouée à notre petit protégé et tout au service de son bienfaiteur… Ceci, Luigi l’ignore entièrement et nous ne croyons pas utile, quant à présent, de le charger de ce souci ni d’exciter par un espoir factice des exigences très éloignées de pouvoir être satisfaites. Jusqu’à nouvel ordre Luigi n’est qu’un petit orphelin, un petit abandonné… Nous devons d’ailleurs être plus soucieux de conserver une existence devenue soudainement si précaire en dépit des apparences, quand la Providence l’avait préparée si robuste, si belle et, après avoir duré soi-même, si bien faite pour perpétuer en de nouveaux êtres ses charmantes qualités morales et son merveilleux épanouissement corporel… Je viens de vous parler sincèrement, mon cher ami, et je vois qu’aucun des secrets révélés n’a entamé vos charitables intentions… Luigi est un enfant ; sa turbulence peut oublier un instant ce que vous faites pour lui, mais sachez qu’ici une pensée veillera, fidèle à votre souvenir ! J’ai fini, quitte envers votre affection pour qui ne devait subsister aucun mystère sur cette chère petite tête frivole, et très aimée quand même, dont l’absence définitive va nous être à tous si pleine de mélancolie…
Et comme Frà Serafino gardait, rivées aux siennes, les mains tremblantes de Pierre, un vacarme très joli troubla la sérénité du petit cloître où le soleil en s’élevant commençait à se jouer sur les verdures pâles. Luigi accourut gaminement, en riant aux éclats, avec un grand cornet de papier qu’un Frère cherchait à lui enlever :
— Frà Serafino !… Frà Serafino ?…
Et Pierre vit la mutinerie joyeuse de cet adorable adolescent et dissimula sous la lumière de ses yeux aimables l’ombre horrible qui venait de tomber sur son amitié, sur son affection, sur son amour et le lui faisait plus douloureux, plus poignant mais plus invincible que jamais !
— Voyez-vous, mon cher ami, dit Frà Serafino, « nostro piccolo angelo » a joué encore un tour à Frà Benedetto. Frà Benedetto, notre pharmacien, n’a pas beaucoup de patience et n’aime pas voir fouiller dans ses bocaux où Luigi mélangerait volontiers le séné de votre Molière avec la rhubarbe. Je gage que le gamin aura enlevé une demi-livre de pastilles de tolu ou de pastilles de menthe, à moins – et Frà Serafino riait aussi fort que Frà Benedetto et Luigi, tant la gaîté chez ces religieux est contagieuse – à moins que ce ne soient des pastilles de Vichy… au citron. Vous allez voir !
Luigi vint justement se jeter dans le grand scapulaire noir de Frà Serafino comme le Frère pharmacien l’allait saisir. Le premier protégea l’enfant contre le second et pria Frà Benedetto d’abandonner les pastilles qu’il n’avait jamais eu du reste l’intention de lui reprendre.
— Offrez-nous en une au moins, Luigi.
Luigi tendit le cornet.
— Vous voyez, mon cher ami, si je m’étais trompé ! Elles sont de Vichy et au citron… Oh ! Frà Benedetto, ne faites pas une figure aussi méchante à Luigi… Vous rattraperez vos pastilles sur vos pommades et vos sirops !…
Frà Benedetto dut rentrer à la pharmacie ; il venait de voir arriver une vieille pauvresse tenant un papier à la main. Il embrassa Luigi au front, avec un si aimable : « Addio, nostro cattivo diavolo !… » Ce n’était sûrement pas sur cette pauvre femme qu’il allait « rattraper » les pastilles de Vichy au citron du « cattivo diavolo ».
Frà Serafino embrassa Luigi sur les deux joues ; et, sans doute, quelque larme guettait la sérénité menteuse de ses yeux austères, car sa voix tremblait joliment comme il disait à Luigi en lui retenant les mains et en regardant bien le jeune garçon dans le fond de ses yeux d’une indicible beauté :
— Si nous ne nous revoyons pas avant votre départ, Luigi, adieu, mon cher enfant… mon cher petit enfant. Paris ne nous effraie pas avec le guide qui vous y conduit… Soyez-y bien sage… bien sage, petit diable… et pensez quelquefois, mon cher Luigi… au vieux Frà Serafino… que vous aime bien aussi… et qui n’oubliera pas, lui, son petit ange du bon Dieu !… au revoir, Luigi… adieu !…
En se détournant Pierre avait glissé deux beaux billets dans une enveloppe à cartes de visites. Quand Frà Serafino lui eut donné l’accolade religieuse, Pierre lui remit discrètement son pli. Frà Serafino refusait.
— Je vous en prie, mon Frère !… Il faut que d’autres petits Luigi puissent connaître à leur tour la joie réconfortante de maisons comme la vôtre. Pour eux vous n’avez pas le droit de refuser l’obole du passant… Et puis, ajouta Pierre en mal cachant son émotion sous une douce plaisanterie, il faut aussi beaucoup de pastilles au citron chez Frà Benedetto… les petits Luigi les aiment bien… Adieu, mon Frère… merci, pour lui… Merci !…
Frà Serafino retint la main de Pierre et de Luigi ensemble, de ce geste si plein de bienveillance et de cette charmante affection que Pierre reconnaissait bien. Puis, après l’ultime adieu, le religieux les laissa partir en les suivant du seuil. Il les vit prendre, à droite, le pont San-Bartolommeo pour sortir de l’Île. Les deux jeunes gens se retournèrent encore en saluant ; aussitôt ils s’effacèrent contre les quais…
Quand il ne les vit plus, Frà Serafino demeura rêveur un instant… puis il chercha sous son scapulaire noir les grains bénits de son rosaire, et continua de prier…