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Dernière version du 13 août 2011 à 16:22

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Chapitre IV


Dans la chambre de Jean il y avait des femmes… Au collège, il n’y en avait pas ! Les petits lits blancs du dortoir contenaient les émois étonnés de la chair qui se cabre et invente pour elle seule des caresses inconnues… Les mains fines, hardies et candides des collégiens hâtaient le printemps pâle et divin de leur corps… Et le matin surprenait leurs yeux voilés des brumes mauves et délicieuses de l’automne, tandis que leurs lèvres roses, inquiètes, tremblaient des secrets de leurs joies quand des bouches autour d’eux, tout bas, osaient parler d’amour…

Dans la chambre de Jean il y avait des femmes. Mais comme elles étaient plusieurs, leur nombre même les rendait sans danger. Le piano à queue en supportait trois dans des cadres de ce parchemin polychromé et gaufré d’or d’un travail spécial à Rome. Un bureau donnait asile à deux encore ; enfin la dernière était un magnifique « charbon » de grand format suspendu au mur dans un entourage de bois et de cuivreries bizarres, entre les merveilleuses broderies d’une étoffe ancienne. Les cinq premières étaient aussi de ces charbons d’une exécution remarquable, chauds de couleurs, tels qu’on sait les faire en Italie, chacun dans un ton différent : sépia, bleu, sanguine, vert clair et vert olive.

Pierre les eut vite examinés. Comme ces femmes étaient entièrement nues, bien que pour un motif très différent de celui qui sollicite d’ordinaire le rut émoustillé des brutes, – il admira chez plusieurs d’entre elles la rareté d’une plastique à peu près irréprochable. Jean devait nécessairement se différencier aussi de la sexualité échauffée des amateurs de croupes monstrueuses, pour qui la Femme n’a plus aucune signification d’ailleurs dès que rentrée dans la norme d’une esthétique plus soucieuse de formes parfaites et de beauté que des manœuvres commodes d’un sensualisme bas et gras…

Pourtant c’est en vain que Pierre cherchait parmi ces photographies sur nature l’un quelconque de ces jolis gamins dont la race élégante pullule les rues, en Italie. Ne voyant rien, il osa formuler sur un certain ton auquel Jean ne se méprit point :

— Que de femmes !… Que de femmes !…

— Est-ce un reproche, Pierre ?

— C’est est un en ce sens que tu aurais pu ménager parmi ce sexus sequior appelé beau à l’encontre de toute vraisemblance – c’est Schopenhauer qui parle il est vrai – une petite place à… Antinoüs… Il n’est pas tout à fait mort, et sa beauté, en un temps où l’on savait encore apprécier la beauté, ne fut pas sans quelque charme…

— Ainsi vais-je faire, monsieur le grondeur, dit Jean en prenant contre un meuble un large cadre de noyer plaqué de ferrures de cuivre un peu vert-de-grisées et relevées d’or à demi éteint.

Ce cadre contenait, en une sanguine lumineuse et d’expression supraterrestre, la tête admirable du petit marchand de fleurs de la place d’Espagne !…

Pierre voulut maîtriser l’émotion que tout son être trahissait. Jean le vit blêmir même sous la matité pâle de son visage. Tôt le jeune homme reprit ses sens défaillants et, très simple, en essayant de dissimuler son trouble violent :

— Il est très beau, celui-là. C’est le Dédé que tu annonçais ?

— C’est lui-même, mon Pierre. Alors tu pardonnes toutes mes femmes ?

— Je les comprends : c’est mieux encore. Mais je te félicite d’accorder à ce… à cet adolescent une hospitalité qui témoigne au moins de ton bon goût sinon de ta sympathie… Tu le connais ?

— Non ; je l’ai rencontré il y a trois jours pour la première fois sur les marches de la Trinité-des-Monts où tu as pu le voir si tu es passé par là… Il vendait des fleurs ; je lui en ai acheté, et comme il m’a paru d’une remarquable beauté je lui ai proposé de l’emmener chez Peterson.

— L’éditeur de ces très belles études d’après nature ?

— Comment sais-tu cela ?

— Je le sais au même titre que tous les gens, soucieux de la beauté, qui ont eu entre les mains des photographies de cet habile artiste… Alors ?

— Alors Peterson, qui pourtant ne chôme pas de jolis modèles, a été enchanté ; il en a pris tout de suite quelques poses ; malheureusement…

Pierre sentait le sang se retirer de se lèvres et son cœur battre précipitamment avec des intermittences suivies de propulsions si rudes qu’elles lui paraissaient devoir inonder son corps de sang. Par bonheur assis à contre-jour, il avait ainsi la possibilité de cacher l’évidence de son émotion. Il interrogea, angoissé :

— Malheureusement ?

— … Malheureusement Luigi…

— … Luigi ?

— Oui, Luigi… Décidément tu le connais !

— Moi ! comment veux-tu ?… et pourquoi ?… Donc Luigi ?

— Luigi qui a fait des manières pour laisser photographier son petit museau de birichino a tout à fait refusé de poser nu.

— Refusé de ?…

— Peterson n’en revenait pas. Il paraît que le cas se présente environ une fois sur mille. Je me le suis payé ; avec la veine que j’ai, tu comprends ! Alors que tous, filles, jeunes garçons ou jeunes hommes acceptent sans aucune espèce d’arrière-pensée…

— Lui n’a pas accepté ? dit Pierre comme soulagé d’une excessive appréhension.

— Oh ! il n’a pas permis que l’on insistât, même connaissant ma qualité de pensionnaire à l’Académie de France. Encore n’avait-il guère le loisir de refuser pour la tête, au moins ce jour-là ; il mourait de faim quand je l’ai abordé. Pauvre petit bonhomme ! Et il avait une envie de pleurer !… non ! Du reste, tiens, regarde, c’est visible dans ses beaux yeux mouillés. Ma foi je lui ai donné un bon pourboire, Peterson aussi et nous avons gagné à son gros chagrin cette admirable expression de son visage.

— Il mourait de faim ! Et moi qui ne lui ai donné que deux francs !

— Comment, tu lui as donné deux francs ! Mais alors, voyons, mon petit Pierre, tu le connais ? Tu l’as vu ?… Cachottier de Pierre, va !

— Oh !… comme toi, sur les marches de la Trinité, à la minute. Il m’a offert des fleurs, tiens, les voilà ; j’en ai plein mes poches… je les lui ai payées ; il y en avait pour quatre sous… Le surplus c’est pour la beauté de ses yeux… et ce n’est pas cher… pas vrai, Jean ? Mais, dis, mon grand, est-ce que nous ne pourrions pas l’envoyer chercher… ou descendre au-devant de lui ? Depuis que je suis ici je grille de te le demander.

— L’envoyer chercher, c’est inutile. Cela paraîtrait un peu drôle, tu comprends. Descendre à sa recherche nous risquons de ne pas le rencontrer. Nous ferions mieux de monter chez Peterson, à deux pas. Nous rencontrerons chez lui, à cette heure-ci, des modèles qui peuvent connaître Luigi et nous donner des indications pour le retrouver si tu y tiens. Tu verras sans doute mes deux filles que tu trouves si jolies, là : la sanguine, Angelica Viacava, et la vert olive, Carolina Peirano.

— Tu les sais par cœur !

— Peuh ! leurs noms seulement. La première est la fille d’un employé des wagons-lits et la seconde est blanchisseuse… Mais tu constateras que ces filles, comparées à ce que nous avons vu d’à peu près semblable à Paris, sont d’une tenue bien supérieure à leur condition et malgré leur métier un peu… décolleté, tu verras quelle simplicité ravissante, et presque grave, tu verras, elles gardent même lorsque, en face de jeunes gens comme nous, elles se montrent entièrement nues. Les adolescents et les gamins sont tous pareils ; et de laisser voir leur jolie petite nudité sans la plus étroite chemisette ne les effarouche pas le moins du monde et n’éveille en eux, au moins apparemment, aucune idée d’impudeur. Ils sont naïfs comme de petits animaux et pas effarouchés le moins du monde, non plus que cyniques… cependant je ne réponds pas autrement de leur vertu !

— La vertu des filles ?

— De tous, donc ! Des garçons aussi !

— Ce sont de petits monstres, alors ?

— Simplement des birichini, des polissons. Ça n’a pas grande importance. Ici il faut oublier Paris et l’état d’esprit nauséeux et stupide dans lequel nous met, là-bas, le seul mot de nu que nous ne savons pas distinguer du plus sale retroussé. Il n’y a pas longtemps qu’à Naples on a pu faire comprendre aux parents que leurs enfants devaient être vêtus. En Sicile même, dans certaines localités, les gamins sont nus jusqu’à dix et douze ans. Pourquoi s’étonneraient-ils, par hasard, de se retrouver à quinze, seize ou dix-huit ans dans la même nudité que leur enfance a connue si complète et d’une si naïve apudeur !

— Tu as raison, Jean. Mais va donc faire comprendre ça aux « vieux marcheurs » et aux « jeunes moutardiers » du boulevard !

— Ces mufles-là me dégoûtent. Viens, Pierre, allons oublier Paris – et vivre une heure dans la palestre… et nous causerons de Bricey en route.


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