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Texte et orthographe de l’édition de 1841

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Juillet – décembre 1794


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Quatrième époque (suite)


25 juillet 1794.


Enfant, j’ai quelquefois passé des jours entiers

Au jardin, dans les prés, dans quelques verts sentiers

Creusés sur les coteaux par les bœufs du village,

Tout voilés d’aubépine et de mûre sauvage ;

Mon chien auprès de moi, mon livre dans la main,

M’arrêtant sans fatigue et marchant sans chemin,

Tantôt lisant, tantôt écorçant quelque tige,

Suivant d’un œil distrait l’insecte qui voltige,

L’eau qui coule au soleil en petits diamans,

Ou l’oreille clouée à des bourdonnemens ;

Puis choisissant un gîte à l’abri d’une haie,

Comme un lièvre tapi qu’un aboiement effraie,

Ou couché dans le pré dont les gramens en fleurs

Me noyaient dans un lit de mystère et d’odeurs

Et recourbaient sur moi des rideaux d’ombre obscure,

Je reprenais de l’œil et du cœur ma lecture ;

C’était quelque poète au sympathique accent

Qui révèle à l’esprit ce que le cœur pressent,

Hommes prédestinés, mystérieuses vies,

Dont tous les sentimens coulent en mélodies !

Que l’on aime à porter avec soi dans les bois,

Comme on aime un écho qui répond à nos voix !

Ou bien c’était encor quelque touchante histoire

D’amour et de malheur, triste et bien dure à croire ;

Virginie arrachée à son frère, et partant,

Et la mer la jetant morte au cœur qui l’attend !

Je la mouillais de pleurs et je marquais le livre,

Et je fermais les yeux et je m’écoutais vivre ;

Je sentais dans mon sein monter comme une mer

De sentiment doux, fort, triste, amoureux, amer,

D’images de la vie et de vagues pensées

Dans les flots de mon ame indolemment bercées,

Doux fantômes d’amour dont j’étais créateur,

Drames mystérieux et dont j’étais l’acteur ;

Puis comme des brouillards après une tempête,

Tous ces drames conçus et joués dans ma tête

Se brouillaient, se croisaient, l’un l’autre s’effaçaient,

Mes pensers soulevés comme un flot s’affaissaient ;

Les gouttes se séchaient au bord de ma paupière,

Mon ame transparente absorbait la lumière,

Et sereine et brillante avec l’heure et le lieu

D’un élan naturel se soulevait à Dieu.

Tout finissait en lui comme tout y commence,

Et mon cœur apaisé s’y perdait en silence ;

Et je passais ainsi, sans m’en apercevoir,

Tout un long jour d’été de l’aube jusqu’au soir,

Sans que la moindre chose intime, extérieure,

M’en indiquât la fuite ; et sans connaître l’heure,

Qu’au soleil qui changeait de pente dans les cieux,

Au soir plus pâlissant sur mon livre ou mes yeux,

Au serein qui de l’herbe humectait les calices ;

Car un long jour n’était qu’une heure de délices !


Eh bien, ce doux été, dont j’achève le cours,

N’a pas duré, pour moi, plus qu’un de ces beaux jours !

Seulement je n’ai plus de ces vagues images

Que l’ame vide attire et colore en nuages,

De ces pleurs de l’instinct que je sentais rouler

Dans mes yeux, sans savoir qui les faisait couler ;

Tout cela s’est enfui comme un brouillard de l’ame

Qu’un rayon plus puissant absorbe dans sa flamme :

Ah ! c’est assez pour moi de lire dans un cœur,

D’y voir ses sentimens éclore dans leur fleur,

Dans chaque impression que chaque heure y fait naître

D’étudier son ame et de m’y reconnaître,

Moi tout entier, mais moi plus jeune de six ans,

Sous des traits plus naïfs, plus doux, plus séduisans,

Dans cet étonnement tendre que toute chose

Donne, au premier contact, à l’ame à peine éclose,

Dans la limpidité de l’eau dans ce bassin

Avant qu’un rameau mort soit tombé dans son sein ;

Aussi je ne lis plus. Moi, lire ? Eh ! quel poème

Égalerait jamais la voix de ce qu’on aime ?

Quelle histoire touchante emporterait mon cœur

Dans une fiction égale à mon bonheur ?

Quels vers vaudraient pour moi son ame ? Et quelle page

Disputerait mes yeux à son charmant visage,

Quand, sous ses blonds cheveux se dérobant au jour,

Il rougit d’amitié comme on rougit d’amour,

Et que, pour me cacher cette honte enfantine,

Il m’embrasse en collant son front sur ma poitrine ?


Aussi, depuis qu’un cœur bat enfin sur le mien,

Tous mes instincts sont purs et me portent au bien ;

Mon ame, qui souvent tarit dans la prière,

Nage toujours en moi dans les flots de lumière ;

Une telle clarté m’échauffe dans ses yeux,

Le timbre de sa voix m’est si mélodieux,

Tant de divinité sur ce doux front rayonne,

Que la splendeur de Dieu jour et nuit m’environne.

Sous un éclair d’en haut qui peut nier le jour ?

Ah ! que de vérité dans un rayon d’amour !

Que l’accent de sa voix en priant Dieu me touche,

Il me semble que Dieu m’entend mieux par sa bouche.



∞–∞



15 octobre 1794.


Les seuls événemens de notre solitude

Sont le ciel plus clément ou la saison plus rude,

La fleur tardive éclose aux fentes du rocher,

Un oiseau rouge et bleu qui commence à percher

Dans le chêne, et prépare un toit pour sa famille ;

L’aigle qui de son œuf a brisé la coquille ;

Un combat sur le lac du cygne et du faucon,

La plume ensanglantée y tombant à flocon,

Des vols de corbeaux noirs qui de la voix s’assemblent,

Sous leurs ailes de jais les rameaux morts qui tremblent,

La biche qui reprend son long duvet d’hiver,

Une aurore de feu le soir traversant l’air :

Voilà nos seuls soucis ici-bas ; mais notre ame

Est un monde complet où se passe un grand drame ;

Drame toujours le même et renaissant toujours,

Dont l’amitié suffit à varier le cours.

Les entretiens repris, les plaintes fugitives,

Sur l’avenir douteux les vagues perspectives ;

Les plans de destinée et de vie en commun,

Cette fraternité de deux êtres en un ;

Et comment nous n’aurons à nous deux sur la terre,

Qu’un toit, qu’une pensée, et, couple solitaire,

Nous la traverserons sans y mêler nos cœurs,

Comme un couple d’oiseaux dont le gîte est ailleurs.

Sur ces plans d’avenir quand par hasard j’insiste,

Laurence écoute moins, l’avenir le rend triste ;

On dirait qu’un présage est là pour le frapper,

Il craint toujours de voir le présent s’échapper.

Oh ! c’est qu’un cœur d’enfant dans le présent se noie !

Qu’une goutte à sa lèvre est une mer de joie !

La mouche aussi s’irrite et s’enfuit quand le doigt

Efface sur la fleur la perle qu’elle boit !



∞–∞



1 novembre 1794.


Ce soir un doux retour des vents chauds du midi

Balayait de nos monts le sommet attiédi ;

Triste et tendre soupir que ce vent nous apporte,

Dernier baiser d’adieu sur une saison morte ;

Le ciel était profond et pur comme une mer,

Et dans ses profondeurs on voyait s’allumer

Les foyers de soleils aux lueurs argentines,

Comme un feu de berger le soir sur les collines ;

La lune sur un pic brillait comme un glaçon,

Et sur les eaux du lac courait en blanc frisson ;

Des chênes dépouillés de leurs cimes touffues

Les squelettes dressaient leurs longues branches nues ;

Les feuilles que roulaient les secousses du vent

Ondoyaient sous nos pas comme un marais mouvant,

Et les bois morts tombés bruïssaient sur la terre

Comme les ossemens qu’un fossoyeur déterre.

À ces craquemens sourds des cimes, à ces coups

Des tempêtes, nos cœurs se serraient malgré nous,

Et nous nous rapprochions pas à pas en silence

Du rocher où dormait le père de Laurence.

Quand nous fûmes auprès, je ne sais quel penser

Monta de cette tombe et vint me traverser :

— « Pauvre Laurence ! dis-je, en t’enlevant ton père

« Dieu te fit dans moi seul retrouver père et mère,

« Et, tant que je vivrai, tout leur amour pour toi,

« Multiplié du mien, plane et t’entoure en moi ;

« Mais si Dieu, rappelant le seul être qui t’aime,

« T’enlevait ton ami ! Si je mourais moi-même !

« Toi, que deviendrais-tu ? — Ce que je deviendrais ?

« Peux-tu le demander, toi ? Moi, si tu mourais !… »

Puis, me fermant du doigt la bouche avec colère,

M’entraîna sans répondre au tombeau de son père :

« Il m’a mis dans tes bras comme un sacré dépôt,

« S’écria-t-il, tu dois le lui rendre là-haut ;

« Il veille dans le ciel sur ta double existence,

« Je crois à ton soutien comme à sa Providence.

« Mais en croyant au Dieu que m’enseigne ta voix,

« Ah ! ne t’y trompe pas, c’est à toi que je crois ;

« Et s’il brisait en toi sa plus sensible image,

« Si je ne voyais plus son ciel dans ton visage,

« S’il ne m’éclairait plus le cœur par ton regard,

« Va, je ne croirais plus qu’au malheur, au hasard,

« Et j’irais dans la mort l’interroger lui-même

« Pour savoir si l’on dort là-bas, ou si l’on aime ? »

Et comme revenant de son égarement,

— « Pardonne, reprit-il, j’ai trop d’emportement ;

« J’ai peut-être dit là des mots dont Dieu s’offense.

« Mais la mort n’est-ce pas une éternelle absence ?

« Tu n’en parlerais plus, ami, si tu m’aimais ;

« Ta mort ! la mienne, oh ! moi, je n’y pense jamais ! »

Puis, s’échappant soudain d’une course insensée

Comme pour secouer du front une pensée,

Il courut vers les bords d’un abîme sans fond

Où deux rochers, courbés comme l’arche d’un pont,

Laissant entre leurs pans un intervalle immense,

Du lac qui gronde au pied recouvraient toute une anse,

Et prenant son élan comme pour s’y jeter,

Il le franchit d’un bond qui me fit palpiter.

— « Ah ! tu frémis ? dit-il avec un rire étrange,

« Tant mieux ; tu m’as parlé de mort, et je me venge ! »

J’ai voulu le gronder, mais il s’était enfui.

Du cœur de cet enfant quel sombre éclair a lui ?

Que cette ame profonde à l’œil qui la regarde

Fait aimer et frémir ! et qu’il faut prendre garde !



∞–∞



6 novembre 1794.


Ici l’hiver précoce est déjà descendu,

Le linceul de la terre est partout étendu ;

Les vents roulent sur nous des collines de neige,

Oh ! béni soit le roc dont l’antre nous protége !

Car nous ne pourrions plus faire un pas sans péril

Hors de l’obscur abri qui cache notre exil.

On ne distingue plus les vallons de leurs cimes,

Les torrens de leurs bords, les pics de leurs abîmes ;

Le déluge a couvert d’un océan gelé

Les gorges, les sommets, et tout est nivelé ;

Et les vents des frimas, labourant la surface,

Font changer chaque nuit les collines de place ;

La biche même tremble, et ne nous quittant pas

Sur la plaine trompeuse hésite à faire un pas ;

L’arche par où ces monts touchent à la vallée

D’une énorme avalanche aujourd’hui s’est comblée.

Et comme dans une île inaccessible aux yeux

Nous tiendra renfermés jusqu’aux mois pluvieux.

Oh ! que j’aime ces mois où, comme cette terre,

En lui-même le cœur se chauffe et se resserre,

Et recueille sa sève en cette demi-mort

Pour couler au printemps plus abondant, plus fort !

Comme avec volupté l’ame qui s’y replie

S’enveloppe de paix et de mélancolie,

Mêle même au bonheur je ne sais quoi d’amer

Qui relève son goût comme un sel de la mer ;

Jouit de se sentir aimer, penser, et vivre

Pendant que tout frissonne et tout meurt sous le givre,

Et s’entoure à plaisir, dans ces jours sans soleil,

De rêves de son choix comme pour un sommeil !



∞–∞



7 décembre 1794.


La foudre a déchiré le voile de mon ame !

Cet enfant, cet ami ! Laurence est une femme…

Cette aveugle amitié n’était qu’un fol amour !

Ombres de ces rochers, cachez ma honte au jour !

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .



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