« L’Élu – Chapitre XVI » : différence entre les versions

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|À la manière dont Djino répondait aux questions de son ami : – Oui, Pierre… – celui-ci devinait chez l’adolescent une confiance absolue qu’il ne voulait pas confondre avec la soumission. La seconde n’était qu’apparente et venait sans effort à la suite de la première. Ce pauvre petit vagabond n’avait jamais connu, hors le collège, la tranquille assurance du jour sans inquiétude pour le lendemain. Chaque minute lui apportait le souci déchirant de la minute suivante. Que devait-il faire ?… Quelles ressources lui viendraient pour subvenir à ses besoins si modestes pourtant ?… Où coucherait-il ce soir ?… Comment remplacerait-il les navrants petits souliers dont les coutures se disjoignaient fil à fil et dont les semelles se désagrégeaient ?… Comment aussi ses humbles vêtements ?… Où n’abandonner pas le souci de propreté cher à son joli corps ?… Où dîner ?… Où coucher ?… Qu’espérer ?… Que faire ! que faire ! À quelles compromissions ne pas s’aventurer pour vivre quand même ? Il avait rencontré la Stefanina, la Sanguisuga ! Mais sa jeune âme affinée et son petit corps robuste se lassaient à la fin des bestialités sauvages de ces femelles. Elles n’y songeaient guère, aux désirs éveillés de son âme ! en fatiguant violemment son corps de leurs caresses énervantes, sans souci, certaines fois où leur appétit grondait davantage, de le laisser évanoui d’épuisement sur la triste paillasse où il venait chercher les doux rêves des enfants dans un sommeil réparateur. Elles usaient de lui comme d’un homme ; il avait voulu leur résister ; mais dès qu’elles l’approchaient d’une certaine façon, ses sens ne pouvaient se dérober à l’appel de leur chair ; tout de suite il se laissait prendre, et leurs mains habiles finissaient par obtenir de son adolescence mieux que de la passivité… Le lendemain, impitoyables, ces filles sollicitaient à nouveau sa virilité, sans pitié pour les fatigues bleues et dolentes de ses beaux yeux… Elles le tuaient en l’aimant – et quand il les repoussait elles venaient encore l’assassiner !
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À la manière dont Djino répondait aux questions de son ami : – Oui, Pierre… – celui-ci devinait chez l’adolescent une confiance absolue qu’il ne voulait pas confondre avec la soumission. La seconde n’était qu’apparente et venait sans effort à la suite de la première. Ce pauvre petit vagabond n’avait jamais connu, hors le collège, la tranquille assurance du jour sans inquiétude pour le lendemain. Chaque minute lui apportait le souci déchirant de la minute suivante. Que devait-il faire ?… Quelles ressources lui viendraient pour subvenir à ses besoins si modestes pourtant ?… Où coucherait-il ce soir ?… Comment remplacerait-il les navrants petits souliers dont les coutures se disjoignaient fil à fil et dont les semelles se désagrégeaient ?… Comment aussi ses humbles vêtements ?… Où n’abandonner pas le souci de propreté cher à son joli corps ?… Où dîner ?… Où coucher ?… Qu’espérer ?… Que faire ! que faire ! À quelles compromissions ne pas s’aventurer pour vivre quand même ? Il avait rencontré la Stefanina, la Sanguisuga ! Mais sa jeune âme affinée et son petit corps robuste se lassaient à la fin des bestialités sauvages de ces femelles. Elles n’y songeaient guère, aux désirs éveillés de son âme ! en fatiguant violemment son corps de leurs caresses énervantes, sans souci, certaines fois où leur appétit grondait davantage, de le laisser évanoui d’épuisement sur la triste paillasse où il venait chercher les doux rêves des enfants dans un sommeil réparateur. Elles usaient de lui comme d’un homme ; il avait voulu leur résister ; mais dès qu’elles l’approchaient d’une certaine façon, ses sens ne pouvaient se dérober à l’appel de leur chair ; tout de suite il se laissait prendre, et leurs mains habiles finissaient par obtenir de son adolescence mieux que de la passivité… Le lendemain, impitoyables, ces filles sollicitaient à nouveau sa virilité, sans pitié pour les fatigues bleues et dolentes de ses beaux yeux… Elles le tuaient en l’aimant – et quand il les repoussait elles venaient encore l’assassiner !


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Version du 13 mars 2009 à 21:10


Chapitre XVI


À la manière dont Djino répondait aux questions de son ami : – Oui, Pierre… – celui-ci devinait chez l’adolescent une confiance absolue qu’il ne voulait pas confondre avec la soumission. La seconde n’était qu’apparente et venait sans effort à la suite de la première. Ce pauvre petit vagabond n’avait jamais connu, hors le collège, la tranquille assurance du jour sans inquiétude pour le lendemain. Chaque minute lui apportait le souci déchirant de la minute suivante. Que devait-il faire ?… Quelles ressources lui viendraient pour subvenir à ses besoins si modestes pourtant ?… Où coucherait-il ce soir ?… Comment remplacerait-il les navrants petits souliers dont les coutures se disjoignaient fil à fil et dont les semelles se désagrégeaient ?… Comment aussi ses humbles vêtements ?… Où n’abandonner pas le souci de propreté cher à son joli corps ?… Où dîner ?… Où coucher ?… Qu’espérer ?… Que faire ! que faire ! À quelles compromissions ne pas s’aventurer pour vivre quand même ? Il avait rencontré la Stefanina, la Sanguisuga ! Mais sa jeune âme affinée et son petit corps robuste se lassaient à la fin des bestialités sauvages de ces femelles. Elles n’y songeaient guère, aux désirs éveillés de son âme ! en fatiguant violemment son corps de leurs caresses énervantes, sans souci, certaines fois où leur appétit grondait davantage, de le laisser évanoui d’épuisement sur la triste paillasse où il venait chercher les doux rêves des enfants dans un sommeil réparateur. Elles usaient de lui comme d’un homme ; il avait voulu leur résister ; mais dès qu’elles l’approchaient d’une certaine façon, ses sens ne pouvaient se dérober à l’appel de leur chair ; tout de suite il se laissait prendre, et leurs mains habiles finissaient par obtenir de son adolescence mieux que de la passivité… Le lendemain, impitoyables, ces filles sollicitaient à nouveau sa virilité, sans pitié pour les fatigues bleues et dolentes de ses beaux yeux… Elles le tuaient en l’aimant – et quand il les repoussait elles venaient encore l’assassiner !


Pierre ne se demandait pas par quel charme cela, puisque, à la première rencontre, au premier mot, il avait senti son âme glisser vers Luigi comme le fer vers l’aimant. Pierre aimait Djino et ne voyait pas la possibilité de se soustraire jamais à cette attirance inexplicable de l’adolescent. Il se rendait compte de cela comme aussi de l’ascendant que lui-même exerçait sur Djino. Il ne se trompait pas, Ainsi que Jean et Marc, qui le lui disaient avec une impertinence légère et gamine, Luigi avait été séduit immédiatement par la distinction rare de sa tenue et l’attraction plaisante de son sourire, par une sorte de timidité très à l’aise pourtant sous la jeune assurance de ses yeux clairs qui captivaient, par la manifestation contenue dans sa voix, dans ses gestes, dans ses regards, d’une affectuosité prête à toutes les indulgences, bonne et charitable, sensible et juste et d’intentions toujours élevées. Djino n’avait pu encore approfondir tous ces sentiments, mais il en subissait l’influence et se livrait à l’amitié de Pierre sans plus de crainte que, à l’école, aux intimes camaraderies des collégiens de son âge. Djino aimait Pierre parce qu’il sentait le jeune homme tout pareil à lui et que sa fierté d’adolescent était flattée, très flattée du témoignage d’un aussi élégant ami. Et, sans calculer positivement, sa jeune sensualité se réjouissait du bien-être dont Pierre lui offrait une part si agréable.


Le train s’éloignait de Rome à toute vitesse, libre d’obstacles dans la désolation plane et grandiose de la Campagne Romaine. L’effroi de Luigi restait là-bas, loin, dans l’agglomération de la Ville auguste perdue à l’horizon de la plaine dentelée de montagnes bleues. La nouveauté pour lui d’une confortable installation dans leur coupé de première classe, et la sécurité que l’éloignement lui rendait, avaient détendu la douleur de sa jolie figure aimante. D’abord il se rendait mieux compte ainsi qu’il appartenait définitivement en quelque sorte à celui qui l’emmenait. Aucun être ne s’étant jamais attaché à lui, isolé, seul au monde, il se donnait à celui qui voulait bien le prendre. Pour la première fois il demandait :

— Pierre, que ferons-nous à Paris ?

Et, lui répondant, Pierre s’aperçut que sa menace de rendre ce mignon petit gamin à l’horrible Sanguisuga, bien que si amicale, si exagérée, si impossible – avait produit un effet dont même le charme trop complet lui fit redouter que les gentillesses de l’adolescent ne fussent que de la crainte. Mais non, Djino était d’une câlinerie délicieuse d’attitudes, de regard et de paroles. Il venait se frotter à Pierre, recherchait son contact et caressait aux yeux réséda de son ami ses yeux de lapis-lazuli. Il osa même, comme il s’était gaminement blotti auprès de Pierre, avancer et appuyer sur son bras une petite main très, très fine que Pierre aimait beaucoup.

— Pierre… Pierre… venez voir !… les Cascatelle, les Cascatelle !…

Ils se levèrent ensemble vers la portière de droite où le grondement sourd des chutes de l’Anio roulait à travers le halètement du train occupé à gravir les pentes ennuagées de pâles verdures d’oliviers. C’était Tivoli. Ils s’approchèrent l’un de l’autre. Des éboulis d’écume moussaient entre les rochers et se précipitaient de trois cents pieds de haut jusqu’au fond de l’abîme où la lumière s’irisait en arcs-en-ciel sur les fines vapeurs, baignant de neuves verdures étincelantes. Un tunnel percé dans le roc, puis un autre, un troisième, rejetaient les jeunes gens en arrière. Djino riait parce qu’il prétendait que Pierre à son tour avait bien peur aussi. Un tel bonheur prenait ses yeux que de petites larmes toutes menues montaient avec son rire espiègle jusqu’au bord de ses longs cils, et brillaient un instant arrêtées aux clartés de ses paupières…

En bas, par delà des escarpements sans nombre, un colossal moutonnement de terrains s’étendait sous le soleil du matin, semblable à une mer de violettes et de roses aux vagues crêtées d’or dont, plus près, les glauques émeraudes blanchissantes des oliviers eussent été les embruns argentés. Et sur tout cela un ciel éblouissant comme mouillé d’azur, avec l’énorme scintillement liquide du soleil printanier suspendu dans l’espace ivre de lumière.

Au delà de Tivoli, vers Mandela, la végétation se raréfiait, et les rocs dépouillés laissaient voir, comme en Grèce, les belles lignes de leurs stratifications brûlées dans l’atmosphère torride d’août. Plus loin encore, dès que fut visible Anticoli serti comme une aire aux parois du rocher, le paysage âpre se simplifia davantage ; les rameaux discrets des oliviers se mêlaient seuls, à mi-côte, aux brumes subtiles du matin. Pierre aimait l’austérité paisible de cette vallée de l’Anio qui lui rappelait la grandeur immortelle et misérable des montagnes helléniques où de nobles figures de jeunes hommes, comme ici, de temps à autre apparaissaient pour ajouter leur beauté grave et recueillie au charme souverain du paysage…

Pierre questionnait beaucoup Djino ; les réponses de l’adolescent le ravissaient ; il reconnaissait en lui les mêmes élans vers la beauté parfaite. Leur indécision même et les définitions inhabiles de ses préférences étaient les balbutiements, les premières notes d’un hymne, d’une prière qui trouvaient en lui un écho attentif à ne rien perdre de leurs juvéniles harmonies. Aussi Pierre aimait Djino.

Pierre aimait Djino. Il gardait jalousement le souvenir des étreintes consolatrices du réveil. Le parfum demeurait en lui des lèvres tremblantes de Luigi, car sa bouche était un fruit d’une rare essence et la délicatesse de son visage était d’une fleur.

Ainsi, comme l’alerte avait été brutale, la rémission se faisait douce et bénévole de ce péril écarté. Une renaissance de bonheur s’éveillait autour d’eux tandis que Subiaco, enfin, élevait en avant du train, à leur gauche, les alvéoles serrées de ses maisons rousses adhérentes au hardi promontoire penché au-dessus de l’Anio. Ils avaient vu, le long du chemin, dans la verdure avare des graminées rejetées en bas, hors les surfaces inhospitalières et pelées des rocs, des touffes de coucous d’or pâle ; le courant d’air tiède qui d’une portière à l’autre s’enfuyait, apportait constamment des odeurs de violettes. Des roses légères grimpaient aux arbres, et dans les rares enclos ceints d’âpres murs en cailloux secs l’opulence fardée de lourdes pivoines surprenait par l’éclat que dédaignait la réserve élégante des oliviers, frustes gardiens des maisons fauves.


Naturellement, à peine descendu, Djino observa qu’il y avait plein de « petits gosses » à la station. Où n’y a-t-il pas plein de petits gosses, en Italie, dans la vraie Italie, de Florence à Syracuse, de Toscane en Sicile ?

L’antique char-à-bancs des gares où les voyageurs sont clairsemés, était là. Aussi la route poudreuse où le misérable véhicule prolongeait sa lente agonie. Comme Djino avait mis de ces beaux brodequins en cuir jaune lacés de soie, dont la fantaisie très jeune flatte la coquetterie si peu compliquée des garçons, Pierre ne voulut pas qu’il les traînât dans la poussière. La guimbarde tapissée d’un faux pelage de tigre, cahin-caha, passa sous les marbres dorés d’un arc-de-triomphe bien surprenant sur ce chemin, et grimpa jusqu’à l’albergo dell’ Aniene.

Ah ! la rusticité franche du bourg, le beau délabrement de tout, maisons, murailles, toitures, dallages des ruelles, rampes inaccessibles, pierres vétustes des seuils, margelles rongées des fontaines où des aïeules aux costumes d’autrefois viennent puiser l’eau dans de beaux vases de cuivre et, fantômes tremblants de canéphores antiques, les élèvent sur leur tête en rejoignant, d’un pas bien rythmé, le vieux foyer de jadis…


— Voyons ! Djino, puisque nous allons déjeuner !

Ça ne fait rien, Djino adore boire aux fontaines. Il a, pour s’y désaltérer, des précautions maniérées de jeune chat et des légèretés délicates de petit oiseau… Il eût, sur les vasques usées des fontanelles pompéiennes, après d’autres garçons effrontés, imprimé la trace mutine de ses coudes et l’empreinte alerte de ses genoux roses nus sous une courte tunique de lin, arrêtée sur la clarté des cuisses hâlées et vigoureuses – dont les demi-manches larges se relevaient à l’épaule ; il eût, de ses doigts fins, conduit l’eau froide du mascaron égrillard jusqu’à ses lèvres altérées, à travers la conque de ses mains polissonnes.

— … Djino, petit sale, voulez-vous que je vous gronde encore !

Mais Djino a sur son joli menton d’un si pur dessin des gouttes d’eau si claire, ses lèvres sont si gourmandes de fraîcheur et ses yeux transparents si prometteurs de caresses, que Pierre le prierait, s’il osait, de recommencer pour la seule grâce achevée de ses attitudes quand, adolescent joueur, Djino mouille sa figure éveillée au jet limpide des fontaines.

À table, dehors, sur la terrasse aux étais assez élémentaires qui la suspendent haut sur l’Anio :

— … Si ça s’écroule, Djino va tomber dans le champ de carciofi.

— Avec Pierre, n’est-ce pas, Djino ?

— Bien sûr. Pierre aussi viendra avec Djino.

— Djino ?

— Pierre ?

— Voulez-vous mettre votre serviette, vous allez jeter toute la sauce sur vous.

Alors Djino, exprès, noue à son cou la serviette qui fait deux grandes oreilles blanches sur sa nuque blonde. Il rit beaucoup, et Pierre avec lui rit également.

C’est vrai, il y a entre eux et l’Anio, dans le ravin, un champ d’artichauts juste au creux de l’encorbellement des rochers où repose la terrasse, au moins à cent pieds au-dessus de la rivière. Mais par exemple la vue est de toute beauté. Sur la nudité chaude des rocs se fondent des nuances mates absolument rares et précieuses estompées du bleu de saphir au mauve presque rose. Au loin plusieurs plans de montagnes se superposent entre lesquels on devine le poudroiement lumineux qui monte des vallées. Tout près, l’Anio déroule ses moires torrentueuses que de gros cailloux soulèvent par places pour offrir au soleil les milliers de miroirs chantants où ses rayons reluisent. Et l’atmosphère vibre, bleuâtre dans les ombres zébrées du vol résonnant des abeilles dorées de pollen. La table est blanche. Le vin ambré rit dans les verres ; l’heure est exquisement tendre, pâmée de bien-être, de jeunesse et de beauté, comme si tout répétait le printemps, l’adolescence blonde, fluide et bleue de Djino, dans le val sauvage et rude de Subiaco.

Dans la salle de l’intérieur des gens frustes sont attablés et mangent lourdement autour de la table commune, marqués chacun, ouvriers ou paysans, du type rude et simple de ces montagnes. Pierre et Luigi frôlent, en sortant, ces hommes et ces femmes qui dégagent une forte odeur humaine.

Dehors – ah ! Djino est content, et Pierre aussi – dehors il y a encore des petits gosses dont les yeux malins sont à l’affût. Mais il ne faut pas se précipiter sur eux. Pierre attend pour choisir le guide, d’ailleurs inutile, qui les conduira à San-Benedetto, tout là-haut, là-haut. Il remonte à droite vers la place où se tient un pauvre petit marché de fruits, de grosses oranges, de menues quincailleries, de poteries aux formes très amusantes et de belle chaudronnerie en cuivre. Tout cela est étalé à terre, en face de l’église blanche au portail un peu solennel et très en désaccord avec la rusticité moyenâgeuse du bourg.

Il y a plein de jolis gamins aux yeux vifs ou indolents, espiègles ou candides, souriants ou craintifs, hardis ou sauvages, tous très plaisants en dépit quelquefois de l’irrégularité du visage.

Pierre a soin de choisir parmi les moins importuns, Djino aussi, sur la recommandation de son ami ; parce que Djino aussi veut bien un guide. Et il y a justement un petit drôle qui se tient si timide à l’écart de tous les autres et qui semble boire Djino des yeux.

Celui-là est pour Djino.

— Comment t’appelles-tu, polisson ?

C’est Djino qui a l’audace d’appeler l’enfant, polisson, birichino.

— Ettore, signor.

— Pierre ? le petit gosse s’appelle Ettore.

Et leurs jolis regards, à tous deux, aux deux gosses, Ettore et Djino, pétillent de malice et de joie.

Ettore montera à Santa-Scolastica et à San-Benedetto. Comme il est petit, douze ans peut-être, Djino décidément le garde pour lui.

Pierre en a vu un autre aux larges yeux noirs et calmes fortement bistrés dans sa longue figure mince, très fine et très robuste.

— Et toi, mon p’tit gas, comment t’appelles-tu ?

— Orazio, signor.

— Djino ?

— Pierre ?

— Le petit gosse s’appelle Orazio.

Et leurs jolis regards à tous quatre, aux trois grands et au petit, sont magnifiques de joie, de bonheur. Ils portent dans leurs claires prunelles les ondes lustrées et embaumées et les joies de l’avril provocant.

Et tous se mettent en route. Djino n’a pas voulu prendre une bonne mule sur laquelle il aurait été si bien pour gravir les lacets rocailleux de la montagne ! Alors on ira très doucement. Le chemin ne monte pas encore d’ailleurs. Il s’échappe de la belle place où une large fontaine aux grandes auges de calcaire s’adosse, en le surplombant, au lit encaissé de l’Anio. Des filles y puisent de l’eau et des gamins y jouent à s’éclabousser.

Il faut au contraire descendre vers le bord du torrent, après les pauvres dernières maisons rousses de Subiaco se muent en un misérable faubourg très sordide où, sur la route, un seul rang de masures abrite des vieilles femmes, où de petits enfants bruns se roulent dans les ordures, sous les images peinturlurées des madones et des saints. Mais les aïeules ont conservé intacts les vieux bijoux et les anciens costumes des monts Albains, et leur misère caduque, à leur insu, se pare d’une grâce vieillotte très naïve, très sincère et très belle.


Dans le bleu du ciel la croupe des monts sommeille sous les oliviers gris ; mais à droite, contre l’Anio qu’ils dominent, les feuillages lustrés des chênes-verts se penchent sur la route et jettent de larges ombres emmi la marmaille qui joue pieds nus et fesses à l’air.

Les cailloux roulent sous les pieds de la jeune expédition déjà folle de rires et haletante un peu car « ça commence à grimper ». L’herbe qui borde les sentiers raboteux contient l’effervescente floraison des graminées, partout la même au printemps : jacinthes, pâquerettes, campanules, coucous, violettes, anémones, fines chevelures des herbes montées en graine, et tout le petit monde paisible des efflorescences inconnues. Et tout cela sent bon. Ah ! voilà qu’en s’élevant il faut s’avancer dans la vallée resserrée de l’Anio. On voit très bien Antera, San-Francesco, Tacianella, Canterano plus loin, et, sur chaque croupe, au sommet aride des rocs, l’agglomération chétive ou grouillante des maisons de pierres sèches.

Comme on arrive à Santa-Scolastica qui est bâtie très haut, un polisson encore s’avance, tout intimidé, le méchant drôle, car ça fait déjà joliment du monde autour de Pierre, – mais avec, pourtant, plein de malice aussi dans ses yeux et un beau sourire candide sur ses lèvres. – Ah ! les petits gamins de Subiaco ! Il guettait le cortège. Dès lors que nul ne l’en repousse c’est une invitation, pour lui ; il s’y joint d’office. On ne s’arrête pas à Santa-Scolastica.

Tout de même Djino se rapproche de Pierre. Il est inquiet. Ça fait trop de « petits gosses ». Pierre voit bien que Djino a peur qu’on l’oublie sur la route et qu’on emmène à sa place Ettore, Orazio ou… C’est Ettore qui dit le nom du nouveau venu : Giacometto.

Donc, Djino ne quitte pas un instant Pierre ; et Ettore qui ne connaît que le devoir vient prendre la droite de son joli chef. Ça grimpe tout à fait beaucoup, comme dirait Djino. Subiaco est complètement répandu presque à plat au fond d’un immense verger d’oliviers. Tout à l’heure les maisons s’escaladaient l’une l’autre, en cône, maintenant elles éparpillent leurs aspérités d’une belle couleur terre de Sienne brûlée, dans les arbres, au bord de l’Anio torrentueux. On voit les sentiers étroits sinuer à travers la montagne et, tout près, la route blanche de Santa-Scolastica que l’on vient de quitter, avec, en bordure, les lourds bâtiments fauves et le campanile carré du couvent… Et puis des poules noires sur la route blanche. C’est Orazio qui voit cela. Elles sont pourtant bien petites, les poules, mais les yeux d’Orazio – Orazio a quinze ans – sont très vifs bien qu’un peu fatigués par tant de bistre très inquiétant, autour.

Il faut encore éviter un énorme pan de roc, et, là au-dessus, c’est San-Benedetto. Oui, mais on n’y est pas encore, à San-Benedetto, assure Orazio qui voudrait bien rire beaucoup avec Pierre tandis que Ettore suit et frôle Djino des yeux et que Giacometto est bien ennuyé d’être tant délaissé par le robuste et svelte Orazio qu’il parait bien connaître.

On tourne le rocher. Djino par extraordinaire allait en avant, avec Ettore, bien sûr… Djino redescend inquiet, inquiet :

— Pierre, encore un « petit gosse » !

C’est pourtant Dieu vrai ! Encore un petit gosse ! Oh ! le pauvre petit polisson ; il voudrait bien rire aussi avec toute cette armée de birichini ; il n’ose guère. Seulement il vient tout de suite vers Pierre qu’il a évidemment pris pour le général, et lui offre, plein sa main sale, des violettes toutes fraîches. Pierre les lui prend. Alors Cesare – il s’appelle Cesare celui-là qui a dix ans – Cesare est intronisé et fait partie de la turbulente expédition.

San-Benedetto est encore au-dessus de tous ces lacets caillouteux bordés de grosses pierres d’où s’élèvent, drus et luisants, des chênes-verts, et, très pâles, des oliviers.

Ils sont six à rire : Pierre, Djino qui fait une petite moue par quoi il est bien plus gentil encore… nous disions : Pierre, Djino, Ettore, Orazio, Giacometto et Cesare. Jamais les vieux rochers où les moines parfois descendent prier en silence n’ont entendu semblables chansons, même à l’aube quand tous les nids s’éveillent à la fois. De là-haut, au-dessus du couvent, arrive la cantilène aiguë d’une flûte, on eût dit – dans le silence rougeoyant de la cime ocreuse enguirlandée d’oliviers – faite des roseaux blancs du lac Copaïs et vivante sous les lèvres habiles d’un pâtre de Théocrite…

On ne peut cependant pas faire entrer tout ce monde-là dans le saint monastère, Pierre donne des ordres en conséquence à chacun des adolescents rustiques et gracieux de Subiaco ; ce sont : Orazio, Giacometto, Ettore, Cesare, plus un qui attendait, le petit monstre ! dans le raidillon étroit contenu entre deux murs de soutènement qui conduit à la porte du couvent : Giovanni-Battista. Ce qui fait cinq, au grand désespoir de Djino. – Pierre et Djino ça fait sept !

Par le seuil resserré d’un long couloir dont la fraîcheur apaise l’ardeur de l’ascension, Pierre et Djino arrivent – mon Dieu ! comment Djino pourrait-il bien s’y prendre pour être certain que Pierre ne va pas le laisser à Subiaco et emmener à sa place Orazio, par exemple !… – Pierre et Djino arrivent dans une salle tout irrégulière où des fresques se meurent le long des murs. Dans un angle une porte s’ouvre sur la chapelle. La chapelle est écrasée sous les murailles vétustes où des lambeaux de légendes se déploient en couleurs épuisées. Cela est très, très vieux. Et du silence recueilli rampe sur la moiteur des dalles, porteur, on dirait, du murmure monotone et lointain des hymnes. Djino ne veut plus quitter Pierre, et Pierre trouve un bonheur infini à serrer contre lui l’adolescent précieux comme l’icône d’or immobile devant eux au front du tabernacle. Ils descendent des marches. C’est l’autel, là, où Pierre quand même s’incline en passant, presque étouffé par les voûtes basses sur lesquelles on sent la pression dangereuse et lourde des rochers, où tant de saints et d’anges vieillots dans les bleus, les verts, les roses, les jaunes et les vermillons pareils aux naïves couleurs d’un Benozzo Gozzoli, sommeillent… S’ils allaient se réveiller de leurs poses maladroites et charmantes ! Djino parle très bas. Il y a des marches encore à descendre. Au bas des marches, sous le roc apparent, une crypte inquiétante abrite un autre autel. La Panaghia byzantine fleurit, Vase d’insigne dévotion, aux parois enluminées de la crypte voûtée dont les nervures s’appesantissent jusque sur la tête des jeunes gens recueillis. De l’intérieur, il ressemble à une forteresse, ce couvent délabré dont les murailles sont si tristes et silencieuses, où l’idée de la Mort s’impose si violemment dans les apparitions ternes et désolées qui ferment les yeux des anges en épuisant les ors de leurs nimbes élargis… si violemment elle s’impose, que la Vie, semble-t-il, se révolte sous l’écrasement irrémédiable de ces souterrains, et veut fleurir, même si maladivement, veut fleurir pour s’anémier, souffrir, se lamenter ; pour que des tortures soient qui n’eussent pas été sans elle qui dans tous les êtres versa, capricieux et mauvais, le doux poison d’amour…

Et cette solitude exaspère leurs pensées. Ils se comprennent soudain, Pierre et Luigi, seuls dans le fond ultime des cryptes où perce, à travers les vitraux irradiés, un peu de jour provocant et délicieux. Si délicieux que, par une ouverture parcimonieuse, ils veulent ensemble voir dévaler à leurs pieds, vers l’abîme, les chemins en lacets où des fleurs s’épanouissent et se lèvent des adolescents… avec, au bord de la montagne lointaine, l’amphithéâtre roux et sec des maisons de Subiaco – d’où vient le bel Orazio ! Djino se souvient… Ensemble ils veulent voir. Et, dans ce geste, leurs chevelures se confondent de leurs fronts rapprochés, puis leurs joues surprises, un moment demeurent unies tandis que la tiédeur de leur sang en eux s’échange dans la fraîcheur demi-sépulcrale… Non, pas Orazio !… Pierre s’attarde qui sent sur sa tempe fiévreuse s’appuyer l’oreille de Djino. Ils se tournent l’un vers l’autre. C’est très beau l’Anio tout au fond du précipice ! Djino veut parler, ses lèvres exquises s’ouvrent, mais elles se ferment dans un baiser qu’il porte aux lèvres amies de Pierre en caressant à ses yeux aimés ses yeux de gamin amoureux… Et leur joie fleurit de se chérir sur leur bouche qui s’abandonne. Pierre sent monter jusqu’à lui l’haleine embaumée de l’adolescent expert en baisers, l’amitié tendre de son cœur ignorant d’amour. Ailleurs il eût grondé ; devant l’autel il consent que Djino cherche la place où tenir longtemps ses lèvres savoureuses contre ses lèvres extasiées… Leur chair juvénile s’incruste et longtemps demeure, angoissée, sur la saveur troublante qui tient leurs bras enlacés, leurs mains tremblantes au creux des paumes où se lient leurs doigts fins. Et Pierre voit rayonner sur les émeraudes de ses yeux les cils obscurs, les yeux bleuâtres et peureux de l’adolescent audacieux et chéri…

… L’abîme n’est pas, pour lui, sous les rocs où ses pieds reposent, l’Anio dont le chant perpétuel berce les escarpements des proches précipices, il est dans la bouche offerte du jeune ami où son baiser se perd et sa volonté se fond.


Et Pierre avait des larmes plein ses yeux parce que l’image de la Sanguisuga se vautrait devant lui, polluant la beauté de Djino – et qu’il était jaloux !…

Comme leurs lèvres avec peine se séparaient et que survivait à l’étreinte pure la liaison tiède de leurs mains et le doux frôlement continu de leurs yeux, des pas s’avancèrent sur les dalles, qu’ils n’avaient pas entendus et, de voix lentes et graves, issirent, dans les nefs supérieures, les notes blanches du Salve Regina.

Pierre ne croyait plus guère. Le scepticisme païen était dans son cœur. Mais tant de joies, dans son adolescence si proche encore, étaient formées de ces rêves mystérieux, qu’il conservait l’amour à ce qui ne put retenir sa foi, et le respect à ce qui n’attirait plus son adoration… Et ce monastère sauvage de San-Benedetto s’offrait encore, pour la communion de son âme à l’âme puérile de Djino, de sa chair défaillante aux lèvres caressantes de l’adolescent, comme le temple le plus noble qu’il eût imaginé à la ferveur de cet amour.

Alyssos vivait dans la lumière éclaboussante de son souvenir… Il avait refusé le petit Grec impertinent et blond… Mais Djino n’offrait que ses lèvres ; alors…

… Et leurs yeux demeuraient ensemble. Ensemble ils écoutaient, en se souriant, les moines dont les répons tombaient sur eux, glacés, au fond de la crypte vermillonnée.

Ils remontèrent sans hâte. Point ne s’émurent les cagoules bénédictines qui s’alourdissaient sur les épaules, couvrant à demi les crânes prostrés dans la solitaire méditation… Djino ne voulait pas que Pierre se séparât de lui ; il se serrait contre son ami, et Pierre enveloppait de son bras l’orphelin beau comme Éros, tendrement, dans une muette adoration.

Des marches encore. Ils repassèrent devant l’autel de la chapelle supérieure où des psaumes graves recommençaient d’arriver, ascendants cette fois. Ils se taisaient et marchaient avec lenteur entre les enluminures des parois et des voûtes. On avait allumé des cierges dont le grésillement s’allumait aux nimbes effacés des vierges, aux auréoles filiformes des guerriers et des anges.

Ils sortirent du sanctuaire. Alors, dans la salle où la polychromie charmante des fresques allait s’atténuant aux murs appuyés sur le roc, les jeunes guides qui attendaient assis se levèrent aussitôt. Ah ! Les gracieux petits drôles. Orazio d’abord s’avança et offrit à Djino une couronne d’olivier joliment tressée – la même, songea Pierre, qui, suspendue aux seuils lumineux d’Athènes, annonçait aux voisins réjouis la naissance heureuse d’un garçon. Ettore tenait dans ses mains un nid fait de ramilles, de laines et de mousses ; écrin délicat de deux perles menues, rondes et bleues comme des turquoises. Giacometto apportait une brassée de coucous d’or vert. Cesare avait noué des petites touffes de violettes dans un rameau de chêne-vert… et Giovanni-Battista interdit gardait vers lui une écuelle de lait qu’il était allé demander au moins à son ami le chevrier de Théocrite.

Quelles gamineries souriantes et spirituelles que ces offrandes sauvages dont Djino eut tôt les mains pleines ! Il offrit à Pierre la coupe de lait, mais Pierre attendit pour y goûter que son petit ami eût d’abord trempé ses lèvres fruitées dans la crème, après quoi il but à son tour.

Tous deux voulurent conserver un peu de ces dons agrestes avant de les déposer, en sortant, au pied d’une croix qui, sur la cime d’un rocher, marquait l’entrée du cloître.

À l’extrémité d’un long sentier, taillé au flanc de la montagne, où fleurissaient des roses et poussaient de jeunes oliviers, on arrivait à une sorte d’éperon surplombant les vallées rayonnantes. Un petit mur en exèdre offrait le siège commode de ses gros cailloux secs. En bas, très bas, un bois sacré ne laissait voir que les têtes feuillues et sévères de ses oliviers… Et l’écho des grandes murailles brunes et des rochers en relief dans le paysage inondé d’allègre lumière, renvoyait les notes perlées d’un chalumeau.

— Il capraio ! il capraio !…

Les enfants s’écrient ensemble. C’est le chevrier. On l’appelle. – Ça va faire huit ! – D’abord il n’entend pas, perdu on ne sait où. Mais soudain sa petite voix arrive distincte en un mince filet juvénile porté dans le grand torrent d’air pur. Et puis, en quelques minutes, sans qu’on puisse deviner d’où ils sortent, ses chèvres les premières et lui-même ensuite apparaissent en bas du grand mur d’appui dont le sommet sert de banc à Pierre et à tous les birichini. Svelte et vif petit pâtre, il a tôt fait, dans les anfractuosités des cailloux, de trouver la place où poser ses pieds, où accrocher ses mains. Et le voilà, chassant à coups de menus graviers ses chèvres qui vont tourner pour le rejoindre. Non, ce n’est pas le berger de Théocrite ; la flûte de Pan est dans sa panetière, mais la grâce attique a fui sa jeune figure de faune, et toute sa petite adolescence s’est épanouie suivant l’évolution d’un végétal plutôt rude où ses yeux seuls seraient des fleurs sauvages.


… Le soleil descend lentement. La lumière est d’ambre, qui tout à l’heure ruisselait d’azur et de cristal ; et des bleus sombres se révèlent au creux des escarpements.

Il capraio s’appellerait Pasquale s’il n’était surtout il capraio. Pierre voudrait qu’il donnât du lait à tous les gamins. Il consent. Pour attraper ses chèvres ça n’est pas très commode. Il capraio marche au milieu d’elles, sournois et guettant du coin de son œil noir, sans y prendre garde, la bonne laitière. Il passe auprès de celle-ci une fois, deux fois, puis soudain se penche et saisit la bête à la patte de derrière d’un geste si comique et si gracieux que Djino serait heureux de le voir recommencer – et Pierre aussi, Ah ! l’habile petit chevrier.

Quand Giovanni-Battista puis Ettore, Giacometto, Cesare, Orazio ont bu, c’est au tour de Djino. Pasquale attrape une chèvre encore avec des ruses d’un tel charme bucolique, avec des attitudes si amusantes et imprévues que tout le petit monde rit et s’exclame… et fait peur aux chèvres qui sautent.

Pierre boit dans l’écuelle de bois où Djino a laissé la fleur de son haleine, où tous les autres avant lui ont abandonné des arômes frustes de leurs lèvres gamines qui sentent la bruyère pourpre, la menthe verte et le coucou citron.

Or, une étoile pâle s’allume dans le vert glauque du ciel tandis que le soleil effacé frotte encore de reflets d’or les crêtes violettes des montagnes. Le jour tombe, Il faut descendre. Subiaco éparpille dans la lumière épuisée ses maisons rousses aux toits plats. Les oliviers sont bleus. L’Anio s’argente et luit, vert, au fond des ravins. Des étoiles encore, partout, tout d’un coup dans le ciel, parmi le crépuscule cendré d’orange, de chrysoprase et de pourpre.

En descendant Pierre a donné des sous et des piécettes à Djino, et Djino est prodigue. Aussi ce sont des mercis un peu confus, des petits mouvements de lèvres peureuses, heureuses et jolies ; et, dans les yeux des adolescents, comme au fond du ciel moins beau que leurs doux visages, des étoiles s’allument, – et les menottes hâlées se tendent pour les adieux…

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Adieu, petit Pasquale très sauvage qui ne sais pas donner la main ; demeure avec tes chèvres parmi les courtes bruyères et les buis âcres ; fais chanter sous les oliviers, à tes lèvres de faune, la flûte divine de Pan, pour charmer des âmes errantes qui, passant là, garderont le souvenir de ton agreste Subiaco…

Adieu, Giovanni-Battista ; dans six ans, quand tu en auras seize, les filles souriront à tes yeux, et tes lèvres de gamin seront bonnes, toutes neuves, à leurs lèvres de femmes, si tu descends à Subiaco…

Adieu, Giacometto très candide aux yeux malicieux et qu’Orazio aime trop peut-être. Va ! De gamins comme toi, aux amours difficiles, le monde est plein. Ils grandissent pour souffrir… quand Orazio n’est pas auprès d’eux. Que n’en est-il seulement à Subiaco !…

Adieu, Cesare aux petites mains sales remplies de violettes, aux beaux cheveux bouclés. Guette les voyageurs, gamin joli, et leur donne tes fleurs et leur accorde les grâces de tes yeux. Quand ils reviennent de Grèce et portent dans leur cœur le deuil noir de la beauté perdue, tes petites mains écartent les voiles sombres ; tu ris, leur âme accablée s’allège et prend leur demi-deuil aux violettes de Subiaco…


Et les ravines sont rapides, où se dissout l’avalanche des jeunes hommes.

Il ne reste plus que Ettore et Orazio qui rentrent avec Pierre et Djino ; les autres se dispersent et sont allés rejoindre leur maisonnette dans les oliviers ou leur simple abri dans Santa-Scolastica.

Et voilà que la nuit sereine s’étend sur toutes choses et jette des ombres aux cimes lointaines tout à l’heure dorées dans le ciel d’eaux vertes, ou fauves sur le ciel de pourpre.

On entend rouler encore des cailloux aigus, entre les rocs et les troncs noueux des oliviers et des chênes. L’air est frais. Les jeunes hommes parlent plus bas. Voilà les premières maisons du bourg, silencieuses au bord de l’Anio. Derrière les fenêtres, de mystérieuses petites lumières tremblent ; et des projectiles lents et soyeux passent qui sont des chats en maraude et des chattes en folie. Puis le silence languissant et divin dans le fond bleu clair de la nuit, et les ténèbres bleues au fond des vallées…


Adieu, petit Ettore amoureux de Djino. Cherche parmi tes oliviers la grâce blonde de l’adolescent sicilien. Cherche dans l’Italie, cherche sur les rives complaisantes où vient la Méditerranée se pâmer de caresses, cherche par le monde… il n’y a pas d’autre Djino. Adieu, Ettore très timide. Tu te souviendras qu’Éros, un soir, vint à Subiaco…

Adieu, Orazio aux beaux yeux ourlés de mélancolie ; Giacometto est demeuré à mi-côte de la montagne… Quand tu le reverras, Orazio de quinze ans, tu lui rappelleras que Pierre vous a trouvés très beaux tous deux. Si Giacometto dit que Pierre a menti en disant cela, tu le lui répéteras sur la bouche, toi-même, pour qu’il sache une fois de plus, polisson, que toi au moins tu ne mens pas… Adieu, Orazio de quinze ans dont Giacometto borde les yeux de mélancolie… Djino a vu comment on aime à Subiaco…


Tout seuls, avant de rentrer à l’hôtel, ils demeurèrent dans la nuit caressante, Pierre et Djino. Ils étaient très près l’un de l’autre ; leurs mains se rencontrèrent.

— Vous n’avez plus peur, maintenant, Djino ?…

— Non, Pierre… plus maintenant…

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