« L’Élu – Chapitre VIII » : différence entre les versions

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Aussi Djino se serrait contre son ami comme s’il eût voulu lui donner son âme…<br>
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Version du 5 août 2011 à 15:03

Ce texte historique est protégé contre les modifications.


Chapitre précédent

Chapitre VIII


Et Pierre demeuré seul avec Luigi s’effraya d’avoir retenu à lui pour toujours l’orphelin auquel il venait d’offrir son appui et – cela était implicitement renfermé dans toute son attitude – son affection.

Quelles que fussent les révélations qu’il attendait en tremblant des Bene fate, fratelli, il importait d’abord que Luigi pût l’accompagner avec une mise décente. Pierre redescendit par la place d’Espagne. Il voulait retraverser l’éblouissante atmosphère blonde où se révéla, offrant ses fleurs aux passants, l’étrange petit ami qu’un hasard lui fit trouver, qu’un hasard de même eût pu soustraire à son enthousiaste attachement. Ils descendirent devant la Trinità de’ Monti. Luigi se serra peureusement auprès de Pierre en marchant là ; et Pierre ne craignit pas de retenir contre lui le petit mendiant en glissant son bras sous le sien. Il y avait encore des fleurs embaumées et des ciociari fainéants, en bas des marches, et du soleil en nappes abondantes se répandait dans les gazouillements irisés de la Barcaccia.

Parfois Pierre se penchait vers l’adolescent et disait sans plus :

— Djino ?…

Alors Djino levait ses regards heureux et fiers du côté de son ami, et ils se souriaient ensemble dans les yeux l’un de l’autre.

Pierre descendit la via della Vite moins fréquentée que les autres rues ; il passa à la Poste et trouva parmi des imprimés et des lettres, une épaisse correspondance de Gilberte et de Marc. Il pensa : Quand Marc et Gilberte verront mon Luigino ! – et sitôt après : Quand Luigino connaîtra Gilberte et Marc !… Il aurait voulu écraser le petit gamin si joli sous une avalanche de joies et le combler jusqu’à la douleur d’un trop-plein de bien-être…

Marc et Gilberte ! Ces deux noms, l’un affectionné, l’autre chéri, le rappelèrent un peu de son rêve. Mais, parce qu’ils marquaient mieux la réalité de ses actes, à ce moment la présence de Luigi s’affirma plus réelle aussi, plus tangible – et la certitude de cette réalité, ce jeune garçon rieur et mignon auprès de lui, sa jeune chair radieuse et ravie doublèrent la joie toute neuve au cœur de Pierre de posséder ce petit drôle dont les seize ans et demi, qui n’étaient plus à personne, lui appartenaient sans réserve.

Ils remontèrent le Corso vers la place de Venise. Et Luigino était fou de joie. Ses yeux flambaient. Il marchait dans une transfiguration lumineuse, sur un Thabor où ses petits pieds mal chaussés écrasaient des étoiles parce que Pierre voulut immédiatement qu’il échangeât ses pauvres hardes pour des vêtements très chics de « petit monsieur ».

Dans un grand magasin de nouveautés on leur donna un salon d’essayage où des glaces multipliaient à l’infini et sur toutes faces les attitudes prises entre elles. On fit choisir à Luigi lui-même, sur la volonté expresse de Pierre, d’abord un costume confectionné en attendant qu’un tailleur l’habillât plus exactement puis tout le petit trousseau nécessaire pour commencer. L’orphelin extasié consultait Pierre des yeux ; il ne croyait pas avoir le droit d’acheter tant de belles choses ; il ne savait pas du tout ce que c’est que d’acheter, d’avoir de l’argent que l’on donne en échange des belles choses désirées et de satisfaire ses convoitises de birichino de seize ans avec des sous, des pièces d’argent et d’or. Des pièces d’argent et d’or il n’en avait jamais possédées !… Ah ! l’heureux petit bonhomme ! Et comme il y avait toutes sortes de folies dans ses beaux yeux réjouis et fiers qui consultaient son grand ami avant d’oser !… Djino ne commit aucune faute de goût ; un caleçon de fil gris bleu cerclé de filets de soie rouge moula étroitement de ses mailles dociles la blonde nudité réapparue devant Pierre, tandis que les glaces répétaient en purs profils la ferme cambrure des jambes d’exquise jeunesse, des cuisses dures et des reins joueurs de Luigi. Il ne commit aucune faute, depuis le caleçon indiscret jusqu’à la chemise de toile fine heureuse de se caresser aux jeunes muscles pâles et fermes de ses bras clairs, jusqu’au pantalon bien coupé d’un drap « marengo » très distingué, pareil au court veston qui resta entr’ouvert sur un gilet de velours cerise épinglé de soie bleue. Quand Djino eut lacé sur ses chaussettes assorties au caleçon, des petits brodequins de cendrillon, très effilés, Pierre fit une régate de sa cravate de surah aux rayures alternées bleu clair et bistre et la noua de sa main sous un haut col raide de blancheur empesée. Ainsi s’effaçait le pauvre gamin joli dans l’élégance d’un jeune homme à la taille svelte et légèrement élancée dont la beauté capiteuse rayonnait autour de lui.

Djino se montra d’une coquetterie charmante, sans apprêt ; elle lui était naturelle et s’avérait sans recherche par toutes les formes et les mouvements gracieux de son adolescence fougueuse.

Pierre compléta l’habillement par un petit feutre mou, gris foncé, d’une arrogance mutine qui fit rire Djino tant il seyait à sa jeune tête et se posait à ravir, en en laissant dépasser quelques-unes, sur les boucles un peu longues de ses beaux cheveux. Pierre se rappela que Filippo avait été chercher Luigi aux bains quelques heures auparavant, il ne vit donc rien à reprocher à l’enfant dans cette rapide transformation, rien à y ajouter que la petite bourse qu’il se proposait de garnir suivant le budget modeste d’un collégien, le mouchoir, le porte-cartes et les gants. Au surplus il laissa des ordres afin qu’on livrât à son adresse, via Gambero, ce qui restait indispensable à Luigi, et qu’on déposât ses emplettes dans la chambre qu’il priait qu’on retînt auprès de la sienne.

Quant aux Bene fate, fratelli !… Pierre voyait bien à quel petit gosse gentil et bien élevé il avait à faire ; il défiait le sort d’avoir pu charger cet enfant de fautes ou de sentiments qui dussent le séparer de lui. Même ces fautes n’eussent rien enlevé à sa foi en Luigi. Quant aux sentiments, l’attitude ouverte de l’adolescent le rassurait sinon sur leur excellence du moins sur leur innocuité. Et s’il avait voulu les connaître il aurait pu interroger Luigi. Il se refusait à cela. Cette inquisition à vif lui déplaisait par sa brutalité, sa cruauté même.

Luigi ne trépignait pas de plaisir parce qu’il était déjà trop grand garçon et trop raisonnable, mais comme ils restèrent un moment seuls dans le salon d’essai en attendant qu’on préparât la note, Djino tendit ses mains à Pierre. Pierre les lui prit :

— Vous serez bien gentil, Luigi ?

Pierre ne voulait pas employer le puéril diminutif qu’il aimait tant. Quelque chose de grave, en effet, planait sur la brièveté sérieuse et recueillie de ses paroles. Il se rappela qu’il n’était pas seul au monde, lui, et que cet enfant ne devait troubler personne autre que lui. Djino répondait, suffoqué de tendresse émue et reconnaissante, avec des larmes vacillantes au bord de ses yeux fascinants plus doux, plus beaux, plus enjôleurs que jamais, magnifiés dans leur débordement de gratitude et d’affection :

— Oui, monsieur Pierre.

— … Et bien raisonnable ?

— Oui, monsieur Pierre, bien raisonnable.

— … Et bien obéissant ?

— Oui, aussi, bien obéissant, monsieur Pierre.

— Alors, Luigi, je vous aimerai beaucoup… Nous vous aimerons tous, là-bas à Paris. Je vous dirai plus tard qui nous y attend et vous accueillera comme un petit ami très aimé, j’espère…

L’enfant touchait tout à fait Pierre resté assis ; il se pencha de telle sorte que son front – comme au matin Carolina – vint effleurer les lèvres de son ami. Alors Pierre le baisa doucement parmi ses beaux cheveux… et Djino se laissa faire…


Au premier café où ils entrèrent pour que Pierre y pût lire à l’aise son courrier, tout de suite on prit Djino pour un jeune Anglais. Il était tout semblable, d’ailleurs, par sa taille flexible et mince, la nuance rare de ses cheveux et de ses yeux et la fraîcheur de ses lèvres, à un bel étudiant, à un lad aristocrate d’Harrow ou d’Oxford. Sa distinction était tout aussi précieuse et troublante que la leur, mais moins froide et moins préparée. Djino ne savait même pas qu’il fût si joli. Quand Pierre le lui laissait entendre il s’étonnait et restait incrédule bien qu’extrêmement flatté. Et les violettes de Parme étaient jalouses en regardant ses yeux ; les étroites fleurs d’orangers enviaient le tiède arôme des dents blanches qu’il laissait voir en riant dans sa bouche brûlante et fraîche tout ensemble.

Le soir doucement tombait sur les masses brunes des toitures palatiales, et les rues sombres s’emplissaient d’une buée légère où commençaient à regarder les yeux inquiets de quinquets espacés. Des fritures lançaient en passant les bouffées lourdes de leurs cuves en ébullition où se gonflent des pâtes et gémissent des beignets de poissons. Puis, tôt la nuit fonça dans la solitude des ruelles, et le froid traversa en courants d’air les carrefours resserrés où de petites lampes aux huiles paresseuses somnolent devant les madones, aux encoignures des maisons. Luigi se rapprocha de Pierre.

C’était, cela, un de ces soirs mauvais qui, le soleil disparu, laissaient Djino errer à l’aventure en attendant le gîte ignominieux du pauvre et de la gouge où le petit collégien ne rentrait qu’en tremblant. Alors il avait dans l’ombre des hauts portails revêches, dans l’angle obscur des seuils, dans un retrait de murailles, le long des colonnades décharnées comme une rangée de spectres, des créatures sinistres qui regardaient de leurs yeux figés les yeux effrayés de l’adolescent, et, s’approchant avec des remous squameux de reptiles, sifflaient des mots à son oreille… des mots… des mots… Et le petit Luigi se sauvait vite, glacé !… Alors, à d’autres carrefours, à d’autres encoignures, sous d’autres porches, entre deux spectrales colonnades, quand il pleuvait, dans d’autres renfoncements de murailles complices, d’autres individus, d’autres yeux goulus, d’autres gestes avides et prometteurs, d’autres tentateurs atroces barraient son chemin, quand Djino n’avait pas de sous dans ses pauvres petites poches désolées, quand Djino n’avait pas déjeuné et qu’il n’allait pas dîner et que les fritures puantes sentaient bon pourtant, et que sa pauvre petite bouche jolie et ses dents incisives et fines de jeune loup avaient faim !!!… Alors Djino se sauvait quand même… Il allait pencher son col flexible sous le jet rieur d’une fontanelle et mouillait ses petites lèvres, son petit nez, son petit menton qui n’étaient à personne… Alors l’eau coulait dans son cou tiède, sous sa chemise. Lui parti, le mince filet d’eau rieur continuait de bavarder seul ; et Luigi s’éloignait avec de grosses larmes dans ses yeux… Il avait dîné !!!

Et ce soir était un de ces soirs ; celui d’hier, celui d’avant-hier, tous les autres soirs. Ce soir était l’un d’eux ; il eût été tout semblable à ces heures navrées où le crépuscule apportait la douleur du jour écoulé et l’angoisse du jour à venir, si Pierre…


Aussi Djino se serrait contre son ami comme s’il eût voulu lui donner son âme…


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