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*''Narayana : roman tantrique'' / Narayana Nair ; traduit du tamil par Jaimouny et A. P. – [Paris] : Jérôme Martineau, cop. 1968 (Turin : Sargraf, novembre 1969). – 176 p. : couv. ill. ; 22 × 13 cm.{{Commentaire biblio|P. 43-66.}}
*''Narayana : roman tantrique'' / Narayana Nair ; traduit du tamil par Jaimouny et A. P. – [Paris] : Jérôme Martineau, cop. 1968 (Turin : Sargraf, novembre 1969). – 176 p. : couv. ill. ; 22 × 13 cm.{{Commentaire biblio|P. 43-66.}}


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Version du 13 septembre 2013 à 13:17

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Deuxième partie du texte intégral de Narayana, « roman tantrique » attribué à Narayana Nair.[1]


Page précédente…



Ce matin-là, après le massage, le Gourou s’enquit si j’étais suffisamment apaisé pour supporter une nouvelle démonstration de ses pouvoirs sur le sexe. J’acquiesçai, cachant mal ma curiosité.

— Chela, me dit-il, prends le « chembu » de cuivre, son col évasé m’est nécessaire. Je te le confie. Veille au moment où il faudra s’en servir.

Au lieu de s’étendre, mon maître s’assit sur le rebord de la planche. Il se recueillit puis fixa son sexe. Celui-ci ne tarda pas à se gonfler, à se dresser, à osciller. Sur un geste du Gourou, j’approchai l’orifice du « chembu ». Presque aussitôt un jet de sperme y jaillit, j’en entendis le bruit mou sur le fond. Aucun soubresaut n’avait secoué le Gourou, son souffle ne parut pas non plus s’être modifié. À peine vis-je les muscles de son ventre se contracter, le creusant au moment où l’éjaculation se produisit soudaine et violente.

Je versai aussitôt de l’eau sur la verge du maître. Il était indéniable qu’il avait désiré expulser du sperme à un moment donné. Cela s’était accompli un peu comme on crache de la salive. Mais qu’elle était étrange cette faculté de faire dresser le sexe rien qu’en le regardant ! J’étais dans un état d’esprit facile à imaginer alors qu’à la rivière je lavais soigneusement le « chembu ».

Le sperme n’est pas considéré parmi nous comme une déjection de caractère impur, sauf s’il est répandu sur le sol comme un déchet de l’organisme. Il y a lors faute. On s’explique qu’une personne sainte comme mon maître ne pouvait faire jaillir sur le sol une liqueur qu’il avait qualifiée lui-même de précieuse.

Du reste, la salive ne doit pas non plus tomber à terre mais dans un « chembu » ou tout autre crachoir. Il est malséant aussi de cracher dans ses mains. On dit même que seuls les sodomistes en sont coutumiers, la salive facilitant la pénétration d’un membre dans l’anus.

Mais — songeai-je — comment un petit chela ignorant comme moi parviendrait-il jamais à régler la fonction sexuelle au point de ne plus en être incommodé, et surtout comment pourrais-je faire agir seulement quand je le jugerais opportun ou nécessaire. Et dans quel but ? me disais-je également.

Mon maître m’avait expliqué ce dernier soir que certains adeptes d’une méthode de Yoga utilisaient cette force sexuelle afin d’accroître la concentration et porter l’esprit, dans le sursaut suprême, à un plan supérieur. Je me représentais mal la chose. Mon maître me l’avait ainsi développée.

La fusée dont la force est épuisée doit retomber mais le sage qui s’est élevé doit chercher à se maintenir dans les hautes régions et à gravir progressivement toutes les étapes vers le sublime.

*  *  *


L’habitude fait beaucoup. Non seulement, j’étais accoutumé à voir, depuis mon plus jeune âge, des hommes aux trois-quarts nus, à l’être moi-même, à voir, plus tard, les manifestations du « Taureau » sans que tout cela provoquât en moi la moindre réaction. Maintenant, auprès de mon gourou, à le masser, après avoir vu ce que j’avais vu et éprouvé, j’en ressentais infiniment moins de trouble qu’au début ; ou du moins pas aussi profondément.

Je dois cependant bien avouer que parfois, tout en le massant, ma main se portait à son sexe éteint, mais ces timides attouchements étaient tout furtifs ; je ne voulais pas m’attirer un premier reproche.

La nuit, généralement avant l’aube, je m’éveillais à demi-somme répondant à un appel informulé. C’était mon sexe qui, menant en quelque sorte une existence à part, dardait et me sollicitait.

Suivant alors les sages conseils du maître, je détournais mon attention, non sans peine, soucieux de n’y point porter la main ni de me retourner à plat ventre sur la natte.

Je tendais l’oreille aux mille rumeurs qui, fondues, me parvenaient du dehors, j’entendais les premiers oiseaux qui s’ébrouaient dans les ramées et pépiaient doucement et puis c’était le soudain claironnement des coqs au village.

Je me rendormais paisiblement, remerciant les dieux qui m’avaient fait ce que j’étais et de m’avoir placé auprès de l’être que j’aimais le plus au monde, dont la vue m’était une joie et un réconfort, la voix comme un baume en mon esprit inquiet.

Mais lorsque le hideux fantôme du « Taureau » nu et menaçant de sa verge fantastique hantait soudain ma rêverie, je devenais la proie d’un ravissement où se mêlaient la peur et le désespoir.

Je tentais d’y substituer l’apaisante et belle image de mon gourou, mais alors ce n’était plus mon maître que je me représentais mais son membre démesurément dressé et que j’agaçais en vain.

Le soir, nous devisions de temps en temps de ces choses-là.

— Chela, me disait alors le gourou, ton âge est esclave du désir ; il faut lasser le désir, puis le guider à d’autres fins que quelques secondes de fugitive jouissance.

— Lasser le désir ? Mais alors, Gourou bien-aimé, il faut non seulement user mais abuser de ce plaisir, la santé peut s’en ressentir.

— Ce n’est pas cela, les plaisirs que tu as éprouvés jusqu’à maintenant ne sont que des plaisirs rudimentaires. Il te faudrait éprouver un plaisir plus raffiné, plus complet pour te faire dédaigner ceux-là. Et au-delà de ces plaisirs plus parfaits, aspirer à quelque autre plus inaccessible, hors des possibilités physiques et viles, ne plus rechercher enfin ce plaisir-là que sur un plan purement idéal. Transformer cette jouissance physique progressivement en une félicité intérieure plus durable, plus bienfaisante pour l’être.

— Mais quel est donc, Gourou bien-aimé, ce plaisir que vous qualifiez de plus complet, de plus parfait ? Voudriez-vous dire que je dois connaître la femme, séduire quelque garçon ? L’état que j’ai choisi pour marcher à l’ombre de vos pas n’est pas celui qui conduit, que je sache, à un but de ce genre.

— Nalla (certes) Chela.

— Et si, maître, je ne vous ai pas parlé de notre camarade Pounousamy, je ne pense pas que vous souhaiteriez voir votre chela s’assouvir sur la personne d’un jeune garçon comme un animal en rut !

— Encore moins, Chela. La nature, je le sais, est aveugle. Il faut plaindre ceux qui le sont aussi. L’homme éclairé doit brider cette nature et doit guider ces aveugles. Ton camarade croit s’assouvir alors qu’il n’amplifie que son désir bestial. Il siérait mieux qu’il fît pénitence en qualité de prostitué sacré dans quelque temple.

Oui, là il s’avilirait, on en userait comme d’une bête, on oindrait son membre de « ghi » (beurre clarifié) avant de l’obliger à s’introduire dans quelque « yoni » (symbole du sexe féminin) de bois ou de pierre, mais, au moins, ses débordements sexuels seraient-ils agréables aux dieux. Il finirait par en être tellement… rassasié qu’il ne voudrait certainement plus penser au sexe.

— Mais, Gourou bien-aimé, quels sont ceux qui peuvent user de ces prostitués sacrés, comme vous dites, ceux qui se sacrifient ainsi ?

— Oh des « Sadhu », peut-être des « Dasari ». Je ne veux médire ni des uns ni des autres, mais enfin la rumeur publique n’est pas sans raison.

— Je croyais, Gourou bien-aimé, que les « Sadhu » (maîtres) étaient comme vous des hommes dont le but était la Sainteté ! Quant aux « Dasari », je les prenais pour des Brahmanes.

— Il y a des gens sincères dans toutes les castes et dans toutes les professions, bien sûr. Les « Sadhu » errants, même ceux qui vagabondent entièrement nus, couverts de cendres, le collier des graines de « roudrakcha » au cou, n’ont cependant pas la réputation de pureté, encore moins de sainteté qu’ils revendiquent.

Quant aux « Dasari », ce sont des religieux de la région de Madras. Ils sont réputés pour certains de leurs pouvoirs, dont le moindre n’est pas de se couper la verge ou celle d’un autre par vengeance mais aussi de la ressouder en prononçant des prières qui ne seraient que des sortilèges.

Je faillis rire à la pensée qui se fit jour aussitôt en mon esprit, celle du « Taureau » brandissant son membre coupé et le soudant à l’un de nos plus petits camarades ! Et puis, je ne sais pourquoi, je songeai au chela qui m’avait précédé. N’était-il pas devenu un « Sadhu » ?

— Oui, Chela, sans qualifier tous les « Sadhu » de vicieux, je ne puis cependant l’éloigner de nos réflexions. Je souhaite que les mortifications aient eu raison du démon intérieur qui le tenaillait. Je désire ardemment qu’il ait pu arriver à Bénarès, là est son seul salut.

Et mon maître se tut comme peiné par le sujet que j’avais abordé. Il reprit comme se parlant à lui même :

— Si j’avais été moins faible aussi, Chela, peut-être lui aurais-je été un guide plus sûr. Les premières démonstrations, que tu connais déjà, puis celles qui suivirent déchaînèrent malheureusement toutes les passions.

C’est de ne pas avoir cédé à la fin de ses sollicitations ; de perfectionner plus avant ces sensations intimes, c’est de lui avoir refusé des services et surtout de les partager, c’est de tout cela qu’il prit ombrage et excuse pour me quitter. Me quitter pour retrouver, je le sais, des gens comme lui, sans retenue ni guide.

Il m’était cher, et je l’aimais, mais les forces obscures qui le dominaient dépassaient sans doute celles que je lui opposais. Il valait mieux qu’il partît et que je ne puisse à la longue succomber.

— Alors, maître, votre chela était un peu comme Pounousamy ?

— Non, ce n’était pas la brute qui s’assouvit. Il lui fallait la réciproque et il était insatiable. Mon corps, je le sais, exerce un puissant attrait sur certains, mais, malheureusement, cet ascendant que j’avais sur lui n’était, pour sa part, que sensuel.

Il retombait sans cesse, quoique goûtant mes enseignements. Il éprouvait des crises si je le laissais trop longtemps insatisfait et je voyais avec terreur revenir en moi le désir. Quelle humilité de m’apercevoir alors que j’étais un homme comme tous les autres, que mon savoir était vain !

Et en prononçant ces dernières paroles, je vis que mon maître était triste.

— Gourou bien-aimé, fis-je non sans quelque émotion. Je vous ai toujours considéré comme un homme fort et que j’admire. Je vous respecte et je sais que je suis encore un bien indigne émule mais j’ai confiance qu’avec moi vous ne serez point déçu. Certes, je sens bien que je suis faible, mais vous, mieux que nul autre, savez ce qu’il faut attendre d’un ignorant comme moi en qui tous les instincts dominent encore.

J’étais du reste sincère en disant cela. Il n’entrait pas dans mes pensées que je dusse jamais quitter le maître à cause de mon incapacité ou de manifestations contraires aux principes que j’étais bien résolu à adopter pour tenter de suivre, ne serait-ce que de très loin, les traces de celui que j’avais choisi comme modèle.

J’avais, sans trop de précision, l’explication de ce qui avait causé la séparation entre mon prédécesseur et le maître. Je comprenais ainsi les regrets, le chagrin même du chela à quitter celui qu’il aimait, mais d’un amour qui avait dépassé les bornes assignées par celui qu’il se plaisait par trop à traiter en partenaire.

Et ceci me donnait à réfléchir sur mon propre état. N’étais-je point moi-même sur cette pente ? N’étais-je cependant pas bien jeune pour atteindre un degré d’ardeur sexuelle qui me portât à l’aveuglement, inconvenable selon moi, d’en venir à vouloir plier le Gourou à se prêter à mes appétits et à mes fantaisies !

Comme tous les nôtres, s’il faut le redire ici, je n’attachais à cet âge qu’un très minime importance aux rapports charnels. Se trouble-t-on l’esprit, en effet, à l’idée d’un repas, d’une digestion ? Pourquoi un besoin naturel entraînerait-il à des complications dans les relations ?

Fallait-il d’autre part considérer mon maître comme un homme tout à fait à part, c’est-à-dire ignorer la séduction qui émanait de lui et dont il se rendait parfaitement compte, ne pas l’aimer pour lui-même, mais au-delà de lui-même. Est-ce que cela n’équivaudrait pas à le traiter avec quelque indifférence ?

Peu accoutumé encore à rentrer en moi et à réfléchir aussi longuement, malgré les progrès déjà accomplis avec le sage comme guide, j’analysais difficilement cette confusion des sentiments qui naissait des aveux de mon maître.

Je me fis une raison. Je devais obéissance en tout au gourou ; peu importait qu’il s’y glissât de l’amour, que j’eusse des défaillances, le seul sentiment devait rester pur. Tout s’atténuerait à la longue et cet amour, plus physique au début, évoluerait certainement aussi.

Rien ne pouvait me distraire sur ce point de mon attachement à la personne même du maître. J’avais conscience qu’aucune préoccupation étrangère — c’est-à-dire la pensée de la femme — ne m’en détacherait.

Nous devions à nouveau revenir sur de tels sujets. Ma curiosité était insatisfaite. Quelques propos permirent de reparler du chela et des ses exigences :

— Vois-tu, Chela mon fils, le sexe est tout le corps, il n’est cependant pas le corps. Il est plus vaste que le corps, car il subjugue tout le corps. Dompte le sexe et d’esclave tu deviens le maître !

— Gourou bien-aimé, si je vous comprends bien, votre ancien chela avait un maître qui vous était en somme supérieur puisqu’à certains moments, disiez-vous, il tentait de vous subjuguer aussi.

Mais alors si son affection pour vous était sincère, comment ne comprenait-il pas qu’il s’opposait ainsi à vous ? N’aurait-il pas pu, par exemple, chercher à se satisfaire, à s’apaiser au dehors, je ne dis pas à votre insu…

— Nalla (certes), Chela, il m’était fidèle, son attitude à mon égard, hormis ce que je t’ai confié, était à son éloge. Il n’était plus un ignorant, je nourrissais pour lui les plus légitimes espoirs. Mais, hélas, quand cette force sourdait en lui, je le voyais à ses regards qui ne se détachaient plus de mon corps, de mon propre sexe, cette force le poussait vers moi ; je l’attirais sans m’en douter.

Il était bientôt fébrile, agité comme un dément. Il ne contrôlait pas son désir qui était désormais trop visible et même menaçant, il m’étreignait voulant me forcer à céder, à subir, à lui rendre la pareille, que sais-je ? J’étais atterré à la pensée que mes enseignements, avec démonstrations graduées, avaient pu finalement engendrer en lui une telle passion, aiguiser de si fougueux désirs.

Le voir ainsi me plongeait, je l’admets, dans le plus grand trouble ; j’étais ébranlé. Je t’épargnerai les détails sur mes difficultés à remonter la pente à temps, tant je me sentais sombrer. J’y parvenais, mais pas toujours et ce fut là ce qui créa entre nous un état de choses trompeur.

Quand je le repoussais, il s’indignait, puis sanglotait tout en insistant et finalement nous nous séparions comme si nous ne nous connaissions plus. Il était, d’ailleurs, le premier à reconnaître ses errements et à implorer mon pardon. Je sentais néanmoins que tout était perdu. Je ne lui celai point ma façon de penser.

Il était bien renseigné sur les débordements attribué aux « Sadhu » et son voyage à Bénarès n’a été, je le crains, qu’un prétexte. Il s’en ouvrit à moi longtemps avant de se décider à me quitter. Il voulait rester auprès de moi mais son autre maître était toujours le plus fort !

Et le gourou s’arrêta un instant, le regard perdu comme s’il rêvait, en me fixant cette fois :

— Chela, ceux qui comme toi abandonnent tout pour me suivre sur une voie difficile doivent se méfier de l’illusion qui les guette et peut les détourner du chemin. Je me loue en quelque sorte d’avoir toujours connu la paix des sens ; mon vénérable et défunt maître était trop âgé et de physique trop peu avenant pour tenter mes jeunes ardeurs.

À peine étaient-elles éveillées qu’il avait su endiguer en moi ce flot qui peut déborder chez d’autres et les entraîner dans sa débâcle. La nature m’a pourvu d’un visage et d’un corps qui attirent les regards et les retiennent ; je ne peux cependant négliger ce corps et le rendre abject, n’est-il pas l’instrument que les dieux nous confient passagèrement pour parvenir au-delà de nous-mêmes ! Il faut que le corps soit aussi parfait et qu’il le reste aussi longtemps que possible pour pouvoir compter sur lui aux fins de nous en détacher. On ne peut dompter que ce qui est sain.

Et je l’écoutais discourir, accroupi en face de lui ; un petit lumignon clignotait sur le sol entre nous deux. Les longs cheveux du gourou le couronnaient d’une ombre plus profonde que la nuit bleutée qui, par la porte, l’encadrait.

Ses yeux reflétaient la petite flamme vacillante et lançaient des éclairs dorés. Tout son visage était sculpté par la lumière indirecte. Son buste, plus éclairé, avait par endroits des reflets de métal. Je me plaisais inconsciemment à suivre les mouvements des ombres alors qu’il penchait un peu le torse, sa poitrine se bombait et je sentais que mes mains s’y porteraient si je les laissais faire. La musculature du ventre enfin retenait davantage mes regards et je m’imaginais que c’était ce ventre qui parlait d’une voix douce et grave.

Plus bas, mes yeux cherchaient le sexe, dissimulé par les jambes croisées, une cuisse étant ramenée sur l’autre. Ses bras, immobiles, reposaient sur ses membres inférieurs, de temps à autre, d’une main aux doigts fuselés il se caressait lentement la jambe. J’aurais souhaité être cette main !

Ni l’un ni l’autre ne prêtions attention à l’irruption soudaine d’une chauve-souris qui tournoyait d’un vol rapide, semant de longues ombres sur les parois, puis disparaissait.

Et bientôt la voix cessait. Le charme était rompu. Je ne voyais plus mon gourou en détails, mais « dans son entier ». J’entendais à nouveau les grillons, les rumeurs innombrables. La brise tiède semblait nouvelle. Il était l’heure de placer sur l’unique ouverture de la pièce une claie de bambous faisant office de porte, destinée surtout à empêcher l’intrusion d’animaux rôdeurs. On la fixait à l’intérieur par une barre de bois, une liane en torsade la maintenant en position après quelques tours.

Sans changer de place, ce soir-là, le gourou s’inclina, mains jointes tendues au-delà de la tête reposant sur le sol, cheveux épars, et il chantonna doucement une prière. Puis il se releva, grandissant démesurément par un effet de la lumière et il se fondit dans sa propre ombre en allant s’étendre sur une natte pour la nuit. Je devinai que son cœur était lourd.

*  *  *


Vers cette époque se produisit un incident que je me dois de relater.

La renommée du Sage était — je l’ai dit — connue à la ronde. On enviait ceux qui bénéficiaient de ses enseignements et ceux qui, comme moi, jouissaient de sa présence quotidienne. On venait d’assez loin pour le voir, le consulter, l’écouter. Certains jours, je trouvais même fastidieux d’assister, fût-ce à l’écart, à tous ces entretiens qui n’offraient plus pour moi l’attrait de la nouveauté et de l’« inédit ».

Je me ceignais alors d’un lambeau de tissu, je nouais ou non mes cheveux et me rendais au village. C’était une visite aux miens ou à d’anciens camarades. On m’accueillait toujours bien et même avec une légère déférence. N’étais-je pas le chela du gourou, celui qu’il avait élu, celui qui recueillait de ses lèvres toute la sagesse ; n’étais-je pas moi-même engagé sur cette voie !

Depuis quelques jours, une sœur mariée était en visite chez nos parents. Je ne l’aimais pas beaucoup ; elle s’était toujours montrée criarde et exigeante comme une matrone. Elle venait d’un village un peu éloigné. Sa situation de fortune, comparée à la nôtre, pouvait être considérée, paraît-il, comme enviable.

Elle la devait à son mariage. Son mari aurait aisément pu être son père ! C’était un veuf sans fils. Mes parents avaient cédé à ses instances et à ses marchandages. Il avait donc pris ma sœur pour épouse, en escomptant un fils de cette tardive union.

Mais l’amour était absent et si le vieux choyait ma sœur comme on a soin d’un beau jouet, celle-ci, par ses manières, avait finalement lassé le mari qui maintenant l’accablait de ses sarcasmes car l’union jusqu’à présent était restée stérile. Ma sœur en souffrait d’autant plus qu’elle voyait son mari devenir impotent ; elle en souffrait dans sa chair et par surcroît dans son esprit.

La renommée de notre « rishi » l’avait enfin incitée à venir lui exposer son cas. J’avais donc été chargé de demander à mon maître de lui ménager un entretien, en dehors des enfants et des autres personnes que ma sœur ne voulait pas rencontrer.

Alors que le soir s’annonçait proche, je m’en revenais donc, ce jour-là, à notre ermitage, comptant bien rencontrer ma sœur pendant son retour vers le village, après sa consultation.

Avant même de l’apercevoir, je devinai au cliquetis de ses anneaux que sa marche était rapide. Peut-être craignait-elle de se trouver seule à cette heure sur ce sentier solitaire ! Nous nous trouvâmes face à face. Elle était agitée et proféra des paroles enchevêtrées, sur le ton aigu qui lui était propre ; elle ne pouvait dissimuler sa colère.

Je fus outré de l’entendre parler de mon vénéré maître en des termes odieux. Elle lança même des allusions blessantes sur mes relations avec lui. Je la laissai pour poursuivre mon chemin, attristé par cette scène imprévue.

Des quelques mots sensés qu’elle proféra, je compris que ma sœur avait demandé une bénédiction spéciale ou quelque talisman propre à la rendre mère d’un fils et que le « rishi » le lui avait refusé, l’éconduisant même. J’étais grandement étonné de cette manière de faire de sa part, tout à fait inusitée, surtout à l’égard de l’un des miens que je lui avais recommandé.

Quand je pénétrai dans la pièce à demi-obscure déjà, il méditait. Je me dépouillai. Je dénouai et secouai mes cheveux, puis vaquai aux menus préparatifs du soir. Je me gardai d’interrompre le silence du maître. Un peu plus tard, il vint s’accroupir sur la natte à terre, où j’avais placé notre rustique petite lampe. Je l’imitai et j’attendis, impatient d’apprendre ce qui s’était passé.

— Chela, dit-il enfin posément. Ta sœur est venue. Elle a cédé au mirage, trompée par l’appât de fallacieuses richesses. Elle a été punie dans sa chair pour ne servir que de jouet au sexe épuisé d’un égoïste vieillard. La prière, les sacrifices, les aumônes, aux temples, aux brahmanes rapaces, tout a été vain. Les trop vieux arbres demeurent sans fruits ; les graines flétries ne germent point.

Le remède ? Ta sœur espérait le trouver en moi. Elle commença par m’implorer sans me dévoiler tout à fait ses secrètes aspirations. Je le voyais comme je te vois. Devant mon silence, elle alla jusqu’à m’offrir le logement et le vivre, des vêtements même, si je consentais à m’établir à proximité de sa demeure et à la bénir.

Mon silence persistant la mit hors d’elle-même. Elle se comporta alors à la façon des femmes ; elle fut prodigue de larmes, tendit ses mains vers mes jambes. Dans son apparent désespoir perçait un tout autre sentiment.

Elle tenta de tirer mes jambes à elle haletante de passion, enfin, elle se traîna sur les genoux jusqu’à poser son visage sur ma cuisse ; dans des hoquets de rage mal contenue, dans son désir manifeste, elle se fit chienne et me demanda de la couvrir comme une bête.

— Nul ne le saura, cria-t-elle, nul ne le saura, saint homme, toi qui es si beau !… Ah ! un fils de ton sexe, maître, ne me refuse pas cette grâce !… Tout mon avenir est en jeu !… Redouble ensuite tes macérations pour te purifier !… Je t’enverrai tout ce que je puis te donner !… Tu oublieras qu’il ait pu y avoir entre nous un peu d’amour !…

J’étais atterré par le récit de cette incroyable entrevue ; mon maître s’était tu un instant comme accablé lui-même à ces réminiscences. Il reprit :

— Chela, je frémis encore de dégoût aux caresses de ses lèvres sur mes cuisses, sur mes jambes. Elle voulut avancer la main à mon membre. Ma calme résistance, mon attitude, eurent raison de ses audacieuses tentatives. Je la repoussai doucement, elle s’affala à terre en gémissant que je la brutalisais et en me maudissant.

Des ordures s’échappaient de ses lèvres. Je copulais — hurla-t-elle — dans les cavités des troncs d’arbre ; j’usais des animaux pour mes plaisirs, je dévoyais tous les garçons alors que je refusais d’ensemencer un champ qui s’offrait à moi.

Je la sacrifiais à jamais ; son mari l’empoisonnerait ou alors la vouerait à la misère et à la prostitution, une fois chassée comme prétenduement stérile ! J’en étais accablé mais je restais immuable. L’orage passa. Car ce n’était qu’un orage, Chela, où tous les vents, toutes les averses, la foudre, se trouvaient confondus.

— Gourou bien-aimé, combien vous me voyez affligé de cette inqualifiable inconduite de ma sœur. Si j’avais pu savoir…

— Ce n’est qu’une femme, Chela !… Dis-toi bien, que la femme c’est le sexe, c’est la nature inexorable. Il faut pardonner cette soumission à ces forces auxquelles nous, hommes, nous pouvons nous soustraire par ce qui fait défaut aux femmes et qu’il appartient aux sages de considérer comme leur but unique.

— Mais, Gourou bien-aimé, qui a pu faire naître dans l’imagination de ma sœur que vous pourriez vous substituer à son mari ?

— De mauvais renseignements sans doute ; on a dû lui dire que j’étais jeune, que mon corps était agréable à voir, que sais-je !… Il ne m’appartient point de lui indiquer que certains Brahmanes dans certains temples tirent des avantages matériels à servir d’adjuvants dans ces délicats problèmes de procréation.

J’ai suivi une voie différente. Le goût de la femme ne m’est jamais venu ; je ne pourrais donc pas céder à de telles sollicitations, toute idée de souillure mise à part.

Méditons, Chela mon fils, le « karma » ou somme des actes, pèse lourd dans le cours des existences ; remercions les dieux pour leurs bienfaits qui nous ont allégé antérieurement et nous allègent davantage si nous suivons la bonne voie.

Un peu plus tard, alors que tout remuait en mon esprit, je ne pus m’empêcher de songer combien le « Taureau » — s’il avait été autre et un ami — aurait été tout désigné pour secourir ma sœur dans son infortune ; il se fût, au moins, rendu utile à quelque chose et sa semence n’aurait pas été perdue dans l’herbe ou dans le fondement d’un garçon.

*  *  *


— Chela ! Tourne tes yeux vers la flamme !… Fixe ce feu ! Ne vois-tu que lui ?…

Combien de fois avais-je entendu ces premières paroles de mon maître alors que, la nuit, il m’invitait à me placer entre la lampe et lui.

Il était là, derrière moi, à me toucher presque, je sentais son souffle dans le cou, de la tiédeur venait de lui, par ondes, il m’enveloppait. Je m’engourdissais peu à peu. Je fus cependant longtemps à m’astreindre à cette discipline nouvelle sans laisser errer mes regards autour de la petite flamme et au-delà, j’étais distrait soit par une irrégularité du sol, soulignée par l’ombre portée, soit par tel détail de la muraille.

— Chela ! Fixe la flamme ! Ne vois qu’elle !…

Plusieurs fois de suite, je ne voyais en effet que la flamme. Le gourou étendait alors le bras, tendait l’index vers la lampe et me disait d’une voix douce et persuasive :

— Chela ! Vois… la flamme s’élargit ! La lumière croît ! Tout s’éclaire dans la pièce devant toi, autour de toi, c’est le Jour, Chela !

— Oui… maître, c’est le jour, disais-je comme malgré moi, c’est… le jour. Je ne voyais que lumière, mes yeux étaient emplis de la petite flamme de tout à l’heure. J’étais presque aveugle ! Le jour ?… Je ne cherchais à comprendre ni comment ni pourquoi ! C’était vrai il faisait soudain grand jour !…

— Chela ! C’est le jour. Sors, va au bord de la rivière. Baigne-toi, Chela ! Prends garde au froid ! Reviens ; tu as froid… froid…

Et je frissonnais, l’eau ruisselant encore sur mon corps transi.

Quelle n’était pas ma stupéfaction à me retrouver à la même place, en avant de mon maître, face à la petite lampe, dans le clair-obscur de la pièce ! Je me retournais alors vers le Gourou. La lueur de la flamme vacillait dans ses yeux fixes, un sourire s’esquissait à peine sur ses lèvres. Il me prenait bientôt le bras comme pour une caresse puis il se relevait prestement.

— Chela, allons reposer, ajoutait-il simplement.

Et c’était la nuit. Seul, étendu sur ma natte dans un coin, je tentais de reprendre le fil des événements, mais je n’y parvenais point. J’ai dû m’endormir ou rêver, telle était ma conclusion. Mais comment m’étais-je trouvé à la rivière et dans la chambre ! Et j’avais eu froid ! Il me semblait éprouver encore l’évaporation rapide de l’eau sur mon corps. Et je demeurais perplexe. Je sombrais ainsi dans le sommeil.

*  *  *


— Chela ! Regarde la flamme ! Ne vois qu’elle !…

Cet exercice devenait plus fréquent et je n’étais plus distrait. Je suivis ma voie par delà la flamme, par delà la grande lueur, par delà le jour qui naissait de la lampe. J’étais tout surpris de « revenir » et soudain, par exemple, de trouver le bras et la main du maître sur moi. Il me reprochait alors doucement d’être trop tôt « de retour ».

Une autre fois, en promenade loin au-delà de la lampe, je rencontrai « Yerudhu », le « Taureau ». Je fus surpris, après si longtemps, de le voir s’avancer vers moi. Il se montra aimable, m’enserra par derrière de ses bras et me chatouilla puis il me pinça amoureusement la pointe des seins. Comme beaucoup de Tamouls et de gens du Sud, cela est assez proéminent chez moi. La sensation n’était certes pas désagréable mais tellement inattendue de sa part que…

— Ah, maître, c’était vous ! — m’exclamai-je soudain.

Le gourou détacha ses bras de mon buste. J’avais encore le bout des seins endolori par ses manipulations et en même temps j’aurais aimé qu’on les continuât.

— Dis-moi, Chela, fit-il au bout de quelques instants, n’aimes-tu point rencontrer ton ancien camarade de jeux, le « Taureau », pour que tu n’aies pu supporter ses attouchements ?

— Gourou bien-aimé, il me fait peur. Je ne crains pas ses attouchements innocents. J’ai peur qu’il ne se livre sur moi à un assaut plus violent et je ne tiens nullement à lui faire ce plaisir.

— Nalla (certes), Chela, je comprends, mais n’y a-t-il pas un de tes anciens compagnons qui aurait pu t’attirer si…

— Non, maître, je ne vois pas.

J’hésitais pourtant en affirmant cela.

J’étais alors trop jeune, trop innocent, trop indifférent plutôt, pour…

— Et pourquoi, Gourou bien-aimé, aurais-je considéré un camarade comme plus particulièrement désigné pour me satisfaire ou se satisfaire avec moi ?

— En effet, Chela, fit-il en y réfléchissant. Ainsi, personne ne te tenterait, si le moment venait qu’il faille faire plaisir en éprouvant toi-même du plaisir ?… Pourquoi ne réponds-tu pas, Chela ?…

— Maître, j’ai peur que si je répondais franchement à une pareille question, vous ne me jugiez indigne. Si c’était vous qui me demandiez certaines satisfactions ou qui me les donniez, eh bien j’y accéderais de tout mon cœur. Mais, maître bien-aimé, je ne nourris ni ne veux nourrir une telle pensée. Je sais aussi que vous ne souhaitez de moi rien de pareil. Je ne veux pas que vous retrouviez en moi votre ancien chela. Et, puisque je parle de lui, pardonnez-moi, maître, de vous avouer combien il m’a troublé. Quand il me fit ses adieux, là sur le sentier tout proche, je ressentis combien tout son être éveillait en moi d’appels que je ne peux décrire. Je n’avais jamais éprouvé cela auparavant.

Je me gardai bien de divulguer au maître que sa personne provoquait en moi un attrait sinon semblable mais du même genre, quoique plus apaisant.

Le gourou m’avait écouté sans mot dire, comme absent. Son visage s’éclaira à nouveau et il dit :

— Alors, Chela, il te plairait, je le vois, de rencontrer l’ancien chela ! C’est peut-être aisé et j’y consens. Nous verrons ensemble comment arranger cela. Des conséquences ne peuvent être sérieuses, du reste, au cours d’une simple rencontre de hasard.

— Oh, maître, je n’en demande pas tant. Je n’y tiens pas ! À le revoir éprouverais-je cette attraction de naguère ?… Et pourquoi, Gourou bien-aimé, me laisser courir au-devant de telles tentations ?

— Chela, elles sont les preuves mêmes du succès ou de la défaite.

Et, ce soir-là, je m’endormis, l’esprit troublé par la tournure de cet entretien. Quel pouvait être le calcul de mon maître ? Comment ferait-il revenir mon prédécesseur ? Était-il donc dans le voisinage ? Le gourou, enfin, n’avait-il pas lui-même le secret désir de revoir celui qui avait eu ou qui aurait pu avoir une telle influence sur lui ?…

— Chela ! Regarde la flamme ! Ne vois qu’elle !…

Et j’accomplissais diverses missions. J’allais vers un but non prémédité et cependant déterminé. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Un grand repos me saisissait, me paralysait et puis j’avais l’impression de me mouvoir dans un rêve. Des contacts divers mettaient fin à cet état que je ne peux définir et cela me faisait « revenir ».

Il faut cependant croire que ces sensations physiques me devinrent insensibles puisque mon maître paraissait satisfait. Il me promettait de nouvelles étapes sur le chemin mystérieux de la connaissance et de la domination. Ma confiance en lui était tellement aveugle, confiance mêlée de cette admiration que j’ai décrite, qu’il ne me venait pas à l’esprit de chercher à savoir ce qui se produisait en moi, ni comment cela se produisait. Je prenais bientôt un plaisir amusé à ce que j’appelais : l’exercice de la lampe.

Mon maître me disait, de très loin, qu’il y avait là quatre maisons, je voyais quatre maisons, ou bien tant de bœufs dans un pré et je les dénombrais. Il avait certainement vu tout cela avant moi, lui qui devine tout sans se tromper. Cela me satisfaisait. Je supposais qu’il y avait là un moyen d’apercevoir rapidement ce qui m’échappait. J’étais encore bien jeune et tellement inexpérimenté…

*  *  *




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Source

  • Narayana : roman tantrique / Narayana Nair ; traduit du tamil par Jaimouny et A. P. – [Paris] : Jérôme Martineau, cop. 1968 (Turin : Sargraf, novembre 1969). – 176 p. : couv. ill. ; 22 × 13 cm.
    P. 43-66.

Articles connexes

Notes et références

  1. La division du texte en six parties est réalisée ici de façon arbitraire et pour des raisons de commodité propres à BoyWiki. Elle ne figure pas dans l’œuvre originale.