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Version du 24 août 2019 à 21:20

Texte intégral de la deuxième partie du roman Adolescents : mœurs collégiennes, publié en 1904 par Jean Rodes.

(On reproduit ici l’orthographe parfois inhabituelle, mais correcte, de l’auteur.)



Première partie…



DEUXIÈME PARTIE




I


Durant les mois d’hiver, alors que le recroquevillement du corps sous le froid incite au repliement de l’être sur lui-même, l’influence de la discipline nouvelle a marqué plus fortement son empreinte sur les âmes. Certaines semences morales ont besoin, pour porter leur fruit, d’une atmosphère opaque et glaciale ; elles avorteraient sous l’éclatante et chaude lumière d’un printemps. Les soirs embrumés de décembre sont singulièrement propices aux divagations apocalyptiques, et, sous la flamme vacillante du gaz, dans la grande salle du collège, au cours de la méditation quotidienne, qui précède le coucher, comme si les maîtres de Saint-Vincent, redoutant la nuit, voulaient l’exorciser à l’avance, les élèves rassemblés, l’esprit troublé, le cœur étreint par les éternelles menaces d’enfer, frémissent d’une terreur à laquelle ils finissent par prendre goût. À un certain degré de mysticisme, l’obsession et la crainte du péché ont une saveur qui doit faire, des cellules monacales, d’incomparables alcôves. Mais le poison de cette délectation morose flétrit l’exquise ingénuité de l’enfance. Tandis que certains ne savent plus se regarder qu’avec des yeux d’éventuels complices, d’autres, torturés de remords pour des fautes dont ils sont innocents, se confessent à tout propos, s’épuisent en vaines réparations, tournent à la folie dévotieuse, tous sont en proie à une démonomanie de contemplatifs cloîtrés.

Quelques-uns cependant, notés mauvais esprits, ceux du groupe réfractaire, dont la libre nature subit mal cette tyrannie religieuse, puisent là, dans l’horreur de ces pratiques, la force de faire, en leur conscience, table rase de toutes les superstitions dont les siècles ont fait une loi morale et même la loi tout court. Paul et son ami Bordas, plus encore que leurs camarades, se sont isolés, abstraits presque entièrement de ce milieu et de sa doctrine. Avec une vigueur de pensée surprenante, sans guide, ils se libèrent peu à peu, tâtonnant encore, mais se dirigeant, malgré les obscurités de la route, d’une façon sûre, vers l’affranchissement. Bordas, élève de philosophie, s’adonne passionnément à cette étude qui convient à son esprit net et critique. Il est de ceux auxquels elle donne cette ivresse intellectuelle, cette fièvre d’investigation, qui, malgré l’inquiétude qu’elles apportent avec elles, valent aux âmes bien trempées des jouissances supérieures à toutes les sérénités, à toutes les lénifiantes certitudes. Impatient des limites dans lesquelles prétendent l’enfermer les prêtres, parce qu’elle est en contradiction trop flagrante avec leur exégèse, il dévore secrètement tous les livres qui peuvent le mieux la lui faire connaître. C’est tour à tour en un désordre d’où naît un conflit d’idées qui se contrarient, mais d’où jaillissent des lueurs, après les Encyclopédistes, Cousin et Jouffroy, Renan et Taine, Spencer et Ribot. Les divers concepts, loin de rendre, par leur opposition, son intelligence confuse, l’élargissent, augmentent le champ de sa vision spirituelle au-delà du temps et de l’espace, et les religions lui apparaissent à présent comme des témoignages touchants et puérils de la faiblesse humaine, qui s’efforce d’échapper, par la croyance en une existence indéfinie, au vertige du perpétuel devenir.

Très occupé par la préparation de son examen de rhétorique, Paul suit néanmoins son ami dans cette évolution de sa mentalité. Aidé de ses conseils, il lit, lui aussi, les philosophes et sa raison, parcourant à son tour la voie où l’a déjà engagé son instinct ; il a le sentiment vague que toutes les classifications du bien et du mal, qui régissent les hommes, sont arbitraires et fausses, en attendant que, plus tard, il se formule à lui-même cette vérité : que chacun a, en soi, sa règle, sa morale et sa religion, dont l’unique dogme est le droit au développement de la personnalité totale. Car, avec son caractère entier et indépendant, il ne se bornera pas à un affranchissement purement idéal ; il transportera, dans sa conduite, les conclusions de son entendement. Dès maintenant, l’atmosphère équivoque de cette maison lui est lourde, il n’y a, sous ses yeux, qu’hypocrisie, cupidité et injustice, ses aspirations s’y trouvent violemment contrariées. Enfin tout son être se révolte contre l’espèce d’emprisonnement qu’il subit, il ne sait au nom de quel principe, dans une geôle qui lui est odieuse. Il veut être libre et, parfois, quand la grande porte de la cour est ouverte sur la rue, il a l’envie furieuse de s’en aller par là, sans un mot, sans une explication, parce que cela lui plaît ainsi.

L’effet produit sur Henri Mériel est bien différent. Issu d’une famille où, depuis plusieurs générations, les femmes s’en vont de la poitrine, il semble que, de toutes ces défuntes, il ait hérité l’intensité d’âme, la hâte de vivre, et le goût de la souffrance, qui caractérisent ceux qui sont marqués de bonne heure par la mort. Et il en a cette nature à la fois faible et véhémente, toute en sensibilité, sur laquelle une semblable direction doit agir avec son maximum de puissance. Aussi ses nerfs fragiles se sont tellement tendus sous cette action exacerbante qu’au bout de quelques mois son organisme est épuisé. En des alternatives d’extases mystiques et d’amitiés passionnées, son cœur a connu précocement les tortures de l’amour ; sa chair, toutes les angoisses du désir, et sa conscience, toutes les épouvantes du péché. C’est le détraquement moral et physique poursuivi, dirait-on, avec la même méthode rigoureuse qu’une guérison. C’est une thérapeutique à rebours. Plusieurs fois déjà, à la suite de syncopes, il a dû faire des séjours à l’infirmerie. Le médecin, interrogé, a prononcé des paroles mystérieuses. S’il se fût agi d’une pensionnaire, il eût dit sans doute : « Mariez-la ». Mais un garçon, ne pouvant cependant se marier dès le collège, est tenu à la chasteté par la loi religieuse et par les mœurs. Il doit, au nom de la morale actuelle, ruiner sa santé et compromettre sa raison.

Maintenant, les premières journées printanières ont nettoyé le ciel de toutes les salissures de l’hiver. Les vieux platanes des jardins frémissent d’une jeunesse nouvelle, et, dans leurs branches dont les feuilles ont ce vert délicat et comme verni des toutes premières pousses, les moineaux font un vacarme qui devient assourdissant à l’heure silencieuse des classes. Certains même, très audacieux, entraînent et se disputent des mies de pain jusqu’au pied des chaires où les professeurs continuent leur leçon devant un auditoire plus distrait. Une atmosphère tiède et lumineuse circule par les portes grandes ouvertes. Quelque chose de subtil pénètre les corps, par tous les pores, d’une alacrité vivifiante. Dans les veines, le sang court plus vite, en une fièvre qui se traduit par une gaîté bruyante, une folie de mouvement. On a la sensation d’un éveil, dans la clarté d’un frais matin, après une trop longue nuit.

Les jeux qui, tous les ans, sont la conséquence de cet afflux de sève chez les adolescents s’étant organisés, les cours retentissent d’appels et de poursuites auxquels les hirondelles répondent par leurs longs cris de chasse éperdue. Autour des « pas de géants », mâts garnis de cordes terminées en anneaux où les coureurs engagent une jambe, bondissent de fougueuses paraboles ; au long des arbres en quinconces, les chars à la romaine luttent de vitesse, cependant que des batailles se livrent, visages en sueur, lèvres saignantes, entre joueurs de foot-ball. Il résulte de ce tumulte désordonné et de tous ces bruits discordants une seule clameur, qui s’enfle et se déchire, en vrillant l’air ainsi qu’un rire de sirène. C’est, après des mois de contrainte, une irrésistible réaction de vitalité.

Mais voici qu’avril, dont l’azur fin et léger semble, sur la sourde rumeur de la terre en fête, un immense et immaculé vélum que gonflerait mollement la brise, s’achève, et, déjà, l’on aperçoit l’été, au fond de jours odorants et sans fin. Le mois de mai, qui en est le prélude fleuri, virginal et troublant comme la féminité prochaine des premières communiantes, le fait pressentir, par ce même alanguissement et cette morbidesse qui annoncent, dans la jeune fille, les amoureuses étreintes de la femme. Aussi, loin de tempérer, de sa douceur mièvre, la griserie physique dont tous sont galvanisés, l’aggrave-t-il de cet obscur et puissant émoi qui accompagne, au plus mystérieux de tous les êtres, cette annuelle crise de puberté qu’est le printemps.

Avec sa nature de si intense réceptivité sensorielle, Henri a éprouvé plus profondément encore que la plupart de ses camarades les effets de la saison nouvelle. Sous son apparente chétivité, très nerveux, très agile, il s’est donné fougueusement à tous les jeux. Cette agitation a d’ailleurs été, pour un instant, le meilleur remède à sa chlorose ; des roseurs de santé sont venues à son fin visage naguère pâli, et son âme même a paru bénéficier de ce régime tonifiant. Il s’est en effet, en ces quelques semaines de rudes exercices, virilisé, semble-t-il ; son regard, d’ordinaire embué de mystique, s’est animé ; ses traits, indécis et charmants comme ceux d’une fille, ont pris de la décision ; son pas dolent est devenu allègre, et son corps mince et souple s’est redressé en une jolie ligne élégante et vigoureuse d’éphèbe hardi. Son cœur enfin, si rarement en repos, s’est calmé quelque temps, tant que le travail de ses muscles a régularisé, dans ses artères moins fiévreuses, le cours de son sang.

Accalmie bien passagère, car le mois qui vient de s’ouvrir, chargé de la senteur énervante des premières fleurs, comme imprégné de la langueur secrète des vierges, si émouvantes dans le nimbe éphémère et la blancheur symbolique des voiles, ce mois rallume en lui, plus violentes et nourries de toute sa vitalité récente, les ardeurs qui paraissaient éteintes. L’instinct auquel il doit son besoin impérieux d’attachement et qui ne l’a jusqu’ici induit qu’en de vagues tendresses va en effet se préciser de toute la force d’une chair mûre pour des caresses moins platoniques.



II


C’est le mois de Marie. Dans le relent fade de fleurs décomposées qu’exhale la mort des lys et des roses, autour du reposoir qu’illumine le faisceau grésillant des cierges inégaux, dont les larmes de cire suspendent leur chute brûlante à la dentelle des blancs stalactites, les cantiques d’amour montent, avec l’encens des ostensoirs, vers l’image de la femme, de la Galiléenne douloureuse que d’extatiques moines ont transformée, dans le délire de leur adoration hystérique, en une sorte de Vénus étrangement impolluée.

Les chants s’élèvent, tantôt clairs et de vibrations légères, en strophes naïves, sur des airs anciens ; tantôt d’un grand souffle unique, en martelant les dures syllabes latines sur le bourdon gravement métallique du plein-chant. Une singulière impression, à la fois de recueillement sacré et de trouble sensuel, naît dans l’atmosphère surchauffée de cette chapelle aux voûtes basses, de ce mélange de larges ondes sonores et de parfums exacerbés. Henri s’y abandonne avec une plénitude d’autant plus entière que son âme contemplative et voluptueuse y trouve un délicieux et double aliment. Elle se fortifie du reste, au plus intime de lui-même, du vertige éprouvé tout à l’heure, au cours de la récréation du soir, dans l’ombre commençante de la cour, au contact d’un camarade vers lequel une force irrésistible l’entraîne.

À la rentrée de Pâques, par un de ces hasards qui apparaîtra plus tard à Henri, dans le secret de sa conscience apeurée et pervertie de religiosisme, comme l’indice de quelque piège satanique, deux nouveaux élèves sont entrés au collège, et tous deux ont pris, dès le début, d’une manière fort dissemblable, il est vrai, une grande place dans sa vie. Autant en effet il a été immédiatement acquis à l’un, autant il a tout de suite éprouvé, pour l’autre, une vive aversion.

Un mois après, ces impulsions contraires, nées ensemble, se sont développées si parallèlement qu’elles se confondent, ainsi qu’accouplées, et semblent avoir leurs racines profondes dans le même coin obscur de sa sensibilité maladive. De ceux qui en sont l’objet, le premier, Norbert Gueldrain, est un adolescent de quinze à seize ans, blond de ce blond cendré de certains garçonnets du Nord, qui sied si bien à la calme et délicate harmonie de tout leur être affiné. Fils de fonctionnaire, il apporte, dans ce monde de petits Gascons, une note nouvelle et séduisante. Dans ce pays en effet, surtout chez les enfants en lesquels se manifestent sans dissimulation les défauts de la race, il n’y a pas de milieu entre la turbulence et la familiarité vulgaires du plus grand nombre et la sauvagerie ombrageuse et violente de quelques autres, plus rares, et dont Paul Viannens est un exemple. Norbert doit à ses voyages déjà nombreux, par suite des nominations successives de son père et son frottement prématuré avec des sociétés diverses, une aisance de manières et une mesure inusitées à son âge et qui sont, à proprement parler, la distinction même. Il n’est pas jusqu’à son accent net et si musical d’Île-de-France, resté intact, si différent du nasalement méridional, qui ne pare d’élégance et ne consacre, aux yeux de ses condisciples, son incontestable prestige. Enfin il se dégage de toute sa personne, si nettement marquée sans pourtant l’aspérité d’aucun angle, une grâce souveraine avivée d’une réserve qui reste plaisante, parce qu’elle est due au sentiment d’une supériorité réelle et qu’elle exclut toute banalité. Ainsi gentiment campé et si distant, il a, dès le premier jour, exercé, sur le cœur féminin d’Henri, une véritable fascination.

Le second, Georges Néronde, rompt, lui aussi, l’homogénéité provinciale de Saint-Vincent. Comme Norbert, il est un déraciné, un franciman, selon l’expression populaire, mais d’autre sorte, plus étrangère encore, car on ne connaît pas sa famille et, sauf le directeur, nul ne sait exactement d’où il vient. Lui-même est là-dessus d’une discrétion parfaite. Il sort, croit-on, de l’un des collèges que les Pères Jésuites dirigent à Paris, et cela lui crée de suite une situation à part. On l’admire. Il ne tarde pas d’ailleurs à justifier cette bonne opinion qu’on a de lui, par une facilité d’allures et une altitude d’un je m’enfichisme stupéfiant au milieu de la contrainte générale. Il fait bientôt école pour la façon de bosseler la casquette d’ordonnance, et on ne sait par quel prodige il parvient à rendre extravagante la tenue d’uniforme dont la terne simplicité ne se prête cependant à aucune fantaisie. De même âge que son camarade d’entrée, il est brun, d’un brun mignard de créole, et la caractéristique de son visage est qu’il détient, à son suprême degré, cette expression qui fait dire d’un garçon qu’il a une tête de fille vicieuse. Et fille, il l’est par ses traits imperceptiblement fripés, par le large cerne de ses yeux meurtris, par le chic de sa minceur déhanchée, et surtout par le joli cynisme de son regard averti et obsesseur de gamine trop précoce. Certains adolescents avaient déjà, avant sa venue, cette apparence de secret dévergondage, et ils étaient du reste ceux qui s’adonnaient plus particulièrement, professionnellement presque, aux amitiés clandestines ; mais, ceux-là, on sera surpris de les retrouver, plus tard, lourds, épais, vulgairement virilisés, comme s’ils avaient usé, dans leur enfance et pour le reste de leurs jours, la grâce animale et la malice qui leur avaient été départies. Georges Néronde a du moins, sur eux, cet avantage d’être une franche personnification du mal, sans alliage d’hypocrisie. Et l’on sent qu’il ne se démentira jamais, pas plus en sa plastique féline qu’en ses instincts pervers. Il y a, en lui, trop de race ambiguë et galante. Chose étrange, et qui le rend plus énigmatique, il ne déplaît pas aux professeurs, et le préfet de discipline, lui-même, paraît avoir fait à son égard trêve de surveillance et de terreur mystique. Sans doute, on le devine inaccessible, on comprend que son siège est fait et qu’il a pris, délibérément et une fois pour toutes, son parti de l’enfer. Et c’est ce petit monstre que l’on a donné à Henri Mériel, qui en a horreur, comme voisin de lit.

Néronde, servi par une perspicacité inquiétante chez quelqu’un qui n’a pas encore vécu, — on a, à le regarder, l’impression qu’il a dû connaître bien des choses et qu’il est en équivoque avance sur ses camarades, — a eu tôt démêlé cette hostilité proche. Bien qu’il ne s’en soit guère ému, il semble, par une coquetterie ou une gageure, vouloir la réduire et la changer en un tout autre sentiment. Malgré la froideur de celui, dont il a ainsi entrepris la conquête, il ne se lasse pas dans ce sourd travail de séduction. Avec une habileté consommée, il s’ingénie à lui être agréable ; dans les jeux, il est toujours de son camp, lui apportant l’aide d’une agilité et d’une adresse exceptionnelles ; dans les querelles, il prend son parti avec véhémence ; enfin, une fois, Henri ayant parlé sur les rangs, il s’est dénoncé à sa place et a été puni, malgré les protestations du vrai coupable. À cette éclatante manifestation de son amitié, il joint une cour plus discrète et plus effective. Le plus souvent possible à ses côtés, il l’effleure de frôlements qui paraîtraient involontaires s’ils n’étaient accompagnés de regards qui les expliquent. Mais c’est au dortoir surtout que, grâce à leur rapprochement, cette sorte de pourchas amoureux prend sa véritable tournure. Tel ces dons Juans qui savent bien que ce sont les moyens les plus audacieux qui réussissent le mieux auprès des femmes qui semblent le plus prudes, il y use d’une impudicité qu’il feint inconsciente ; il a des ruses et des attitudes de courtisane qui sont un appel direct à la sensualité. Et, comme il a immédiatement saisi le penchant d’Henri pour Norbert et qu’il étudie les phases de cette intrigue avec le sûr instinct d’une malice profonde, il devient surtout provocant les soirs où il a pu surprendre, entre les deux amis, un émoi plus vif.

Les êtres de l’espèce de Georges Néronde seront dangereux tant que des mœurs artificielles augmenteront la valeur de certains actes. Hommes, les vierges et les épouses leur sont des proies d’autant plus désirables qu’elles paraissent plus garanties par des règles conventionnelles. Enfants, dans les agglomérations collégiennes, dans les maisons religieuses surtout dont la pédagogie très spéciale est une constante suggestion du péché à commettre, tant que les amitiés particulières seront favorisées par le régime scolaire, ils continueront, de toute la force de leur appétence des choses interdites, à les aggraver de corruption et de luxure.

Peut-être est-ce dans cette attitude ouvertement, robustement, peut-on dire, malfaisante, si contraire à la nature tourmentée et craintive d’Henri, qu’il faut chercher la raison de l’invincible répugnance de ce dernier pour ce nouveau camarade. Quoi qu’il en soit, cette répulsion va jusqu’à un malaise physique aigu, quand, la nuit, toutes lumières baissées, il entend, tourné vers sa couchette, le souffle rauque de son voisin. Une gêne angoissante, mal définie, l’étreint alors et le tient éveillé, dans une attente redoutable et trouble, le sang battant aux artères. C’est comme une emprise diabolique dont il ne peut se défendre et dont il ne se sent délivré qu’au matin, par la clarté du jour naissant, l’air frais de l’aube et la vue surtout de son cher Norbert.

L’office du mois de Marie s’achève sur les larges versets du Stabat Mater, que toute la communauté chante à pleine voix, et c’est ainsi qu’un grand vent qui s’élèverait par rafales, puis s’apaiserait pour s’élancer encore et pour sombrer finalement en un long bourdonnement latin, amen qui expire en un long point d’orgue.

Sur une estrade surélevée, qui domine les bancs des élèves, les maîtres assistent à la cérémonie : le directeur, visage bourbonnien et à bajoues de douairière satisfaite, corps replet et ramassé eu boule sous l’évasement du camail de chanoine ; le vieux professeur de sciences, l’air amusé et sarcastique ; celui de rhétorique, fin et glabre, de plus en plus monsignor romain ; l’abbé Dolirel, dont le rengorgement à double menton caresse à petits coups délicats et coquets la soie noire de son rabat ; l’abbé Meyrac, de physionomie triste et absente, comme s’il regrettait ce monde auquel il a renoncé, mais soudain en arrêt, curieux aigument derrière le lorgnon, et la séquelle des jeunes gars en surplis, professeurs de huitième, septième, sixième, etc…, diacres frais émoulus du séminaire, dont toutes les simagrées dévotes et componctueuses n’arrivent pas à faire illusion, tellement tout, en eux, crie qu’ils ne sont pas faits pour ces agenouillements d’archanges ; enfin, à l’extrémité, la face blanche, grasse et rageuse du préfet de discipline, qui semble toujours en lutte avec quelque pensée mauvaise.

Les prières terminées, les divisions sortent en longues files et suivent un couloir assez obscur, pour se rendre au réfectoire. Henri s’est glissé près de Norbert, et la main qu’il lui a saisie aussitôt et qu’il presse, semble fondre en sa main, se répandre en lui, l’emplir tout entier d’un savoureux frisson, comme il arrive de la douceur d’un fruit, sous la morsure acide de la dent.



III


Pour des adolescents, même enfermés entre les murailles d’un collège, même contraints par les rigueurs d’une tyrannie morale qui s’attache à refréner tout élan naturel, la « belle saison » est une fête de plusieurs mois, une longue ivresse des sens en communion avec l’universel épanouissement de la vie. Et il semble que cela ne doive jamais finir, tellement les jours ont alors la beauté définitive de calmes eaux étales, tellement les heures sont légères à ceux qui sont riches de toute une existence à dépenser.

Bien que la règle de Saint-Vincent paraisse uniquement établie en vue d’annihiler les effets de cette résurrection annuelle et d’établir, en quelque sorte, dans les âmes, un éternel hiver, elle subit, par la force même des choses, les effets de cette véritable libération qu’est, pour tout ce qui vit sous le ciel, l’avènement de l’été. Le soleil se couchant plus tard, le temps ainsi gagné sur la nuit est consacré à une dernière récréation, la plus animée, avant la montée aux dortoirs. Les après-midis devenant trop chaudes, les promenades du mercredi et du dimanche ont maintenant lieu dans la douce pénombre des crépuscules. Et le cœur des enfants est, à cette époque de l’année, si naturellement ouvert au plaisir, tout leur être est si heureux du seul fait d’exister que de si petites améliorations donnent une saveur incomparable à l’air qu’ils respirent ainsi plus librement.

Ah ! ces récréations et ces promenades !

Vêtu de toiles légères, chaussé de souples sandales, le col libre, courir d’un pied qui touche à peine le sol, avoir la sensation de la vitesse et de la mesure de ses forces, vaincre l’adversaire et mêler sa voix au déchaînement des cris, ou, les bras nus, le torse à peine couvert d’une mince chemise, suspendu aux appareils de gymnastique, se jouer de la pesanteur, s’enlever, tournoyer dans le vide, les oreilles bourdonnantes de l’air fouetté et se recevoir en flexibilité harmonieuse, pour rebondir dans la détente de tous les nerfs, atteindre de la sorte au maximum de l’effort musculaire et à l’expression de la plus intense eurythmie physique ! Quelle allégresse unique où participe toute la chair jusqu’en sa cellule la plus profonde ! Jamais, par la suite, même en la réalisation de tous ses désirs, l’homme ne retrouve cette plénitude de joie animale, cette ardeur inextinguible à absorber la vie à grandes lampées fraîches, comme on calme les papilles avides de la soif dans l’eau claire des fontaines.

Mais l’être tout entier prend part à cette effervescence, et c’est justement ce que l’on cèle avec le plus de soin, ce qui ne peut se manifester et encore moins se satisfaire, qui en est le plus fortement ému. Cette fièvre sensuelle, d’autant plus forte qu’elle est plus contenue, provoque de véritables effluves électriques, dont brillent les yeux et frémissent les peaux moites, et il n’est pas possible à des adolescents, même les plus ingénus, de n’en éprouver aucune commotion, lorsque le hasard des jeux unit, en une rapide étreinte, leurs corps chargés de fluide. Et quelle répercussion jusqu’au fond de l’âme, quand cet émoi inévitable se transpose, dans l’esprit, sous la forme du péché ! C’est pourquoi, grâce au poison de la casuistique religieuse dont Henri est intoxiqué, ces récréations, au lieu de lui être salutaires, le plongent dans un extrême affolement. Certes, il jouit d’un bonheur sans mélange quand, à la faveur des premières ombres nocturnes, il peut se rapprocher davantage de Norbert, et l’émotion qu’il éprouve alors près de son ami lui est bonne, parce qu’il ne se mêle, dans sa ferveur, du moins n’en a-t-il pas conscience, aucun mauvais ferment. Mais il y a l’autre, Georges Néronde, et celui-là, avec sa singulière finesse, comprenant combien les suggestions de l’heure lui sont propices, ne perd pas une occasion, dans les mêlées de foot-ball, de se serrer contre lui. Ah ! comme il le déteste, ce Néronde, combien il lui est ennemi ! Pourtant il y a des soirs où il a la secrète honte de se sentir sans force contre l’espèce de fascination diabolique exercée par cet étrange camarade, qui n’est, après tout, lui aussi, qu’un enfant, peut-être plus sain, plus normal que ses condisciples, plus près de la nature en tous cas, dans la franchise de ses instincts que les circonstances scolaires ont sans doute, seules, viciés.

Tous les mercredis et tous les dimanches, les divisions sortent à cinq heures du soir. On n’a plus la sensation des promenades d’hiver, où, deux par deux et les pieds traînassants, les élèves, comme accablés par le poids de chaînes, portent, empreinte sur leur visage, toute la tristesse des prisons. La tenue de toile, les chapeaux de paille, la gaîté qui enfièvre les rangs, une hâte d’être hors de la ville qui fait presser le pas, une exubérance de gestes et de paroles qui brise l’ordonnance mécanique de la marche, donnent à ces sorties régulières le caractère d’une évasion, d’une folle escapade de jeunes poulains à travers la campagne.

Souvent, on va ainsi vers le fleuve, on passe les ponts, on traverse Escarbiac, et l’on entre dans l’herbe grasse et déjà haute par place des prairies, dont la nappe d’un vert sombre, moirée de lumière, se crible de pâquerettes et de pimpons d’or. Et il arrive qu’on dérange parfois des couples, à la lisière des petits bois d’aubiers, et, quand l’on passe auprès, la fille, rose et confuse dans l’ombre mauve de ses lourds cheveux couronnés du foulard gascon, pour cacher son embarras, ploie, dans la corolle fripée de ses jupes, le pistil mystérieux de son corps et cueille quelque fleur.

Les battoirs des lavandières frappent l’air d’un cliquètement sonore ; au loin résonne la conque marine des pêcheurs, un chant de femme domine la plaine et les eaux et va se perdre au creux des collines, en inflexions planantes qui se prolongent en écho. Ce sont les dernières pulsations du jour, car bientôt la nuit, légère et tiède, enveloppe les choses, et l’on rentre, tandis que, une à une, les étoiles, là-haut, s’allument et que, du grand silence nocturne, monte, comme la respiration des prés endormis, en deux notes alternées, douces et profondes, l’immense concert des grillons.

C’est le moment où les cortèges de noces ont usage de fréquenter les rives. On les croise ; les tailles féminines brisées aux bras des garçons, les faces tournées vers le ciel qui éclaire leur délire, ils chantent à pleine voix cette vieille chanson qui traduit si fortement la fièvre langoureuse, le sens aigu et inquiet de l’amour, qui sont au cœur même de la race :


Qué cantés, qué cantés ?
Cantés pas per you,
Cantés per ma mio
Qu’és alpret dé you !
(Que chantes-tu, que chantes-tu ?
Tu ne chantes pas pour moi,
Tu chantes pour ma mie
Qui est auprès de moi !)


Les élèves passent, n’osant se détourner vers ces enlacements dont la vision rapide les a blessés soudain, en pleine chair, d’un trait douloureux. Étonnés et songeurs, ils vont par deux ou en groupes, certains se tiennent par la main, et ce simple contact de leurs paumes brûlantes répond si bien à ce qui les agite obscurément qu’ils en ont comme une sensation d’étreinte ; d’autres effeuillent les petites hosties vertes des branches d’acacia ainsi que des pétales de marguerites : un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout, et leurs yeux commentent éloquemment le murmure de ces mots fatidiques, si lourds de signification et d’ardeurs latentes qu’ils sont près de faire déborder leurs âmes adolescentes gonflées par le désir.

D’autres fois, on gravit les coteaux bordant la vallée, tantôt par des chemins jalonnés de boqueteaux de chênes et de sapins rabougris qui empreignent l’air d’une senteur de résine, tantôt par des sentiers qui serpentent aux flancs de rocs calcaires dont la blancheur de craie est tachée, de-ci, de-là, par des touffes d’arbustes épineux. À mesure que l’on s’élève, l’air devient d’une vivacité si âcre qu’il excite les papilles de la gorge à l’égal d’un acide verjus, et l’on avance avec une volonté âpre, avide d’absorber l’espace et de dompter la route, qui donne du mordant à l’accélération du pas. Comme si les sommets avaient une vertu virilisante, une ardeur guerrière emplit, sur les hauteurs, le cœur des enfants. Sur chaque arête d’ailleurs se profilent des ruines d’anciens castels fortifiés, dont beaucoup sont détruits depuis les guerres de religion, et la résidence de Montluc, presque intacte, commande encore le pays de ses lourdes murailles inviolées. Tout le passé sanglant de ce coin de la France est là, sur ces rochers au pied desquels s’étend, par-delà l’Armagnac et le Béarn, jusqu’à la ligne bleue des Pyrénées, vaste et houleux comme un océan, l’ancien royaume d’Albret et de Navarre. Et, s’il est vrai que la petite patrie soit notre véritable mère, celle qui nous porte en ses flancs bien avant que nous venions au monde, et que notre être intime se modèle sur ses divers aspects, c’est à ces rudes plateaux de la terre natale que l’âme de la race gasconne doit la flamme héroïque et aventureuse qui persiste en quelques-uns de ses fils, de même qu’elle doit son instinctif paganisme à la grâce languide de ses plaines et au charme virgilien de ses vallons.

Avec la ductilité sensible du jeune âge, sous cette influence de l’atmosphère, à cette altitude, les élèves se groupent en une espèce de colonne et marchent en bataille, le front dressé contre le vent. Il est même un endroit très sauvage, très désert, qui servait jadis de cible, où le sol, heurté et violent, imprime à leurs nerfs une telle secousse que, maintes fois, grâce à l’inattention des maîtres lisant leur bréviaire à l’écart, ils s’y sont livré des combats furieux, et il est arrivé que les pierres et les bâtons ont fait de sérieuses blessures.

Quand le soleil a sombré par-delà la ligne en vigie des coteaux que ce déclin rend soudain pathétiques, on s’enfonce, pour le retour, en des chemins qui serpentent aux creux des petites vallées. Selon les caprices du lacet, on est parfois comme séparé du reste du monde, enfermé en des cirques de verdure, dans une houle de vignes et de vergers, avec, autour de soi, la douce béatitude des fermes, abritées au bord de la sente, ainsi que des barques en repos au fond d’une crique. Souvent aussi un coude de la route ouvre des horizons illimités, et la sensation du lointain et de l’ailleurs impose alors son attirance. Tantôt apparaît ainsi, dans une longue perspective, entre sa double haie de peupliers, l’acier mouvant du fleuve ; tantôt la ville, calme oasis de tuiles et d’ardoises, sur l’immensité verte de la plaine. Et cette heure dernière du jour est si claire que, malgré la distance, le relief des clochers et des toits s’accuse par des couleurs franches, sans buée, bleues ou rouges brique, sous la patine ambrée de la lumière qui s’éteint.

L’un des sites qui servent le plus fréquemment de but à ces promenades, par son nom seul, Bergame, dit assez le charme pénétrant de cette campagne où la nature, plus harmonieuse qu’exubérante, se pare de l’incomparable grâce latine. Ce vocable évocateur lui fut donné jadis, au XVIe siècle, par des lettrés et des poètes de la Péninsule qui étaient venus enter, à Égleyrac, un rameau de la Renaissance italienne. De même, à travers les distances, une secrète loi d’amour unit le pollen des fleurs et féconde les plantes.

Il y existe encore, creusée dans le roc, au-dessus d’un bois planté en bordure d’une vaste prairie, qui s’incurve en amphithéâtre, la grotte de Scaliger. Le savant latiniste aimait venir rêver en ce lieu qui lui rappelait si fortement sa première patrie. Un banc rustique, qui y est pieusement entretenu en sa mémoire, y invite encore à la méditation.

Non loin de là, à Mézens, sa résidence d’été, son ami, l’évêque Bandello, écrivait, dans la savoureuse langue de Boccace, des contes, exquis chefs-d’œuvre, où le pur sel toscan se relève de malice gasconne.

À cette époque, Bernard Palissy, né proche d’Égleyrac, était parti et courait le monde, en proie autant à un irrésistible désir d’aventures qu’à la fièvre de ses admirables recherches sur la céramique. De tels souvenirs ennoblissent la terre à laquelle ils se rattachent et lui donnent toute sa valeur.

Aujourd’hui, de nombreuses villas s’étagent en gradins sur les pentes du vallon de Bergame. Une terrasse les précède, ombragée d’un rang de tilleuls, — le tilleul est, dans ce pays, l’arbre familier de la maison, il la protège de son ombre, l’embaume de son haleine odorante et emplit ses armoires, pour les tisanes de l’hiver, de ses craquelantes fleurs séchées. À un angle, un pin dessine, haut sur le ciel, le cercle sombre de son parasol ; ses aiguilles frémissent parfois sous le vent tiède, avec un léger bourdonnement, monotone et doux, de castagnettes et de flûte. Alentour, la vigne, régulière et folle, aligne ses jouals parallèles comme autant de petites allées aux parois de verdure. En bas, jusqu’à la grille rustique, le jardin dégringole en ovales de buis. Tout le jour, le soleil a cuit la terre ivre de chaleur, mais à cette heure du déclin, dans la fraîcheur du soir, les choses s’éveillent, ça sent à la fois la feuille verte, le fruit trop mûr qui s’ouvre, le laurier, la rose et le jasmin.

Il est une de ces campagnes vers laquelle tous les regards se tournent quand on passe devant, c’est celle du poète dont Égleyrac garde avec amour le souvenir. Elle est à l’entrée du vallon, et, de ses croisées ouvertes, on doit voir, au loin, le fleuve s’en aller le long des peupliers d’Italie. Celui à qui elle appartint lui a consacré ses plus beaux vers, et c’est, en la vieille langue romane, un chant d’une sobriété si harmonieuse et si pure, d’un tel charme virgilien, qu’il est digne de rester entre les plus savoureuses Géorgiques. S’il est vrai que les hommes aiment se retrouver dans le passé, c’est là que ceux de ce coin de terre doivent venir, pour prendre une conscience plus nette de leur lointaine filiation.

Le collège Saint-Vincent possède d’ailleurs, lui-même, sur la colline qui domine la ville, une propriété où s’écoule, maintenant qu’il fait trop chaud pour les longues marches, la majeure partie du temps consacré à ces promenades. Ancien noviciat de Carmes transporté depuis peu en Espagne, c’est, au pied de la falaise qui couronne la hauteur et fait face à la plaine immense, un enchevêtrement de longues bâtisses qui se sont ajoutées les unes aux autres à mesure que le nombre des moines s’est accru. Les volets rapprochés, qui disent l’exiguïté des cellules, barrent de deux longs traits sombres la façade blanche. Surplombant un verger que les religieux cultivaient, une terrasse, plantée de vieux tilleuls trapus, prolonge le couvent et fait une oasis de verdure dans le dur éclat métallique des rochers éblouissants de réverbération. À l’extrémité, un petit cimetière, crayeux et pelé, flamboie. Des grottes le dominent ; dans chacune d’elles est un banc mal équarri et, aux angles, sur des planchettes grossières, des crânes et des ossements humains sont restés. Entre ces images de la mort et le resplendissement de la lumière et de la vie qui monte de l’étendue illimitée jusqu’à l’orifice béant où cillent les yeux, un trouble naît de ce violent contraste, étourdissement sensuel, angoisse charnelle qui prend à la gorge et emplit l’oreille avec un bruit de coquillage de mer. Une inscription gravée de tous côtés sur la muraille avive encore cette impression et l’éclaire soudain, en l’aggravant d’une langueur précise : La mesure d’aimer est d’aimer sans mesure !

Et c’est bien la hantise de l’amour qui y persiste en effet, l’amour alourdi des visions de luxure, des mirages d’étreintes, propres aux tentations de l’ascétisme monacal. Il semble que l’air soit chargé d’une haleine lubrique et que la terre soit chaude encore des ardeurs solitaires de ces faunes mystiques que sont les carmes, extatiques et forcenés amants de la Vierge Marie.

Durant les heures que les divisions passent là, des groupes d’élèves, trompant la surveillance, courent à travers le monastère, montent sur les toits, où ils ont découvert, dans un coin, un amas de bouteilles vides et d’écailles d’huîtres qui les amuse et les intrigue  ; ils se glissent surtout dans les grottes où ils s’attardent, souvent à, deux, comme si l’atmosphère de délectation morose de ces étranges oratoires répondait à leurs plus secrètes pensées.

Henri Mériel et Norbert Gueldrain sont de toutes ces explorations, dont Néronde est le chef endiablé. Et c’est dans la demi-obscurité d’une de ces cellules primitives que, le visage brûlant, les nerfs malades, le cœur et l’être tout entier en déroute, les deux amis se sont longuement embrassés pour la première fois et ont senti passer en eux, dans ce simple baiser sur les joues, toutes les voluptés délirantes et profondes. Ce soir-là, tout le temps que dura le trajet du retour, Henri et Norbert ne désenlacèrent pas leurs doigts entrecroisés. Il leur semblait ainsi unir leurs âmes, et le sentiment qui les agitait et les attirait l’un vers l’autre était si spontané et si puissant que rien d’impur ne venait s’y mêler. Ils étaient de la sorte les jouets de cette illusion amoureuse dont le régime factice de la séparation des sexes fait, pour l’homme, une espèce d’étape sentimentale régulière, dont certains adolescents, plus malicieux et moins chimériques, tels Georges Néronde, font une réalité d’autant plus désirable qu’elle est plus interdite.



IV


On est en juillet. Le premier été a déjà disparu, avec son cortège virginal de fêtes fleuries, ses guirlandes et ses reposoirs, ses odeurs d’encens et ses haleines expirantes de roses. Les journées, épanouies comme des épouses ardentes, tout entières au soleil, halettent et s’épuisent sous ses embrassements. Les soirées ont des langueurs de femmes brisées par de trop rudes étreintes. La nature entière a des étirements de chatte énervée.

Les nuits sont presque aussi chaudes que les jours. Les croisées du dortoir, ouvertes, découpent des morceaux de ciel où roulent de gros nuages lourds qu’illuminent, par instants, de rapides éclairs. Les corps, cherchant le sommeil, s’agitent sur les couchettes, et des plaintes vagissantes de rêves troublent parfois le silence. Une silhouette, mince et furtive, passe : c’est le surveillant, un jeune abbé au teint cireux, aux yeux sombres, qui fait sa ronde. Il arrive qu’une ombre plus massive se dessine, glisse et s’arrête, interrogeant les ténèbres : c’est celle du préfet de discipline. Les élèves, qui ne dorment pas, suspendent leur respiration à son passage. Le lendemain, après ces insomnies, les traits sont tirés, les visages sont las et comme inquiets d’un mystérieux tourment.

Ces premières heures nocturnes sont mauvaises à Henri. Trépidant encore des jeux qui viennent à peine de finir, brûlant de fièvre, un tourbillon de pensées et d’images afflue à son cerveau avec le sang qui fait battre ses artères. La gorge serrée, le cœur convulsif, il a la sensation, au creux de la poitrine, de mains qui l’entraînent, de mains caressantes et hostiles, de mains despotiques, auxquelles, après avoir longtemps résisté, il s’abandonne tout à coup, avec un grand frisson, comme il se laisserait choir dans le vide. Puis il s’endort, plein de rancœur, en proie à toutes les terreurs mystiques.



V


Un matin, Henri s’est rappelé très nettement avoir fait un rêve étrange. Il se souvenait d’avoir marché longtemps à travers une ville immense et inconnue, une ville chimérique qui n’avait rien de commun avec ce qu’il avait vu jusqu’alors. Il était dans cet état d’angoisse obscure particulier aux cauchemars. Il avait fini par arriver à une large place où grouillait une foule bariolée de femmes dont il n’aurait su préciser l’exotisme. Elles allaient silencieuses et par groupes et tournaient sans arrêt sur l’aire vaste. Il avait l’impression confuse, et qui le laissait pourtant sans surprise, d’un marché où ces femmes venaient s’offrir. Ce qui lui avait causé le plus d’étonnement, ç’avait été de voir, dans la cohue de ces filles, l’abbé Meyrac. Sous sa pèlerine noire de prêtre descendait une soutane en toile écrue aux plis louches de fustanelle orientale. Il avait reconnu aussi d’autres abbés, et tous rôdaient autour de ces jeunes femmes, bizarrement…

Il s’était arrêté, plein d’un malaise indéfinissable. Il ne savait quoi d’infâme et de canaille planait sur cette silencieuse promenade. Et tout son être sombrait dans un douloureux abattement, lorsqu’avaient surgi brusquement autour de lui des corps d’une nudité monstrueuse. Leur peau était jaune, et, dans leurs visages plissés, on ne voyait pas les yeux, ils avaient dansé, et il avait vu qu’ils n’avaient pas de sexe. Sans transition étaient arrivés en courant des hommes aux longues barbes noires. Nus également et d’une bestialité répugnante, ils s’étaient avancés et avaient fait simultanément un geste obscène contraire à leur sexe ; leurs faces avaient ricané d’un rire équivoque, puis tout s’était évanoui.

Comment de si extravagantes lubricités avaient-elles pu naître, durant le sommeil, dans un cerveau d’adolescent où rien d’antérieur n’avait pu cependant les déterminer ? Il était trop ignorant de certaines choses pour s’interroger là-dessus, mais il s’était reproché ce rêve comme une impureté inouïe dont il eût été responsable.

À quelques jours de là, au réveil, Néronde lui dit, son visage mince et son regard d’intrigue éclairés d’une flamme malsaine :

— Tu n’as rien senti, cette nuit ?

Et lui, qui pensait avoir encore rêvé, lui répondit en rougissant :

— Mais non, j’ai fait un rêve, je crois.

— Ah ! que c’est drôle, répartit Néronde, tu as cru rêver ! Eh bien, mon cher, c’est tout ce qu’il y a de plus réel, le surveillant est venu à mon lit, puis il est allé au tien, et enfin à celui de Grandrose en face.

Comment, il n’avait pas rêvé ! Et Henri se rappelait avoir senti, sur lui, une main, mais si vaguement que cela s’estompait, était bien moins précis que le rêve précédent.

— Mais si, mais si, insistait Néronde, c’est le surveillant, je l’ai vu, je ne dormais pas.

Henri n’osa pas lui dire :

— Puisque tu ne dormais pas, pourquoi l’as-tu laissé faire ?

Pendant la première récréation, le bruit s’en étant déjà répandu à l’étude, des groupes se formèrent. Les plus grands interrogèrent Néronde ; Grandrose dit aussi que, s’étant réveillé au moment où l’abbé s’en allait, il l’avait vu se glisser avec précaution dans sa chambre. Un élève de philosophie mit le directeur au courant. Le surveillant coupable dut partir. On apprit, par la suite, qu’il avait changé de diocèse.

Presqu’au même moment, un autre abbé, un rude gars de la campagne, celui-là, réputé pour la force avec laquelle il lançait le ballon, est parti, en enlevant une jeune religieuse employée à la lingerie. Pour éviter le scandale, on a prétexté une nomination de vicaire dans une paroisse lointaine ; mais, en dépit des précautions, on a su la vérité. Puis, on les avait vraiment trop vus, à l’heure du coucher, dans les coins obscurs du jardin.

Qu’importent d’ailleurs ces incidents promptement étouffés et ces troubles intimes pour lesquels la confession doit être un remède souverain. L’essentiel est que la règle et les principes soient saufs. Or les communions sont toujours aussi nombreuses et d’autant plus ferventes que les âmes sont en proie à de secrets remords ; sévèrement cloîtrés, les élèves restent à l’abri des tentations du monde, et, dans les méditations quotidiennes, une sainte appréhension de la vie ne cesse pas de leur être inculquée. Enfin, la haine et le dégoût du régime républicain leur sont suggérés obstinément. Justement, cette année, la fête nationale tombant un jour de promenade, la sortie a été renvoyée au lendemain, afin de bien marquer qu’on n’y prenait aucune part. Tout est donc pour le mieux dans le plus chrétien et le plus smart de tous les collèges. Les familles n’en demandent pas davantage, satisfaites que la bonne éducation et les saines doctrines des maisons de Jésuites soient ainsi prodiguées à leur progéniture, pour un prix plus restreint.



VI


Depuis cette aventure du dortoir où ils ont l’un et l’autre joué un rôle, Henri a l’impression d’être uni désormais à son voisin de lit par une sorte de complicité. Néronde s’efforce du reste de marquer, autant qu’il le peut, ce lien équivoque ; il a pris l’habitude de causer avec son camarade avant de s’endormir, il lui parle de choses indifférentes, mais peu à peu il se familiarise et se rapproche. Une circonstance a favorisé ces rapports. Le nouveau surveillant, doux et austère, le seul qui soit peut-être sincère parmi tous ces prêtres, a de suite éveillé la cruauté inconsciente qui est au cœur des enfants. Son air d’illuminé, les manifestations excessives de sa dévotion, — on l’a déjà vu, à plusieurs reprises, dans sa chambre, étendu à terre les bras en croix, — toute sa personne si différente de celle de ses collègues, ont excité la verve méchante des élèves, et c’est au dortoir qu’elle s’est le plus aisément donné cours. Dès qu’il paraissait, les premiers soirs, des cailloux, lancés dans le lavabo central, faisaient un bruit assourdissant de grêle, des cris d’animaux s’élevaient de tous côtés. Cela a duré, — l’abbé ne se plaignant pas, — jusqu’à ce qu’il eût renoncé à se faire voir, passant la nuit, enfermé chez lui, dans les larmes et la prière.

Malgré sa générosité naturelle, Henri a participé à ce qu’il considérait comme un amusement, et de même qu’il a suivi Néronde dans les escapades au couvent des Carmes, de même il l’a imité dans toute cette cabale tapageuse. Une certaine liberté a fini par s’établir ainsi entre eux, et la glace est maintenant rompue. Une gêne persiste cependant, et ce qu’il ressent pour ce camarade est tellement complexe et contraire à ce qui le pousse vers Norbert que ça n’est pas, à coup sûr, de l’amitié. Une chose persiste surtout, c’est quand il est couché, l’angoisse qui l’oppresse à se sentir si près, l’attirance et l’attente troubles qui lui viennent d’à côté… Tant que dure le jour, en effet, l’action de Néronde, sur lui, est nulle ; mais, quand vient le soir, il éprouve toute sa ténébreuse puissance. On dirait alors qu’un autre être s’éveille en lui, un être de chair frémissante et singulièrement avide. Il semble que d’avoir retiré ses vêtements et de sentir le long de ses bras son corps nu et fiévreux, il soit sans défense contre les suggestions de la nuit…



VII


Un soir de chaleur accablante, avant l’orage. La terre, privée d’air, étouffe ainsi qu’en une cloche pneumatique. Une lueur de cataclysme colore de jaune livide les arbres et les bâtiments. Le ciel semble une calotte d’acier bruni avec des reflets de feu, et on dirait que cette géante coupole métallique descend, descend lentement comme une machine à écraser. Tout se tait, il n’y a plus de moineaux, plus de martinets, plus d’hirondelles, c’est le vide et le silence, sous la pression formidable, avant l’éclatement.

À l’heure de la dernière récréation, la pluie s’est mise à tomber, en gouttes molles et larges ; une odeur de poussière et de feuilles mouillées poivre l’atmosphère, la rend plus irrespirable et plus dense. Les élèves sont à l’abri sous les arceaux, qui bordent la cour, et dans le gymnase. Les anneaux et les trapèzes pendent immobiles, nul n’a la force de vaincre la pesanteur, de s’enlever et de s’élancer dans l’espace ; les nerfs sont tellement tourmentés par la température que la lutte est le seul jeu possible et qui puisse donner quelque plaisir, la lutte où l’on serre durement l’adversaire, où on fait mal, en enfonçant même un peu les ongles. En un instant, le sable est violemment creusé par des couples qui se ceinturent et se renversent. Henri a déjà lutté avec Norbert, et il a mis, dans son étreinte, toute la tendresse de son affection. Grâce à une poussée plus vive que les autres, il a pu l’embrasser au cou, sans qu’on s’en soit aperçu. Il est encore tout étourdi de ce baiser et de l’impression de caresse laissée à sa poitrine par le contact du corps de son ami, lorsque Néronde, sans même le prévenir, l’enlace à son tour et cherche à le tomber. Henri se défend avec rage, et il met, dans sa fureur soudaine, toute la haine et l’aversion qu’il éprouve pour lui. Leurs têtes sont serrées alternativement si fort, sous les aisselles où elles sont prisonnières, que les gencives saignent ; la sueur ruisselle de leurs fronts sur leurs joues. Ils roulent bientôt et ils luttent longtemps, pour savoir lequel sera vainqueur, et quand enfin Néronde triomphe de tout son torse penché, de sa poitrine nue, dans l’échancrure de sa chemise ouverte, et de ses yeux de fille vicieuse rivés aux yeux du vaincu, celui-ci a véritablement une sensation de vertige.

Plus tard, dans l’obscurité presque complète du dortoir, dont on a fermé les volets par crainte de la tempête menaçante, l’autre Henri, celui qui s’éveille avec la nuit, aussitôt étendu, n’est plus qu’un corps pantelant et mordu dans sa chair vive, et son délire est tel, cette fois, qu’il s’y abandonne tout de suite, sans résistance. Le cœur remonté à la gorge, le visage en feu, il attend, dans un consentement affolé, et lorsque Georges Néronde, qu’un subtil instinct a sans doute averti, vient à son lit et le cherche fébrilement, il avance, lui aussi, une main audacieuse, et il goûte, désespérément, la saveur âcre, profonde et vrillante du péché.



VIII


À la suite de cette chute, dont le souvenir obsède sa pensée comme une amertume de fiel persistant à la bouche, Henri est resté quelque temps prostré, dans un sentiment douloureux de diminution intime. Son antipathie pour Néronde s’est accrue de la honte qu’il éprouve désormais devant lui. Il a adopté à son égard une attitude absolument étrangère ; il ne sait que trop pourtant quelle aventure, ah ! certes, inexplicable et bien finie, a existé entre eux. Par contre, son affection pour Norbert est devenue encore plus vive, et il lui semble qu’il rachète, par ce pur sentiment, l’acte abominable qu’il a accompli.

Il a eu aussi un renouveau de dévotion exaspérée. Aux pénitences infligées par son confesseur, il en a ajouté d’autres plus sévères. Il a passé sans transition de la crise sensuelle à une nouvelle crise mystique, avec une facilité qui indique bien qu’il n’y a d’autre différence de l’une à l’autre que celle du geste. En réalité, ses litanies adorantes à Jésus et à la Vierge Marie, les élans de son cœur vers le camarade qu’il aime, et le mouvement, pour lui diabolique, dont il se sent souillé, sont des manifestations, équivalentes et fatales, d’une nature voluptueuse et tendre qu’une règle anormale a faussée.

Il s’est également rapproché de Paul, après l’avoir longtemps évité, car l’âme virile et hautaine de son ancien ami l’intimidait, et il l’avait surtout sentie trop peu à l’unisson de la sienne, en cet instant de crise et de défaillance. Avec joie, il a pris sa part des conversations de Paul et de Bordas, et l’audace libre de leurs idées, l’assurance de leurs paroles et jusqu’à la fermeté mâle de leurs voix, tout, chez eux, l’a réconforté et lui a refait une apparence de santé morale.

Paul l’a accueilli d’abord avec une indulgence dédaigneuse, comme s’il ne s’était pas aperçu de son éloignement. Tout au plus s’est-il permis une question railleuse sur l’état de ses amours ; mais, quand il a vu ses yeux s’humecter de larmes, il l’a rudoyé amicalement :

— Allons, petite fille sensible, quand te décideras-tu à devenir un vrai garçon ?

Après quoi, il a repris son rôle de grand frère protecteur et attentif.

Quelques jours, Henri a eu l’impression délicieuse d’une convalescence. Il se sentait renaître, une allégresse nouvelle rafraîchissait son cœur et son sang. Il songeait à ce qui l’avait terrassé, comme à un mal qui serait guéri ; il ne pouvait croire qu’il eût été si faible. Se sentant fort, il ne fuyait plus Néronde, il ne le redoutait plus.

Et voilà qu’un soir, en se couchant, brusquement une chaleur est montée à son visage, un émoi a parcouru son corps et quand, le gaz baissé, son voisin s’est glissé à son lit, il ne l’a pas repoussé, ses mains se sont tendues, fiévreuses…

Depuis lors, par une espèce d’accord tacite, par une pudeur farouche aussi et une horreur véritable du côté d’Henri, Néronde et lui ne s’adressent plus la parole, vivent étrangers, et à des intervalles réguliers presque, — flux et reflux de sensualité et de remords, alternatives épuisantes qui usent ses nerfs et affolent sa conscience, — ils commettent ensemble, en des minutes brèves, le mortel péché de luxure. Jamais, entre eux, une parole tendre ni une caresse, mais l’acte seul, l’égarement rapide et indicible, puis la honte et le dégoût.



IX


Dans cette ambiance d’artifice et de détraquement, Paul Viannens est de plus en plus mal à l’aise. Son irritation est devenue telle que le séjour dans cette maison lui deviendrait intolérable, si la résolution qu’il a prise soudain de s’en aller ne l’avait nanti de quelque patience. Pour les caractères comme le sien, c’est l’incertitude et l’hésitation qui sont les pires maux, une décision ferme leur rend aussitôt le calme. Il sait donc qu’il partira à l’heure qu’il aura choisie ; peut-être même attendra-t-il le peu de temps qui le sépare des vacances et se contentera-t-il de ne pas rentrer, l’année prochaine. Cela présenterait l’avantage de se préparer sans secousse à l’examen oral du baccalauréat de rhétorique, dont il vient de subir avec succès les épreuves écrites. Mais cette solution pacifique ne le satisfait guère, il lui semble qu’il doit à sa révolte de l’affirmer sans ambage, et il a la sensation qu’à ce prix seul il aura bien définitivement rompu. Aussi bien son tempérament ne le pousse-t-il pas aux demi-mesures.

En outre, il est en pleine hostilité avec le groupe des petits hobereaux que la faveur, dont ils sont l’objet, encourage à une morgue de plus en plus insupportable. Il n’a plus aucun rapport avec eux, les parlottes sur leurs ancêtres hypothétiques, leurs historiques châteaux et leurs belles relations, n’ayant, pour lui, qu’un médiocre intérêt. Il sait d’ailleurs qu’un jour il sera dans un autre camp que le leur, et il aime autant prendre position tout de suite. Il se souvient que son grand-père, l’officier d’Afrique, fut républicain en un temps de monarchie, ainsi qu’en font foi des lettres lues bien souvent, et que ce fut un de ses grands-oncles, prêtre démocrate, qui bénit, en 48, l’arbre de la Liberté. Il a conscience d’être un Bleu au milieu de Blancs !

Depuis le commencement de la belle saison, il s’est d’ailleurs isolé plus que jamais avec son ami, Bordas. Il n’a même pas pris part aux jeux qui englobaient les divisions entières, dépensant son énergie physique à la gymnastique et à l’escrime, dont, tous les ans, il gagne les prix. Le temps des récréations a été consacré, par lui, aux conversations, où il trouve un si grand charme, bien qu’il sache qu’elles soient vues d’un mauvais œil par le préfet de discipline. Il eût presque souhaité, du reste, une punition ou un blâme trop vif pour avoir, vis-à-vis de lui-même, un motif de rompre plus tôt les entraves.

Jamais écoliers, à la veille d’être libres et ignorants de la vie, ne s’interrogèrent plus passionnément sur elle et ne cherchèrent, avec un plus noble souci, avant de choisir leur route, à prendre une sûre connaissance d’eux-mêmes. Bordas, qui s’est passionné pour la philosophie, rêvait parfois de finir ses études dans un grand lycée et de conquérir des diplômes, le professorat, Maïs ces ambitions duraient peu, il était trop attaché à sa terre, à l’humus même du sol natal, pour ne pas lui consacrer sa vie. Le front têtu, les yeux noirs et vifs, éclairant son visage étroit et bronzé, aux lignes latines, il disait :

— Non, vois-tu, réflexion faite, je resterai dans mon village, à soigner mes vignes. Elles sont vieilles, mon grand-père les a toujours vues, et voici longtemps que mon père bataille contre les maladies, pour les conserver. Il y a eu d’abord le phylloxera, puis le mildew, maintenant le black-rott. Jusqu’ici, nous les avons sauvées, mais ces vieux ceps sont délicats comme des personnes, il ne faut pas les abandonner, si l’on ne veut pas qu’ils meurent.

— Je ne saurais te dire ce que j’éprouve quand je suis au milieu des jouals ; les coteaux à perte de vue sont couverts de pampres, c’est une mer frémissante et ordonnée. De penser que cela nous fait vivre de génération en génération et que ça nous coûte tant de soucis, tant de travail, il me semble y tenir par un lien presque charnel, je touche les feuilles, je soupèse les grappes d’une main amicale, comme je flatterais des êtres sensibles et familiers. Je sens que, si je partais, j’irais contre mon destin.

Et il ajoutait, avec une courte flamme sensuelle :

— Ah ! au mois d’août, quand il fait bien chaud, être assis dans les turres sèches, à l’ombre d’un prunier ou d’un pêcher ; et là, lire les lettres de Paul-Louis Courier, le vigneron, ou des vers de Virgile, puis suspendre sa lecture, pour manger une croûte frottée d’ail et luisante d’huile, avec un raisin doré ; ah ! Viannens, tu peux courir, tu ne trouveras pas ça, dans Paris ni dans tes voyages ? Et quelle musique m’enchanterait à l’égal du bruissement des coteaux, quand la brise de quatre heures passe dans les vignes, c’est comme une immense harpe éolienne qui vibrerait de Montauban jusqu’à Toulouse ; encore quelque chose comme tu n’en entendras pas de plus harmonieuse et de plus douce en aucun lieu du monde. Enfin, comprends-tu, ce n’est pas la peine que je m’en aille, j’aurais trop de regrets.

Et il y avait, en effet, dans sa figure de petit paysan du Midi, affinée et précise comme un profil de médaille, un type net et arrêté qui indiquait, avec une telle force, l’origine et le coin de terre, qu’on l’imaginait difficilement allant vivre ailleurs.

Paul, lui, est un imaginatif et un rêveur, un combatif et un indépendant. Cela se lit dans son regard tantôt absent et vague, tantôt direct et d’une fixité dure, ainsi que dans l’avancée de son menton et sa manière de porter la tête haute, si personnelle et innée que lorsqu’il était tout enfant, dès sa première culotte, on avait déjà eu souvent l’occasion d’en plaisanter parmi les siens. Ceux qui sont dotés d’une pareille nature acceptent difficilement des limites, pas plus à leur vie qu’à leurs façons de penser. Aussi, malgré la fermeté de son caractère, ses projets ont-ils du flou et lui est-il impossible de fixer à l’avance, comme l’a fait Bordas, le plan de son existence. Un plan, ce sont des barrières que l’on dresse autour de soi, et, s’il en élevait jamais de semblables, il ne tarderait sans doute pas à les renverser. C’est ainsi qu’il a rêvé d’être soldat, soldat dans les colonies, parce que cette carrière lui apparaissait pleine de mouvement, d’aventures, d’action. Maintenant il hésite à s’enfermer dans une profession si étroitement dépendante. Il aime et désire tant d’autres choses ! Il voudrait réaliser la prédiction de l’abbé Meyrac, écrire des livres, il voudrait vivre surtout, vivre toute la vie innombrable, chimérique et multiforme, et il tend vers elle, avec une ardeur constante, aiguë, douloureuse… S’il se décide à choisir, il regrettera aussitôt tout le reste. Au fond, il est né libre, il est de ceux qui préféreront toujours les risques du vagabondage à la sécurité lâche du troupeau. C’est pourquoi, sans qu’il s’en rende encore bien compte lui-même, mais selon le développement logique de sa personne, il ne consentira jamais à entrer dans l’une des cases où l’humanité se parque, se restreint et fait sa triste besogne d’esclave. Cela ne va pas sans un cruel sacrifice, car l’homme qui s’affranchit de la sorte ne connaît pas les douceurs de l’abri, les tendresses du foyer, tout ce qui, pour la pauvre faiblesse humaine, constitue le bonheur. Mais il y a, dans ce renoncement farouche, dans cet isolement hautain d’une âme irréductible, une volupté si âpre, un goût d’indépendance et de solitude si amer et si tenace que ceux qui ont eu la force d’y goûter en gardent l’ivresse jusqu’à la mort.

Certes, Paul aime la campagne, mais il ne pourrait consentir à ce que sa vie dût s’y écouler tout entière ; il sera nomade, il lui faudra l’imprévu du chemin. Il y souffrirait trop d’ailleurs, car rien justement ne creuse davantage ses nerfs et son imagination que la contemplation d’un horizon immuable, dans la paix oppressive des champs. C’est là que ses rêveries sont le plus désordonnées et ses désirs le plus intenses, à tel point que, lorsqu’il y passe la journée, il est en proie à une exaltation et à une angoisse physique si épuisantes qu’en rentrant, le soir, à la maison familiale, il a une double sensation très curieuse d’accablement et de délivrance.

Il répondait à son ami :

— Si c’est ton idée, Bordas, il faut la suivre. Moi, je trouverais cela vraiment trop monotone ; puis je préfère ignorer ce que je ferai demain.

Lire des poètes, Virgile, si tu veux, — laisse-moi t’en indiquer de plus récents que j’ai lus aux vacances dernières et que je préfère à tout, Henri de Régnier et Jammes, et ne manque pas de les acheter avant de rejoindre tes vignes, — les lire à l’ombre d’un arbre, dans la rumeur des feuilles agitées par le vent d’autan ; voir, tous les jours, le soleil disparaître au même tournant de colline ; frémir au passage des trains qui s’en vont avec un grand bruit de fer qui se prolonge ; j’aime, moi aussi, ces heures, mais elles rentrent si fort dans mon cœur qu’elles me font mal ; quand je vois le soleil disparaître, emporté comme une barque par les eaux du fleuve, j’ai un désir fou de le suivre, de partir, ah ! partir…

C’était bien là en effet le fond de toutes ses rêveries : partir, et ces départs de songe, auxquels il ne pouvait même assigner un but, étaient, dans cette imprécision grisante, si pleins de choses émouvantes et surhumaines qu’il en était remué en ses fibres profondes. À aucun moment, d’ailleurs, des réalisations vulgaires n’entraient dans ses prévisions. Une position avantageuse, la fortune, la considération bourgeoise, tout ce que les gens pratiques proposent à l’effort des écoliers, était étranger à ses projets. Il avait même déjà contre l’argent une haine instinctive et vivace, qu’il devait en partie à ses impressions d’enfant. Les tristesses de sa mère, qui, bien qu’étant dans un suffisant état de fortune, souffrait de son inaptitude à conduire son train de dépenses, étaient dues à l’argent. C’était à l’argent que se rapportaient tous les conseils de ses parents les plus proches, gens excellents, mais pour lesquels la satisfaction des besoins immédiats de l’existence quotidienne était la chose essentielle, à l’exclusion de tout autre raison de vivre, plus belle et plus noble. Gagner l’argent, le conserver, cela contenait, pour eux, toute beauté et toute vertu.

Ainsi, avant même que d’avoir vécu, il s’était senti humilié par l’argent. Il en conservait une espèce de honte et une vague appréhension, comme devant une chose qui devait être bien redoutable, puisqu’il lui était redevable de sa première souffrance réelle. Ses visées n’en devenaient pas, pour cela, plus ambitieuses ni plus utilitaires. Il avait le sentiment qu’une vie aventureuse et incertaine était plus conforme à sa vraie nature et qu’il y avait là, pour lui, une destinée impérieuse. Et, s’il ne savait pas exactement ce qu’il serait, il savait bien du moins ce qu’il lui était impossible d’être : notaire, avoué, banquier, marchand, tous métiers où l’unique préoccupation du lucre ne se relève d’aucune grandeur. Ah ! certes, il préférait les laboureurs et les vignerons de son ami Bordas !

— Quand je serai fatigué de courir le monde, lui disait-il, je me ferai paysan comme toi.

Ils échangeaient ces propos en se promenant dans la cour. Ils marchaient d’un pas rapide. Souvent quelques camarades, ceux qu’amenait une pareille façon de penser, se joignaient à eux. Ils formaient alors deux rangs parallèles, se parlant face à face, un côté marchant à reculons. Le groupe des hobereaux allait et venait non loin d’eux, dans le même ordre. Mais là, la conversation avait le ton et les grâces ambiguës de petites pensionnaires précieuses, que les souvenirs de parties de château enflent d’orgueil. On y était plus guindé, avec une nuance de câlinerie prétentieuse dans la voix. La camaraderie rude des jeunes plébéiens, qui s’appellent par leurs noms de famille, y était remplacée par un « entre soi » de caste fermée, où on s’interpellait par les prénoms, en inflexions caressantes. Des professeurs se trouvaient fréquemment au milieu d’eux dans la même familiarité intime. Le plus souvent, c’était l’abbé Dolirel, toujours aussi soigné, pommadé, tiré à quatre épingles, tel un coq onctueux et gourmé, entouré de ses poussins.

Parmi eux, Georges Néronde était très en faveur. Il avait même suscité une sorte de snobisme : on l’imitait, on copiait sa façon de bahuter la casquette d’ordonnance, on suivait son genre importé de la rue de Madrid. On avait, autour de lui, des manières alambiquées, désinvoltes et secrètes, d’adultère mondain.

De l’un à l’autre camp, les relations étaient nulles ; c’étaient deux partis bien tranchés, où se trouvait en germe tout ce qui, plus tard, divise les hommes.



X


Ainsi que leurs camarades, Paul Viannens et Jean Bordas subissent la crise sexuelle de leur âge. Mais, au lieu d’en faire, dans le secret de leur âme, ce domaine mystérieux et équivoque, ce « quelque chose » dont il n’est pas convenable de parler, ils n’ont pas craint de la soumettre à la même liberté d’examen que les autres manifestations de leur personne. Avec un précoce courage philosophique, ils ont fait, de cette franchise d’investigation, un système de perfectionnement moral destiné, selon l’expression même de Bordas, « à leur faire une âme d’acier, à les forger héros ». Mais là encore ils se retrouvent avec toutes les différences de leurs natures.

L’amour apparaît à Bordas sous sa forme sociale du mariage. Toutes ses rêveries, il serait plus juste de dire : tous ses projets, se rapportent à la jeune fille, belle et douce, qui sera la compagne de sa vie. Pour cette question comme pour toutes les autres, il a le sens de la stabilité et de la mesure, et son esprit net de rationaliste a arrêté déjà sa formule d’union, où la théorie platonicienne de la ferveur idéale a sa part à côté d’une conception strictement matérialiste, bornée à l’acte procréateur. Il a d’ailleurs lu et annoté l’Émile et la Nouvelle Héloïse, qu’il considère comme les véritables manuels du mariage et de l’amour.

Le goût de l’indépendance et le besoin de laisser à la vie un aspect aventureux et chimérique sont, chez Viannens, incompatibles avec une telle limitation. Il lui semble que l’amour doit être un sentiment fougueux, désordonné et follement héroïque. Son ignorance physique aide à lui faire apparaître, sous cette forme sublimée, l’attraction sexuelle qui s’impose, d’autre part, à sa chair, avec une force de plus en plus souveraine. L’amour fait de la sorte, en lui, son chemin par deux voies parallèles : l’âme et les sens.

Ce sont, du côté de l’âme, dans le silence de l’étude, après l’achèvement de ses devoirs, les rêves qui le transportent en des régions irréelles et auxquels il suffit, pour prendre leur essor, de quelques notes égrenées d’une flûte solitaire ou du vol rapide d’une hirondelle, dans le cadre clair d’une croisée béante sur le ciel. Des silhouettes de jeunes filles les traversent, des jeunes filles rencontrées au cours des promenades et dont il conserve le souvenir. Il les revoit, minces et fines, leurs cheveux tombant en tresses adolescentes jusqu’à la taille frêle. Il en aime surtout les yeux ; il collectionne dans sa mémoire, des yeux, des yeux noirs, des yeux bleus et d’outre-mer, des yeux gris et de velours doré, si doux ; ils ont, pour lui, ces yeux de vierges, l’attirance de pays adorables et lointains. L’impression qu’il en garde, toute de beauté et d’idéale tendresse, n’a rien de sensuel et trouble son cœur, sans éveiller d’images vénusiennes. Ses désirs sont de caresses et d’enlacements éperdument chastes, mais pleins de choses si vertigineuses qu’elles n’ont d’expression dans aucune langue humaine. Du côté des sens, son développement normal s’est poursuivi avec la rectitude rigoureuse d’une nature ardente et saine. Il est parvenu à cet instant sacré où les rites futurs consacreront sans doute, sur un corps de femme, en offertoire, la première virilité de l’homme. Toutes les forces de son être aspirent violemment à cette expression suprême que, par une étrange aberration, notre morale officielle réprouve. Ses nuits sans sommeil sont peuplées de visions, et ses rêves s’achèvent en étreintes obscurément initiatrices. Il sent bien qu’il paie ainsi un incomplet tribut à la loi universelle. Le point de vue strictement rationaliste où ils se sont hardiment placés, Bordas et lui, en faisant, pour juger de ces choses en quelque sorte idéalement, table rase des opinions imposées par l’hypocrisie des mœurs apparentes, l’a habitué à une exacte appréciation des manifestations les plus délicates de la vie. Il est, en cela, le vrai fils de la terre natale, dont nous avons indiqué les puissantes suggestions.

Il aime d’ailleurs se rappeler par quels spectacles la nature lui donna ses leçons les plus claires. Un jour, il avait vu, par les volets entr’ouverts d’une ferme, un robuste garçon étreindre une jeune femme presque nue. ils étaient debout, et l’homme tenait sa proie rudement renversée contre lui, maintenant d’une main la taille brisée, tandis que de l’autre il emprisonnait la blancheur palpitante d’un sein jailli de la chemise. Il y eut une courte défense pâmée, puis l’homme s’abattit brusquement sur la bouche captive et mordit goulûment aux lèvres pourpres comme au cœur ouvert d’une grenade mûre.

Ensuite, ç’avait été, au cours des promenades en barque, l’apparition, inoubliablement alliciante et païenne, des baigneuses, dont il avait subi la despotique attirance, en une blessure profonde que la possession, seule, pourra guérir.

Enfin, pendant les vacances dernières, presque tous les après-midis, à l’heure où la terre est en feu, où les fleurs s’inclinent avec des lassitudes d’amoureuses exténuées, il avait vu une petite fille de quatorze ans, servante chez des fermiers voisins, se coucher sur une banquette dans le jardin qui fait face à sa chambre. Là, elle restait étendue et cambrée, avec des soubresauts, semblant, telle la Danaé antique, solliciter du ciel une nouvelle pluie d’or. Lui, derrière la croisée, où elle le devinait sans doute, car ses yeux étaient obstinément fixés dans cette direction, sentait l’envahir le frémissement luxurieux de ce jeune délire.

De moins en moins, il peut admettre qu’on ait pu édifier une religion, pour ainsi dire sur la seule flétrissure de l’acte duquel dérivent en somme toute joie humaine et toute raison d’exister. Il ne comprend pas davantage que ce qui est stigmatisé comme une souillure puisse devenir noble et méritoire par le fait d’une intervention autoritaire, civile ou religieuse. Il ne peut, d’ailleurs, se faire à l’idée que l’amour, c’est-à-dire le mouvement le plus libre, le plus impétueux et le plus inviolable de l’âme, soit enfermé dans les limites étroites d’une règle quelconque. Il est surtout révolté par cette étrange doctrine qui règne à Saint-Vincent et selon laquelle le baiser de la femme est une honte ineffaçable, une faute infiniment plus grave que les dévergondages unisexuels.

Bordas, généralement d’accord avec Viannens, mais dominé, nous l’avons vu, par le sens de la stabilité et de la sécurité, d’instinct moins libertaire, ne partage pas entièrement les théories véhémentes de son ami, du moins en ce qui pourrait porter atteinte au mariage, qu’il considère comme une institution intangible. Avec ces différences, ils représentent, tous les deux, les forces par lesquelles le monde poursuit, depuis l’origine des temps, son évolution : l’un sera de ceux qui vont au premier rang, en enfants perdus, affirmant les vérités nouvelles au détriment de leur bonheur ; l’autre comptera parmi les esprits droits et probes, mais circonspects, qui règlent et assurent la marche, en maintenant un lien nécessaire entre le passé et l’avenir.




XI


Paul en était à ce point de rébellion, prêt à secouer le joug, mais influencé cependant encore par l’éducation dont ne s’affranchissent pas aisément même les plus réfractaires, lorsqu’une révolution décisive s’est faite dans sa pensée et a précipité le dénoûment. Jusque-là, bien que libéré peu à peu des superstitions grossières et des tyrannies morales, il était resté soumis à l’essentiel du déisme chrétien ; à vrai dire, le doute absolu ne s’était pas encore présenté à son esprit, mais il avait fait sourdement son chemin, et la mine, ainsi lentement creusée, devait fatalement finir par faire explosion. Et ç’a été soudain comme un déclic déterminé par une horlogerie secrète, changeant d’un seul coup le décor de son horizon mental. À partir de cette seconde, car il y a eu là quelque chose de foudroyant, comme par une grâce à rebours, il n’a plus cru à rien, il n’a plus eu la foi.

Cet événement a dissipé ses dernières hésitations ; sa loyauté et sa force d’impulsion sont telles qu’il ne peut consentir, une seule minute, au simulacre d’une croyance qu’il n’a plus. Il a décidé de partir, il s’en ira le lendemain.

Un grand apaisement s’est fait en lui, quand il a eu pris cette résolution. Durant la dernière journée, il a causé longuement avec Bordas ; ils se sont fixé un rendez-vous, à quelques jours de là, après leur examen oral, c’est-à-dire à l’époque où ils pourront se retrouver, tous les deux, de l’autre côté de la muraille, libres, dans la vie…

Pendant la nuit, la fièvre du départ prochain l’empêchant de dormir, il s’est levé, pour se rendre sans bruit à l’extrémité du dortoir, à une croisée toujours ouverte en été, où il pourra respirer un peu d’air frais. Dans la longue salle rectangulaire, la chaleur était étouffante, pesant lourdement sur les corps étendus qui s’agitaient avec des plaintes gémissantes. À la hauteur du lit d’Henri, une silhouette blanche, surprise, s’est abaissée vivement et s’est glissée sous la couchette. Plus loin, dans l’ombre opaque, une autre s’est enfuie, furtive. Et Paul, qui a vu et compris, a désiré plus ardemment le jour, ainsi qu’un dormeur à demi éveillé et qui redoute encore le cauchemar dont il n’est pas complètement sorti.

Maintenant, c’est l’heure matinale où, tout enfant, on se le rappelle, il s’est une première fois évadé, mais en cachette et pour tenir un pari. Au moment où il va reprendre sa liberté, cette fois ouvertement, il songe à ce lointain coup de tête, et l’homme qu’il devient, par cette action énergique et réfléchie, sourit au souvenir de la folle équipée d’antan, qui déjà le contenait en germe. Dans une joie qui lui était inconnue jusqu’alors et qui le rend plus léger, il accomplit point par point ce qu’il a décidé la veille. Pendant que les élèves descendent du dortoir à la chapelle, il va à la salle d’études pour préparer le paquet de ses livres. Il va, sans se hâter, car il part sans crainte, fort de sa volonté et de son âme nouvelle.

Le concierge, qui sait que les élèves ne peuvent sortir sans permission, surtout à une pareille heure, et dont l’esprit ne conçoit pas une semblable audace, le regarde avec stupéfaction.

— Tenez, lui dit Paul, voici une lettre que vous déposerez chez M. le Directeur.

Puis, il franchit la porte, et, dès qu’il est sorti, une telle sensation de fraîcheur et d’allégresse pénètre au plus profond de sa chair, dilate sa poitrine, le transporte tout entier, qu’il lui semble être soudain dans une autre planète, dans un monde inconnu où tout, jusqu’à l’air qu’il respire et la lumière du jour même, lui est délicieusement nouveau.




fin







Voir aussi

Source

  • Adolescents : mœurs collégiennes / Jean Rodes. – 2e éd. – Paris : Mercure de France, 1904 (Tours : Deslis Frères, 9 janvier 1904). – 218 p. ; in-8.
    Deuxième partie, p. 123-217.

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