« L’Élu – Chapitre VI » : différence entre les versions
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==Chapitre VI== | ==Chapitre VI== | ||
<br> | <br><font face=Times New Roman><big> | ||
::Dans les hauts quartiers neufs de Rome, entre le Pincio et le Quirinal, des maisons achevées d’hier, neuves et presque délabrées, dont les boutiques demeurent closes, forment des rues désertes où le luxe impuissant lutte contre la misère. Et l’uniforme teinte ocre jaune de ces taudis tout neufs, même lavée de soleil, ne parvient pas à en dissiper l’aspect dépenaillé. | ::Dans les hauts quartiers neufs de Rome, entre le Pincio et le Quirinal, des maisons achevées d’hier, neuves et presque délabrées, dont les boutiques demeurent closes, forment des rues désertes où le luxe impuissant lutte contre la misère. Et l’uniforme teinte ocre jaune de ces taudis tout neufs, même lavée de soleil, ne parvient pas à en dissiper l’aspect dépenaillé. | ||
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::C’est la misère, la misère et la misère qui depuis trois, quatre, dix générations courbe ces pauvres êtres sous tous les jougs et les rend capables, l’atavisme aidant, de compromissions, lesquelles d’ailleurs n’atteignent pas leur pudeur abolie ni leur dignité qui en a vu bien d’autres. Quand il faut manger ils vendent des allumettes, des fleurs, des journaux, à moins que… | ::C’est la misère, la misère et la misère qui depuis trois, quatre, dix générations courbe ces pauvres êtres sous tous les jougs et les rend capables, l’atavisme aidant, de compromissions, lesquelles d’ailleurs n’atteignent pas leur pudeur abolie ni leur dignité qui en a vu bien d’autres. Quand il faut manger ils vendent des allumettes, des fleurs, des journaux, à moins que… | ||
::… Et la belle image de Luigi frissonna dans la pensée douloureuse de Pierre ; à moins que… | ::… Et la belle image de Luigi frissonna dans la pensée douloureuse de Pierre ; à moins que… | ||
::— C’est là, dit Jean. | ::— C’est là, dit Jean. | ||
::Dans l’escalier très vaste brutalement éclairé d’en haut par un jour cru qui frappe les degrés de marbre blanc et rejaillit contre les parois des murs peints à la chaux vive, Jean voit descendre un des modèles de Peterson, Virginia Brina. La désignant à son ami : | ::Dans l’escalier très vaste brutalement éclairé d’en haut par un jour cru qui frappe les degrés de marbre blanc et rejaillit contre les parois des murs peints à la chaux vive, Jean voit descendre un des modèles de Peterson, Virginia Brina. La désignant à son ami : | ||
::— Comment la trouves-tu, mon petit Pierre ? | ::— Comment la trouves-tu, mon petit Pierre ? | ||
::— Jolie à croquer. | ::— Jolie à croquer. | ||
::— Elle vient de poser. Dommage ! un peu plus tôt tu voyais le plus beau corps du monde. | ::— Elle vient de poser. Dommage ! un peu plus tôt tu voyais le plus beau corps du monde. | ||
::— Permets | ::— Permets : excepte s’il te plaît Luigi. | ||
::— Que tu n’as pas vu. | ::— Que tu n’as pas vu. | ||
::— Que je devine. | ::— Que je devine. | ||
::— Et tu t’y connais… | ::— Et tu t’y connais… | ||
::— Mauvais ! | ::— Mauvais ! | ||
::Virginia était arrivée en face des jeunes gens. Elle allait passer, discrète. Jean l’arrêta, lui prit la main et, très gentiment : | ::Virginia était arrivée en face des jeunes gens. Elle allait passer, discrète. Jean l’arrêta, lui prit la main et, très gentiment : | ||
::— Dis-moi, Virginia, tu étais seule là-haut ? | ::— Dis-moi, Virginia, tu étais seule là-haut ? | ||
::— Oh ! non, signor ; il y a encore Carolina et d’autres modèles. | ::— Oh ! non, signor ; il y a encore Carolina et d’autres modèles. | ||
::— Lesquels, Virginia ? | ::— Lesquels, Virginia ? | ||
::— Giovanni-Battista. | ::— Giovanni-Battista. | ||
::— Giovanni-Battista, ''il ciociaro'' ? | ::— Giovanni-Battista, ''il ciociaro'' ? | ||
::— Si, signor ; et Giovanni Bocchi. | ::— Si, signor ; et Giovanni Bocchi. | ||
::— Giovanni Bocchi, ''il piccolo orologiaio'' ? | ::— Giovanni Bocchi, ''il piccolo orologiaio'' ? | ||
::— Si, signor ; et Lucio Bolli ''il barbiere'', et Volturno Pozzi ''il tipografo''… | ::— Si, signor ; et Lucio Bolli ''il barbiere'', et Volturno Pozzi ''il tipografo''… | ||
::— Merci, Virginia. | ::— Merci, Virginia. | ||
::Comme la jeune fille allait redescendre, Jean ne fut pas assez habile pour dissimuler à Pierre la piécette d’argent qu’il glissait dans la jolie main fine de Virginia, et le sourire d’une complicité ravissante qu’échangèrent les deux amoureux. Cette Virginia était, avait été ou allait être la maîtresse de Jean. La discrétion très élégante de leur tenue laissait difficile une affirmation que la tendresse de leurs regards rendait cependant difficile à écarter. | ::Comme la jeune fille allait redescendre, Jean ne fut pas assez habile pour dissimuler à Pierre la piécette d’argent qu’il glissait dans la jolie main fine de Virginia, et le sourire d’une complicité ravissante qu’échangèrent les deux amoureux. Cette Virginia était, avait été ou allait être la maîtresse de Jean. La discrétion très élégante de leur tenue laissait difficile une affirmation que la tendresse de leurs regards rendait cependant difficile à écarter. | ||
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::Très correctement Peterson parle français, mais Pierre saurait assez d’allemand ou d’italien pour se faire entendre dans la conversation qui s’engage sur ses voyages nombreux dont un certain nombre, ceux des îles de la Grèce en particulier, correspondent assez exactement aux séjours du professeur qui, en outre, a parcouru l’Espagne, le Maroc et l’Égypte, et dont les propos enjoués abondent en anecdotes curieuses sur ces pays. | ::Très correctement Peterson parle français, mais Pierre saurait assez d’allemand ou d’italien pour se faire entendre dans la conversation qui s’engage sur ses voyages nombreux dont un certain nombre, ceux des îles de la Grèce en particulier, correspondent assez exactement aux séjours du professeur qui, en outre, a parcouru l’Espagne, le Maroc et l’Égypte, et dont les propos enjoués abondent en anecdotes curieuses sur ces pays. | ||
::— Mon ami Pélissier, dont les travaux de céramique vous sont connus, a beaucoup admiré chez moi, monsieur Peterson, le charbon que vous avez tiré de Luigi ; il compte que vous voudrez bien lui en exécuter un de ce joli modèle. | ::— Mon ami Pélissier, dont les travaux de céramique vous sont connus, a beaucoup admiré chez moi, monsieur Peterson, le charbon que vous avez tiré de Luigi ; il compte que vous voudrez bien lui en exécuter un de ce joli modèle. | ||
::— Je connais tant de Luigi ! Vous voulez dire, n’est-ce pas, Luigi De Simone ? | ::— Je connais tant de Luigi ! Vous voulez dire, n’est-ce pas, Luigi De Simone ? | ||
::— J’ignorais que le jeune garçon s’appelât ainsi ; mais je parle, en ce moment, du petit marchand de fleurs que je vous ai amené au commencement de cette semaine. | ::— J’ignorais que le jeune garçon s’appelât ainsi ; mais je parle, en ce moment, du petit marchand de fleurs que je vous ai amené au commencement de cette semaine. | ||
::— Oui, oui, c’est Luigi De Simone. Povero ! Il ne voulait rien dévoiler de lui, mais il a eu foi et m’a raconté un peu de sa pauvre existence… S’il voulait poser nu ce serait à coup sûr le plus beau de tous mes modèles. | ::— Oui, oui, c’est Luigi De Simone. Povero ! Il ne voulait rien dévoiler de lui, mais il a eu foi et m’a raconté un peu de sa pauvre existence… S’il voulait poser nu ce serait à coup sûr le plus beau de tous mes modèles. | ||
::— Il ne veut pas ? ajouta Pierre ensemble rassuré et désappointé. | ::— Il ne veut pas ? ajouta Pierre ensemble rassuré et désappointé. | ||
::— Non, monsieur, dit simplement Peterson, et à voir sa résistance actuelle je ne prévois pas qu’il cède jamais sur ce point. Luigi est un petit jeune homme très distingué qui ne veut pas être confondu avec les ''birichini''. | ::— Non, monsieur, dit simplement Peterson, et à voir sa résistance actuelle je ne prévois pas qu’il cède jamais sur ce point. Luigi est un petit jeune homme très distingué qui ne veut pas être confondu avec les ''birichini''. | ||
::— Pourrai-je savoir par vous, monsieur Peterson, quelques détails de l’existence de cet enfant ? | ::— Pourrai-je savoir par vous, monsieur Peterson, quelques détails de l’existence de cet enfant ? | ||
::— Je vous dirai volontiers ce que je sais, monsieur, mais plus tard. Je crois que si vous voulez voir quelques-uns de ces garnements il faut nous hâter parce que l’heure nous presse et – ajouta Peterson en riant – un estomac de ''birichino'' n’aime pas attendre… Filippo, Filippo ? | ::— Je vous dirai volontiers ce que je sais, monsieur, mais plus tard. Je crois que si vous voulez voir quelques-uns de ces garnements il faut nous hâter parce que l’heure nous presse et – ajouta Peterson en riant – un estomac de ''birichino'' n’aime pas attendre… Filippo, Filippo ? | ||
::Filippo avança entre les portières de tapisseries anciennes sa jolie frimousse brune, malicieuse et fine avec des yeux noirs extrêmement caressants ; ses petites pattes étaient marquées, aux doigts, de bromures d’argent. | ::Filippo avança entre les portières de tapisseries anciennes sa jolie frimousse brune, malicieuse et fine avec des yeux noirs extrêmement caressants ; ses petites pattes étaient marquées, aux doigts, de bromures d’argent. | ||
::— Tu diras, Filippo, à tous de venir ici. – Le professeur se reprit : Avant, non, attends… – Puis se tournant vers Pierre et Jean : Je veux que vous voyiez Carolina, n’est-ce pas ? | ::— Tu diras, Filippo, à tous de venir ici. – Le professeur se reprit : Avant, non, attends… – Puis se tournant vers Pierre et Jean : Je veux que vous voyiez Carolina, n’est-ce pas ? | ||
::Le professeur l’alla chercher lui-même dans une pièce voisine de son cabinet où, seule, elle attendait hors le contact des autres petits drôles. | ::Le professeur l’alla chercher lui-même dans une pièce voisine de son cabinet où, seule, elle attendait hors le contact des autres petits drôles. | ||
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::Et cette action si naturelle était aussi très simple et très délicieuse… | ::Et cette action si naturelle était aussi très simple et très délicieuse… | ||
::— Filippo !… | ::— Filippo !… | ||
::Filippo revint et passa ses jolis yeux de gazelle entre les portières, avec son nez tout petit et sa petite bouche de nouveau-né. Il entendit quelques ordres et disparut… | ::Filippo revint et passa ses jolis yeux de gazelle entre les portières, avec son nez tout petit et sa petite bouche de nouveau-né. Il entendit quelques ordres et disparut… | ||
::… Puis un adolescent nu écarta à son tour les draperies rouges de la porte et demeura sur le seuil ; et la sérénité de son corps admirable équivalait à la grâce de la vierge disparue… | ::… Puis un adolescent nu écarta à son tour les draperies rouges de la porte et demeura sur le seuil ; et la sérénité de son corps admirable équivalait à la grâce de la vierge disparue… | ||
::— Volturno Pozzi, ''il tipografo''… | ::— Volturno Pozzi, ''il tipografo''… | ||
::Dix-sept ans, ce beau garçon élancé, au joli visage inondé des eaux larges et profondes de ses yeux obscurs, et dont les lèvres recueillies méditaient sur la grâce charmante du menton élevé comme une fleur rare sur la tige flexible du cou. Il fit quelques pas ; les rondeurs fermes de ses membres bien en chair tremblaient à chaque déplacement. Son torse clair se jouait d’aise pour ce que ses reins posaient crânement sur ses cuisses renflées de muscles mouvants au rythme capricieux que propageait jusques au sol la beauté de ses jambes un peu longues ; et ses orteils clairs entraient dans la laine écarlate des tapis… Il allait avec aisance comme s’il eût toujours vécu ainsi, sans voiles, sous des regards admirateurs de sa nudité… Il sourit à Pierre et à Jean… | ::Dix-sept ans, ce beau garçon élancé, au joli visage inondé des eaux larges et profondes de ses yeux obscurs, et dont les lèvres recueillies méditaient sur la grâce charmante du menton élevé comme une fleur rare sur la tige flexible du cou. Il fit quelques pas ; les rondeurs fermes de ses membres bien en chair tremblaient à chaque déplacement. Son torse clair se jouait d’aise pour ce que ses reins posaient crânement sur ses cuisses renflées de muscles mouvants au rythme capricieux que propageait jusques au sol la beauté de ses jambes un peu longues ; et ses orteils clairs entraient dans la laine écarlate des tapis… Il allait avec aisance comme s’il eût toujours vécu ainsi, sans voiles, sous des regards admirateurs de sa nudité… Il sourit à Pierre et à Jean… | ||
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::Un autre se montra, rieur aussi. | ::Un autre se montra, rieur aussi. | ||
::— Lucio Bolli, ''il barbiere''. | ::— Lucio Bolli, ''il barbiere''. | ||
::Ses mains, d’abord, avaient une finesse qu’eût enviée l’esprit de Figaro. Dix-sept ans aussi, comme Volturno. Il les paraissait mieux ; presque jeune homme, bien qu’enfant encore par la désinvolture comme innocente de son corps d’une friande fraîcheur. Des épaules montaient, jusqu’aux oreilles de ''bambino'', deux lignes énergiques sur quoi le visage suspendait la grâce presque de tristesse qu’un sourire dissipait et laissait un peu fière seulement. De son front haut perdu sous les caresses pesantes de ce toupet que les gamins de Rome appellent ''er ciuffio'' – ''er'' par corruption argotique de ''il'' – de son front haut retombait le dessin du profil jaloux de répartir ses élégances entre le nez d’une exquise mutinerie et les lèvres chaudes où des ardeurs mouillées sommeillaient, essence de toute la maturité naissante de son joli corps d’éphèbe instruit déjà, bien qu’il parût les ignorer, des étreintes de la chair amoureuse. Il s’assit auprès de Volturno ; et leurs jambes nues se mêlèrent avec leurs bras dans des jeux puérils… Et les yeux du jeune barbier étaient noirs aussi comme ceux du petit typographe. | ::Ses mains, d’abord, avaient une finesse qu’eût enviée l’esprit de Figaro. Dix-sept ans aussi, comme Volturno. Il les paraissait mieux ; presque jeune homme, bien qu’enfant encore par la désinvolture comme innocente de son corps d’une friande fraîcheur. Des épaules montaient, jusqu’aux oreilles de ''bambino'', deux lignes énergiques sur quoi le visage suspendait la grâce presque de tristesse qu’un sourire dissipait et laissait un peu fière seulement. De son front haut perdu sous les caresses pesantes de ce toupet que les gamins de Rome appellent ''er ciuffio'' – ''er'' par corruption argotique de ''il'' – de son front haut retombait le dessin du profil jaloux de répartir ses élégances entre le nez d’une exquise mutinerie et les lèvres chaudes où des ardeurs mouillées sommeillaient, essence de toute la maturité naissante de son joli corps d’éphèbe instruit déjà, bien qu’il parût les ignorer, des étreintes de la chair amoureuse. Il s’assit auprès de Volturno ; et leurs jambes nues se mêlèrent avec leurs bras dans des jeux puérils… Et les yeux du jeune barbier étaient noirs aussi comme ceux du petit typographe. | ||
::— Giovanni Bocchi, ''il orologiaio''. | ::— Giovanni Bocchi, ''il orologiaio''. | ||
::Celui-ci était encore plus admirable que les deux premiers. Seize ans, pas accomplis. Lui n’est pas innocent. Toutes les surfaces satinées de ses membres savoureux s’épanouissent en clair sur le fond des tapisseries, comme les pétales rigides d’une seule fleur pâle ; et son jeune ventre très beau s’étonne de soutenir le poids charmant d’une virilité dont ses grands yeux candides, par un privilège rare, se gardent d’avouer les joies reçues. | ::Celui-ci était encore plus admirable que les deux premiers. Seize ans, pas accomplis. Lui n’est pas innocent. Toutes les surfaces satinées de ses membres savoureux s’épanouissent en clair sur le fond des tapisseries, comme les pétales rigides d’une seule fleur pâle ; et son jeune ventre très beau s’étonne de soutenir le poids charmant d’une virilité dont ses grands yeux candides, par un privilège rare, se gardent d’avouer les joies reçues. | ||
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::… Lors, sur le seuil drapé d’étoffes orientales, venant d’une autre pièce, Giovanni-Battista parut, comme taillé dans le Paros même de l’Apoxyomène. Il n’était pas, ainsi que les autres, ramassé au hasard chanceux des rues. Modèle de profession, et le plus beau des ''ciociari'' de Rome, sa perfection tenait de la statuaire plus que de la grâce animée des corps. Pour cela il ne possédait pas ce charme de l’être dont toutes les facultés vitales s’enferment dans l’exquise sensibilité d’une enveloppe rayonnante de délicatesse et susceptible de douleurs autant que de joies. Il avait dix-neuf ans : l’apogée de la perfection pour l’éphèbe antique. Dans tout le parcours admirable de sa jeune charpente pas un détail ne violait les canons précis d’une impeccable anatomie. Il n’était pas jusqu’à l’ultime expression de sa nudité qui ne gardât la discrétion pudique des plus beaux marbres grecs et ne le distinguât des ''birichini'' joueurs, en cela souvent plus expansifs dans leur réserve même. Celui-ci savait les attitudes parfaites et, de soi, comme si elles lui eussent été naturelles, en donnait des images sans cesse renouvelées. Les adolescents plus jeunes suspendaient leurs jeux pour le voir, puis se levaient et, près de lui, mesuraient la force de leurs membres duvetés et la grâce charmante de leurs gestes nus. Mais leurs gestes et les formes juvéniles de leurs jeunes corps n’atteignaient que la force souriante et jolie d’Éros, laissant à Giovanni-Battista la perfection sévère dont leurs beaux yeux en fleurs s’émerveillaient dans un sourire. | ::… Lors, sur le seuil drapé d’étoffes orientales, venant d’une autre pièce, Giovanni-Battista parut, comme taillé dans le Paros même de l’Apoxyomène. Il n’était pas, ainsi que les autres, ramassé au hasard chanceux des rues. Modèle de profession, et le plus beau des ''ciociari'' de Rome, sa perfection tenait de la statuaire plus que de la grâce animée des corps. Pour cela il ne possédait pas ce charme de l’être dont toutes les facultés vitales s’enferment dans l’exquise sensibilité d’une enveloppe rayonnante de délicatesse et susceptible de douleurs autant que de joies. Il avait dix-neuf ans : l’apogée de la perfection pour l’éphèbe antique. Dans tout le parcours admirable de sa jeune charpente pas un détail ne violait les canons précis d’une impeccable anatomie. Il n’était pas jusqu’à l’ultime expression de sa nudité qui ne gardât la discrétion pudique des plus beaux marbres grecs et ne le distinguât des ''birichini'' joueurs, en cela souvent plus expansifs dans leur réserve même. Celui-ci savait les attitudes parfaites et, de soi, comme si elles lui eussent été naturelles, en donnait des images sans cesse renouvelées. Les adolescents plus jeunes suspendaient leurs jeux pour le voir, puis se levaient et, près de lui, mesuraient la force de leurs membres duvetés et la grâce charmante de leurs gestes nus. Mais leurs gestes et les formes juvéniles de leurs jeunes corps n’atteignaient que la force souriante et jolie d’Éros, laissant à Giovanni-Battista la perfection sévère dont leurs beaux yeux en fleurs s’émerveillaient dans un sourire. | ||
::Giovanni était attendu ; il se rhabilla vite de ses frusques archaïques, passa sa culotte de velours amarante cent fois lavée et brûlée par la pluie et le soleil, mit sa chemise de toile écrue, son gilet de velours bleu, sa ceinture d’un ivoire tournant au gris, sa veste d’un vieux rose défait et rouillé, noua, par dessus des bas bleus un peu courts, les courroies de chaque ''ciocia'' autour de ses mollets d’un galbe ravissant ; il jeta son feutre roussi sur ses longs cheveux noirs bouclés et reçut avec adresse, dans la poignée de mains familière qu’il donna à Pierre et à Jean, la pièce blanche dont l’argent sonna jusque dans la clarté de ses beaux yeux de jeune faune, un peu tirés sur les tempes… | ::Giovanni était attendu ; il se rhabilla vite de ses frusques archaïques, passa sa culotte de velours amarante cent fois lavée et brûlée par la pluie et le soleil, mit sa chemise de toile écrue, son gilet de velours bleu, sa ceinture d’un ivoire tournant au gris, sa veste d’un vieux rose défait et rouillé, noua, par dessus des bas bleus un peu courts, les courroies de chaque ''ciocia'' autour de ses mollets d’un galbe ravissant ; il jeta son feutre roussi sur ses longs cheveux noirs bouclés et reçut avec adresse, dans la poignée de mains familière qu’il donna à Pierre et à Jean, la pièce blanche dont l’argent sonna jusque dans la clarté de ses beaux yeux de jeune faune, un peu tirés sur les tempes… | ||
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::… Et tout à coup la lourde portière se déchira de haut en bas sur un brasier de grand jour, et deux adolescents entrèrent portés sur les lames d’or du soleil qui pénétrait de lumière leur exquise nudité. | ::… Et tout à coup la lourde portière se déchira de haut en bas sur un brasier de grand jour, et deux adolescents entrèrent portés sur les lames d’or du soleil qui pénétrait de lumière leur exquise nudité. | ||
::Comme aucun des cinq, Lucio, Volturno, Giovanni et les deux nouveaux venus ne comprenait le français, Peterson fut à son aise pour présenter en détail, l’un après l’autre, Manlio La Casa et son petit ami Luigi Ganetti. Ce dernier était encore un enfant. Tous ses petits membres clairs aspiraient vers un achèvement dont ils n’offraient alors qu’un espoir déjà très joli. Mais la tête de cet enfant de quinze ans à peine était un bijou de ciselure. Étroite, un peu longue, le ''ciuffio'' romain, léger, en ombrageait les traits distingués et rares par l’espiègle dessin des sourcils convergeant sur un petit nez précieux dont s’égayait la bouche menue et rouge comme un fruit juteux. Des petits grains de riz se serraient sur les gencives roses, amoureusement, pour ne pas élargir le menton fluet et mignon par quoi s’achevait le beau petit visage où l’on cherchait avec peine deux oreilles cachées parmi les boucles brunes d’une chevelure toute soyeuse de jeunesse, et folle de caresser la mutinerie coquette de l’enfant. | ::Comme aucun des cinq, Lucio, Volturno, Giovanni et les deux nouveaux venus ne comprenait le français, Peterson fut à son aise pour présenter en détail, l’un après l’autre, Manlio La Casa et son petit ami Luigi Ganetti. Ce dernier était encore un enfant. Tous ses petits membres clairs aspiraient vers un achèvement dont ils n’offraient alors qu’un espoir déjà très joli. Mais la tête de cet enfant de quinze ans à peine était un bijou de ciselure. Étroite, un peu longue, le ''ciuffio'' romain, léger, en ombrageait les traits distingués et rares par l’espiègle dessin des sourcils convergeant sur un petit nez précieux dont s’égayait la bouche menue et rouge comme un fruit juteux. Des petits grains de riz se serraient sur les gencives roses, amoureusement, pour ne pas élargir le menton fluet et mignon par quoi s’achevait le beau petit visage où l’on cherchait avec peine deux oreilles cachées parmi les boucles brunes d’une chevelure toute soyeuse de jeunesse, et folle de caresser la mutinerie coquette de l’enfant. | ||
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::Peterson fit ses gros yeux en jurant presque, parce que Manlio embrassait Luigi qui se laissait faire. Et le pauvre Manlio qui ne s’attendait pas à cela sursauta dans sa nudité très virile et très élégante. | ::Peterson fit ses gros yeux en jurant presque, parce que Manlio embrassait Luigi qui se laissait faire. Et le pauvre Manlio qui ne s’attendait pas à cela sursauta dans sa nudité très virile et très élégante. | ||
::— À part Giovanni Bocchi, celui-ci est le plus beau de tous, avança Peterson, tandis que Pierre et Jean admiraient en effet les dix-sept ans de Manlio, frais épanouis dans sa chair un peu brune laquelle, par le caprice heureux de ses jeunes membres, s’était donné les formes les plus ravissantes. | ::— À part Giovanni Bocchi, celui-ci est le plus beau de tous, avança Peterson, tandis que Pierre et Jean admiraient en effet les dix-sept ans de Manlio, frais épanouis dans sa chair un peu brune laquelle, par le caprice heureux de ses jeunes membres, s’était donné les formes les plus ravissantes. | ||
::Tandis que les lignes sculpturales de Giovanni-Battista ne s’animaient qu’avec lenteur et comme à regret – des lignes on eût dit empreintes de la gravité pesante et âpre de ses rochers d’Anticoli – au contraire le jeune Manlio manifestait par tout lui la grâce tranquille et spirituelle d’une intelligence bien cultivée. Sa bourse d’étudiant était légère ; il venait là, s’offrir pour quelques piécettes, et sa pauvreté était cause que par le monde la richesse de son jeune corps allait réjouir des yeux avides de beauté, évoquer des rêves insensés et peut-être susciter des chefs-d’œuvre. | ::Tandis que les lignes sculpturales de Giovanni-Battista ne s’animaient qu’avec lenteur et comme à regret – des lignes on eût dit empreintes de la gravité pesante et âpre de ses rochers d’Anticoli – au contraire le jeune Manlio manifestait par tout lui la grâce tranquille et spirituelle d’une intelligence bien cultivée. Sa bourse d’étudiant était légère ; il venait là, s’offrir pour quelques piécettes, et sa pauvreté était cause que par le monde la richesse de son jeune corps allait réjouir des yeux avides de beauté, évoquer des rêves insensés et peut-être susciter des chefs-d’œuvre. | ||
Ligne 169 : | Ligne 169 : | ||
::Le petit lycéen, debout, se taisait dans une attitude que l’on eût dite recueillie et remplie de songes. Alors Pierre à l’improviste : | ::Le petit lycéen, debout, se taisait dans une attitude que l’on eût dite recueillie et remplie de songes. Alors Pierre à l’improviste : | ||
::— À quoi pensez-vous, Manlio ? | ::— À quoi pensez-vous, Manlio ? | ||
::Le collégien répondit, retenant un sérieux près de se rompre en éclats de rire : | ::Le collégien répondit, retenant un sérieux près de se rompre en éclats de rire : | ||
::— Alle stelle, signor ! (Aux étoiles, monsieur.) | ::— Alle stelle, signor ! (Aux étoiles, monsieur.) | ||
::Jean surprit aussi Luigi Ganetti dans la même contemplation mieux définie, car les yeux du garçon n’avaient pas quitté son bel ami : | ::Jean surprit aussi Luigi Ganetti dans la même contemplation mieux définie, car les yeux du garçon n’avaient pas quitté son bel ami : | ||
::— Et toi, Luigi ? | ::— Et toi, Luigi ? | ||
::— … Signor ? interrogea l’adolescent évidemment dérangé dans ses rêves. | ::— … Signor ? interrogea l’adolescent évidemment dérangé dans ses rêves. | ||
::— À quoi penses-tu, piccolo birichino ? | ::— À quoi penses-tu, piccolo birichino ? | ||
::— A la madona, signor !… | ::— A la madona, signor !… | ||
::Et, d’avoir trouvé chacun cette plaisanterie gamine et gracieuse, Manlio et Luigi se sourirent d’un air entendu pour ce que leur véritable pensée sans doute s’éloignait tellement de ces hauteurs vers lesquelles, en répondant, instinctifs s’étaient élevés leurs beaux yeux vierges de soucis. | ::Et, d’avoir trouvé chacun cette plaisanterie gamine et gracieuse, Manlio et Luigi se sourirent d’un air entendu pour ce que leur véritable pensée sans doute s’éloignait tellement de ces hauteurs vers lesquelles, en répondant, instinctifs s’étaient élevés leurs beaux yeux vierges de soucis. | ||
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::Et le céramiste songeait que ces grands garçons, très beaux tous, allaient inutilement se répandre par les rues sans qu’aucunes fois leur beauté courût quelque chance de recevoir de tels hommages qu’autrefois des peuples plus affinés que nous n’eussent point manqué de leur offrir. Il s’attrista, conquis au charme prenant de ces adolescences dont lui-même en vain cherchait à conserver un souvenir, une ineffaçable vision tandis qu’elles s’enfuyaient devant lui… | ::Et le céramiste songeait que ces grands garçons, très beaux tous, allaient inutilement se répandre par les rues sans qu’aucunes fois leur beauté courût quelque chance de recevoir de tels hommages qu’autrefois des peuples plus affinés que nous n’eussent point manqué de leur offrir. Il s’attrista, conquis au charme prenant de ces adolescences dont lui-même en vain cherchait à conserver un souvenir, une ineffaçable vision tandis qu’elles s’enfuyaient devant lui… | ||
::— Donc je compte bien sur vous, M. Peterson, pour faire rechercher celui que vous nommez déjà le plus beau de tous : Luigi De Simone. | ::— Donc je compte bien sur vous, M. Peterson, pour faire rechercher celui que vous nommez déjà le plus beau de tous : Luigi De Simone. | ||
::— Vous savez, M. Pélissier, que Filippo est parti à sa découverte. J’espère que vous serez assez heureux pour le trouver ici en revenant tout à l’heure. Mais je doute que le jeune garçon accepte ce qu’il a refusé une fois très fermement. Du moins nous pourrons prendre autant qu’il vous plaira des études de cette jolie figure que vous aimez beaucoup. | ::— Vous savez, M. Pélissier, que Filippo est parti à sa découverte. J’espère que vous serez assez heureux pour le trouver ici en revenant tout à l’heure. Mais je doute que le jeune garçon accepte ce qu’il a refusé une fois très fermement. Du moins nous pourrons prendre autant qu’il vous plaira des études de cette jolie figure que vous aimez beaucoup. | ||
::À la pensée de revoir dans un tel rapprochement l’étrange petit marchand de fleurs, Pierre sentit refluer vers son cœur toutes les forces vagabondes de son sang. Un giclement d’or passa devant ses yeux tant la svelte image charmante avait ainsi frappé sa mémoire et demeurait visible dans l’atmosphère d’ambre translucide de la Trinità de’ Monti. L’obsession douce – et douloureuse déjà – de l’adolescent mystérieux se fut emparée totalement de lui si Manlio, dont Pierre ne connaissait que la ravissante nudité, n’eût reconquis l’attention du jeune homme par la grâce différente qu’il prenait dans son gentil habillement de cycliste. L’écolier venait la plupart du temps donner les poses, dont sa bourse modeste tirait quelques profits bienvenus, en sortant du gymnase, à onze heures. Des mensonges faciles et sans gravité l’aidaient à cacher deux ou trois fois la semaine ces extras aux yeux de sa famille. Il n’est pas certain d’ailleurs que, les apprenant, celle-ci en eût blâmé l’audacieuse mais rémunératrice fantaisie. Manlio était donc bien tranquille. Il rejoignit ses deux amis ; et les jeunes gens apprécièrent encore le charme de sa plastique fragmentaire apparue dans les bas noirs qui, haut, sous le bourrelet retombant de la culotte, moulaient ses jambes d’une si exquise et si jeune tournure et ses pieds gamins entièrement découverts par les courroies de ses escarpins de cycliste. Pierre l’admirait, cambré dans l’adolescence insouciante que ses beaux yeux très sombres fatiguaient d’une superficielle mélancolie. | ::À la pensée de revoir dans un tel rapprochement l’étrange petit marchand de fleurs, Pierre sentit refluer vers son cœur toutes les forces vagabondes de son sang. Un giclement d’or passa devant ses yeux tant la svelte image charmante avait ainsi frappé sa mémoire et demeurait visible dans l’atmosphère d’ambre translucide de la Trinità de’ Monti. L’obsession douce – et douloureuse déjà – de l’adolescent mystérieux se fut emparée totalement de lui si Manlio, dont Pierre ne connaissait que la ravissante nudité, n’eût reconquis l’attention du jeune homme par la grâce différente qu’il prenait dans son gentil habillement de cycliste. L’écolier venait la plupart du temps donner les poses, dont sa bourse modeste tirait quelques profits bienvenus, en sortant du gymnase, à onze heures. Des mensonges faciles et sans gravité l’aidaient à cacher deux ou trois fois la semaine ces extras aux yeux de sa famille. Il n’est pas certain d’ailleurs que, les apprenant, celle-ci en eût blâmé l’audacieuse mais rémunératrice fantaisie. Manlio était donc bien tranquille. Il rejoignit ses deux amis ; et les jeunes gens apprécièrent encore le charme de sa plastique fragmentaire apparue dans les bas noirs qui, haut, sous le bourrelet retombant de la culotte, moulaient ses jambes d’une si exquise et si jeune tournure et ses pieds gamins entièrement découverts par les courroies de ses escarpins de cycliste. Pierre l’admirait, cambré dans l’adolescence insouciante que ses beaux yeux très sombres fatiguaient d’une superficielle mélancolie. | ||
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::Manlio se brûlait aussi les lèvres qu’il contractait sur la crème gelée d’une « cassolette sicilienne » que Jean avait envoyé prendre au Corso, à l’Aragno. Et ses lèvres étaient comme des fleurs dont ses yeux noirs, attristés ou rieurs, eussent été l’arôme délicieusement ingénu ou d’une intense perversité. Pierre aimait aussi les lèvres et les yeux de Manlio – et les mouvements puérils de ses fines mains jolies d’écolier occupées à effeuiller, avec sa cuiller d’argent, de minces pétales de glace blanche qui fondaient sur le feu de sa petite langue rose, en lui faisant faire une involontaire grimace… | ::Manlio se brûlait aussi les lèvres qu’il contractait sur la crème gelée d’une « cassolette sicilienne » que Jean avait envoyé prendre au Corso, à l’Aragno. Et ses lèvres étaient comme des fleurs dont ses yeux noirs, attristés ou rieurs, eussent été l’arôme délicieusement ingénu ou d’une intense perversité. Pierre aimait aussi les lèvres et les yeux de Manlio – et les mouvements puérils de ses fines mains jolies d’écolier occupées à effeuiller, avec sa cuiller d’argent, de minces pétales de glace blanche qui fondaient sur le feu de sa petite langue rose, en lui faisant faire une involontaire grimace… | ||
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Version du 7 décembre 2008 à 20:42
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