Des dieux et des garçons (Marc Daniel)

De BoyWiki
Version datée du 7 janvier 2014 à 22:01 par Caprineus (discussion | contributions) (Liens de la table des matières)

Cette étude historique de Marc Daniel intitulée Des dieux et des garçons, sous-titrée Étude sur l’homosexualité dans la mythologie grecque, a paru en 1967 dans trois numéros successifs de la revue homophile Arcadie. Un tiré à part a ensuite été publié.

Texte intégral

Ce texte historique est protégé contre les modifications.
Il est possible que ce document ne soit pas libre de droits …Si vous possédez des droits sur ce document
et si vous pensez qu’ils ne sont pas respectés,
veuillez le faire savoir à la direction de BoyWiki,
qui mettra fin dès que possible à tout abus avéré.




MARC DANIEL
______






DES DIEUX


ET DES GARÇONS




ÉTUDE SUR L’HOMOSEXUALITÉ

DANS LA MYTHOLOGIE GRECQUE









PARIS


ARCADIE


19, rue Béranger






AVANT-PROPOS



Au cours des siècles, presque toujours, la vérité a été cachée ou dénaturée lorsqu’il s’agissait de vies ou de faits homophiles.

Beaucoup d’historiens pour servir certaines causes ont accusé d’homophilie des individus afin de les perdre, ou, au contraire, pour demeurer « moraux », ont escamoté les faits homophiles.

Arcadie s’est donné pour mission parmi beaucoup d’autres de replacer les faits et les hommes au sein de la vérité.

C’est pourquoi Marc Daniel, après avoir consacré des études à la méthodologie, aux Hommes du Grand Siècle, à la Belle Époque, aux religions, au droit pénal, et à combien de noms illustres de la politique, de l’Église, de la littérature, des armées, propose aux lecteurs une nouvelle Mythologie grecque, dans ses aspects pédérastiques et homophiles essentiellement, que la « conspiration du silence » escamote trop souvent.

Tous les amis de la Vérité, tous ceux qui n’ont pas de préjugés, et qui cultivent en leur cœur le prestigieux souvenir de la Grèce antique, de cette Arcadie, ne pourront que rendre hommage au travail et à la science de Marc Daniel, premier historien de l’homophilie à travers les temps et les espaces.

André BAUDRY.








DES DIEUX ET DES GARÇONS





La mythologie grecque est intimement liée à la culture occidentale. Soit directement, grâce au génie éternel d’Homère et des grands tragiques athéniens, soit par l’intermédiaire des Romains, elle a nourri toute la poésie et tout l’art de l’Europe depuis la Renaissance. Sous leur nom latin, Vénus, Minerve, Jupiter, Mercure, font partie du fonds commun de toute notre civilisation. Il pourrait donc sembler à la fois superflu et présomptueux d’en parler une fois de plus : que nous reste-t-il à en apprendre, qui ne figure dans tous les manuels et dans tous les dictionnaires ?

Un tel raisonnement serait légitime, s’il ne fallait compter avec cet ennemi auquel se heurte si souvent l’historien des mœurs : l’hypocrisie universellement régnante en matière d’homosexualité.

Les dieux de l’Olympe étaient, presque tous, d’intrépides pédérastes, voire même des invertis : les textes grecs nous en sont garants. Mais les manuels et les dictionnaires se gardent bien de révéler à leurs lecteurs cet aspect, peu conforme à la morale bourgeoise, de la mythologie. L’image que le public se fait de cette dernière en est singulièrement affadie.

Car il s’agit de tout autre chose que d’anecdotes plus ou moins scabreuses et pittoresques, dépourvues de signification profonde. La mythologie grecque a été l’expression du sentiment religieux chez le peuple du monde le plus sensible à la beauté. À ce titre, elle est imprégnée de tout ce que l’amour de la beauté a pu inspirer de plus élevé dans le domaine de la spéculation philosophique. Plusieurs milliers d’années avant Freud, avant Jung et avant la « psychologie des profondeurs », les mythes grecs ont plongé jusqu’aux racines de l’inconscient collectif de l’humanité.






I. — LES MYTHES GRECS, ORIGINE ET ÉVOLUTION



Comme l’exprime fort justement un des plus grands hellénistes d’aujourd’hui, « la mythologie grecque apparaît comme une lampe qui éclaire les coins les plus secrets de l’âme humaine. Il n’est pas de problème de l’être et du destin qu’elle n’ait cherché à résoudre » (1). Et parmi ces problèmes, celui du sexe est l’un de ceux sur lesquels elle apporte les lumières les plus troublantes.

À l’inverse des légendes religieuses de beaucoup de peuples (en particulier du nôtre, dont les vies de saints sont remplies de récits d’atrocités et dont les sculptures de cathédrales grouillent de démons hideux), la pensée religieuse grecque a créé en majorité des mythes d’une sereine poésie, qui a contribué pour une large part à leur succès et à leur diffusion universelle. Derrière chaque phénomène naturel, le cours des rivières, l’orage, la végétation et les saisons, comme derrière chaque grand problème humain, la vie et la mort, la jeunesse et la vieillesse, l’amour filial et l’amour tout court, les Grecs ont, par leur génie propre, imaginé une explication légendaire presque toujours noble et belle. Jamais plus le monde occidental n’a connu une telle harmonie entre la nature et la religion, une telle connivence entre l’humanité et la divinité. Beaucoup de modernes en ont conservé la nostalgie :


Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terre
Marchait et respirait dans un peuple de dieux,
Où Vénus Astarté, fille de l’onde amère
Secouait, vierge encor, des larmes de sa mère
Et fécondait le monde en tordant ses cheveux ?
Regrettez-vous le temps où les nymphes lascives
Ondoyaient au soleil parmi les fleurs des eaux,
Et d’un éclat de rire agaçaient sur les rives
Les faunes indolents couchés dans les roseaux ?
Où les sources tremblaient des baisers de Narcisse,
Où du nord au midi sur la création
Hercule promenait l’éternelle justice
Sous un manteau sanglant taillé dans un lion ?
 (2)


Cependant la mythologie grecque n’est pas uniquement un recueil de légendes lumineuses peuplées de nymphes et de beaux garçons. Elle ne s’est pas créée d’un seul coup, elle n’a pas puisé à une seule source, elle n’est pas restée immuable pendant les douze ou treize siècles qui se sont écoulés d’Homère au triomphe du christianisme. Et Homère lui-même, qui est parmi les plus anciens auteurs à avoir parlé des dieux grecs, avait derrière lui de longs siècles, parfaitement obscurs pour nous (et sans doute pour lui aussi) de formation des légendes. L’Iliade et l’Odyssée, qui ne sont pas antérieurs au IXe siècle avant Jésus-Christ, et la Théogonie d’Hésiode qui est de la fin du VIIIe siècle, montrent une mythologie déjà bien formée, complexe dont les racines plongent, bien au-delà de l’histoire, dans la nuit obscure de la préhistoire, alors que les ancêtres des Grecs étaient des nomades errant dans les plaines de la Russie méridionale ou sur les plateaux du Caucase. Bien entendu, les Grecs classiques n’avaient plus conscience de ce très lointain passé — mais la trace en restait, indélébile, dans certains aspects de leur mythologie.

Dans ces conditions, il est aisé de comprendre pourquoi la mythologie classique offre des aspects aussi variés et parfois aussi difficiles à concilier entre eux. Elle ressemble un peu à ces monuments dont la construction a demandé plusieurs siècles et où se trouvent juxtaposés avec plus ou moins de bonheur plusieurs corps de bâtiment de style différent. En gros, nous essayerons de distinguer, dans les mythes grecs tels qu’ils nous ont été transmis par les poètes et les écrivains classiques, cinq catégories — cinq origines si l’on préfère.

Tout d’abord, les mythes « primordiaux », ceux qui correspondent à la plus ancienne pensée religieuse sur les phénomènes de la nature : ainsi, sous sa forme primitive, le mythe de Demeter (3) et de sa fille Perséphone (4), qui « explique » l’alternance des saisons et le mystère de la végétation.

En second lieu, nous rencontrons les mythes historiques, qui se rattachent en général aux familles régnantes des divers clans ou des diverses tribus de la préhistoire grecque, et qui ont été l’objet au cours des âges d’innombrables embellissements et commentaires. Chaque cité grecque a eu ainsi son héros ou ses héros fondateurs, généralement fils d’un des principaux dieux, et certains de ces héros ont été à l’origine d’un cycle de légendes qui constituent de véritables « sous-mythologies » à l’intérieur de la grande : ainsi, le cycle d’Œdipe à Thèbes (avec des noms aussi célèbres que Jocaste, Étéocle et Polynice, Antigone), le cycle des Atrides à Argos (avec Agamemnon, Ménélas, Hélène, Clytemnestre, Oreste, Iphigénie), le cycle de Thésée à Athènes (qui rappelle les noms de Minos, d’Ariane, de Phèdre, d’Hippolyte), etc…

La troisième catégorie de mythes, greffée peu à peu sur les autres, est d’origine non-grecque. Au fur et à mesure qu’ils entrèrent en contact avec les peuples de la Crète, de l’Asie Mineure, du Moyen-Orient, de l’Égypte, les Grecs ont adopté certains de leurs mythes religieux, et les ont rattachés aux leurs propres au point qu’il n’est pas toujours possible de préciser avec certitude si tel ou tel dieu est d’origine purement grecque ou non. Ainsi, Dionysos (5) est un dieu d’origine probablement thrace, dont la légende est assez nettement différente des mythes purement grecs (elle nous intéresse d’ailleurs tout particulièrement ici, comme nous le verrons plus loin). Les Grecs l’ont annexé en en faisant le fils de Zeus (6). Parfois on a naturalisé des mythes non grecs : ainsi Astarté, la déesse syrienne, confondue avec Aphrodite (7), ou le dieu égyptien Osiris, assimilé assez superficiellement avec Dionysos, le tout aboutissant, à l’époque alexandrine, à un véritable « amalgame » de la mythologie grecque avec les diverses mythologies du Proche Orient.

Enfin, avec la quatrième catégorie de mythes, nous abordons un autre aspect de la pensée religieuse antique : il s’agit de ce que nous qualifierons de « mythes après-coup », destinés à expliquer et à justifier des rites ou des coutumes dont la véritable signification, remontant à la préhistoire, était perdue. Tels étaient, notamment, les mythes qui prétendaient révéler l’origine des rites de travestissement, dont nous parlons plus loin. Dans le même ordre d’idées se situent les mythes poétiques « expliquant » certains phénomènes naturels, et qui sont souvent plus des légendes folkloriques que des mythes religieux à proprement parler. La plupart des histoires pédérastiques des dieux grecs appartiennent justement à cette catégorie, qui est évidemment la plus tardive des quatre, et où trouvent place les innombrables « métamorphoses » chères aux poètes alexandrins et latins, dont Ovide n’est que le plus célèbre mais nullement le seul.

Ce bref aperçu est suffisant pour nous faire soupçonner à quel point la mythologie classique est peu homogène. Entre tant de mythes d’origine diverse, les tentatives d’harmonisation et de systématisation ont été nombreuses, mais elles ont toujours eu quelque chose d’artificiel. Le bel édifice de la mythologie gréco-latine, telle qu’on la trouve résumée dans les manuels, est une vue de l’esprit. En réalité, les poètes ne s’entendaient pas sur de nombreux points de l’histoire des dieux, et de nombreuses légendes restaient obscures et incompréhensibles, même pour des gens comme Sophocle et Euripide. Ajoutons, car cela est essentiel, que la plupart des mythes, à l’origine, étaient très localisés : ils s’appliquaient au culte du dieu de tel ou tel clan, de telle ou telle cité, ou même au culte de telle ou telle statue vénérée dans tel ou tel temple en particulier (8). Les poètes et les mythographes ont, par la suite, fondu ensemble toutes les légendes en en attribuant plusieurs au même dieu ou à la même déesse, mais les différences sont restées sensibles. L’Artémis (9) qu’on vénérait en Tauride avait une légende et une physionomie notablement différentes de celles de l’Artémis d’Éphèse. L’Apollon de Delphes n’était pas exactement l’Apollon de Délos. Et précisément nous verrons que plusieurs des mythes homosexuels sont très étroitement localisés, ce qui laisse supposer qu’ils se rapportaient à des coutumes ou à des rites également homosexuels propres à certains sanctuaires et plongeant leurs racines dans une tradition immémoriale. Ainsi dès le début de cette étude, nous retrouvons le problème, fondamental dans toute recherche sur l’homosexualité antique, des origines préhistoriques : autrement dit celui du caractère « magico-religieux » de l’homosexualité.






II. — DIONYSOS ET LA CONFUSION DES SEXES



Les peuples primitifs ont, envers tout ce qui constitue une rupture de l’ordre naturel, une attitude ambiguë, qui peut être considérée tantôt comme de l’adoration, tantôt comme de l’horreur (10) mais qui, de toute façon, élève autour du phénomène ou du personnage considéré une barrière rituelle infranchissable. Le prestige des sorciers vient de là ; de là aussi, la terreur qu’inspirent aux primitifs les êtres anormaux, les albinos, les hommes difformes, etc… Or, parmi les lois de la nature, une de celles qui s’imposent le plus à l’observation est celle de la dualité des sexes. Toutes les religions, mêmes les plus rudimentaires, ont des rites en relation avec l’acte sexuel, symbole et source de la fertilité, de la croissance des plantes, de la reproduction des animaux et de la survie de l’espèce humaine. De cette réflexion sur le mystère des sexes, dont la dualité donne naissance à la vie, presque tous les peuples ont été plus ou moins consciemment conduits à la croyance que la divinité, le principe initial de toutes choses, devrait être à la fois homme et femme — pour pouvoir se féconder soi-même et créer ainsi le monde.

L’idée de dieux bisexués (androgynes, pour employer le mot grec) est commune à un très grand nombre de mythologies, avec, toujours, cet arrière-plan de spéculation sur le mystère de la vie. Bien que les Grecs de la préhistoire n’aient peut-être pas été parmi les peuples les plus tourmentés par ce problème, la religion grecque classique n’en a pas moins conservé un certain nombre de mythes d’androgynie, qui restent les témoins de très anciennes croyances de cet ordre (11).

Ainsi, lorsqu’on voit Zeus être enceint de sa fille Athéna (12) et la porter neuf mois dans sa tête, ou encore le même Zeus porter dans sa cuisse l’enfant Dionysos né avant-terme à la mort de sa mère, on a bien le droit de songer à des survivances obscures de très vieux mythes d’un dieu androgyne qui donnait naissance à ses enfants comme une femme.

En dehors de la Grèce proprement dite, et surtout dans les régions qui avaient subi l’empreinte sémitique, les rites et les mythes androgyniques étaient nombreux, et le restèrent jusqu’à la fin de l’Antiquité.

Il est difficile de dire avec certitude s’ils concernaient, dès l’origine, des divinités locales « naturalisées » grecques par la suite, ou des divinités réellement helléniques, mais la première hypothèse apparaît bien plus probable. En tout cas, ils sont en majeure partie groupés sous les deux noms de Dionysos et d’Héraklès.

Dionysos — nous l’avons vu — était un « tard venu » dans la famille olympienne (13). Il traînait avec lui tout un attirail mythique et rituel fort mêlé, en relations avec de très antiques cultes naturistes assez sauvages. Or, c’est à la fois un dieu fortement viril (certains textes le nomment « le dieu bandeur », « le dieu aux grandes couilles ») et un dieu semi-féminin (en Macédoine on le vénérait sous le titre de Pseudanôr : le « Faux-Homme » ; le poète Eschyle l’appelle « homme-femme » (14). On voit donc sa foncière ambiguïté sexuelle.

À l’époque classique, le côté efféminé l’emporte chez lui sur le côté masculin ; on le représente comme un jeune homme gras, imberbe, couronné de pampres et toujours entre deux vins — c’est toujours ainsi, d’ailleurs, qu’on s’imagine en général aujourd’hui Bacchus. Son culte comportait l’« Orgie » rituelle des Bacchantes, sortes de prêtresses qui, saisies de folie mystique et sous l’empire de l’ivresse, vagabondaient à travers la campagne en poussant des hurlements, et finissaient par déchirer un animal dont elles mangeaient la chair crue.

Cependant, le souvenir très précis subsistait du rôle ultra-viril de Dionysos, symbolisé souvent par un énorme phallus. Le dieu Priape, personnification du membre viril dans toute sa gloire, faisait partie du cortège de Dionysos, et dans les fêtes de ce dernier on portait en procession des phallus dressés (15).

Le mythe de Dionysos, dieu phallique, contient un épisode assez extraordinaire et — pour notre mentalité d’aujourd’hui — plutôt déroutant. Au cours de ses voyages (car ce fut un dieu grand voyageur), Dionysos demanda un jour son chemin à un paysan nommé Polymnos. Celui-ci lui donna le renseignement, mais lui demanda en échange une faveur assez insolite : celle de le… sodomiser (si toutefois ce terme emprunté à l’histoire juive peut ici convenir). Dionysos ne s’étonna pas de la demande de Polymnos, ni ne s’en indigna. Il s’excusa seulement d’être trop pressé de pouvoir faire la chose sur-le-champ, mais promit de la faire à son retour.

Malheureusement, lorsqu’il revint de son voyage, le pauvre Polymnos était mort et enterré. Dionysos n’avait qu’une parole : il tailla dans le bois d’un arbre un gros phallus, et l’enfonça dans la terre du tombeau en lui imprimant le mouvement de va-et-vient approprié. Ainsi Polymnos connut, après sa mort, ce plaisir qu’il avait désiré en vain de son vivant.

Bien entendu, le sens profond du mythe est tout autre que polisson. C’est, au premier chef, un mythe de fertilité, comme il convient au dieu de la vigne. Le phallus enfoncé dans le sol est un rite que connaissent plusieurs religions primitives, et qui appartient au domaine de la « magie imitative » : on mime l’acte sexuel pour provoquer la fertilité du sol (16). Le mythe de Polymnos est de ceux qui ont dû être inventés après coup pour expliquer un rite dont le sens primitif s’était perdu.

Comme on peut s’y attendre, le culte de Dionysos comportait de nombreux rites androgyniques ; ainsi, lors des fêtes nommées « Oschophories », après la vendange (n’oublions pas que Dionysos est le dieu du vin), une procession se déroulait d’Athènes à Phalère, conduite par deux garçons en robes de femme. Aux « Anthesthéries » — la principale fête de Dionysos à Athènes —, les porteurs de phallus, s’il faut en croire l’écrivain Philostrate, étaient vêtus en femmes, ce travestissement existait aussi en Égypte sous les Ptolémées, à une époque où Dionysos était quelque peu confondu avec Osiris : on ne saurait guère imaginer symbolisation plus parlante de l’union des deux sexes en un seul être — phallus et robe féminine.






III. — CHANGEMENTS DE SEXE ET TRAVESTIS



Si, dans le mythe classique de Dionysos, le souvenir de l’androgynie du dieu n’apparaît plus qu’en filigrane, il est d’autres mythes, moins célèbres il est vrai, où ce souvenir est beaucoup plus net.

Relevons d’abord celui de Kaïneus, ou Cénée, qui contient un trait particulièrement révélateur (17). Cénée était une jeune fille, dont Poséidon (18) tomba amoureux et qui devint sa maîtresse. Pour la remercier, le dieu lui demanda ce qui lui ferait plaisir : « Devenir un homme », répondit-elle. Aussitôt elle changea de sexe. Devenue homme, Cénée se rendit coupable du plus grave péché, celui d’orgueil : il ordonna en effet aux habitants de sa ville d’honorer comme une divinité sa lance, qu’il avait plantée au milieu de la grand’place. Jupiter, outré, le fit mourir, ou (selon certaines versions de la légende) le transforma en l’oiseau Phénix, bi-sexué, qui engendre, sans s’accoupler, un œuf qui assure son éternelle renaissance.

La lance que voulait faire adorer Cénée est un symbole plus que transparent aux yeux de la psychanalyse. La légende de Cénée apparaît alors comme une transposition, sur le plan mythologique, de la très antique croyance dans la divinité du phallus, le changement de sexe de Cénée accentuant en quelque sorte son côté « magique », que confirme sa transformation en Phénix. C’est donc un mythe d’un intérêt particulier de notre point de vue.

Également instructif est celui de Tirésias (19). Là encore, il s’agit d’une histoire de changement de sexe : Les mamelles de Tirésias ne sont pas une pure invention bouffonne de Guillaume Apollinaire. Tirésias (dont la légende se rattache au fameux cycle thébain d’Œdipe, dont nous aurons l’occasion de reparler plus loin) était un jeune homme qui, un jour, eut la malchance de surprendre par mégarde l’accouplement de deux serpents. Les serpents, pour la mentalité primitive, sont des animaux sacrés, en communication avec le monde souterrain qui leur donne naissance. Tirésias fut donc puni de son indiscrétion involontaire. Et comment ? en devenant femme (ce qui, soit dit en passant, n’est pas aimable pour les dames). Pendant sept ans il appartint au sexe « inférieur », puis, ayant purgé sa peine, reprit le sexe masculin ; mais dans l’intervalle, il avait acquis le don de prophétie, et c’est comme devin qu’il est resté célèbre dans la légende, puisque c’est lui qui révéla à Œdipe la malédiction pesant sur lui lors de la fameuse peste qui ravageait Thèbes, et c’est son ombre qui révéla l’avenir à Ulysse descendu aux Enfers.

Le mythe du changement de sexe de Tirésias constitue une étonnante plongée dans un passé préhistorique, sur lequel les religions de certaines peuplades primitives jettent une lumière assez inattendue. Plusieurs tribus d’Indiens d’Amérique du Nord, plusieurs peuplades de la Sibérie ont en effet connu une classe de prêtres-magiciens-devins, dont l’inversion sexuelle, assimilée à un changement de sexe, constituait un trait caractéristique essentiel. Chez ces prêtres devins, les chamans, la « vocation » religieuse était censée apparaître au cours d’une vision, d’une expérience mystique, à la suite de laquelle l’intéressé abandonnait le vêtement masculin, s’habillait en femme, adoptait le rôle passif en amour, et s’assimilait ainsi, symboliquement, au sexe féminin. Cette « désexuation » était la condition absolue de son accession au rang des devins inspirés. Il n’est pas douteux qu’il y avait là, dans le subconscient de ces peuplades, une façon de marquer le lien qui unissait à leurs yeux le don de double-vue et l’inversion sexuelle, deux phénomènes extra-naturels, en marge de la nature courante. C’est le souvenir, très lointain, du tabou primitif qui frappait toute manifestation considérée comme anormale (20).

Le mythe de Tirésias (où l’on trouve également la trace d’un autre très antique tabou, celui des serpents) est donc un mythe particulièrement impressionnant par ses résonances primitives. Il ressemble un peu à un vestige de mégalithes préhistoriques qui subsisterait au milieu d’une colonnade classique. Tirésias devient devin en même temps qu’il change de sexe, comme un chaman de Sibérie. Rien ne saurait mieux montrer à quel point la mythologie grecque classique, loin d’être une construction uniforme et cohérente, est une mosaïque d’éléments divers.

Ajoutons, pour faire bonne mesure, la dernière mésaventure de ce pauvre Tirésias. Tout le monde sait qu’il devint aveugle, puisque c’est comme prophète aveugle qu’il fut célèbre dans ses vieux jours. Mais sait-on pourquoi il perdit la vue ? Un jour, sur l’Olympe, Zeus et son épouse Héra (21) se disputaient pour savoir qui, en faisant l’amour, éprouve le plus de plaisir : l’homme ou la femme ? Question délicate, car chacun des deux manque de points de comparaison… Une seule personne pouvait trancher le débat : Tirésias, puisqu’il avait connu les deux aspects de la question. Tirésias, convoqué devant le roi des dieux et son auguste épouse, rend sa sentence ; dans l’acte amoureux, dit-il, l’homme éprouve un dixième du plaisir et la femme les neuf autres dixièmes. Laissons au devin thébain la responsabilité de son opinion…

Quoi qu’il en soit, Héra fut furieuse de cette réponse, car elle voyait ainsi révélé au grand jour son secret intime, elle qui posait volontiers à la matrone vertueuse et indifférente an plaisir. Pour punir Tirésias, l’indiscret, elle lui ôta la vue ; tant il est vrai que, dans certaines circonstances, il vaut mieux garder le silence que de dire des vérités désobligeantes !

Restait, évidemment, une troisième sorte de plaisir, qui n’est ni celui de l’homme ni celui de la femme… mais Tirésias ne le connaissait peut-être pas, et c’est Ganymède qu’il aurait fallu interroger là-dessus.

À vrai dire, il y avait bien encore, sur l’Olympe, un autre dieu qui aurait pu apprendre à Zeus et à Héra des choses troublantes sur cette question du plaisir amoureux : ce dieu (ou faut-il dire cette déesse ?), dont le nom et l’aspect ont provoqué les rêveries de bien des poètes et des artistes, c’est Hermaphrodite (22). Malheureusement, c’est une divinité assez tardivement apparue dans la mythologie, et sa légende est assez maigre. C’était, nous dit-on, le fils d’Hermès et d’Aphrodite. La nymphe Salmacis, qui vivait dans un lac d’Asie Mineure, tomba amoureuse de lui, mais il repoussa son amour. Par ruse, elle l’attira au bord du lac et, là, obtint des dieux d’être indissolublement liée à l’objet de sa passion. Par une de ces métamorphoses fréquentes en mythologie, et dont nous verrons d’autres exemples, les deux corps, celui du jeune dieu et celui de la jeune nymphe, fusionnèrent en un seul corps, ambigu et symbolique, où le membre viril se marie aux seins féminins, et où les hanches larges surmontent les cuisses musclées d’un garçon. Tout donne à penser qu’à l’origine Hermaphrodite était considéré, sous son aspect masculin, comme un dieu fortement viril : son père, Hermès, était vénéré sous forme de petites statues mal dégrossies munies d’un gros phallus bien proportionné. Ce n’est que par la conjonction d’une virilité affirmée et d’une féminité authentique que le mythe d’Hermaphrodite prend son sens réel, celui de l’union des deux sexes dans un seul être, retour à l’idéal divin de l’Androgyne primitif.

Mais, par la suite — phénomène que nous avons déjà signalé à propos de Dionysos — la signification du mythe s’est perdue, et on a représenté Hermaphrodite comme un être tout simplement efféminé — une espèce de femme manquée, grassouillette, au bas du ventre de laquelle se voit un petit membre viril incongru et dépourvu de raison d’être. C’est sous cette forme qu’Hermaphrodite apparaît dans presque toutes ses statues de l’époque classique, notamment celle du Louvre, si célèbre. Il ne manquait plus, pour achever d’obscurcir le sens religieux du mythe, que de représenter Hermaphrodite, comme l’a fait le peintre Czanara, sous les traits d’un adolescent aux yeux de biche dont le bas-ventre est occupé par… ce qui, dans la vie courante, se trouve derrière : une paire de fesses. C’est la symbolisation de l’inversion sexuelle sous sa forme la plus extrême, mais ce n’est plus du tout celle de l’union des sexes en un seul être. Les Romains, qui s’excitaient beaucoup sur cette mystérieuse figure d’Hermaphrodite, étaient beaucoup plus proches de la vérité lorsqu’ils plaçaient l’image d’Hermaphrodite au-dessus de l’entrée des bains mixtes, avec cette inscription narquoise :


Pour les hommes je suis Hermès ; pour les femmes, Aphrodite.
Je porte à la fois les attributs de mes deux parents :
C’est pourquoi, équivoque et ambigu, je préside à ce lieu
Où femmes et hommes viennent également
 (23).


Le mythe d’Hermaphrodite, sous sa forme classique que nous avons racontée, est, de toute évidence, un de ces mythes artificiels imaginés pour fournir, à une époque où le souvenir de la bisexualité primordiale des dieux avait disparu, une « explication » de certaines représentations, de certaines traditions androgyniques que les hommes ne comprenaient plus.

Le phénomène inverse s’est également produit dans d’autres cas : l’androgynie originelle de certains mythes a pu s’atténuer, s’estomper, au point de ne plus être décelable, à l’époque classique, que par les spécialistes de l’érudition mythologique, et, aujourd’hui, par les historiens des religions.

Tel est le cas de Dionysos, dont nous avons parlé plus haut. Tel est surtout celui du plus célèbre des demi-dieux grecs, Héraklès (24), aussi paradoxal que cela puisse paraître à première vue si l’on songe qu’il s’agit du héros musclé par excellence, symbole universellement reconnu de la force virile sous tous ses aspects.

Il faut alors ne pas s’arrêter aux apparences, et rechercher la signification profonde de l’épisode où Héraklès, réfugié en Lydie chez la reine Omphale, se revêt de vêtements féminins et file la laine. On cite souvent cet épisode comme un exemple de l’aspect avilissant et dévirilisant de l’amour des femmes, et on n’a pas tort de l’interpréter ainsi, mais il signifie aussi autre chose : il signifie qu’Héraklès, au moins sous un de ses aspects (car c’est un dieu fort multiple et fort varié), a connu un commencement de changement de sexe, tout comme le devin Tirésias.

En tout cas ce travestissement d’Héraklès avait laissé une trace dans le culte qui lui était rendu, puisque dans plusieurs endroits ses prêtres étaient travestis comme les porteurs de phallus de Dionysos dont nous parlions plus haut. Telle était la signification religieuse du spectacle qui choqua si fort les Romains, lorsqu’ils virent leur empereur Commode apparaître au milieu de l’arène du Colisée vêtu en femme, portant massue et peau de lion : il entendait ainsi s’identifier à Hercule, son dieu préféré (25). C’est ce même Commode qui, sans doute toujours par dévotion envers Hercule, avait choisi comme favori parmi ses esclaves un bel athlète surnommé l’Âne à cause de ses formes avantageuses, et qui avec ce cher esclave poussait jusqu’au bout les tentatives de changement de sexe : tout cela par mysticisme, bien entendu.

Le demi-dieu Achille — le héros de l’Iliade, le modèle idéal de tous les guerriers grecs — Achille, lui aussi, a un épisode de travesti dans sa légende. Pour le faire échapper à la prophétie qui prédisait sa mort devant Troie, sa mère, la nymphe Thétis, l’avait vêtu en fille et caché à la cour du roi Lycomède, parmi les filles de ce dernier. Malheureusement la précaution ne fut pas suffisante, car le jeune homme, devenu adolescent, éprouva une attirance irrésistible pour le métier des armes et quitta la cour de Lycomède pour suivre Ulysse à la guerre de Troie, où, conformément à l’arrêt de la Destinée, il devait trouver la mort (26).

Toutes ces légendes sont en quelque sorte la transposition mythologique de ces rites de travestissement dont nous avons déjà rencontré quelques-uns, à propos de Dionysos et d’Héraklès, et qui étaient extrêmement nombreux dans toute la Grèce, comme du reste dans tout le monde antique. Les ethnologues en étudient aujourd’hui encore beaucoup d’autres chez les peuplades primitives, et il est hors de doute qu’il s’agit là, à l’origine, de rites magiques dont la signification est du reste fort complexe. Leur premier but, semble-t-il, est de tromper les puissances mauvaises, les esprits maléfiques, en rendant méconnaissable à leurs yeux la personne travestie. Le prêtre, le chaman, qui est en relations avec l’au-delà, est particulièrement exposé à ces influences néfastes, et le travestissement s’impose donc pour lui bien plus que pour tout autre ; les ornements liturgiques dont se revêtent les prêtres catholiques pour dire la messe ont, comme on sait, cette signification parmi d’autres (27). Ce n’est sans doute pas un hasard s’ils ont, eux aussi, l’aspect de vêtements féminins.

Une autre approche du mystère de la bisexualité divine chez les peuples antiques était la castration : l’homme châtré étant considéré par plusieurs religions primitives comme un être intermédiaire entre les deux sexes (28). La religion grecque proprement dite n’a pas, semble-t-il, adopté pleinement cette manière de voir ; mais le Moyen-Orient a par contre connu divers cultes dont la castration constituait un rite essentiel, et ces cérémonies sanglantes ont, au temps des guerres puniques, envahi Rome.

C’étaient les prêtres de la Grande Déesse de Phrygie, connue par les Grecs et par les Romains sous le nom de Cybèle, qui se coupaient les organes virils avec un couteau de pierre et, ensuite, vêtus en femmes, se consacraient au culte ambigu de leur déesse. La Déesse Syrienne, Atargatis, avait elle aussi des prêtres émasculés qui, s’il faut en croire certains témoins d’époque, se livraient à des débauches d’homosexualité passive pour compenser, sans doute, ce qu’ils avaient perdu. On nous les dépeint fardés et minaudiers, attirant chez eux les jeunes paysans « aux flancs prometteurs », sous prétexte de leur faire adorer la déesse (29).

Tout ce « complexe » de croyances magico-religieuses autour des rites de castration trouvait son expression dans le célèbre mythe d’Attis (30) qui, bien qu’originaire d’Asie Mineure, avait été assez tôt hellénisé et rattaché à la famille olympienne.

Ce mythe raconte l’histoire d’Agdistis, dieu-déesse bisexué, fils-fille de Zeus, qui s’était attiré la haine des autres dieux, et que ceux-ci avaient émasculé. Craignant la colère de Zeus, ils avaient enterré l’organe coupé, mais un amandier était sorti du sol à cet endroit ; et un jour une nymphe, ayant mangé un fruit de l’arbre miraculeux, s’était trouvée enceinte, et avait donné naissance à Attis. Celui-ci était d’une beauté telle que la Grande Déesse, Cybèle, tomba amoureuse de lui, mais le jeune homme fut frappé de folie par Agdistis — désormais réduite au seul sexe féminin et jalouse de Cybèle — et, dans un accès de délire, se mutila. C’est son sacrifice que les prêtres de la Grande Déesse entendaient renouveler en procédant, chaque année, à la cérémonie sanglante dont nous avons parlé ci-dessus.

Cette histoire nous situe dans un monde de sauvagerie primitive et de magie naturiste (car c’est, bien entendu, un mythe à signification essentiellement agraire, le sacrifice de la virilité étant censé favoriser la végétation, comme le prouverait, s’il en était besoin, l’amandier né de l’organe mutilé d’Agdistis). Mais force est de reconnaître qu’il se situe très loin de l’esprit grec classique, tout de clarté et d’équilibre.






IV. — GARÇONS AIMÉS DES DIEUX



Il est frappant de noter le contraste entre les mythes assez primitifs que nous avons évoqués jusqu’ici et les mythes pédérastiques proprement dits, qui, eux, appartiennent dans leur ensemble à une époque relativement tardive de la mythologie.

La pédérastie, pour autant que le témoignage des Grecs eux-mêmes et les études des historiens modernes nous permettent d’en juger, semble bien être apparue en Grèce vers le VIIIe siècle avant J.-C. « Autrefois », expliquera le philosophe Lucien de Samosate, « force était de faire l’amour avec les femmes, pour assurer la reproduction de l’espèce humaine. Il ne faut s’étonner si les âges lointains ont ignoré la pédérastie. Mais maintenant que nous savons ce qu’est l’amour de la beauté, nous cultivons simultanément la philosophie — c’est-à-dire l’amour de la sagesse — et l’amour des garçons » (31).

Nous n’avons pas ici à rechercher les causes ni les origines réelles de ce goût des Grecs classiques pour la pédérastie. Beaucoup d’historiens l’attribuent à l’invasion des Doriens, d’autres à l’influence des Crétois, d’autres encore à la contamination de la Grèce par l’exemple du Proche-Orient. À vrai dire, il n’y a guère de moyen de le savoir, et cela n’a pas tellement d’importance.

Ce qui est certain, c’est que les Grecs adoptèrent les nouvelles mœurs avec une rapidité et avec un enthousiasme extraordinaires, et dès le VIIe siècle la pédérastie avait pénétré non seulement dans les habitudes quotidiennes, mais dans la législation, dans la philosophie et dans la religion.

Entendons-nous bien : il s’agit ici, au sens propre et exact du mot, de la pédérastie, non pas de l’homosexualité en général. La pédérastie, c’est cette institution typiquement grecque (et, plus précisément, nous dit-on, dorienne à l’origine), qui établit un lien à la fois éducatif, pédagogique et sexuel, entre un jeune garçon et un homme adulte (32). C’est cet aspect particulier de l’homosexualité que les Grecs, à partir du VIIe siècle, ont pratiqué de façon courante et en quelque sorte légale. Dès lors, puisque chez eux tous les hommes avaient un jeune « aimé », il était normal qu’ils transposent la chose sur le plan divin, et qu’ils prêtent à leurs dieux, également, des amours adolescentes. Ils n’y ont pas manqué, et plusieurs dizaines de légendes pédérastiques se sont ainsi greffées sur le vieux tronc de la mythologie. Du reste, les Grecs de l’époque classique, peuple raisonneur, se rendaient fort bien compte que la pédérastie n’avait pas toujours été pratiquée chez eux. Ils ont donc, selon leur tendance naturelle, cherché à expliquer par la mythologie la naissance de ces mœurs. Selon les lieux, l’invention de la pédérastie a été attribuée à plusieurs personnages mythiques, chacun de ces mythes recouvrant sans doute une vérité historique ou un fragment de vérité historique.

La plus couramment admise de ces inventions de la pédérastie était celle attribuée à Minos, fils de Zeus, le roi légendaire de Crète, le père de Phèdre et d’Ariane, le mari de Pasiphaé. (Il est vrai qu’avec une telle épouse il avait des excuses de chercher des compensations ailleurs !) On lui prête, entre autres jeunes amants, le héros Thésée, ce qui jette une lumière assez inattendue sur toute l’affaire du meurtre du Minotaure : qui sait, après tout, si ce n’est pas Minos en personne, trop heureux d’être débarrassé du monstre issu des amours taurines de sa femme, qui aurait donné à Thésée le fil destiné à lui permettre de sortir du Labyrinthe ? Il faudrait, alors renoncer à l’expression « fil d’Ariane » et dire plutôt « fil de Minos » !

En tout cas, le patronage de Minos sur la pédérastie est extrêmement flatteur, car ce roi mythique était considéré comme le modèle absolu de la sagesse et de la justice, au point que son père, Zeus, le nomma, après sa mort, juge des âmes dans l’au-delà : portier du Paradis, certes plus accueillant pour les homosexuels que le saint Pierre des catholiques ! (33)

Attribuer à Minos l’origine des amours garçonnières, c’était évidemment reconnaître que les Crétois avaient pratiqué ces mœurs avant les Grecs, et cela ouvre des perspectives sur la société matriarcale de Crète si mal connue encore et si mystérieuse.

Mais il existe de cette « invention » d’autres explications. L’une d’elles, moins flatteuse, est néanmoins impressionnante par la célébrité des personnages qu’elle évoque. Il s’agit du propre père d’Œdipe, Laïos. Ce Laïos, roi de Thèbes, aurait séduit (peut-être même violé ?) le fils du roi Pélops, le beau Chrysippe. Pélops, ayant découvert la chose — jusqu’alors inconnue en Grèce —, aurait prononcé contre Laïos une malédiction solennelle pour ce que nous appellerions « détournement de mineur », et c’est cette malédiction qui serait à l’origine de tous les malheurs illustres de Laïos et de sa famille — les cruautés du Sphinx, le meurtre de Laïos par son fils, le mariage d’Œdipe avec sa propre mère, la peste de Thèbes, la guerre fratricide entre Étéocle et Polynice, le sacrifice d’Antigone… tout cela, qui peuple toutes les mémoires, qui a alimenté vingt-cinq siècles de tragédies, de peinture et de poésie, aurait donc pour origine une passion pédérastique sacrilège ! Les manuels et dictionnaires sont bien discrets sur cet aspect de la question…

Il y avait même une version tout à fait spéciale de la légende d’Œdipe, selon laquelle c’est par rivalité amoureuse pour le beau Chrysippe qu’Œdipe aurait tué son père — sans le reconnaître, évidemment. C’est, à vrai dire, une version très rare du mythe. Mais il faut avouer que c’est une curieuse façon de retourner le « complexe d’Œdipe », si cher aux psychanalystes, que de le présenter en rivalité amoureuse avec son père pour les beaux yeux d’un garçon ! (34)

Il faut encore citer une autre explication mythologique de l’invention de la pédérastie, qui elle aussi nomme un personnage de première importance : rien de moins qu’Orphée. Celui-ci, ayant définitivement perdu sa femme Eurydice après l’épisode fameux, et ayant chanté, comme il se devait,


J’ai perdu mon Eurydice,
Rien n’égale ma douleur,


se retira en Thrace et, là, dégoûté des femmes — ou soucieux de rester fidèle à la mémoire d’Eurydice —, il imagina de se consoler avec des garçons. Comme le dit poétiquement Ovide :

« Ce fut lui le premier qui, aux peuples de Thrace, enseigna l’art d’aimer les frais adolescents, et de cueillir, avant le duvet sur leurs joues, l’irremplaçable fleur de leur premier printemps » (35).

Le malheur, c’est que cette façon d’envisager l’amour ne plut pas aux femmes de Thrace. Et comme Orphée, décidément devenu anti-féministe enragé, institua, avec son amant Calaïs, des Mystères d’où les femmes étaient exclues, ces dames, furieuses, profitèrent de ce que les hommes avaient abandonné leurs armes pour participer à ces Mystères, et massacrèrent Orphée et ses compagnons.

Inventeur donc de la pédérastie, et premier martyr de l’homosexualité, c’est assez inattendu pour un héros qui, selon les doctrines mystiques de l’Antiquité, était l’un des sauveurs de l’humanité. Car le mythe d’Orphée est en réalité un des plus complexes de toute la religion grecque ; il plonge ses racines dans un vieux fonds de spéculations mystiques relatives à l’au-delà et à l’immortalité de l’âme. Il n’en est que plus intéressant de voir les origines de la pédérastie rattachées, par la légende, à tout cet ensemble où la magie et le symbolisme jouent leur rôle ; cette coïncidence confirme, une fois de plus, le lien étroit qui existe entre l’homosexualité et le surnaturel dans l’optique des premiers âges de l’humanité.

Quoi qu’il en soit, voici les pédérastes pourvus de trois patrons mythiques assez impressionnants : le sage Minos, le magicien Orphée, et le propre père d’Œdipe.

Les dieux eux-mêmes, dans la croyance des Grecs de l’époque classique, pratiquaient sur une grande échelle l’amour des garçons, si répandu et si normal dans la vie des hommes de ce temps.

Leur maître à tous, Zeus, donnait l’exemple en prenant la forme d’un aigle pour enlever sur le mont Ida un jeune berger d’une exceptionnelle beauté, Ganymède, et pour le transporter sur l’Olympe. Ce mythe de l’enlèvement de Ganymède, qui est certainement l’épisode pédérastique le plus connu de la mythologie grecque, a particulièrement scandalisé les premiers chrétiens, qui y voyaient l’image de la débauche et de la perversion des païens. On lui a pourtant, parfois, donné un sens mystique : Ganymède serait le symbole de l’âme humaine, enlevée au ciel, avec la rapidité du vol de l’aigle, par l’amour divin. Mais l’interprétation purement pédérastique était beaucoup plus traditionnelle, comme le prouve l’irrespectueux 8e Dialogue des Dieux, où Lucien de Samosate met en scène Zeus expliquant au jeune Ganymède ce qu’il attend de lui :

Ganymède : Où dormirai-je la nuit ?

Zeus : Nous dormirons ensemble ; c’est pour cela que je t’ai enlevé.

Ganymède : Ne peux-tu donc pas dormir seul ? Trouves-tu plus agréable de dormir avec moi ?

Zeus : Oui, surtout avec un beau garçon comme toi, Ganymède.

Ganymède : Mais à quoi donc ma beauté te servira-t-elle pour dormir ?

Zeus : C’est un charme délicieux, et qui rend le sommeil plus doux.

Ganymède : Cependant mon père n’était pas content de coucher avec moi. Il disait, le matin, que je l’avais empêché de dormir en me tournant dans le lit, en donnant des coups de pied et en rêvant tout haut. Si donc tu veux dormir tranquille, redescends-moi sur la terre, sinon je t’incommoderai en remuant toute la nuit.

Zeus : C’est ce que tu peux faire de plus agréable, de m’obliger à rester éveillé à tes côtés, car je ne cesserai de t’embrasser et de te caresser.

Ganymède : C’est à toi de savoir ce que tu veux. Moi, je dormirai pendant que tu m’embrasseras.

Zeus : Nous verrons alors ce qu’il faudra faire (36).

Cet amour du roi des dieux pour Ganymède, promu au rang d’échanson de l’Olympe, servit en quelque sorte d’enseigne à toutes les amours garçonnières pendant une dizaine de siècles. Il n’était pourtant pas le seul du genre. Presque tous les dieux de l’Olympe étaient censés avoir aimé des adolescents. Jupiter lui-même eut plusieurs autres jeunes amants, notamment Euphorion ; selon Pindare, l’horrible festin de Thyeste aurait même eu une fin moins atroce qu’on ne le dit communément car Zeus, au dernier moment, aurait enlevé le fils de Thyeste avant son immolation, et en aurait fait son « aimé » (37).

Mais le dieu le plus spécialisé dans ce genre d’amour était Apollon, le dieu du soleil et des arts. On lui attribue, entre autres, l’amour du beau Hyacinthe, qu’il tua accidentellement au cours d’une partie de lancement de disque, et dont le sang, répandu sur l’herbe, donna naissance à la fleur rouge qui porte son nom : la jacinthe sauvage. Cyparissos, autre garçon aimé d’Apollon, n’eut pas plus de chance. Il avait un cerf apprivoisé qu’il aimait tendrement ; un jour, il le tua par mégarde, croyant tuer une bête sauvage dans un taillis. Désespéré, il pleura toutes les larmes de son corps, et supplia son amant Apollon de mettre un terme à sa douleur. Apollon, ému, le transforma en l’arbre qui porte son nom, le cyprès, symbole du deuil et des pleurs. Comme l’exprime poétiquement Ovide :

« Le dieu gémit. Sur toi je verserai des larmes, dit-il, et toi, enfant, tu pleureras d’autres deuils ; de toutes les douleurs tu seras compagnon » (38).

Parmi les autres nombreux garçons aimés d’Apollon il faut encore citer Leucatas, qui donna son nom au cap Leucade où il se noya, et surtout Admète, qui se rendit ensuite célèbre par son amour conjugal pour sa femme Alceste, sujet d’innombrables tragédies et opéras (39).

Nous n’entreprendrons certes pas de raconter en détail toutes les histoires d’amour pédérastique des dieux grecs, d’abord parce qu’elles se ressemblent beaucoup entre elles, ensuite parce que la plupart ne sont pour nous que des noms. Quand nous aurons dit que Pélops fut aimé par Poséidon, que Cadmos fut le favori d’Hermès, etc…, nous n’aurons pas appris grand chose, ces noms ne s’accompagnant pas de légendes particulièrement typiques.

Notons toutefois une chose intéressante, qui explique probablement la formation de plusieurs de ces légendes : c’est que beaucoup d’entre elles se terminent par la transformation du personnage principal en plante ou en animal, — par une métamorphose, pour employer le terme grec classique. Or ces mythes racontant une métamorphose sont souvent des mythes tardifs, en quelque sorte étymologiques, inventés plus ou moins consciemment de toutes pièces pour expliquer le nom des plantes et des animaux. Nous venons de voir la jacinthe, née du sang d’Hyacinthe, le cyprès (en grec cyparissos), né de la transformation de Cyparissos. Nous pourrions ajouter à ces exemples le ceps de vigne (en grec ampélos) qui est le nom d’un jeune homme aimé de Dionysos, le roseau (calamos) et le fruit (carpos), noms de deux amis qui se noyèrent accidentellement dans le fleuve Méandre, le cygne (cycnos), nom d’un jeune amant de Phaéton qui, après la chute de ce dernier, devint l’oiseau au long col blanc, le crocus, le pommier, toutes plantes qui tirent leur origine mythique de beaux garçons aimés des dieux.

Le plus célèbre de ces mythes, bien qu’il ne soit pas strictement pédérastique, est bien entendu celui de Narcisse, le garçon amoureux de son propre reflet, qui se noya en voulant s’unir à lui-même, et que les dieux transformèrent en cette fleur pâle qui, éternellement, frissonne au bord des eaux où son image se multiplie et s’éparpille. Mythe qui se prête à mille interprétations symboliques et philosophiques, dont Guillot de Saix avait tiré l’inspiration de très beaux vers (40), mais qui est un peu en dehors de notre sujet ici.

Citons encore une dernière légende pédérastique de la mythologie, car elle rattache à l’homosexualité un personnage assez imprévu : c’est Hyménée, le personnage qui donna son nom au mariage ! Hyménée, selon certains mythographes, aurait été un jeune homme d’une très grande beauté, aimé par le dieu Hespéros — l’Étoile du soir. Il était doué d’un grand talent musical, et il improvisa, pour les noces de Dionysos et d’Ariane, un chant si beau qu’il resta célèbre sous le nom de « chant d’Hyménée » employé par la suite pour désigner tous les chants nuptiaux (41).

Arrêtons toutefois ici cette récolte d’anecdotes sur les amours pédérastiques des grands dieux de l’Olympe. Il nous reste quelques surprises à découvrir chez d’autres personnages de la mythologie. D’abord, bien entendu, Héraklès, le héros-type, le symbole, pour les Grecs, de la force et de l’ordre, que nous avons déjà rencontré vêtu en femme à la cour de la reine Omphale. Il a été célèbre par son amour pour le jeune Hylas, qui lui fut enlevé en Asie Mineure par les nymphes du lac Ascanios, tombées à leur tour amoureuses du bel adolescent. Pour célébrer ce deuil d’Héraklès, un culte spécial se célébrait au lac Ascanios, et les prêtres parcouraient la montagne, jusqu’à la fin de l’Antiquité, en criant le nom d’Hylas (42).

Il y eut aussi, parmi les jeunes amis d’Héraklès, le célèbre Iolaos, dont le tombeau, en Asie Mineure, était un lieu de pèlerinage pour les amoureux homophiles (43).

Selon certains mythographes, les fameux travaux d’Héraklès auraient même eu pour origine la passion du héros pour le roi Eurysthée, qui, pour éprouver la mesure de cet amour, lui aurait imposé de nettoyer les écuries d’Augias, de tuer l’hydre de Lerne et le lion de Némée, et autres divertissements du même genre. On peut vraiment dire que, dans cette version de la légende, l’amour homosexuel est générateur de grandes choses ! Mais il est vrai que c’est une version assez rare et, certainement, pas très ancienne (44).

L’idée d’épreuves imposées par un garçon à celui qui se déclare amoureux, pour mesurer la qualité de son amour, était d’ailleurs fréquente dans la vie réelle des Grecs classiques. Elle se retrouve dans la mythologie, généralement avec une fin tragique. Ainsi, Promachos, amoureux de Leucocomos, accomplit pour lui d’éclatants exploits mais à la fin, lassé de voir Leucocomos se refuser toujours, il donna son amour à un autre garçon plus compréhensif. Leucocomos, outré, se suicida de dépit et d’humiliation (45).

De même, Mélès, aimé de Timogonos, méprisa cet amour et tourmenta tellement Timogonos qu’il ne savait qu’inventer pour lui imposer des épreuves. Un jour, il imagina de lui ordonner de sauter du haut de l’Acropole d’Athènes ; Timogonos obéit et se tua. Mélès, pris de remords, sauta derrière lui, et on éleva en leur souvenir un autel à Antéros, « l’Amour Réciproque » (46).

D’autres mythes, heureusement, sont moins cruels.

Un des plus beaux de ceux qui mettent en jeu l’amour pédérastique est celui d’Alcyonée, jeune homme de Delphes d’une extrême beauté et d’une grande vertu, qui fut désigné par l’oracle pour être sacrifié à un monstre qui ravageait la région. Comme on l’emmenait pour le tuer, le jeune Eurybatos le vit et en tomba amoureux. Il supplia qu’on le sacrifiât à la place d’Alcyonée, et, arrivé face au monstre, il le tua. Eurybatos et Alcyonée furent vénérés à Delphes comme des modèles d’amour : avouons qu’il y avait bien de quoi (47).

Le génie de Virgile a rendu célèbre un autre amour pédérastique, non moins sublime, sur lequel ont rêvé, au collège ou au lycée, bien des générations de jeunes gens sensibles à l’amour de leurs semblables : je veux parler de Nisus et d’Euryale, les deux jeunes compagnons d’Énée, dont l’héroïsme constitue un des plus beaux épisodes de l’Énéide.


Nisus, chasseur adroit et guerrier intrépide,
Aucun d’un bras plus sûr ne lance un trait rapide…
À ses côtés veillait le charmant Euryale ;
En grâces, en beauté nul Troyen ne l’égale,
À pleine adolescent, de son léger coton
La jeunesse en sa fleur ombrage son menton
 (48).


Ainsi les décrit Virgile, dans la traduction du bon abbé Delille. Ce sont deux amis inséparables : « un amour exceptionnel les unit », précise Virgile. D’un commun accord, ils tentent une action d’éclat en attaquant le camp des Rutules. Ils sont victorieux, mais au retour ils sont surpris par l’ennemi en traversant les bois, et séparés.

Malgré l’héroïsme de Nisus, Euryale est mis à mort. Alors Nisus, pour le venger, massacre la troupe des ennemis, et, percé de coups,


Il se jette mourant sur son cher Euryale
De son dernier regard cherche encor son ami
Meurt, et d’un long sommeil s’endort auprès de lui.
Couple heureux ! Si mes vers vivent dans la mémoire
Tant qu’à son roc divin, enchaînant la victoire,
L’immortel Capitole asservira les rois,
Tant que le sang d’Énée y prescrira les lois,
À ce touchant récit on trouvera des charmes,
Et le monde attendri vous donnera des larmes.


L’idée de cet amour guerrier avait sans doute été inspirée à Virgile par d’autres amours guerrières de la mythologie, celles d’Achille et de Patrocle, de Thésée et de Pirithoüs, d’Oreste et de Pylade. C’étaient là de très anciennes légendes de fraternité d’armes, desquelles, à l’origine, l’homosexualité était peut-être absente : rien dans Homère ne permet de supposer le moindre lien sensuel entre Achille et Patrocle. Mais à l’époque classique les Grecs interprétèrent ces légendes dans un sens homosexuel, comme l’exprime crûment cette boutade de Lucien de Samosate au IIe siècle : « Ce n’était pas pour l’écouter chanter que Patrocle aimait Achille. Ce qui les unissait, c’était le plaisir pris en commun. Le poète Eschyle a raison lorsqu’il dit que, dans la douleur d’Achille à la mort de Patrocle, Achille pleurait pieusement « l’amour des cuisses » de son ami » (49).

Achille apparaît, du reste, dans la mythologie classique, comme très adonné à l’amour des garçons, puisqu’un récit le montre amoureux d’un fils du roi Priam et le poursuivant, pour lui faire violence, presque dans le temple d’Apollon (50).

Des interprétations du même genre ont été appliquées à la légende du héros Thésée — que nous avons rencontré comme aimé du roi Minos — et de son ami Pirithoüs, à celle d’Oreste, fils d’Agamemnon, et de son ami Pylade, à propos de qui Racine a écrit les deux vers célèbres


Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle
Ma fortune va prendre une face nouvelle…


La pédérastie baigne donc littéralement, comme une lumière diffuse, toute la mythologie classique des Grecs, comme elle baignait leur vie quotidienne.

Pratiquement, on peut dire, presque sans risque de se tromper, que tous les personnages un peu importants de la mythologie se sont vus, à un moment ou à un autre, attribuer des amours de garçons. Il serait fastidieux de les citer tous : aussi bien, ces histoires se répètent-elles assez souvent. Il y a, dans la mythologie classique, une espèce de « fonds commun » de folklore, auquel ont puisé les différentes régions, les différentes villes, les prêtres des différents sanctuaires, pour embellir la légende du dieu ou du héros local, ce qui explique qu’on retrouve parfois la même légende répétée, à peu de choses près, pour trois ou quatre personnages différents.

Les légendes pédérastiques prennent essentiellement deux formes : tantôt le garçon se laisse aimer, et meurt accidentellement ; tantôt il se refuse, et est tué dans la poursuite. Dans l’un et l’autre cas il est transformé en plante ou en animal, ou son tombeau devient l’objet d’un culte, d’autant plus fréquenté que le poursuivant amoureux était plus célèbre. Nous avons cité Hylas, pleuré par Hercule et vénéré en Asie Mineure, Hyacinthe et Cyparissos pleurés par Apollon, Euphorion qui se refusa à Zeus. Nous pourrions ajouter à ces noms célèbres celui du « roi des rois » Agamemnon… Car, à quoi Agamemnon, chef de l’expédition contre Troie, occupait-il ses loisirs forcés pendant que le calme des vents immobilisait sa flotte en Aulide ? Il poursuivait le jeune Argennos, qu’il avait aperçu se baignant nu dans le lac Copaïs et dont la parfaite beauté l’avait ébloui. Le garçon, qui ne se souciait pas de susciter la jalousie de Clytemnestre, la vindicative épouse d’Agamemnon (ou peut-être tout simplement, le « roi des rois » n’était-il pas son « type » ?), Argennos donc s’enfuit, et, en voulant traverser un fleuve, toujours poursuivi par le roi amoureux, il se noya. Agamemnon le pleura — il était bien temps ! — et éleva, sur l’emplacement, un temple à Diane, qui reçut le nom de Diane Argennis (51).

Il n’est pour ainsi dire pas de mythe grec important qui n’ait son aspect pédérastique dans l’une ou l’autre de ses versions. Et ce serait une erreur de croire que les écrivains et les grands artistes grecs aient ignoré ces légendes. Pindare a évoqué les amours de Poséidon et de Pélops (52). Eschyle et Euripide avaient composé des tragédies (malheureusement perdues) sur l’invention de la pédérastie par Laïos (53) ; même Eschyle avait mis en scène l’amour d’Achille et de Patrocle dans une autre tragédie (54) ; Sophocle avait écrit une pièce intitulée tout crûment Les Amants d’Achille (55), et ne parlons pas des œuvres de Platon, de Plutarque, de Lucien, consacrées à l’éloge et à l’illustration de l’amour des garçons, où l’exemple des dieux et des héros est abondamment cité (56).

Dans quelle mesure les Grecs de l’époque classique croyaient réellement à ces mythes, c’est une question qu’il n’est pas facile de trancher. Certains, à coup sûr, n’y croyaient pas plus que nous ne croyons aujourd’hui aux contes de fée. Lucien, par exemple, se moque ouvertement des légendes des dieux, dont il relève les contradictions et les incohérences.

D’autres Grecs, plus traditionalistes, devaient sans doute considérer les mythes comme un support commode de la pensée philosophique et de l’élan religieux, sans se croire obligés de croire à chaque légende en particulier — en somme, l’attitude de beaucoup de chrétiens d’aujourd’hui par rapport au christianisme.

Mais, croyants ou non croyants, tous étaient nourris de mythologie. Ils l’apprenaient dès le berceau, à l’école, partout. Ces légendes étaient le bien commun de tout le monde antique, on les voyait sculptées au fronton des temples, peintes à fresque sous les portiques des places publiques, ciselées dans le marbre et l’ivoire, coulées dans le bronze, représentées sur la scène des théâtres, chantées par les poètes et les musiciens, citées par les orateurs…

C’est une chose dont l’importance peut difficilement être surestimée, que le peuple qui a le plus donné au patrimoine culturel de l’Europe ait vécu, pensé, respiré dans cette atmosphère de religion pédérastique.

Même inconsciemment, toutes les manifestations de son âme s’en sont trouvées marquées. Le christianisme ne s’y est pas trompé, qui, à l’appel de saint Paul, a attaqué la pédérastie comme étant le symbole de l’attachement aux anciens dieux (57).

Le triomphe du christianisme a entraîné l’écroulement et la disparition de cette religion de liberté sexuelle. La Renaissance italienne a bien rendu une seconde jeunesse à toute une partie de la mythologie, et grâce à elles les noms des dieux grecs et latins nous sont redevenus familiers ; mais l’aspect pédérastique de la mythologie est bien mort. Il était trop étranger à ce qui est devenu la morale européenne pour pouvoir revivre. Les dieux et les déesses qu’on nous enseigne au collège et au lycée, ceux qui ont inspiré nos classiques, nos Romantiques et nos contemporains, sont des dieux et des déesses revus et corrigés par le christianisme.

Œdipe peut bien épouser sa mère, il ne peut plus courtiser le beau Chrysippe ; Agamemnon peut bien sacrifier sa fille à Aulis, mais il ne lui est plus permis de poursuivre et de pleurer Argennos. Quant à Hercule, le cinéma peut nous le montrer à satiété massacrant ses ennemis et faisant saillir ses biceps, mais défense d’aimer Hylas ou Iolaos. La « conspiration du silence » qui, jusqu’à une époque proche de nous, a frappé tout ce qui, de près ou de loin, touchait à l’homosexualité, a trouvé le moyen de contaminer jusqu’à la mythologie antique, ce lieu d’élection de la pédérastie.

Il n’est pas interdit de le regretter, et de penser que cette religion, qui savait revêtir de divinité les divers visages de l’amour, valait bien la doctrine d’ascétisme, de refoulement et d’hypocrisie qui lui a succédé.

En tout cas, il est illusoire de prétendre goûter la culture antique si l’on choisit délibérément d’ignorer cet aspect essentiel de sa religion, dont le dernier dieu, — ne l’oublions pas —, fut, cent ans après la prédication de l’évangile, Antinoüs, héros et modèle de tout amour, celui qui donne sa vie








TABLE
______




Avant-propos   . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   5


Des dieux et des garçons   . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   7


I. — Les mythes grecs : origine et évolution   . . . . .   9


II. — Dionysos ou la confusion des sexes   . . . . . .   14


III. — Changements de sexe et travestis   . . . . . . . .   18


IV. — Garçons aimés des dieux   . . . . . . . . . . . . . . .   26





  1. Georges Méautis, Mythes inconnus de la Grèce antique, Paris 1944, p. 77.
  2. A. de Musset, Rolla.
  3. Cérès en latin.
  4. Proserpine.
  5. Bacchus. L’origine grecque de Dionysos est défendue par H. Jeanmaire dans la belle étude qu’il a consacrée à ce dieu, mais de toute façon les Grecs de l’époque classique considéraient son mythe comme venu de Thrace.
  6. Jupiter.
  7. Vénus.
  8. Cf. le culte de « Notre-Dame de Lourdes », « Notre-Dame de Fatima », etc… : à bien des égards, ce sont autant d’idoles différentes, qui ont des chapelles et des autels distincts dans une même église.
  9. Diane.
  10. En latin, sacer signifie à la fois sacré et maudit.
  11. Sur toute cette question de l’androgynie divine, voir M. Delcourt, Hermaphrodite : mythes et rites de la bisexualité dans l’Antiquité classique (Paris 1958), p. 28-50 ; et M. Eliade, Traité d’histoire des religions (Édition de 1959), p. 359-363. Rappelons que l’androgynie mythique dont nous traitons ici n’a rien avoir avec le « mythe de l’androgyne » de Platon, création purement philosophique et abstraite sans caractère religieux.
  12. Minerve.
  13. Sur l’ensemble du mythe de Dionysos, voir P. Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine (Paris 1951), p. 126 sq., et H. Jeanmaire, Dionysos (Paris 1951). Sur les aspects androgyniques de ce mythe, M. Delcourt, Hermaphrodite, p. 39-43.
  14. Eschyle, fragment cit. par M. Delcourt, Hermaphrodite, p. 40.
  15. Cf. H. Jeanmaire, Dionysos, p. 42 ; L. Gernet et A. Boulanger, Le génie grec dans la religion (Paris 1932), p. 47.
  16. Très nombreux exemples dans tous les traités d’histoire des religions : par exemple J. G. Frazer, Le Roi magicien (traduction française 1935), p. 86-104 ; M. Eliade, Traité d’histoire des religions, Édition 1964, p. 221 sq. ; etc…
  17. M. Delcourt, Hermaphrodite, p. 53-55 ; P. Grimal, Dictionnaire, p. 74.
  18. Neptune.
  19. M. Delcourt, Hermaphrodite, p. 55-63 ; P. Grimal, Dictionnaire, p. 459-460.
  20. Abondante bibliographie sur les chamans : M. Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase (Paris, 1951) ; J. G. Frazer, Atys et Osiris (trad. fr. 1926), p. 223-230 ; et le livre de Edward Carpenter, Intermediate Types among Primitive Folk (Londres, 1914), une des plus belles études qui existent sur l’histoire de l’homosexualité, malheureusement presque introuvable.
  21. Junon.
  22. M. Delcourt, Hermaphrodite, p. 65-103 ; P. Grimal, Dictionnaire, p. 206.
  23. Anthologie palatine, IX, 3.
  24. Hercule. — Voir P. Grimal, Dictionnaire, p. 187-203 ; et (sur les aspects androgyniques du culte d’Héraklès) M. Delcourt, Hermaphrodite, p. 33-39.
  25. Lampride, Commode, 8-9 ; M. Delcourt, Hermaphrodite, p. 35.
  26. P. Grimal, Dictionnaire, p. 6.
  27. « Pose sur ma tête, Seigneur, ce casque salutaire pour me protéger des attaques du démon » (prière du prêtre catholique en revêtant l’amict). L’évêque, en coiffant la mitre, dit : « Que par cette mitre, Seigneur, je puisse échapper aux embûches de l’Antique Adversaire et de tous mes ennemis ». — Sur la question de la signification magique des travestis, voir notamment M. Delcourt, Hermaphrodite, p. 5-27 ; et A. E. Crawley, Inversion of sexual dress (Encyclopedia of Religion and Ethics, V, 1912, p. 68-75).
  28. Signification religieuse de la castration : J. G. Frazer, Atys et Osiris, p. 238 sq. ; F. Cumont, Les religions orientales dans le paganisme romain (Paris, 4e éd. 1929), p. 47 ; R. Pettazzoni, I Misteri (Bologne, 1924), p. 106-110.
  29. Lucien de Samosate, La Déesse syrienne ; Loukios ; Apulée, Métamorphoses, VIII, 24.
  30. Ou Atys. Sur ce mythe, voir P. Grimal, Dictionnaire, p. 21 et p. 60 ; et J. G. Frazer, Atys et Osiris.
  31. Lucien de Samosate, Les Amours.
  32. Sur l’amour grec, le « classique » reste l’ouvrage de M. H. E. Meier et L. R. de Pogey-Castries, Histoire de l’amour grec dans l’antiquité (Paris, Le Prat, 1952).
  33. P. Grimal, Dictionnaire, p. 298 ; Meier et Pogey-Castries, Histoire de l’amour grec, p. 36- 37.
  34. P. Grimal, Dictionnaire, p. 248.
  35. P. Grimal, Dictionnaire, p. 333.
  36. Lucien de Samosate, 8e Dialogue des dieux.
  37. Pindare, Première Olympique.
  38. Ovide, Métamorphoses, X.
  39. P. Grimal, Dictionnaire, p. 214-215, 111 ; Meier et Pogey-Castries, Histoire de l’amour grec, p. 38-39.
  40. L. Gendreau et Guillot de Saix, Narcisse (Paris, Maison des Intellectuels, librairie M.E.A.), p. 74. Cf. Arcadie, n° 99, mars 1962, p. 178.
  41. P. Grimal, Dictionnaire, p. 217.
  42. P. Grimal, Dictionnaire, p. 216.
  43. P. Grimal, Dictionnaire, p. 232.
  44. P. Grimal, Dictionnaire, p. 154. Sur la pédérastie d’Héraklès, voir Meier et Pogey-Castries, Histoire de l’amour grec, p. 37-38.
  45. P. Grimal, Dictionnaire, p. 397.
  46. P. Grimal, Dictionnaire, p. 286.
  47. P. Grimal, Dictionnaire, p. 28.
  48. Virgile, Énéide, chant IX (traduction Delille).
  49. Lucien de Samosate, Les Amours. Platon dans le Banquet, discute très sérieusement de savoir si Achille était l’amant ou l’aimé.
  50. P. Grimal, Dictionnaire, p. 464.
  51. P. Grimal, Dictionnaire, p. 45.
  52. Pindare, Première Olympique.
  53. Meier et Pogey-Castries, Histoire de l’amour grec, p. 29.
  54. Id., ibid.
  55. Id., ibid.
  56. Platon, le Banquet ; Plutarque, les Amours ; Lucien de Samosate, les Amours.
  57. Épître aux Romains, I, 26-28.


Voir aussi

Source

  • Des dieux et des garçons : étude sur l’homosexualité dans la mythologie grecque / Marc Daniel. – Paris : Arcadie, [ca 1968] (Illiers : Imp. Nouvelle). – 40 p. ; 21 × 14 cm.
    Tiré à part de l’article paru dans la revue Arcadie, 14e année, n° 163-164, juillet-août 1967, n° 165, septembre 1967, n° 166, octobre 1967.

Articles connexes

Études

Textes anciens