L’Élu – Chapitre XIV

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Chapitre XIV


Djino gardait bien quelque anxiété de cette longue attente pendant laquelle tant de révélations avaient dû surprendre, et combien diversement ! le jeune homme qu’il aimait et qui l’aimait. Que pouvait-il espérer de tant de misères rappelées, appesanties déjà sur son avenir comme une tare ignominieuse ? Pierre allait-il se détacher de lui pour jamais ! ce Pierre Pélissier, ce grand frère gâteau dont chaque regard enveloppait son adolescence comme d’une adoration et semblait vouloir d’un seul mot effacer toutes les peines, toutes les hontes passées.

Toutes les hontes ! Certes, Djino les avait côtoyées toutes : et des éclaboussures de chacune demeuraient sur sa candeur ternie. Pierre venait de l’en délivrer et, répondant au vœu secret de son jeune cœur, l’arrachait en même temps aux exigences meurtrières de la Stefanina, aux ardeurs diaboliques de la Sanguisuga.

Il les avait subies. Qu’était-ce, le souvenir du jour où sa chair sollicitée de caresses, s’épanouissant pour la première fois dans le flanc ouvert à son jeune corps de gamin curieux, lui fit perdre les sens entre les bras d’une fille ? sinon le dernier pas vers la misère et la déchéance ! L’arrivée de Pierre au contraire c’était la résurrection, la place reprise haut devant tous sous le soleil, le réveil de sa fierté charmée d’une mise élégante qui l’élevait jusqu’aux aristocraties entrevues dans des rêves aux impossibles réalisations. Ces caresses qui le firent frissonner n’étaient pas si rares ; moins crapuleuses il les avait connues au collège, déjà. Mais ce bien-être enchanteur dont le ravissement s’étendait même, aussi, vers les confins de sa chair heureuse – il ne le connaissait pas. Cette joie de discourir et de livrer sa vive intelligence aux propos spirituels, il l’ignorait. Et ce parler doux qui le charmait par sa condescendance affable, qui lui en aurait donné l’équivalent ? Qui aurait délié de soucis son pauvre front blessé en y posant des lèvres sans fureurs ? Avait-il pu jamais, à la Stefanina qui le tuait, à la Sanguisuga qui le rongeait, dire ces mots divins : je t’aime ?… Il les haïssait ! Tandis que Pierre ! N’était-il pas d’hier soir cet aveu d’une si tendre naïveté : « J’ai besoin de vous aimer ! » Et n’était-ce pas encore, maintenant, dans le mouvement par lequel Pierre attirait Djino pour le mieux sentir et le mieux protéger, n’était-ce pas, dans un silence délicieux, le plus tendre aveu qu’il ait jamais, frêle gamin, reçu d’aucun être près de lui ? Et quel être, ce jeune homme, cet adolescent presque, paré de toutes les grâces de la jeunesse et de l’élégance, de toutes les faveurs de la fortune, des plus exquises qualités du cœur !

Djino ne gardait plus aucune anxiété.

Il avait dit à son ami, en désignant le Trastevere :

— Pierre, voulez-vous que nous allions de ce côté ? Pierre comprenait trop bien, maintenant, pour ne pas se conformer au désir de Djino, et que la rive gauche du Tibre en face San-Bartolommeo devait raviver de telles angoisses ! Au Trastevere, devant le Janicule, ils restaient encore loin du Borgo San-Michele… Et puis, quand même, Djino n’était plus tout seul !

Pierre aimait entendre les dents fines de Djino concasser les friandises parfumées chipées à Frà Benedetto ; il regardait aussi, sur ses petites lèvres roses qu’il avait vues si pâles au Capitole, passer le fin délié rouge de sa langue ; et la pensée lui vint que la bouche de son bel ami devait être toute sucrée.

Ils entraient, par la Lungarina, dans le vieux Trastevere. Quand Luigi eut ainsi croqué cinq ou six pastilles au citron, il prit sa course vers un groupe de petits vauriens occupés à ne rien faire au tournant d’une ruelle. Pierre s’étonna d’abord, puis il vit. Pour ça, non ! Djino n’était pas fier : il fit une distribution de ses bonbons cependant que les petits drôles le considéraient émerveillés comme si, le connaissant, son élégance nouvelle et rapide leur paraissait tenir de la magie. Vite il rejoignit Pierre qui, inquiet de le voir courir, le gronda un peu :

— Djino, pourquoi courez-vous de la sorte comme un petit fou !

— C’est parce que, Pierre, j’ai voulu donner mes pastilles aux petits gosses.

Djino était tout heureux d’avoir trouvé l’occasion d’employer son « petit gosse ».

— Vous avez bien fait, Djino ; mais il faut aussi leur donner des sous ; tenez ; et surtout ne pas courir comme vous faites, cher petit gamin des rues !

Ils venaient de quitter les bouleversements qu’ont fait subir à ces quartiers misérables, au bord du Tibre, l’exhaussement et la construction de l’énorme appareil des quais. Ils entraient dans la sordide et pittoresque via Vascellari où débouchent des vicoli plus horribles encore et cependant presque très gais par l’inattendu des masures originales, l’abondance des guenilles, l’imprévu des boutiques, des échoppes répugnantes avec, au milieu d’elles, la belle insouciance de la plèbe exubérante, le fourmillement de la marmaille mutine, l’encombrement des bambini. Ceux-ci, sous les grands yeux noirs qui dévorent leur visage recuit au soleil, toujours aux aguets des possibles soldi du voyageur. Pierre adore leur donner des sous, suscitant d’abord dans ces yeux sombres de jeunes bandits des convoitises qui se détendent un instant quand leurs petites pattes crasseuses ont conquis entre les pavés gras le sou âprement disputé par d’autres « struggleforlifer ». Le malheur est qu’une nuée de ces louveteaux romains aux yeux perçants, aux dents pointues, s’abattent alors autour de lui. Il en met une partie hors de combat en lançant très loin quelques-unes de ces pièces de bronze dont il est toujours confortablement garni, et en profitant de la curée pour franchir le seuil d’un monument ou s’effacer dans quelque ruelle contournée où il est difficile de le suivre.

Avec Djino, il entra à Santa-Cœcilia-in-Trastevere.

Pierre appelait son Djino « cher petit gamin des rues », mais sans rire, presque gravement, ou du moins en contenant de sa gravité ce qui pourrait inquiéter Djino. Il avait reçu comme des coups de massue les confidences de Frà Serafino, car il ne s’était pas préparé à ce qu’on lui révélât ainsi toutes les aventures que cet adolescent avait courues, et qu’il eût fait de son petit être comme un habitacle où tournoyaient toutes les perversités des femmes ! En quoi Pierre se trompait sur ce dernier jugement. Djino le lui avait dit sincèrement : il les avait subies. Il n’avait pas recherché ces compromis voluptueux où son adolescence avait pris contact avec tout ce qu’un certain monde renferme d’érotisme brutal et de raffinements sauvages dans la sensualité.

Pierre sentait bien qu’il se trompait en dépit des apparences. Les yeux de Luigi l’hypnotisaient par une candeur sans calcul, par une fraîcheur dépourvue de maquillages, par une franchise sans arrière-pensée, par un abandon d’une adorable et si sereine confiance !… Et puis cette Sanguisuga ne l’avait pas possédé si longtemps ; le bleu affolant de ses yeux et la pureté ferme de son corps en témoignaient assez. Allons, Djino n’avait été qu’un jouet entre les mains de ces… Sans cela Djino n’eût pas conservé dans la ténuité du visage chatoyant et précieux, sous l’ambre joueur des cheveux, dans les yeux innocents sous leurs longs cils et la bouche ciselée dans sa chair ingénue, cette patine de jeunesse ineffable qui le faisait beau comme un miracle de la Madone.


Sainte Cécile était une vierge très exquise, endormie désormais dans l’apaisement de sa souffrance, parmi les ors, les lapis, les pavonazzi précieux et les cristaux de roche incrustés dans le maître-autel de la basilique.

— Djino ?

— Pierre !

— Voyez comment sainte Cécile est jolie avec un fin visage très blanc qui sommeille sous ses paupières immobiles.

Djino se pencha pour mieux voir la sainte et, se relevant, il mit tout le bleu de ses yeux dans les yeux de Pierre. Pierre, une seconde, parut souffrir beaucoup. Il se rappelait les paroles de Frà Serafino : « Si vous avez aimé la jeune vierge, peut-être en avez-vous remarqué la pose si pitoyable et ingénue ?… Luigi nous arriva tout pareillement… tournant vers la terre sa douce figure si jolie… »

Alors Pierre passa son bras sur l’épaule de Djino pour sortir de l’église, et Djino vit que Pierre l’aimait beaucoup.

Pierre se rappela aussi la petite cicatrice aperçue dans la nudité tranquille de l’adolescent dont toute la chair aux formes souveraines se dorait, entièrement nue, hier, sous le soleil, au milieu des palmiers et contre la beauté de Manlio, sur la terrasse incandescente de Peterson. Et par cette cicatrice imperceptible, et provocante comme un grain de beauté, la mort était entrée et veillait… Non ! Frà Serafino avait exagéré, puisque la Sanguisuga avait pu encore…

Comme cette Stefanina avait dû l’aimer et devait, entre les murs inertes de sa prison, désirer cette jeune chair de petit garçon tout neuf, aux frais émois étonnés et surpris qui dans ses bras experts se dissolvaient en soupirs tièdes comme un aérien pollen de caresses que recueillaient, que dérobaient ses lèvres en fatiguant Djino !

… Quand Pierre s’enfonçait dans cette obsédante pensée, il exécrait cette fille… Il la plaignait aussi, férocement, en se réjouissant de la savoir loin de Luigi, et Luigi si près de lui !…

Mais Pierre la plaignait aussi parce qu’il se sentait capable d’un crime, comme elle, pour conserver son ascendant sur ce jeune dieu tel sans doute que les plus fameuses acropoles d’Hellas n’en connurent pas d’une beauté aussi dominatrice et d’une grâce plus attirante.

Le souvenir de cette Stefanina se confondait pour lui avec l’image impérieuse de la gouge qui l’insulta au Borgo San-Michele et qu’il aurait voulu connaître mieux pour la haïr plus sûrement. Mais celle-ci, dont le ventre devait aussi hurler le deuil des étreintes mâles et juvéniles de Djino, rassurait Pierre sur les craintes terribles de Frà Serafino. Il n’était pas possible qu’un danger si atroce menaçât l’adolescent que cette femme avait pris dans son lit pour en amuser l’ardeur de ses flancs. Et ce détail lui revenait comme une trace de sang dans l’ombre ignoble de cette soupente du Borgo San-Michele : un homme, en parlant, à cette femme l’avait nommée la Sanguisuga : la Sangsue !…

Si Frà Serafino ne se trompait pas, Djino serait mort dix fois des baisers de cette gueuse, voyons ! Sans doute, tout à l’heure au Capitole, Djino était devenu terrifiant de pâleur, dans une seconde, et comme une sueur d’agonie avait emperlé son front charmant ! Mais n’était-ce point la fatigue, la course trop rapide, l’émotion de cette existence transformée ! L’émotion ?… Mais alors Pierre en arrivait aux termes exacts de Frà Serafino !… – Djino était là, près de lui sous son bras magnifique de santé, et rieur !… Frà Serafino devait se tromper. Il avait voulu « faire les gros yeux » suivant son expression, et Pierre n’était pas en danger de perdre son Djino mutin, espiègle, joueur et joli.

Cependant il voulut éviter à l’enfant l’inutile fatigue d’une montée à pied au Janicule ; il prit une voiture et, devant San-Pietro-in-Montorio, renvoya le cocher.


Rome se déployait là, sur la terrasse de San-Pietro, splendide, splendide !

Comme devant le palais Caffarelli, Djino étendait son bras élégant pour désigner d’un geste adorable et incessant de sa main blanche tous les monuments et les sites, depuis San-Pietro-in-Vaticano un peu effacé à gauche, sous le Janicule, jusqu’à San-Paolo-fuori-le-Mura, très lointain à droite dans la campagne. Djino s’était assis à côté de son ami, sur le petit mur bas de la terrasse, en repliant une de ses jambes sur l’autre, dans une pose tout à fait gamine et sans apprêt. Il était, ainsi, infiniment gracieux. Le dessin ravissant de son attitude rappelait la fine élégance du Tireur d’Épine. Mais surtout le plein jour, le plein jour éblouissant de cette lumière d’Italie triomphait dans toute la juvénilité de sa figure très mignonne et d’une pâleur chaude. Et sur le vide immense creusé autour d’eux, se détachait devant Pierre la silhouette ou la face adorable de Luigi et l’eurythmique tension de son bras vers l’horizon. Que pouvaient faire à l’ami de Luigi, il monte Mario tout proche ou le Soracte lointain, le Gennaro aigu ou les maisons de craie pendues au flanc de Frascati ! Il voyait surtout, là-bas à gauche, dans la verdure du Pincio, le profil net de la Villa Médicis, et cherchait dans l’enchevêtrement des toits roux, au-dessus de la coupole aperçue du Panthéon, les doubles tours de la Trinità de’ Monti. Exprès Pierre interrogea Djino en regardant loin dans ses yeux :

— Djino ?

— Pierre !

— Dites-moi, petit gosse, où vous voyez le Pincio ?

— Là-bas, tenez, Pierre, toute cette ligne verte bien au-dessus du palazzo Farnese… voyez-vous ?

— Oui, je vois, là, au bout de votre petit doigt, Luigi. Et maintenant la Villa Médicis ?

— Hé ! la Villa Médicis !… On ne voit qu’elle ! là-bas aussi, toute blanche avec ses deux campaniles blancs, on dirait suspendus dans le sombre des arbres.

— Bon, je vois, là, au bout de votre petit doigt, Luigi. Et maintenant…

Pierre s’interrompit. Non. Il ne voulait pas risquer de causer aucune peine à Djino ; alors il ne demanda pas ni la Trinité-des-Monts, ni le Capitole, ni la façade d’Ara Cœli qu’il aimait tant !

— … Et maintenant, les Thermes de Titus ?

— Là-bas, Pierre… Mais non, voyez-vous, là, à droite de la basilique de Constantin, loin derrière…

— Et San-Giovanni-in-Laterano ?

— Là-bas, tenez, Pierre ; au-dessus du Palatin, dans les cyprès de la Villa Mills, voyez-vous toutes les petites statues sur la terrasse…

— Et… Santa-Cœcilia !

— Hé ! là devant vous, Pierre, en bas, là contre voyez-vous, le beau campanile carré avec toutes ces petites ouvertures…

— Et… San-Pietro-in-Montorio ?

— Là, Pierre ; retournez-vous ; derrière ces « petits gosses » qui viennent par ici.

— Et… Djino ?

— Djino ?

— Oui, Djino, où est-il ?

— Il est là.

— Là ?

Luigi s’était désigné, désinvolte et rieur, en mettant son index sur sa poitrine. Alors Pierre ajouta :

— … Au bout de votre petit doigt… Et les petits gosses, Djino ?

— Là, Pierre.

Et l’adolescent, ravi de jouer ainsi avec son grand ami, ajouta, après avoir désigné les deux birichini très gentils qui avançaient avec une certaine timidité mêlée d’une certaine audace :

— Et là aussi !… en mettant encore son doigt sur son gilet très montant où pointait, sur le velours très original, le bleu pâle de sa cravate cachée dans le col blanc qui enserrait son cou blond et tenait levée sa jolie frimousse heureuse, rieuse et jolie… Ah ! Dieu, oui, jolie !…

Ils se levèrent après que l’inspection de Rome s’était passée surtout dans les yeux de Luigi. Pourtant les deux petits gosses se rapprochaient, en effet, timides et gentils, pour « faire l’explique » probablement aussi. L’un avait treize ans, l’autre dix ou onze. Et il y avait tant de soleil, tant de soleil doré sur tout cela, sur les toitures rousses, sur les verdures, sur les chemins grimpants bordés de cactus et de bambous, de géraniums et de roses ! Et les fontanelles gazouillaient un peu dans tous les coins, sur du marbre, sous des palmiers, entre des camélias, au milieu de menus cailloux jaunes et blancs qui faisaient l’eau diamantée scintiller dans une monture d’or. Oh ! les belles choses que toutes ces choses !…

Les deux petits gosses avaient des yeux tout en velours dans le hâle très frais de leur neuve figure pas encore très apprivoisée. Ils portaient tous deux un léger vêtement de toile rayée noir et bleu où le bleu dominait. Pierre donna des sous à Djino pour qu’il les leur remît après les avoir interrogés, de telle sorte qu’on ait l’air de payer les inutiles services dont on n’a pas besoin, naturellement. Mais qu’est-ce que ça fait ça ! Pierre n’avait pas besoin de leurs services. Seulement ce lui eût été une douleur vraie de se détourner de ces petits gosses sans leur laisser des sous. Tous les petits gosses aiment bien les sous d’abord, ceux d’Italie en particulier. Et puis c’est si gentil la lumière de leurs prunelles noires quand la menotte, fine ou pataude, sale ou soignée, se tend pour recevoir, reçoit, compte du regard – ce n’est jamais bien long – et se referme sur de la joie qui se répand plein les yeux joyeux et la petite bouche heureuse et souriante ! Et puis il faut entendre leur petit museau qui a bien un peu peur du « monsieur forestiere » lui dire : – Grazie, signor !…


Ils remontèrent vers la Fontaine Pauline et, suivant les chemins suspendus au-dessus de Rome et tracés à travers les fleurs dont les aromes chargeaient l’air embaumé, ils redescendirent à San-Onofrio. … Parfois il paraissait que cette matinée sur le point de finir dans les incendies du soleil de midi, ne fût qu’un rêve où de la douleur et de la joie s’étaient mêlées intensément ; parfois la réalité était si forte et violente qu’elle écrasait Pierre ; un malaise infini envahissait tout son être. Il se sentait plus malheureux que jamais depuis que cet enfant merveilleux l’avait conquis en entier. La réalisation de son désir d’amitié, d’amour ; oui, décidément ; d’amour ; – l’effarait par sa surprenante rapidité, et il s’étonnait qu’aucun obstacle, aucun absolument, ne se fût élevé contre ce désir fou. Il avait voulu posséder, il possédait. Et ce beau jeune homme, ce svelte adolescent, ce beau page – Pierre songeait à Gabriel !!! – et à Frà Serafino – cet être magnifique tout en printemps lui appartenait. Personne ne pouvait le lui disputer, que la Sanguisuga… Mais Djino avait choisi Pierre, lui-même, hier, chez Peterson, en accordant à ses vœux le spectacle divin et jalousement gardé de sa nudité précieuse…

Il était, ce garçon de seize ans, façonné comme une statuette rare belle par toutes ses formes, le bien de Pierre, sa chose, son esclave – Gilberte l’avait écrit, sans rien savoir de ce « petit sauvage » auquel Tibère eût élevé un temple et des autels de marbre sur les plus inaccessibles promontoires de Caprée…


En quittant San-Onofrio, ils prirent une voiture laissée libre par des étrangers. Pierre ne voulait pas que Djino se trouvât à pied dans la rue si près du Borgo San-Michele. Djino pouvait craindre, mais Pierre était près de lui ! Et puis la Sanguisuga et ses hommes ne sont pas là dans le jour. Ils eurent le temps de descendre à San-Pietro et délaissèrent le Vatican pour la basilique. Certainement il était impossible de passer aux abords de ce Colisée catholique sans entrer, ne fût-ce qu’un moment, se retremper dans sa majestueuse harmonie. Pierre ne voulut pas entreprendre l’examen, même sommaire et partiel, de la basilique ; il conduisit seulement Djino au premier pilier de gauche et, le contournant, découvrit le Tombeau des Stuarts.

Djino fut charmé qui, cela parut surprenant à Pierre, n’avait jamais vu les jeunes hommes de Canova. Quand l’enfant était entré dans San-Pietro, jamais il ne l’avait fait avec cette entière liberté d’esprit que confère l’oisiveté paisible, de telle sorte qu’à peine entré, il ressortait sans avoir été jusqu’à l’extrémité des nefs latérales. Luigi connaissait seulement le Persée si féminin du Vatican. Et ce Persée est d’autant plus mièvre que l’éphèbe expose sa vénusté un peu insupportable dans la même salle où sont contenues les rugosités brutales et bestiales des Lutteurs du même Canova.

Cette joliesse efféminée d’intention autant que de fait n’était pas ce qu’aimait Pierre qui eût éprouvé plutôt une insurmontable répulsion pour certaines mignardises ambiguës d’un corps et d’un visage faits pour exprimer la virilité franche et fière, même dans la gentillesse exquise et délicate de l’adolescence. Il aimait en cette adolescence la séduction passagère, l’éphémère floraison de la chair en voie de conquérir les formes définitives par qui va se dissiper irrémédiablement le charme et se faner la fleur. Hors de cette beauté normale et sincère, puisque la nature seule y pourvoit et par la grâce même qu’elle lui dispense nous invite à en être touchés – tout artifice susceptible d’en prolonger la durée ou d’en intervertir le mystère caressant mais viril, tout artifice lui était un sujet d’horreur. Il ne faisait aucune concession quant au sentiment passionné issu de cette première compréhension de la beauté éphébique, il en eût fait moins encore sur ce qu’avait de pénible pour lui la moindre confusion avec les grâces dégénérées de la seconde.

Ainsi le Persée glaçait son admiration tandis que les deux Génies du Tombeau des Stuarts, aux formes frêles et vigoureuses tout ensemble, l’émouvaient par leur inexprimable perfection. Il retrouvait en eux la pure essence des marbres hellènes et le souvenir des adolescents virils, nus dans les palestres d’Attique, dont Luigi possédait l’attrait mâle et la faiblesse gracieuse, en leur demeurant supérieur par la beauté de son visage et la mutinerie spirituelle de son intelligence.

Quand Luigi eut bien contemplé et déclaré : « Ils sont jolis, jolis ! » avec sa voix divinement nuancée, couverte par intermittences et à son gré d’un rien de voile très doux dans quoi s’enveloppaient les notes musicales de certaines intonations, il ajouta, sentencieux et drôle :

— Pierre ?

— Djino ?

— Pierre… ce sont des « petits gosses » !

Alors Pierre charmé s’appuya sur l’épaule de Djino et but de l’amour dans la clarté limpide et gamine de ses yeux.


Le soir ils dînèrent dans un hôtel très chic de la place Barberini, non par goût personnel de la part de Pierre, mais pour donner à Luigi la satisfaction de reprendre pied sur ces rues, ces places, ces gens, cette ville qui l’avaient tant humilié. Il lui importait peu qu’on reconnût auprès de lui, dans une élégance nouvelle et vraiment très heureuse, le petit marchand de fleurs de la place d’Espagne.

… Le maître d’hôtel s’empressa, attendant cérémonieusement que Pierre eût daigné choisir sa place. Après qu’il eut installé Djino en face de lui à une petite table ronde et que la gravité obséquieuse du valet s’en fut allée avec les ordres reçus, un garçon arriva qui tout de suite s’adressa en anglais à Djino. L’adolescent partit d’un éclat de rire en mezzo, tellement pur, que les cristaux fragiles, sur la nappe, s’animèrent en sourdine et que des dîneurs très smart sourirent eux-mêmes en examinant la tournure élégante de ce prince impérial en rupture de Bonn ou de ce prince royal échappé de Cambridge. L’enfant eut un vrai succès ; Pierre vit que les hommes autour d’eux s’intéressaient à Luigi, tandis que les femmes osaient se détourner aussi pour le voir en jetant un mauvais regard à son grand ami. En tout cas le garçon n’avait pas reconnu dans le mylord de la fashionable Angleterre le petit Athénien de Palerme…

De la sorte le dîner fut très gai.

D’un seul mot Djino comprenait et s’adaptait aisément au milieu où, pour la première fois, évoluait sa jeune grâce, et se pliait sa gaucherie, sans maladresse, aux complications raffinées du service. Ces tables étaient choses toutes nouvelles pour Djino, avec leurs deux ampoules électriques cachées frileusement sous la soie rose et diaphane d’un écran. L’argenterie l’étonnait, tellement nette sur la nappe glacée ; et, tout en évitant d’ouvrir de trop grands yeux, il oubliait de fermer ses paupières frangées de cils étoilés, aux intervalles réguliers, comme s’il n’eut rien voulu perdre du spectacle luxueux de cette salle à manger d’hôtel dont l’opulence lui avait paru jadis inaccessible à jamais.

D’autre part, et bien qu’il fût loin d’un semblable calcul, Pierre se rendait compte que la jeune curiosité ainsi flattée de Djino devait l’attacher d’avantage à lui, par intérêt il se peut, mais surtout par affection. – Et Pierre ne se trompait pas, Djino était étroitement conquis par son image bienveillante, et par les grâces juvéniles qui, chez lui, enthousiasmaient Pierre.

Or l’affection de Pierre n’était pas un appétit.

Djino avait, à table, des délicatesses de petit chat. Il n’était pas gourmand, mais il goûtait de tous les plats consciencieusement avec cet aimable détachement qui donne tant de grâce, chez certaines personnes, à cette action laide de « manger ». Djino aima beaucoup un soufflé au chocolat exécuté magistralement, qui mit des voluptés intenses sur ses lèvres toutes petites. Décidément il avait un faible pour le chocolat et les friandises au citron. C’était toujours bon à savoir. Pierre oublia les transes aiguës du matin en le voyant, heureux et gai attaquer une corbeille de fraises moins savoureuses et parfumées que sa bouche. Il versa dans l’assiette de Djino, par-dessus un haut ensablement de sucre en poudre, une coupe de champagne blond qui fit réapparaître les fraises rougissantes dans un murmure de globules épanouis autour d’elles en mousse légère.

Ils s’étaient attardés. Pas un des dîneurs, pas une des dîneuses qui l’un après l’autre se levaient ne négligea le coup d’œil indiscret du côté des deux jeunes gens et, ce n’était qu’une nuance, Pierre distingua nettement que les femmes le regardaient lui tandis que les hommes examinaient Djino plus longuement.


Ils descendirent vers la place du Peuple par la via Sistina, la place d’Espagne, la via Babuino et, sans se presser, flânèrent dans le Corso jusqu’au glacier Aragno. Ils s’assirent dehors. L’air était tiède et la foule se pressait du côté de la place Colonna. Pierre fit servir à Djino une « cassolette sicilienne » et s’amusa du soin que prenait l’enfant de ne pas geler la petite langue tiède sur quoi, tout comme ce joli monstre de Manlio, il déposait délicatement les pétales blancs que sa cuiller prélevait sur la crème glacée de la cassolette.

À cet endroit du Corso, la via del Tritone déverse aussi vers la place Colonna un mélange de ce qu’il y a de moins bon et de pire à Rome. Une partie stagne sur le terre-plein ou sur les trottoirs en face du palais Chigi, le reste s’émeut vers la place du Peuple, mais le tout quête des distractions, des aventures ou des clients… Et Pierre instinctivement se rapprocha de Djino. De petits gamins vendaient des allumettes ou criaient « la Tribuna », « il Giornale d’Italia » ou offraient de tristes fleurs fanées chauffées depuis le matin dans la poussière et le soleil, ou proposaient cent cartes postales pour « due lire, moussié » qui descendaient, les pauvres, jusqu’à « cinquanta centesimi » sans trouver preneur. Pauvres petits drôles !

Ils sont semblables entre eux partout, navrants et désolés, avec, au milieu des tares, les demi-ingénuités, les demi-fraîcheurs qui vont se flétrir pour toujours…

Le bien-être est ami de la philosophie ; mais Pierre ne pratiquait pas cette commode sagesse et cet égoïste contentement de soi-même. Il souffrait à chaque minute de son existence parce que, à chaque minute, une misère, des misères sollicitaient sa compassion, sa réflexion et, si fugitives même, l’entraînaient à des pensées navrantes aussi et découragées… Djino n’était-il pas, hier, un de ceux-là dont les jeunes yeux cherchent entre les tables du café des yeux complices, peut-être une miette de bonheur, assurément un morceau de pain !!

Djino avait achevé la crème gelée de sa « cassolette sicilienne », il portait ses coups, maintenant, avec une sage lenteur, et en s’amusant des propos de Pierre, dans le bloc de glace à la vanille qui la contenait.

Alors Pierre qui craignait de s’être trompé à voir une fois d’abord, puis deux, puis trois, quatre, cinq fois, un individu passer et le dévisager lui et Djino tour à tour – acquit la certitude que ce gredin s’intéressait trop vivement à lui. En effet, il venait se fixer en face, sur le trottoir très rapproché par le peu de largeur du Corso, et ne quittait des yeux ni Pierre, ni Djino. Par bonheur celui-ci très occupé à sculpter sa glace à la vanille et tourné vers Pierre, ne pouvait voir l’intrus qu’il eût reconnu sur-le-champ et se fût souvenu que, la veille au soir, il avait promis à celui-là et aux autres de ne s’absenter que pour une nuit. À voir le regard mauvais et plein de menaces sournoises, prêtes à ramper devant une ou plusieurs pièces d’or, Pierre ne se trompa pas sur la qualité du ruffian. Il venait en droit chemin du Borgo San-Michele et montrait le même mufle chafouin qui, la veille, s’était effacé devant son revolver. Pierre n’aimait pas beaucoup ces contacts ou ces compromissions de louches personnages, mais il avait acquis un sang-froid, une assurance sans émotions parce qu’il en avait vu de toutes les couleurs dans ses voyages, et que, en somme, la plupart du temps il suffit de quelque énergie pour se soustraire aux menaces de certaines crapules – très intéressées elles-mêmes à éviter un conflit avec les pouvoirs publics quand on a eu soin de ne leur laisser aucune prise trop évidente sur des actes qui rarement tombent sous les rigueurs de la loi. Ces gaillards tablent sur la crainte qu’ils inspirent pour obtenir au moins des subsides. Il s’agit avant tout de n’abandonner pas un rouge liard à leurs exigences. Ceci posé en immuable principe, il suffit, au pis aller, de les conduire soi-même devant le commissaire dont ils font une menace si facile. Leur cas ne vaut jamais grand’chose et, leur situation sociale manquant souvent de netteté et d’honnêteté, il n’est pas sans exemple que le commissaire retienne ces aigrefins de préférence à leurs victimes.

Ayant ainsi pensé, comme il était tard et que Luigi avait paisiblement achevé sa glace sans remarquer – à quoi Pierre reconnut une naïveté très charmante et très rassurante – aucun des manèges dont cet endroit de Rome est le théâtre, Pierre se leva, prit le bras de son petit ami en s’arrangeant de telle sorte que la vue du guetteur lui fût épargnée, et se dirigea vers sa maison en décrivant une courbe audacieuse justement tangente à l’individu qui n’avait pas bougé. Pierre voyant cela crut s’être préoccupé à tort. Mais non ; le « type » les suivit sur le trottoir opposé ; il pénétra avec les jeunes hommes dans la via Frattina et, sans les rejoindre, vérifia la maison où Pierre avait élu domicile via Gambero. Djino n’avait rien vu ; là était l’essentiel pour le moment.

Pierre s’assura que l’adolescent se couchait au milieu de son petit lit blanc après avoir fait sa toilette dans un tub comme Pierre le lui avait appris ; il s’informa affectueusement de sa santé. Djino allait bien et ne désirait rien ; alors Pierre lui prit la main sur son drap douillet et, se penchant contre l’oreiller, il le baisa au front parmi les beaux cheveux dont les ondulations soyeuses caressèrent ses lèvres. Puis il gagna sa chambre.


… Ce laid masque venait-il bien du Borgo San-Michele, et dans ce cas que voulait-il ?… Le souvenir de la Stefanina n’était pas sans troubler beaucoup Pierre. Ayant éteint sa lampe, Pierre se pencha par la fenêtre ; l’homme avait disparu…


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