Hervé (Maurice Balland) – XVII

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XVII




Hervé est heureux, il a une bonne nouvelle à annoncer à son ami. Il sait que le curé de La Varenne serait désireux que le père Albin, cette année encore, le remplace durant le mois d’août. Voilà de belles vacances en perspective ! En ce mercredi après-midi, revenant du collège, il passe rue de la Victoire et frappe à la porte du bureau. Pas de réponse ! Le garçon est étonné. Il est rare que le père soit absent le mercredi, il a en effet organisé son emploi du temps de façon à être présent ce jour-là.

Désappointé, Hervé fait demi-tour. À peine franchi le portail de la rue, il rencontre le père Léger revenant au couvent, et qui, avant même de le laisser le saluer, l’informe que le père Albin vient de prendre le train et sera absent pour un certain temps.

— Vois-tu, il est parti pour une affaire importante. Ne t’inquiète pas. Prie pour lui !

L’adolescent trouve moins que jamais de sympathie pour celui qui vient de s’empresser de lui parler. Le ton, les paroles, son visage au sourire obséquieux ne lui disent rien qui vaille. Cela sonne faux. Il est arrivé quelque chose à son ami. Il en est sûr, son amour est en péril !


Quelques heures auparavant, le père Albin était allé frapper à la porte du bureau de son supérieur. Celui-ci l’avait fait demander pour une communication importante. Une démarche peu habituelle. Le père pressent que les choses tournent mal et que son sort va se jouer derrière cette porte. Il la pousse avec l’appréhension de tomber dans un précipice.

Le père Léger le reçoit avec un air sévère, le regard sec, en guise de sourire un rictus donnant à son visage l’air satisfait du censeur enfin parvenu à juguler le mal qu’il s’ingénie à pourchasser. « Mon père, la chose est grave… »

Le ton moins qu’amène, il assène « la vérité qui éclate » à son confrère, lui apprenant la démarche que vient de faire le directeur de l’école Saint-Jean « venu à l’instant dévoiler ce qu’il venait d’apprendre de la part d’un de ses élèves, un certain Benoît Sauget, et s’était passé la veille. » Afin d’empêcher que cela ne se renouvelle et autres choses peut-être encore, « il exige votre départ immédiat, et on en restera là, ce qui évitera un scandale analogue à celui du lycée le mois dernier. »

— Ainsi donc, conclut le père Léger, vous prendrez le premier train et vous irez dans notre maison du Midi. J’ai téléphoné, on est prêt à vous recevoir. On expédiera vos affaires, et vous ne remettrez plus les pieds ici !

N’ayant plus rien à ménager, le père Albin jette son va-tout :

— C’est dommage, mon départ sera préjudiciable à Hervé et Madame Morin sera déçue. Peu importe, vous la consolerez comme déjà vous savez le faire !

— Mon père, ce que je projette avec Brigitte ne regarde personne. Je n’ai pas de leçon à recevoir, surtout de vous. Et faites attention ! Il suffit d’un mot pour vous faire coffrer. Vous avez intérêt à vous taire et à filer !


Dans le train, le père Albin s’interroge. Que va-t-il faire dans sa nouvelle affectation ? Il sera suspecté, tenu à l’œil, considéré comme un être dangereux au comportement aberrant. Et les garçons qui lui ont fait confiance, que vont-ils penser en ne le voyant plus ? Et ce Benoît qui est la cause de ce qui lui arrive ! Et que vient faire là-dedans le directeur de Saint-Jean ? Qu’était-il arrivé pour que le garçon ait « dévoilé » ce qui s’était passé dans le grenier ?

Que de questions sans réponses immédiates ! Le père tente de reconstituer la trame des derniers événements, ceux de la veille précisément, et se revoit dans son bureau.


Il a bien travaillé et se frotte les mains de satisfaction. On est à onze heures du matin, à peine plus, et il a terminé ce dossier que dans l’après-midi il portera au service d’entraide. Voilà qu’on frappe à sa porte. Qui donc peut venir ? Il n’attend personne. Un garçon peut-être ? Mais il est rare de les voir venir le matin. Quelquefois en périodes de congés et pas autrement, or les vacances de Pâques sont terminées depuis plus de quinze jours.

La porte ouverte, c’est Benoît avec sa bonne bouille tachetée de son qui lui sourit et se précipite presque pour entrer. « Dieu, qu’il est pressé ! » s’étonne le père. L’adolescent désire monter au grenier sans tarder. Le père s’interroge, cherche à comprendre : « Pour son chemin de fer sans doute ? Son cartable est plein à craquer : apporte-t-il d’autres accessoires ? » Mais non, il vient tout simplement « demander quelque chose. » Le père réplique : « Pourquoi ne pas rester en bas ? » Le garçon insiste : « C’est spécial ». Le père n’est pas dupe et pense : « Il vient demander sa ration de plaisir, mais qu’il a l’air pressé aujourd’hui, jamais, encore je ne l’ai vu dans un tel état, il paraît dominé par une soif intense qu’il lui tarde d’assouvir. Je vais bien voir ! »

Dans la pénombre du grenier propice aux confidences, Benoît exprime son souhait. Hervé lui a raconté ses vacances à La Varenne, ce qui l’a beaucoup intéressé, surtout l’histoire du taureau. Le religieux n’a pas besoin de dessin, c’est tout compris.

Un peu plus âgé qu’Hervé, Benoît est plus développé aussi, portant même plus que son âge. En lui, la virilité s’affirme de jour en jour. L’instinct, évidemment, se fait plus impérieux et le voilà, sous le regard du père, comme un mâle en rut.

— Il te faudrait une femelle, lui dit-il en riant.

Benoît s’esclaffe également, puis, se reprenant :

— Trouver une fille, c’est pas facile, et puis, le voudrait-elle ? Avec vous, m’a dit Hervé, j’aurais une idée de ce que ça donne.

Impatient, ne laissant pas au père le temps de décider si, oui ou non, il lui permettra de réaliser son fantasme, Benoît a déjà descendu son pantalon. À la fois pressé et ému, ses gestes ont été fébriles, son slip s’accrochant à sa verge avide déjà en érection. Pourquoi alors opposer un refus à cet adolescent tellement désireux de se prouver sa virilité ? Le peu que le père traîne et lambine paraît à Benoît une éternité. Il le presse : « Allez-y, qu’est-ce que vous attendez ? » Enfin, ça y est ! À peine le père a-t-il descendu son vêtement, que le garçon le fait pivoter et, avec fougue, pointe son organe, s’agrippe pour s’appliquer au dos de son partenaire, se serre fortement afin de se bien coller contre lui, pousse à fond, et enfin réalise cette pénétration qui emplit tout le champ de sa conscience. Pour l’instant, rien n’a de sens pour lui hormis ce qu’il a réussi à obtenir.

L’instinct est vraiment une force de la nature qui fait trouver au garçon les gestes aptes à l’amener au plaisir. Il se trémousse du bassin et enfin aboutit à l’orgasme. Il halète, souffle, gémit, tant les spasmes qui le secouent sont violents dans cette jouissance pour lui nouvelle et intense.

— Es-tu satisfait ?

Benoît reconnaît que c’est vachement plus agréable que de se branler et plus formidable que ce qu’il avait imaginé. « Ce doit être plus épatant avec une fille, ajoute-t-il, mais en attendant, si vous le voulez bien, on recommencera ! »


Bercé par le roulement du train, le père Albin réfléchit. Il n’arrive pas à comprendre pourquoi Benoît a vendu la mèche au directeur de son école. « Puisqu’il est venu de lui-même et promettait de revenir, il désirait donc ce qu’il a obtenu, c’est évident ! Sa hâte le prouve. Mais, note encore le père, je remarque son empressement pour repartir comme s’il devait arriver à l’heure quelque part. Il lui fallait, ce me semble, aller à la cantine puisqu’il est demi-pensionnaire. Tiens ! Il aurait dû être en classe quand il est venu me voir. Sans doute, un cours aura-t-il été supprimé pour une raison quelconque et il en a profité pour venir. Évidemment, en ce cas, il n’avait que juste le temps de faire un aller et retour. Son désir devait être rudement ardent pour avoir agi ainsi. Que ces garçons sont extraordinaires, Hervé, Paul, Bernard, Louis, Benoît et tant d’autres ! »

Le père ferme les yeux. Le paysage qui défile derrière la vitre du compartiment ne l’intéresse pas. En sa tête, il préfère voir défiler les visages de ses garçons qu’il ne retrouvera plus. Il tient à les fixer en sa mémoire pour les y maintenir intacts, que jamais ils ne s’effacent. Il le doit à ses petits amis. Grâce à eux, en effet, au fond de sa conscience, il possède désormais une pureté plus véridique, plus belle, plus épanouissante que celle vainement cherchée autrefois auprès des tenants de la morale reçue, de la doctrine traditionnelle.

En retour, ces garçons, il les a rendus heureux, il leur a témoigné un amour qu’ils ont reconnu vrai. Mais voilà, c’était les ravir à leurs parents, à la société. C’est pourquoi on le lui a imputé à crime !

« Un crime d’avoir vécu l’amour avec Hervé ! Est-ce possible ? Quant à celui qui va ravir sa mère, celui-là ne sera aucunement inquiété. Puisque le code l’ignore, la Justice restera impassible ! Enfin, pense encore le père Albin, si jamais mon petit ami est traumatisé, qui donc en devrait porter la responsabilité ? Moi, qui l’ai aimé, ou celui qui m’a arraché à son cœur et volé sa mère ? »


Hervé désespère. Voilà plus de quinze jours que son ami est absent. Ne le verra-t-il jamais plus ? Il n’a pas reçu de lettre et il ignore son adresse. Personne n’est capable de la lui communiquer, ni au couvent, ni chez lui. Sa mère ne sait rien. Elle semble même ne pas s’en préoccuper. Elle a d’autres soucis, évidemment, que ceux de son fils. Il apparaît même au garçon qu’il existe une complicité entre elle et le père Léger. Toujours est-il que celui-ci est souvent, très souvent, à la maison, surtout maintenant que son papa est continuellement absent. Ce qui lui déplaît, et plus encore de constater à quel point augmente la familiarité entre eux. Ils sont certainement au courant et ne veulent rien lui dire. Il n’y a pas de doute, il est arrivé quelque chose à son ami. Comment le saura-t-il ?

En un élan mystique, l’adolescent est allé à la chapelle pour s’y réfugier dans le silence et prier pour son ami : le Ciel pouvant peut-être, faire quelque chose, pourquoi pas ? Retournant chez lui rempli de ses pensées, il passe près de la baraque des Sauget et rencontre Benoît qui vient de la ville, portant un gros paquet sous le bras. Montrant le colis, son camarade lui apprend qu’il est allé récupérer son train. Un coup de poignard traverse le cœur d’Hervé :

— Alors, le père ne reviendra plus !

— J’ai l’impression que non.

Et Benoît d’expliquer, autant qu’il a pu s’en rendre compte, ce qui s’est passé. Il a séché un cours, il y a bien trois semaines de cela, pour aller voir le père. À son arrivée à l’école le lendemain matin, le directeur lui a demandé un mot de ses parents pour justifier son absence. Il n’avait pas prévu ça. Il a rougi et bafouillé, cherchant à improviser une explication. Il s’est embrouillé et a fini par avouer où il était allé. Sous la menace du renvoi de l’école, il s’est vu forcé de révéler ce qu’il avait fait avec le père. On peut supposer que le directeur n’a pas gardé le secret et s’est arrangé pour faire partir leur ami. Voilà pourquoi certainement il n’est plus là et ne reviendra pas car, fait remarquer Benoît, « on m’a dit de reprendre mon train ».


Hervé a les larmes aux yeux. Dans son lit, le soir, le sommeil le fuit. Il pense à son ami qu’il ne verra plus, et cela par la faute de Benoît qui s’était fait blouser au chantage du renvoi de l’école, avait perdu les pédales. « Quel con !… Mon amour perdu… Quel con !… Et puis, merde ! »

Brisé de fatigue, il s’endort sans pourtant trouver le repos. Voilà qu’un être aux traits diaboliques vient le narguer, le regardant avec un rire satanique tout en brandissant une tête dans chaque main, puis disparaît dans une épaisse fumée noire et âcre. Hervé qui étouffe tente de s’échapper pour respirer et c’est en sursaut qu’il est tiré d’un cauchemar. Il ne doute pas d’avoir vu dans ce maudit rêve le diable de père Léger, celui qui certainement a tué son amour et qui va lui ravir sa mère, il en a le pressentiment. « Qu’est-ce qu’on va devenir, papa et moi ? Si je pouvais mourir… Et puis, merde ! »

Levé le matin, sans être reposé, sa journée au collège lui parut interminable. Sorti après la classe avec un mal de tête, il retourne le soir à la maison plus accablé que jamais. Traversant la ville en ruines, le cœur également ruiné, rien ne l’intéresse, il n’a plus de raison de vivre. Même le foyer familial n’apporte plus ni joie ni paix. C’est sans hâte qu’il avance sur le chemin qui le conduit à la cité, son cartable à la main, le pain qu’il vient d’acheter sous le bras.

Parvenu à la baraque, prêt à pousser la porte, il reste cloué sur le seuil : on dispute à l’intérieur. Il entend son père et Françoise, mais ne perçoit pas la voix de sa mère. Une angoisse l’étreint, ce qu’il pressentait serait donc arrivé ! Il hésite longuement, s’assied sur le seuil, puis enfin se décide, se lève, pousse la porte, et fait irruption au milieu de la querelle qui cesse sur-le-champ.

Son père, Henri, et Françoise se sont tus, gênés de la présence du garçon, et restent face à face. Hervé perçoit un malaise qui le pénètre aussi. Ayant laissé le pain sur la table, il se précipite dans sa chambre. Toutes les portes étant ouvertes, il remarque le désordre un peu partout dans les différentes pièces. Son cartable jeté sur le lit, il revient vers la salle à manger :

— Où est maman ?

— La garce, réplique Françoise, elle a foutu le camp !

— Vrai ! Avec l’autre ?

— Oui !

— Il ne manquait plus que ça !

L’atmosphère de la soirée fut lourde, tragique.

— C’était évident, ça devait arriver, répète sans cesse Françoise qui vide son cœur et révèle comment elle avait deviné le manège entre sa mère et le père Léger.

Henri est effondré. Le seul à n’avoir rien remarqué, il n’arrive pas à comprendre.

Françoise sert un repas improvisé. Hervé n’a pas d’appétit. Charles et Simone pleurent bruyamment. Cela devient insupportable. Le garçon se replie sur lui-même. Les coudes sur la table, les tempes prises entre ses mains, les idées lui trottant dans la tête, il déroule sa logique et juge à sa manière le contraste des situations : « Maman est partie avec l’autre, pense-t-il, et ils sont ensemble. Mon ami est disparu et je reste seul. C’est moi le plus malheureux ! » Conscient d’être victime d’une injustice, il pleure silencieusement. À la vue de ses larmes, son père est pris de compassion : « Aimait-il donc tellement sa mère ? Surmontera-t-il cette catastrophe ? » C’est l’effondrement ! Henri touche le bras de son fils, essaye d’esquisser un sourire qui n’est qu’une grimace amère. Hervé relève la tête, tourne le visage vers son papa qu’il aime bien :

— J’ai mal à la tête, dit-il en le regardant de ses yeux voilés qui ont perdu leur éclat, incapable d’exprimer rien d’autre.

— Va te coucher, je vais te donner de quoi dormir.

Henri fouille dans un tiroir, en sort un tube duquel il extrait des comprimés qu’il tend à son fils : « Tiens, prends-en plusieurs avec un verre d’eau. J’en prendrai moi aussi. »

L’adolescent va dans sa chambre. En se déshabillant, il se souvient que le lendemain il aura quinze ans. Avec toute cette histoire, personne n’y songe. Qui lui fêterait son anniversaire ? Le père Albin, lui, certainement n’aurait pas oublié. Jamais il ne laissait passer une occasion de lui faire plaisir…

Plus accablé encore, Hervé avale la poignée de cachets et se met au lit. Rapidement, il sent leur effet se produire. Il va dormir et voudrait ne plus se réveiller. Il a tout juste le temps encore de se voir enlacé avec amour dans les bras de son ami. Il sourit, puis sombre dans la nuit…



fin






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