Hervé (Maurice Balland) – XII
Un mardi, vers la fin du mois de mars, Hervé a une excellente nouvelle à annoncer. Sitôt arrivé du collège, à peine est-il entré dans le bureau, que de son cartable il sort un carnet et le brandit sous les yeux du père Albin : « Regardez, je n’ai jamais eu d’aussi bonnes notes ! »
En effet, depuis qu’il est à Lavoisier, chaque mois, avant de présenter son livret scolaire à ses parents pour qu’ils puissent le signer, c’est à son ami d’abord qu’il le montre, estimant devoir l’informer le premier des progrès réalisés dans son travail.
— Ça vous fait plaisir que je travaille bien. C’est parce que vous êtes chic avec moi. Je pense à vous quand je fais mes devoirs.
Le père l’embrasse :
— Vraiment, toi aussi, tu es chic. Viens pour ta récompense.
Au cours de leurs effusions sur les matelas, Hervé décrit ce qu’il vient de voir sur son chemin en revenant du collège : « La place devant la manufacture est noire de monde, il y a des pancartes et des banderoles partout. Et ça gueule ! Papa avait du mal à se faire entendre, et pourtant il criait dans le micro. »
Il y avait grève aux forges, et Monsieur Morin, très engagé au syndicat, participait à l’action. Depuis de longues années, déjà bien avant la guerre, et plus encore depuis la Libération, des conflits éclataient aux forges chaque fois qu’il était question de les supprimer. Principale activité de la ville, absorbant la majeure partie de la main d’œuvre disponible, leur disparition entraînerait de sérieuses perturbations dans toute la région. Il fallait à tout prix sauvegarder cette source d’emploi, c’est pourquoi les syndicats vigilants repoussaient toute solution de rechange leur paraissant insuffisante. En outre, le manque de matières premières dans la région ne permettait pas de susciter des industries de remplacement, on se vit contraint de maintenir au-delà du raisonnable une activité de moins en moins rentable.
Cette année-là, dans le cadre d’un nouveau plan pour la sidérurgie, la décision fut prise en haut lieu d’en finir avec les forges, de les supprimer enfin coûte que coûte, et de commencer la reconversion des ateliers annexes.
Dans le but de licencier une partie des ouvriers, des négociations furent entamées afin de les reclasser ailleurs, en particulier dans les nombreuses entreprises du bâtiment. Certes, la reconstruction de la ville eût reçu un sérieux coup de fouet, mais au prix d’une diminution du salaire des travailleurs et d’un accroissement de charges pour ces entreprises.
Sans nul doute, l’économie de la ville et de ses environs s’en fût trouvée affectée, subissant une sérieuse détérioration, d’où les mécontentements qui provoquèrent des manifestations, puis la grève vers le milieu du mois de mars.
Cette grève durait depuis plusieurs jours déjà quand Hervé fit visite à son ami. Le garçon est fier de son père : « Quand on est passés à plusieurs avec des copains sur la place, je leur ai montré papa qui parlait à la tribune. »
Hervé aime son père avec qui il s’entend bien. Il en parle à son ami tandis qu’ils sont enlacés sur les matelas dans une intimité propre aux confidences. C’est à son père qu’il fait signer son livret scolaire car « avec papa, c’est plus facile qu’avec maman. Il est plus calme et ne dispute pas. » De fait, à la maison, Monsieur Morin est quelque peu paralysé en présence de sa femme au tempérament plutôt volcanique. En revanche, il est à l’aise dans son activité syndicale où il met en évidence ses qualités de meneur.
Hervé déplore de ne pouvoir tellement s’entretenir avec son père dans la baraque exiguë, où il est quasi impossible de converser en tête-à-tête. Le père Albin explore le cœur du garçon et cherche à sonder la profondeur de ses sentiments :
— Si on te demandait pourquoi tu aimes ton père, que pourrais-tu répondre ?
Les sourcils froncés soulignant sa pensée, il déclare :
— Eh bien… je dirais que je l’aime parce qu’il est mon père.
— C’est évident ! Mais que veux-tu dire exactement ?
Une pointe de malice perce alors le regard du garçon et, les yeux brillants et d’une voix contenue, comme s’il dévoilait un mystère, il déclare :
— C’est simple, sans lui, d’abord je n’existerais pas. Si je suis au monde, c’est parce qu’il a fait ce qu’il fallait pour ça.
— C’est vrai, il a pensé à toi et t’a aimé avant que tu en prennes conscience.
Au hasard de l’enchaînement des idées, Hervé exprime comment il voit son père. Pour lui, c’est celui qui par son travail gagne des sous pour la famille. À ses yeux, il est mieux que d’autres hommes de la cité qui sont nerveux, coléreux, toujours en train de gueuler à la maison. Il a des copains dont les pères boivent et, quand ils sont soûls, frappent femme et enfants : « Papa, lui, ne ferait pas de mal à une mouche. »
Il est vrai aussi que Monsieur Morin s’efforce de mettre la paix chez lui, de faire s’accorder sa fille, Françoise, et sa femme continuellement en conflit.
Hervé devient pensif. Un voile de mélancolie couvre son regard : « Quand j’étais petit, dit-il, papa jouait avec moi. Maintenant, c’est avec Charles. »
Pourtant, il n’en veut pas à son petit frère d’avoir en quelque sorte usurpé sa place car à présent il peut disposer de son père autrement « puisqu’il veut bien m’aider à coller des maquettes », précise-t-il.
Le père d’Hervé, en effet, est bon bricoleur et dévoile à son fils bien des trucs pour se débrouiller en toutes choses. En plus, depuis que son garçon est à Lavoisier, il l’aide pour ses devoirs. Étant ajusteur de métier, « il pige, dit Hervé, certaines parties de mon cours de technologie, ce qui me rend énormément service », et il ajoute : « Il a aussi des livres intéressants qu’il me permet de lire et il m’explique ce que je ne comprends pas ». Le garçon estime que « vraiment, j’ai un papa en or », et il l’aime bien.
Il le craint un peu cependant. Il lui faut en effet obéir, d’autant que Monsieur Morin ne badine pas avec les principes. C’est ainsi, se souvient Hervé, qu’une fois il a été vertement réprimandé pour avoir menti. Oh, ce n’était pas méchant, il avait fait croire qu’il était allé à la chapelle pour cacher qu’il avait vu un gars que ses parents lui interdisent de fréquenter, réputé pour un voyou et appartenant à une famille mal considérée dans la cité. Ce Gérard, avec d’autres de son acabit, chaparde dans les boutiques de la Place d’Armes. Par lui, Hervé a déjà eu des crayons, des illustrés, et même une fois un disque. Heureusement que ses parents ne s’en sont pas aperçus ! « De temps en temps, souligne-t-il, papa me donne des sous, alors je peux m’acheter des choses qui me plaisent », et il ajoute :
— Quand j’achète des bonbons, je vous en donne.
— Je te remercie, en effet, tu es gentil. Tu m’aimes bien aussi, et cela me fait plaisir.
— C’est vrai que je vous aime bien, vous êtes mon ami.
Et le garçon, comme preuve de son attachement, de se serrer plus fortement, comprimant davantage sa verge contre son partenaire comme en un acte d’amour, ce dont le père éprouve une immense satisfaction tout en restant perplexe devant cette marque d’affection qui, en fin de compte excède les limites de la simple amitié.
— Mais, comment fais-tu pour nous aimer tous les deux, ton père et moi ? As-tu un cœur fabriqué avec deux cases ?
— Ah, non, vous êtes tous les deux tout entiers dans tout mon cœur, mais pas de la même façon.
— Comment ? Explique-toi.
— Ben, oui, je vous aime, mais autrement.
Et il se met à détailler les raisons de son attachement au père Albin : « J’aime parler avec vous parce que vous savez beaucoup de choses, et pas les mêmes que papa. J’apprends aussi énormément avec vous. » Il se redresse alors, et s’arc-boutant de ses bras pour se maintenir au-dessus de son interlocuteur et pouvoir le regarder droit dans les yeux, d’un ton décidé, poursuit : « Et puis, surtout, sans risque de me faire gronder, je peux absolument vous dire tout ce qui me passe par la tête et jouir avec vous comme je veux ! »
Le père sourit, et d’un ton enjoué réplique :
— Pourquoi aurais-je à te gronder ? Je n’ai pas de raisons de le faire, ici ce n’est ni la maison ni l’école.
— Oui, mes parents et les profs peuvent me punir, alors je fais attention.
— Et, ici, tu n’as pas à faire attention !
— Attention à quoi ? Vous n’avez pas à me commander, et si je suis avec vous, c’est parce que je le veux bien. Et puis, vous ne me forcez pas à toujours penser comme vous.
Le père se prend à rire. Puis, sentant contre sa peau la chaleur et le poids du garçon étendu sur lui, déclare ironiquement :
« C’est vrai ! Et même, c’est moi qui en arrive à penser comme toi ! » Reprenant son sérieux, il continue : « Enfin, je reconnais que c’est librement que tu es là avec moi. Tu n’y es aucunement contraint. Il est vrai aussi que je respecte ton jugement et ne m’impose pas à toi. Ainsi, je préfère la musique classique et tu ne jures que par les chanteurs modernes, comme le font les jeunes de ton âge ; je ne m’en plains pas, et je vais jusqu’à les écouter avec toi pour te faire plaisir. Et bien d’autres choses encore. Tu fais ce qui te plaît et tu obtiens ce que tu veux. Heureusement, je peux te faire confiance sans le risque de te transformer en enfant gâté. Cela me déplairait beaucoup si tu devenais un voyou. »
Le visage du garçon se fige. Ses sourcils dessinent la forme du V. Il cherche comment il pourrait rassurer son ami et les mots pour le lui dire.
— Ne craignez pas, je sais que ce n’est pas bien de chaparder et, comme papa, je ne ferai jamais de mal à personne… Et puis, je ne voudrais pas me faire prendre comme un idiot pour des conneries… Je me doute bien que ça ne vous ferait pas plaisir… Vous n’avez pas besoin de me commander pour me l’interdire… Soyez sans crainte, je ne vous mentirai pas… Vous êtes mon ami. Je veux rester…
Tout en parlant, Hervé enserrait fortement son partenaire pour se maintenir le plus possible serré contre lui. Excité depuis un moment déjà, cette étreinte a pour effet de provoquer l’orgasme, et c’est le corps secoué de spasmes qu’il termine sa phrase : « avec vous. Oh !… que je me sens bien… avec vous !
Satisfait, il desserre son étreinte et libère son ami qu’il étouffait à moitié et qui, à son tour, peut exprimer son propre sentiment :
— Et moi aussi, je suis heureux d’être avec toi. Tout est si limpide entre nous. Et puis, tu m’aides à réfléchir. Tu sais, j’ai beaucoup appris depuis que je te connais. C’est merveilleux. Pour moi, tu n’es pas simplement un enfant, puisque tu es aussi un ami. Notre amitié est enrichissante pour chacun de nous deux. Et sois sans crainte, je respecterai toujours ta liberté.
Heureux, Hervé embrasse son ami et conclut à sa manière :
— Quand je suis avec vous, je me sens absolument libre, et j’oublie tout le reste…
— Ah, oui, et aussi tu oublies l’heure ! Il est temps de filer à la maison. Rhabillons-nous !
Le conflit aux forges s’exaspérait. Plus de quinze jours après, la situation n’avait pas trouvé d’issue. Un après-midi, pour faire des emplettes Place d’Armes, le père Albin dut se frayer un passage à travers la foule assemblée pour un meeting et que le père d’Hervé haranguait avec toute l’ardeur de son tempérament passionné. Il y avait du monde partout, au point de rendre quasi impossible l’accès aux boutiques. Les commerçants se désolaient de cette grève qui perturbait leur négoce. Seuls, les cafés faisaient des affaires.
D’autres mouvements revendicatifs s’étaient déclenchés par contrecoup. Les habitants des cités de baraques, dégoûtés de vivre dans d’affreuses conditions et lassés des lenteurs de la reconstruction manifestèrent en d’autres points de la ville. Madame Morin s’était lancée à son tour dans l’action revendicatrice.
On avait espéré la fin de la grève avant Pâques. Au contraire, le conflit s’était durci et semblait devenir interminable bien que l’on fût déjà en fin du mois d’avril. Les négociations étaient bloquées tant divergeaient le point de vue de l’administration des forges et celui des syndicats, d’autant que la direction locale ne pouvait prendre d’initiatives sans en référer à la Commission Centrale de Paris qui restait imperturbable dans ses décisions. La situation devint de plus en plus tendue, le climat social de plus en plus lourd, l’avenir de plus en plus incertain, les habitants de la ville de plus en plus inquiets.
La grève provoquait une effervescence générale, alimentant partout les conversations. Les professeurs du collège y faisaient allusion et, durant les récréations, les élèves ne parlaient que de cela, surtout que les événements se traduisaient pour certains par une diminution de leur argent de poche. De plus en plus de jeunes chapardaient dans les magasins.
Hervé est en plein désarroi. À la maison, il n’est question que d’action à entreprendre. Le curé de Sainte-Thérèse vient sans cesse relancer son père. Quant à sa mère, elle reçoit le père Léger qui vient mettre au point avec elle les revendications des habitants de la cité. L’atmosphère devient absolument infernale. D’autant que la grande sœur, Françoise, prétend s’occuper des enfants à la place des parents qui n’en ont plus le temps. Passe encore d’obéir à papa et maman, mais se soumettre à Françoise qui n’a pas la manière et la main plutôt leste, pour Hervé cela dépasse les limites du possible.
Le garçon vient chercher du calme auprès de son ami qui le comprend et saura le rassurer, surtout qu’en outre un sentiment d’inquiétude monte du fond de son cœur : ses parents se querellent maintenant, et de plus en plus fréquemment. Il remarque aussi qu’une ombre de tristesse voile le visage de son père. Il en ressent de la peine, tant il aime son papa.
Dès son arrivée dans le bureau du père Albin, sitôt l’a-t-il embrassé qu’il demande sa ration de bonheur. Au grenier, enlacé dans les bras de son confident, les corps serrés se communiquant leur chaleur, il essaye de faire partager sa peine.
— Mes parents s’embrassent moins en ce moment. Est-ce qu’aussi ils s’aimeraient moins ?
— Que me chantes-tu là ? Ils s’aiment puisqu’ils sont ensemble. Mais, tu sais, en ce moment, avec ce qui se passe en ville, ils ont autre chose à faire que de se bécoter.
Le visage d’Hervé est fermé. Ses sourcils prennent la forme du V. Une larme lui perle au coin de l’œil.
— Dites-moi, si mes parents ne s’aimaient plus, ils ne coucheraient plus ensemble ?
— Qu’est-ce que tu racontes-là ? Calme-toi.
— C’est que je ne les entends plus comme avant.
— Que veux-tu dire encore ?
Le garçon dévoile alors un détail que le père était loin de soupçonner. Son lit est contre la cloison de bois qui sépare sa chambre de celle de ses parents. Il entend parfois ce qui se passe de l’autre côté, surtout que le lit de ses parents est également juxtaposé à cette cloison, alors, en appuyant l’oreille contre le bois, il les entend très bien quand ils parlent et rient lorsqu’ils sont couchés. « Mais, depuis quelque temps, je ne les entends plus, termine-t-il, il y a certainement quelque chose qui ne va pas. C’est pourquoi papa est si triste. »
Quelle intuition chez ce garçon ! Le père tente de dévier le cours de la conversation. Rien n’y fait. Hervé poursuit son idée :
— Ce qui manque à papa, je ne peux pas le lui donner, je ne me vois pas faire avec lui comme en ce moment avec vous. Je l’aime bien, mais pas de la même façon. Nous, on s’aime avec nos corps, c’est vachement mieux ! Je voulais vous dire ça l’autre jour, mais je ne savais comment. Quand on est vraiment amis, on se fait du plaisir ensemble. C’est super !
— Oui, je comprends.
Puis, en une ardente et jouissive étreinte, se prouve la pertinence de leurs propos.
Apaisé en son âme et son corps, rasséréné par le calme et l’assurance de son ami, Hervé retourne à sa baraque plein de force et capable d’affronter les difficultés de l’heure présente.