Hervé (Maurice Balland) – XIII

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XIII




La grève avait cessé sous la poussée des ménagères n’arrivant plus à faire bouillir la marmite. Un mois de salaire perdu, c’était la catastrophe pour tant de familles ouvrières ne pouvant plus vivre décemment dans les baraquements qui, finalement, coûtaient fort cher à tout le monde.

Le conflit n’était pas résolu. Il y avait une trêve tout simplement. Provisoirement, la production reprit aux forges, quitte à repousser leur suppression à plus tard. Ce n’était que partie remise, et en haut lieu on admit qu’il faudrait voir le problème autrement afin d’éviter un nouveau conflit. On pria donc les syndicats d’envoyer à Paris des délégués qui participeraient aux séances d’étude à la Commission Centrale des Forges. Monsieur Morin se vit désigner pour faire partie de l’une de ces délégations.

Tout le monde maintenant avait les yeux fixés sur la capitale où se jouait l’avenir de la ville que les délégués tenaient entre leurs mains. Partout, il n’était question que de ces hommes dont l’importance prenait la mesure du rôle qu’ils jouaient. Ils devenaient des sauveurs ! Hervé ne fut pas peu fier d’entendre parler de son père dans l’ombre de qui il se glissa : il était le fils du camarade Morin, le délégué du syndicat ! Au collège, il se vanta quelque peu. À l’entendre, il savait tout ce qui se tramait à Paris, son père ne lui cachant rien des tractations et, bien mieux, il fit croire à ses copains éberlués que celui-ci lui demandait conseil chaque fois avant de reprendre le train pour la capitale.

Pourtant, au fond, il trouvait fort ennuyeuses ces absences répétées de son père qui lui manquait terriblement pour ses devoirs de technologie. Il eut de moins bonnes notes et dut s’efforcer de travailler davantage pour ne pas risquer de déplaire à son ami. Malgré son envie de jouer, avec courage, il resta le plus possible à la maison pour étudier avec cependant l’espoir que cette situation ne durerait pas trop longtemps.

De son côté, sollicité par le Comité d’entraide aux grévistes, le père Albin se vit très occupé à transmettre aux familles du quartier les dons collectés à leur intention. Ainsi que pour les fêtes de fin d’année, son bureau et la pièce annexe servirent de relais. Le calme revenu, il songea à mettre de l’ordre et à nettoyer.

En un bel après-midi de soleil radieux, il achève de ranger puis, pour finir, donne un coup de balai sur le seuil de la porte extérieure quand, soudain, il voit Hervé surgir par le portail de la rue et se précipiter vers lui à bout de souffle.

— Hervé ! Qu’y a-t-il donc ?

Arrivant en trombe, le garçon le renverse presque pour entrer directement et s’affaler sur une chaise afin de se reposer et de reprendre haleine. Le visage cramoisi, haletant, il ne peut parler. Le père qui a fermé précipitamment les portes et rangé son balai, s’approche et lui tape sur l’épaule.

— Qu’y a-t-il donc ? demande-t-il encore.

L’air éperdu, le visage ravagé, Hervé paraît choqué. Impuissant, son ami se résout à attendre que le garçon veuille lui donner la raison de son désarroi et s’assied prêt à écouter.

Peu à peu, le visage de l’enfant reprend son aspect normal. Reposé, calmé, ayant repris son souffle, il parvient à s’exprimer. Mais, restant sous le coup de l’émotion, il bafouille. Tout s’emmêle dans sa tête, les mots se bousculent, il jette en vrac ce qu’il est venu communiquer à son ami.

— Je les ai entendus dans la chambre… J’étais à côté… J’étais resté après la cantine… Il n’y avait personne… Ils sont arrivés… Je faisais mes devoirs… Je les ai entendus… J’ai écouté… Ils ont rigolé… Ils ont fait ça !

S’étant gardé de l’interrompre, le père a écouté avec attention, essayant de comprendre. Il ne réalise pas très bien ce qui a pu arriver et pourquoi le garçon est choqué. Il faudrait reconstituer l’ordre logique des événements, trouver le fil conducteur, obtenir d’Hervé un récit de A à Z des faits.

— Attends un peu. Pourquoi d’abord, n’es-tu pas au collège ?

Il apprend donc qu’il n’y avait pas de classes pour l’après-midi, les professeurs ayant dû s’absenter sans être remplacés. Hervé en a profité pour retourner chez lui avec l’intention de travailler son cours de technologie. Il avait quitté le collège sitôt après la cantine et, n’ayant trouvé personne à la maison, il pensa que sa mère était sortie pour faire des courses. Il ne l’avait pourtant pas rencontrée en chemin.

Il s’est donc installé dans sa chambre pour travailler et « pour être absolument tranquille, j’avais bouclé à clef la porte de la rue et aussi tenue fermée celle de ma chambre. » Ainsi, sa mère aurait pu rentrer sans soupçonner sa présence. Il était alors certain de n’être pas dérangé, du moins jusqu’à quatre heures.

Vers deux heures, il entend sa mère. Elle n’est pas seule car elle parle à quelqu’un. Il reconnaît la voix du père Léger. Il prend bien garde alors de ne pas bouger « pour qu’on me fiche la paix, et puis, je ne tenais pas à voir l’autre. » Très attentionné à son travail, il ne se préoccupe plus de rien. Mais, « ils discutaient dans la salle à manger, puis tout à coup c’est dans la chambre à côté que je les ai entendus, la chambre de mes parents ! »

— Oh, suggère le père Albin, sans doute ta mère y est-elle allée chercher quelque document posé là, le père Léger l’a suivie et ils y sont restés sans façon pour continuer leur discussion. Il a tellement l’habitude d’aller chez vous.

Hervé regarde le père d’un air incrédule. Il hoche la tête, et dit : « Non ! » Puis explique que, intrigué par un certain bruit qu’il a perçu à travers la cloison, sa curiosité ayant été éveillée, il s’en est approché et a collé son oreille tout contre les planches.

— Ça faisait le même bruit que lorsque mes parents sont couchés. Je n’y croyais pas. C’est pas possible ! Et puis, je les ai entendus rire ensemble. Maman riait comme quand elle est au lit avec papa.

À ces dires d’Hervé, surgit dans l’esprit du père Albin une supposition à laquelle il n’ose croire. « Non, ce n’est pas possible », se dit-il, utilisant les termes mêmes du garçon. Et comme apparemment l’enfant penche également vers une telle conclusion, il tente de le dissuader :

— C’est ton imagination qui travaille et te fait supposer des choses…

Vivement, Hervé lui coupe la parole :

— Ah, non ! Tout à coup, j’ai entendu maman dire : « Ah tout de même ! Avec toi, c’est mieux qu’avec Henri. Il n’arrive plus à faire l’amour en ce moment ! »

Hervé s’arrête, la bouche ouverte, surpris de ce qu’il vient de dire et qui lui semble monstrueux. Il ne sait comment qualifier ce qu’il a deviné, ni exprimer les sentiments de son cœur bouleversé. Une rougeur lui monte au visage tandis que son regard croise celui du père lequel éprouve un choc semblable qui le fait également rougir et le laisse sans voix. Le récit de l’enfant d’abord l’avait amusé, puis intéressé, et voilà cette révélation brutale qui l’assomme. Mille questions lui surgissent à l’esprit : Est-ce possible ? Comment croire à cela ? Que dire à Hervé ? Comment l’apaiser ? Excuser le père Léger ? Justifier Brigitte ? Que dire ? Que faire ?

Bêtement, pour rompre le silence, il demande :

— Comment as-tu fait pour venir ici sans te faire remarquer ?

Ce fut tout simple :

— La fenêtre de ma chambre était ouverte. J’ai sauté sans bruit, puis j’ai contourné plusieurs baraques pour ne pas être aperçu et j’ai couru jusqu’ici sans m’arrêter.

— Eh bien, tu t’es entraîné pour le marathon olympique !

Hervé rit de bon cœur. Le voilà décrispé et comme sorti de son cauchemar. Tout s’efface en sa mémoire et, revenu à la réalité, il s’écrie :

— Mais, voilà bien une heure que je suis arrivé, et on ne s’est pas encore embrassés !

— Viens !

Le garçon bondit de sa chaise sur les genoux de son ami. Ils se bécotent. L’amitié reprend le dessus, l’enfant retrouve la paix du cœur.

On ne peut cependant en rester là. Le père qui a aussi retrouvé ses esprits tient à prendre en mains la suite des opérations, et met fin aux effusions :

— Bon ! Ça suffit, passons aux choses sérieuses.

Ce disant, par quelques tapes sur les cuisses du garçon, il l’invite à porter attention et à suivre son raisonnement.

— Suis-moi bien : premièrement, tu n’as rien entendu, tu ne sais rien et tu n’en parles à personne. Ceci doit absolument rester notre secret à tous les deux. Compris ?

Hervé, qui a retrouvé son air mutin, acquiesce d’un signe de tête. Il a confiance et fera tout ce qu’on lui demande.

— Ensuite, suis bien ce que je te dis. Au fond, ce qui vient d’arriver ne m’étonne pas trop. Ce n’est peut-être pas la première fois et, probablement, ce ne sera pas la dernière. Ne cherche pas à espionner ta mère, fous-lui la paix et respecte-la comme avant. Quant à ton père, il s’en apercevra bien tout seul si ce n’est pas déjà fait. Pareillement, sois avec lui comme si de rien n’était. Comprends que par ta gentillesse et ton obéissance à la maison, tu aideras tes parents à conserver leur entente et, peu à peu, tout se tassera.

Les consignes de son ami, loin de le rassurer, inquiètent le garçon : le visage crispé, il demande :

— Dites-moi, ils ne vont tout de même pas divorcer ?

— Ça m’étonnerait. Il n’y a rien à craindre de ce côté-là, et je ne vois pas le père Léger s’embarquer avec ta mère. Non ! À mon avis, ta mère se trouve un peu seule depuis que ton père est très pris par le syndicat, et plus encore maintenant qu’il s’absente souvent pour aller à Paris. Tu vois bien, il n’est pas là ces jours-ci.

Hervé commence à comprendre bien des choses. Son regard se fait interrogateur.

— Quand on n’a plus le temps de faire l’amour, c’est donc qu’on ne s’aime plus ?

— Tu n’as pas tout à fait tort. L’union intime est un moyen pour les époux de raviver de temps en temps leur engagement et de sauvegarder la solidité de leur union. Mets-toi cela dans la tête dès maintenant, ça te servira quand tu seras marié.

Le garçon semble saisir car ses sourcils resserrés forment le V indiquant son intense réflexion. Il apporte alors une première conclusion :

— Il faudra que je fasse bien attention à ne pas laisser tomber ma femme.

— D’accord. Et l’inverse est également vrai. Alors tâche au moment voulu de choisir une fille qui, elle aussi, te comprendra bien. Enfin ! Tu as le temps d’y songer. Surtout, ne rêve pas trop, et ne te précipite pas sur la première venue.

Hervé sourit d’un air convenu. Il a certainement fixé dans un coin de son cerveau ce qu’il vient d’entendre car ses sourcils toujours froncés témoignent que, bien réfléchie, mûrie, sa résolution pour l’avenir est prise.

Le père poursuit l’exposé de la stratégie à suivre. Pointant son index sous le nez d’Hervé comme pour le mettre maintenant en cause, il dit :

— Passons aux choses pratiques. Quand tu rentreras à la maison, tu seras sensé revenir du collège, mais tu n’as pas ton cartable.

— Oh, pas difficile, je dirai qu’il n’y a pas eu d’école, que je suis rentré après la cantine, que j’ai posé mes affaires et puis que je suis allé vous voir.

— Pas bête. Ce n’est pas absolument vrai, mais ce n’est pas faux non plus. Tu es malin.

Et il embrasse le garçon qui signale :

— On a encore du temps… faudrait pas que je rentre maintenant.

Juste remarque qu’approuve le père qui, lisant dans les yeux de son petit ami combien peu elle est désintéressée, sans lui laisser le temps de préciser, propose : « Si tu y tiens, on peut monter ! »

Pour sûr, le garçon soupirait après l’étreinte qui plus que jamais le libérera de ses tracas et le rendra profondément heureux.

À peine enlacé par le père qui l’étreint fortement, il lui semble entendre résonner dans sa tête les bruits provenant de la chambre de ses parents. Il connaît leur origine et sait donc ce que sa mère a fait avec l’autre. Une suggestion lui vient à l’esprit, une découverte, une idée lumineuse, que sur-le-champ il communique à son ami :

— Dites donc, j’ai une idée.

— Quoi, mon chou ?

— Eh bien, lorsqu’on est comme ça tous les deux ensemble, on fait l’amour !

— Peut-être bien, mais d’une façon peu habituelle puisque nous sommes deux mâles.

— Qu’est-ce que ça peut faire ? On a les mêmes idées, les mêmes sentiments, les mêmes secrets, et…

Il hésite, cherchant les mots pour s’exprimer. Devinant sa pensée, son ami achève sa phrase :

— Et on jouit ensemble, tu voulais dire ?

Les yeux étincelants et d’un ton enjoué, Hervé reprend :

— C’est ça, on s’aime bien, on fait l’amour !

Le père fronce les sourcils.

— Tu sais, je n’approuve pas tellement cette expression : faire l’amour. Elle paraît bestiale pour une si belle chose, trop centrée sur le corps, le sexe, comme pour les animaux, et convient plutôt à des rencontres occasionnelles de partenaires, comme avec des prostitués. Je préfère dire : vivre l’amour, ce me semble plus humain et englobe à la fois l’âme et le corps, l’esprit et les sens, le cœur et le sexe, comme nous en ce moment. Cela suppose une amitié profonde, une union stable, permanente même.

Tandis que, comme pour donner une justification à ces paroles, tels deux amoureux, ils s’étreignaient plus intensément, Hervé tout à coup s’écrie : « Ça y est ! Et pour vous aussi ! »

Dans les soubresauts de son plaisir, le garçon sentit couler sur son ventre la chaude liqueur de son ami allongé pour une fois sur lui et secoué dans le même temps des spasmes de l’orgasme.

De retour chez lui aux environs de cinq heures, Hervé croisa au coin de la rue de la Victoire le père Léger qui rentrait au couvent. Avec un sourire candide, il le salua poliment.


« Que va-t-il encore me reprocher ? » se dit à part soi le père Albin quand, après le dîner, le père Léger l’aborda avec un « Cher père, j’ai quelque chose à vous demander. »

— Volontiers, si je puis vous renseigner.

— Dites-moi, est-ce que le fils de Brigitte est resté avec vous tout l’après-midi ?

— Bien sûr. Il n’a pas eu classe, alors il est venu de suite après la cantine et n’est parti que vers cinq heures.

— Ah, bon !

— C’est un garçon bien élevé, vous savez, avec une âme innocente encore. En ce moment, cela lui coûte que son père soit souvent absent. Il a besoin de lui pour faire ses devoirs. Il espère que les choses vont s’arranger rapidement et que Monsieur Morin n’aura plus à monter sur Paris. Madame Morin, elle aussi, doit se sentir bien seule, vous ne croyez pas ?

Le supérieur trouva préférable d’abréger l’entretien. Le père Albin put voir darder dans ses yeux une flamme prête à le réduire en cendres. Que présageait-elle ? En tout cas, il ne lui parut plus tellement étrange que le père Léger, en parlant de la mère d’Hervé, la nommât de plus en plus souvent par son prénom, Brigitte.



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