L’Élu – Chapitre XVIII
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Chapitre XVIII
En gare de Rome Jean attendait Pierre et Luigi. Il ne voulut pas que Pierre quittât une minute son petit ami. Le danger était réel et immédiat sans quoi le musicien n’eût pas voulu inquiéter Pierre inutilement ni surtout se priver du plaisir de le savoir auprès de soi.
La Sanguisuga était comme une hyène. Elle avait d’abord pris en patience l’enlèvement de Luigi, qu’elle était loin de croire définitif, ajoutant qu’elle les aurait plutôt éventrés tous deux le soir où ils vinrent jusqu’au Borgo San-Michele. Comment avait-elle été informée de la volonté de Pierre ? Impossible de le savoir. Mais, ces gredins sont roués !
Hier soir elle guettait à leur porte les deux jeunes gens et demeurait une partie de la nuit via Gambero. À la première heure du matin elle y était revenue. Jean Bérille, au reçu du télégramme de Pierre, avait fait enlever ses bagages au moment où, à onze heures, la Sanguisuga sachant qu’ils ne déjeunaient pas chez eux, était absente. Mais par le portier elle finirait par savoir… C’est pourquoi Pierre ne devait pas quitter Djino.
Il fallait que Luigi leur tînt fièrement à la peau, à elle et à la Stefanina. Ces femelles-là n’ont pas la tendresse facile, mais dès que leurs sens sont pris, gare le stylet.
Tous les bagages étaient là, Jean insistait beaucoup, démontrant la nécessité de surveiller étroitement Luigi par ce fait que la maîtresse du petit Sicilien pouvait encore facilement s’informer et accourir jusqu’au chemin de fer.
Par bonheur le départ du train de Gênes suivait à peu de temps l’arrivée du train de Subiaco. Ils firent au buffet, tous trois, le léger repas que l’heure permettait ; puis Jean Bérille conduisit aussitôt ses deux amis au wagon et se perdit dans le brouhaha de la foule pour timbrer les billets et faire enregistrer les bagages, de façon que Pierre ne quittât pas Djino.
L’agitation incessante de ces dernières heures, ce changement radical dans l’existence désolée du petit orphelin, cette brusquerie apportée dans l’ordre de ses actions coutumières surexcitaient en lui tout ce pourquoi Pierre s’attachait davantage chaque jour à sa joliesse adolescente : jeunesse, grâce mutine, étonnements sans nombre, troublante ingénuité dont la candeur presque sincère est un mensonge pourtant, gracieux abandon, confiance caressante, et jusqu’à cette peur demi rassurée quand il s’appuyait au bras de Pierre et qui doublait la beauté câline et fière de ses yeux de seize ans.
Tandis qu’il installait de son mieux son petit ami dans un confortable coupé du wagon à couloir, Pierre ne pensait même pas à regretter Rome où pourtant il lui fallait abandonner tant de joies qu’il s’y était promises. Mais n’était-ce pas la plus exquise et la plus entière qu’il emmenait avec lui ? N’était-ce pas inouï qu’il eût rencontré si naturellement ce jeune garçon hier encore collégien, libre de toute attache et si bellement orné des qualités dont Pierre n’avait jamais osé désirer une telle somme. L’adolescent les avait toutes, jusqu’à cette affectuosité intime et familière que redoutait Pierre en la souhaitant et que Djino même venait de lui révéler en voulant partager sa chambre à Subiaco après s’être plié, chez Peterson, au caprice de sa curiosité artistique, sans calcul, parce que Pierre lui plaisait, simplement.
Il est vrai que Pierre dix fois s’était interrogé au sujet de cet enfant ; mais les événements se précipitaient l’un sur l’autre sans qu’il eût le loisir de les discuter ou d’en modifier le cours. En quelques heures il avait vu le jeune mendiant, s’émerveillait de sa beauté et songeait à se l’attacher au cas où il y consentirait. Tout suivait la pente rapide de ses désirs, jusqu’à ce presque enlèvement devenu lui-même indiscutable s’il s’agissait de sauver la vie du petit vagabond. Le petit vagabond, Prince Charmant aux yeux de rêve, aux cheveux d’or fin rouillé d’automne, aux lèvres de madone, occupé à l’angle du coupé de première à mettre dans ses gants de suède gris les plus jolies et les plus frêles de toutes les pâles menottes de gamins, tandis que ses jambes élégantes de jeune statue, l’une sur l’autre repliées, dégageaient, sous le pantalon étroit et relevé suivant la mode, ses fines chevilles prises mi-partie dans ses brodequins de cuir fauve et ses chaussettes de fil bleu… Et quand il veut parler à Pierre, la maladresse délicieuse de ses expressions et le gazouillement exotique de son accent, dans les notes en mezzo de sa voix, sont comme l’expression musicale de sa grâce étrange et séduisante infiniment.
Jean, qui est revenu, monte auprès de Pierre et lui remet ses billets avec les clichés de Djino et les charbons qu’en a tirés Peterson sur cinq couleurs. Partenza !… Partenza !…
Jean descend et se tient au dehors de la portière, sur le quai.
Elle ne viendra pas. Mais instinctivement Pierre a des craintes inexplicables et exige, Jean ayant embrassé son petit ami Luigi, que l’enfant demeure dans le coupé « pour garder les bagages ». Tant que l’on sera à Rome, pense Pierre à part lui, je ne suis pas tranquille…
Partenza !… Partenza !… Avec cette sage lenteur des départs en Italie, on en est à la cloche maintenant avant le coup de sifflet suprême.
— Adieu, mon petit Jean… et merci, tu sais !… Si, si, si, je t’ai bien ennuyé et je te dois beaucoup, tout… Ah ! on siffle… Adieu, Jean, merci… merci…
— Bon voyage, mon Pierre ! Un bon souvenir à tous, à Marc, en particulier. Adieu… Pierre… Adieu, Djino, adieu, petit polisson… .
Pierre amène Djino une seconde à la portière qu’il ne quitte pas, et Djino rit de tout son cœur à Jean en lui faisant des petits signes de la main. Le train s’ébranle…
— Vite, Djino, allez dans votre petit coin veiller aux bagages…
En vingt secondes le train va gagner sa vitesse de rapide… Soudain une femme parait sur le quai presque désert et plongé dans un angoissant et religieux silence. Des mouchoirs et des mains s’agitent pour l’adieu final… Pierre a deviné. Il pâlit comme un mort. C’est la Sanguisuga !!! Elle l’a vu… C’est la Sanguisuga, folle, échevelée, les bras battant l’air d’un geste formidable. Elle s’élance, s’accroche au train, se laisse traîner pendant trois, quatre mètres ; on l’arrache à la mort, alors elle ne veut pas… son amant est là, la joie de sa chair, sa vie, sa… Elle se relève et tout à coup s’abat en hurlant sur l’asphalte du quai avec, planté droit dans sa poitrine, le stylet dont elle venait frapper son jeune amant…
Et cette scène était d’un grandiose horrible par l’étendue colossale du désespoir qui venait, de là-bas, fouiller Pierre jusqu’aux confins de sa sensibilité et secouait atrocement tout son être. Il se retourna, blanc comme un linge. Djino s’était levé et voulait courir dans le couloir, vers quelle issue ? Il avait entendu, tandis que le choc des roues sur les aiguillages effaçait brutalement, pour la plupart des voyageurs, le cri d’agonie de sa maîtresse.
Djino avait entendu sans comprendre bien, mais à la pâleur livide de son ami et au frémissement de ses lèvres il soupçonnait on ne sait quoi… Et des imprudents, dans le couloir du wagon, parlaient haut, en passant, secoués aussi par ce drame muet : – Elle s’est tuée… – Un coup de poignard… – Oui, oui, je l’ai vue… – Tombée morte… – Pour un homme…
— On l’a bien vue… – La malheureuse… – Pour un homme… – Naturellement !… – Pour un homme ? Le misérable !… – Fallait-il qu’elle l’aimât ! – Et il est dans ce train ? – Bien sûr ! sans ça !… – Oui, sans ça elle ne se serait pas tuée… – C’est un lâche… – C’est un misérable… – C’est…
Comme ces gens ignoraient le premier mot de tout, ils ne se privaient pas de commenter le drame pendant que les seuls qui eussent pu l’éclaircir tout à leur honneur se taisaient. Jamais l’indécrottable sottise de la Foule, même élégante, n’avait écœuré Pierre comme en ce moment. Il lui répugnait de se lier avec des mufles et des imbéciles, il s’était donc enfermé, en retenant à grand’peine Djino, dans le coupé où par bonheur ils étaient seuls…
Quels mots trouver ? Essayer de mentir en assurant que la Sanguisuga, dont le cri déchirant avait été reconnu et résonnait encore dans la tête et le cœur de Djino, essayer de soutenir que la Sanguisuga tombait dans une attaque, ou se faisait arrêter ?…
Il y a des beuglements de torture, arrachés à notre pauvre chair, qui contiennent clairement l’image ultime du désespoir et de la mort. La Sanguisuga avait rugi comme une lionne, en s’abattant. On ne hurle de la sorte que quand on sent mourir, en soi-même, soi-même ou l’essence de soi : l’amour.
Djino devinait cela dont les yeux limpides marqués encore des stigmates profonds des nuits d’amour de sa maîtresse débordaient d’effroi et dont les lèvres rouges, encore saignantes des baisers de cette femme, tremblaient presque blêmes dans la lividité de son admirable visage.
Très grave et lui-même violemment bouleversé, Pierre s’assit auprès de l’enfant, tout près, et comme il voyait bien venir ces grosses larmes très douloureuses :
— Djino ?… Je ne vous empêche pas de pleurer, au moins… Vous avez du chagrin ; pleurez, mon cher petit… Pierre ne veut pas que vous soyez malheureux…
Il voulut essuyer avec son mouchoir ces larmes pesantes au cœur du « petit gosse ». Et Pierre ne demanda pas à Luigi, cette fois : « Êtes-vous donc une fille, Djino ? » parce qu’il sentait bien quelle angoissante répercussion ont sur nous certains événements, certaines choses, même celles qui nous ont fait tant souffrir et qui, dans leur fin paisible ou terrible, emportent un peu de notre existence.
Alors, Pierre essuyait encore les larmes faciles de son petit ami, les seules voluptés qu’il ait encore jamais eues de lui, s’il est vrai qu’il en devait attendre aucunes !…
On passait devant Saint-Jean-de-Latran, Djino se leva tristement et, s’appuyant debout à la portière, il rêva en suivant des yeux la dernière vision qu’offrait d’elle, qui l’avait tant martyrisé pourtant, cette Rome en train de disparaître…
Pierre comprit… Il laissa rêver cette minute suprême l’adolescent chéri auquel il enlevait aussi son pays.
Quand plus rien des murs de la Ville ne parut sur l’horizon rapidement élargi, quand les mosaïques d’or de Saint-Paul-hors-les-Murs, elles-mêmes, eurent jeté leurs derniers feux aux rayons du soleil, Djino se rassit auprès de son ami et, très désolé, mais très aimant et très joli :
— … Je vous demande pardon… Pierre…
Pierre le baisa sur la joue où des pleurs demeuraient suspendus. Mais comme il voulait lui parler, ses lèvres gardèrent l’amertume des larmes tièdes de l’enfant, et c’est dans son cœur seulement qu’il murmura en serrant les mains de son petit ami :
— … C’est moi qui vous demande pardon… Djino !