Abû Nuwâs
Abû Nuwâs [en arabe أبُو نُوَاس الحَسَن بن هَانِئ الحَكَمِي = ábuw nuwaās el-ḥasan bn haāniý el-ḥakamiyy], né entre 747 et 762 à Ahvâz (Perse) et décédé vers 815 à Baghdâd, est l’un des plus grands poètes arabes.[1]
L’enfance et la jeunesse
Abû Nuwâs naquit d’une mère probablement d’origine indienne (d’autres disent persane) et d’un père soldat que sans doute il ne connut pas. Son nom signifie « l’homme aux longs cheveux bouclés ». On dit qu’il avait été surnommé ainsi, peut-être depuis sa prime jeunesse, à cause de deux mèches bouclées qui pendaient sur ses épaules ; de tels accroche-cœurs, souvent comparés à des scorpions, font partie du portrait classique que les Arabes faisaient d’un beau garçon, un garçon tel que lui-même, plus tard, en décrira :
Ses deux accroche-cœurs se cambraient sur ses tempes : |
Enfant, Abû Nuwâs suivit sa mère Golbân à Bassora, en Mésopotamie, où il fréquenta l’école coranique. Sa grâce et sa beauté attirèrent l’attention de son cousin Wâliba bn al-Hubâb, poète et pédéraste fameux. Celui-ci emmena le jeune adolescent à Koufa, où il l’introduisit dans un cercle de libertins, pour la plupart amateurs de garçons. Abû Nuwâs put alors suivre les leçons des meilleurs grammairiens jusqu’en 786, date de la mort de Wâliba, en l'honneur duquel il composa une élégie funèbre.[3] Il revint alors à Bassora pour y achever son éducation auprès du poète Khalaf al-Ahmar, puis chez les Bédouins, maîtres incontestés du style classique.[4]
À la cour du calife
Vers l’âge de trente ans, Abû Nuwâs s’installe à Baghdâd, la plus grande métropole de l’époque. Grâce à ses protecteurs, la famille iranienne chiite des Al Now-Bakht, il est bien reçu à la cour de Hârûn ar-Rachîd. Quelques années plus tard, le jeune Al-Amîn, fils du calife, deviendra son élève, et c’est ainsi qu’une longue amitié plus ou moins amoureuse commence entre le poète et le prince héritier. Malgré cette faveur à la cour, Abû Nuwâs fut un moment exilé en Égypte, où il séjourna au Caire ; mais il revint bientôt, après la mort d’Hârûn ar-Rachîd en 809 et l’accession au trône d’Al-Amîn à l’âge de vingt-deux ans.
Le nouveau calife, meilleur esthète que politique, s’adonnait à tous les plaisirs raffinés, plus qu’aux devoirs du gouvernement. Toujours aimé d’Abû Nuwâs, il mène avec lui une vie enchanteresse, partagée entre la chasse, le vin et, bien sûr, les garçons. Un jour pourtant, Al-Amîn interdit à son ami de boire du vin, et il le fit même emprisonner pour ce motif – velléité de moralisme qui semble être restée sans lendemain.
Cette existence de délices dure peu : Al-Amîn est assassiné en 813, et le poète ne lui survivra guère. Il meurt à Baghdâd vers 815. Les circonstances de son décès (peut-être en prison) sont obscures.
Le vin et les garçons
Abû Nuwâs fréquenta assidûment les tavernes, y courtisant d’innombrables garçons, en général de jeunes serveurs, ce qui permettait d’allier le plaisir de la boisson à ceux de l’amour. Il se moquait parfois de lui-même, en évoquant les reproches ou même les corrections que lui infligeaient, une fois dégrisés, des adolescents qu’il avait enivrés à des fins amoureuses :
Ses larmes coulent sur les roses de ses joues, |
Passé maître dans l’art de décrire les plaisirs du vin et ceux de la pédérastie, deux formes d’ivresse très souvent liées pour lui, c’est avec humour et réalisme qu’Abû Nuwâs parle de ses propres expériences dans ce domaine :
J’ai quitté les filles pour les garçons |
Anticonformisme social et religieux
En cette fin du deuxième siècle de l’hégire, Abû Nuwâs exprime avec force les antagonismes qui tiraillent la société arabe, entre tradition et modernité, entre l’arabisme étroit et l’ouverture aux peuples nouvellement islamisés, entre religion et liberté ; et jusque dans ses pièces érotiques, il souligne le contraste entre la vie austère des nomades buveurs de lait et l’existence citadine dont il fait ses délices :
Mieux vaut un vin clairet, si agréable à boire |
Les jeunes serviteurs dont il apprécie les charmes sont souvent de petits esclaves chrétiens, d’origine persane. Abû Nuwâs n’hésite pas, pour un moment de plaisir suprême, à faire passer la religion au second plan :
De bon matin, un faon gracieux me sert à boire. |
Avouant avec une franchise remarquable ses fautes contre la morale islamique, Abû Nuwâs repousse les critiques des censeurs, dont les reproches ne font qu’exacerber son appétit de jouissance. S’il ne compte pas s’amender avant la mort, il remet pourtant son salut entre les mains de Dieu, dont il sait que la miséricorde est infiniment plus grande que ses péchés.[9]
L’œuvre
Beaucoup des poésies d’Abû Nuwâs ont été perdues, et de nombreuses attributions restent incertaines : selon les recensions, la quantité des morceaux retenus varie du simple au triple. Poète de cour, il écrivit des centaines de textes : panégyriques, poèmes cynégétiques, satires (où il accuse certaines de ses victimes, en des termes fort crus, d’aimer les garçons !), chansons à boire, textes érotiques. De ces derniers, quelques-uns, de qualité médiocre, sont consacrés à des filles ; encore sont-elles plus vantées pour leur charme androgyne que pour leur féminité, en particulier les « garçonnes » ou ghulâmiyyât. Mais l’immense majorité évoquent des garçons d’une quinzaine d’années, ou parfois plus jeunes encore. Ces « gazelles » ou « faons », jeunes esclaves dont il chante la grâce et la beauté, lui donnent plaisirs et tourments délicieux, qu’Abû Nuwâs évoque avec un style, une sensibilité et un humour inégalables :
Apporte-moi un roseau et de l’encre, |
Abû Nuwâs est devenu légendaire : on le rencontre dans les Mille et une Nuits aux côtés de Hârûn ar-Rachîd, et c’est encore aujourd’hui l’un des personnages préférés des contes populaires. S’il n’est pas, loin de là, le seul poète musulman qui ait chanté les adolescents, sa réputation de pédéraste reste cependant la plus vivace : de nos jours encore, en Afrique du Nord, on appelle nuwâsî un débauché.[11]
Voir aussi
Bibliographie
Œuvres
- Dīwān des Abū-Nuwās, des grössten lyrischen Dichters der Araber / zum ersten Male Deutsch bearbeitet von Alfred von Kremer. – Wien : W. Brau Müller, 1855.
- Dīwān des Abū-Nowās. I, Die Weinlieder / herausgegeben von Wilhelm Ahlwardt. – Greifswald, 1861.
- Dīwān / Abū Nuwās ; éd. Ahmad ‘Abd al-Mağīd al-Gazālī. – Le Caire ; Beyrouth, 1953.
- Der Dīwān des Abū-Nuwās / Ewald Wagner. – Wiesbaden : Franz Steiner, 1958, 1972.
- The diwan of Abu Nuwas al Hasan ibn al Hakami / transl. from the recension of Abu Bakr al-Suli by Arthur Wormhoudt. – Oskaloosa (Iowa) : William Penn College, 1974.
- Le vin, le vent, la vie / Abû-Nuwâs ; introd. critique et choix de poèmes trad. de l’arabe par Vincent Monteil ; calligr. de Hassan Massoudy. – Paris : Éd. Sindbad, 1979. – (La bibliothèque arabe. Les classiques).
- شَرْح دِيوَانْ أبـِيْ نـُوَاسْ / ضبَط مَعَانيه وَشرُوجَه وَأكمَلهَا إيليَّا الحَاويْ. – منشورات : الشركة العالميّة للكتاب، دَارُ الكِتابِ اللبنـَاني، دَارُ الكِتابِ العَالمي، ١٩٨٧.
- [Šarḥ dîwân Ábî Nuwâs / ḍabaṭ maåânîh wa-šarûjah wa-ákmalhâ Íyliyyâ el-Ḥâwî. – Manšûrât : eł-Šarkä el-Åâlamiyyä li-l-Kitâb, Dâru l-Kitâbi l-Lubnânî, Dâru l-Kitâbi l-Åâlamiyy, 1987]. – 2 vol.
- Poems of male love / by Al-Hasan ibn Hani Abu Nuwas ; transl. Arthur Wormhoudt. – Oskaloosa (Iowa) : William Penn College, 1989.
- The eternal flame : a world anthology of homosexual verse (c. 2000 B.C. – c. 2000 A.D.). Vol. one, Greece, Italy, Islam, France / Anthony Reid, ed., transl. – Elmhurst : Dyanthus Press, 1992 (Meppel : Krips Repro). – ISBN 1-55741-016-X. [p. 296-298, 300]
- O tribe that loves boys : the poetry of Abu Nuwas / transl. (with a biographical essay) by Hakim bey. – Amsterdam : Entimos Press ; Utrecht : the Abu Nuwas Society, 1993 (Amsterdam : Drukkerij Bevrijding, November 1993). – ISBN 90-800857-3-1
- Bacchus à Sodome : poèmes / Abû Nuwâs ; préf. et trad. Omar Merzoug ; calligraphies Lassaâd Métoui. – Paris : Paris Méditerranée ; Casablanca : La Croisée des chemins, 2004. ISBN 2-84272-213-2, ISBN 9981-09-109-X
Études
- Abu Nuwas in life and in legend / William Harald Ingrams. – Port-Louis (Mauritius) : M. Gaud & Cie, 1933.
- La poésie érotique d’Abû-Nuwâs / ‘Alî Shalaq. – Paris, 1952.
- « Abû-Nuwâs, poeta ‘abbâside » / Francesco Gabrieli, in Oriente moderno, n° 33, p. 279-293. – 1953.
- [Abū-Nuwās…] / ‘Abbās Mahmūd ‘Aqqād. – Le Caire, 1954. [En arabe]
- « Abū-Nuwās » / Ewald Wagner, in Encyclopédie de l’Islam. – Paris : Max Besson, 1960.
- « Poésies bachiques d’Abû-Nuwâs : thèmes et personnages » / Jamel Bencheikh, in Bulletin d’études orientales, n° XVIII, p. 7-84. – 1963-1964.
- Abū-Nuwās, ein Studie zur arabischen Literatur der frühen ‘Abbāsidenzeit / Ewald Wagner. – Wiesbaden : Franz Steiner, 1965.
- « The irresistible beauty of boys : Middle Eastern attitudes about boy-love » / Maarten Schild, in Paidika : the journal of paedophilia, vol. 1, nr 3, winter 1988, p. 37-48. – Amsterdam : Paidika, 1988.
- Abu Nuwas poeta del vino & dell’ amore / Hammadi Jouini. – Palermo, 1989.
- La poésie bachique d'Abû-Nuwâs : signifiance et symbolique initiatique / Mary Bonnaud. – Pessac : Presses universitaires de Bordeaux, 2008. – ISBN 978-2-86781-497-6
Articles connexes
Notes et références
- ↑ Abû Nuwâs se prononce en arabe [ʔabuː nuwaːs]. Ce nom a été diversement transcrit en français selon les époques et les auteurs : Abou-Navas, Abou-Naovas (Herbelot, 1697), Abou-Noavas (Weiss, 1846), Abinaouas (Gide, 1899), Abou Nawas, Abou Nowas, Abû Nuûas, Abû-Nuwâs, Abū Nuwās, etc.
- ↑ « L’accroche-cœur », traduction de Vincent Monteil, in: Abû-Nuwâs, Le vin, le vent, la vie, Paris, Sindbad, 1979, p. 105.
- ↑ « La mort du maître et de l’ami » + note, in: Abû-Nuwâs, Le vin, le vent, la vie, Paris, Sindbad, 1979, p. 151 et 188.
- ↑ Un temps de formation parmi les Bédouins, dépositaires de la tradition orale, était alors presque indispensable pour acquérir un style parfait. Plus d’un siècle après Abû Nuwâs, le cas du fameux panégyriste irakien Al-Mutanabbî (915-965), fils d’un simple porteur d’eau, témoigne que la « bédouinité » avait toujours valeur de référence : ayant fait à l’âge de onze ans un long séjour imprévu au désert, il put ensuite, grâce à son talent, accéder à une suprématie littéraire incontestée dans les cours princières. (Le même Al-Mutanabbî n’avait que dix-sept ans lorsqu’il fomenta à Lattaquié, en Syrie, une rébellion d’inspiration qarmate, ce qui lui valut son surnom — « celui-ci qui se dit prophète » — et le conduisit en prison.) [Référence : Marc Bergé, Les Arabes : histoire et civilisation des Arabes et du monde musulman, des origines à la chute du royaume de Grenade, racontées par les témoins : IXe siècle av. J.C.–XVe siècle (Paris : Éd. Lidis, 1978), p. 231-232.]
- ↑ « Me tuera-t-il ? », traduction de Vincent Monteil, in: Abû-Nuwâs, Le vin, le vent, la vie, Paris, Sindbad, 1979, p. 96.
- ↑ « Mieux que fille vaut garçon », traduction de Vincent Monteil, in: Abû-Nuwâs, Le vin, le vent, la vie, Paris, Sindbad, 1979, p. 91-92.
- ↑ « La dolce vita », v. 7-15, traduction de Vincent Monteil, in: Abû-Nuwâs, Le vin, le vent, la vie, Paris, Sindbad, 1979, p. 77.
- ↑ « Pour l’amour d’un chrétien », traduction de Vincent Monteil, in: Abû-Nuwâs, Le vin, le vent, la vie, Paris, Sindbad, 1979, p. 99.
- ↑ « Dieu me pardonne », traduction de Vincent Monteil, in: Abû-Nuwâs, Le vin, le vent, la vie, Paris, Sindbad, 1979, p. 161-162.
- ↑ « La gazelle blanche », traduction de Vincent Monteil, in: Abû-Nuwâs, Le vin, le vent, la vie, Paris, Sindbad, 1979, p. 97.
- ↑ Introduction critique de Vincent Monteil, in: Abû-Nuwâs, Le vin, le vent, la vie, Paris, Sindbad, 1979, p. 31.