Le Maroc inconnu (extraits) – II-02 Féchtala

De BoyWiki
Version datée du 9 août 2013 à 00:19 par Caprineus (discussion | contributions) (Création)
(diff) ← Version précédente | Voir la version actuelle (diff) | Version suivante → (diff)
Ce texte historique est protégé contre les modifications.


Extraits du second tome du Maroc inconnu d’Auguste Mouliéras : Exploration des Djebala (Maroc septentrional), « Tribu de Féchtala ».

Extraits




Tribu de FÉCHTALA

فـشـتــالـة (femelle du mouflon à manchettes) (A)[1]

————



Sous le soleil toujours plus ardent, au milieu de la plaine embrasée, les moissonneurs, demi-nus, vêtus seulement d’une courte chemise de coton écru, noire de terre, largement échancrée à la poitrine, serrée à la taille par une forte ceinture de cuir fauve, chantent à l’unisson les airs du pays, tout en tranchant, d’un coup sec de leurs petites faucilles, les tiges des blés ployant sous le fardeau des épis.

Dans les champs, aussi loin que le regard peut s’étendre, on voit des femmes pauvres, des filles, grandes et petites, aussi légèrement mises que les travailleurs, les suivant à la piste, glanant toujours des épis égarés ; elles arrachent aussi des mauves, coupent les herbes pour le repas de midi.

L’année 1872 promet une belle récolte. Des passants s’arrêtent, questionnent les moissonneurs, qui répondent : اعطى الله الخير (Dieu a largement donné !)

Un jeune t’aleb, curieux de connaître leur genre de vie, s’asseoit sur un talus, cause avec eux. Ils lui donnent volontiers les renseignements demandés.

— Autrefois, disent-ils, nos pères gagnaient dix sous par jour. Aujourd’hui, nous en avons douze. Le travail commence au lever du soleil, pour cesser à deux heures de l’après-midi, moment agréable où le fellah’ nous réunit chez lui, autour de plusieurs plats de viande, accompagnés d’œufs frits et de raisins secs.

Satisfait, l’adolescent reprend lentement sa marche, se dirigeant au Nord. Il vient de quitter un grand village, El-Khmis (le jeudi), où se tient le principal marché des Oulad-Âïsa, dans la province de Fas. Entré au Maroc depuis quelques mois à peine, son humeur vagabonde l’a déjà emporté loin de la vieille cité de Moulaye Idris.

On lui a dit que les Djebala ont le monopole de la science, de la bonne chère, et il y va, sans trop se préoccuper des dangers. N’a-t-il pas vu, d’ailleurs, la nuit précédente, pendant son sommeil dans la mosquée d’El-Khmis, une apparition merveilleuse ?

Tout d’abord, ce voyage l’avait inquiété. Sa jeunesse inexpérimentée lui laissait entrevoir un monde effrayant, des bandits à la haute stature, des musulmans, lettrés il est vrai, mais de mœurs détestables, des gitons ignobles, des sirènes provocantes. Alors il avait eu recours, comme tout bon Marocain doit le faire, à l’amulette préservatrice, enchanteresse, sur laquelle se pressaient ces mots magiques adressés à la Divinité :

يا عجيب يا مغيث انت قلت لنا ادعونى استجب لكم فها انا دعوتك فاستجب لى وتوكلت عليك وانت خير من يتوكل عليه وانت تعلم سرى وعلانيتى لقولك اعلم ما تسرون وما تعلنون يا اله اذا كان سفرى هذا خيرا اره لى واذا كان شرا كذلك

« Ô Toi qui exauces, ô Toi qui portes secours, tu nous as dit : — Invoquez-moi et je vous exaucerai. — Je t’implore à présent ; exauce-moi donc. Je m’abandonne entièrement à toi, car tu es le meilleur des protecteurs. Tu connais mes pensées secrètes et publiques, puisque tu as dit : — Je sais ce que vous cachez et ce que vous faites au grand jour. — Ô Dieu, apprends-moi si ce voyage doit m’être favorable ; fais-moi connaître également s’il me réserve quelque malheur. »

Rassuré par ce talisman, qu’il avait mis sous sa tête, il dormait profondément dans la mosquée d’El-Khmis, lorsque le saint lieu s’emplit tout à coup d’une lumière éblouissante. Un géant, d’une maigreur extrême, le visage exsangue, la barbe blonde, se tenait debout devant l’étudiant, psalmodiant à haute voix des versets du Coran. Il s’interrompit brusquement pour dire au dormeur, d’un ton moitié grognon, moitié bienveillant :

— Ne me regarde donc pas ainsi ! Je sais que tu viens de l’Est avec le désir d’explorer le Maroc. Je suis le Flambeau des Djebala, قنديل جبالة

Réveillé en sursaut, Moh’ammed ben Tayyéb, car c’était lui, âgé alors de 17 ans, comprit tout. Quoi ? Le Flambeau des Djebala, Moulaye Âbd-es-Slam lui-même s’était révélé à lui ? L’illustre santon avait daigné promettre au chétif étranger aide et protection à travers son empire ? Il n’y avait plus à balancer, il fallait partir, il fallait commencer cette exploration extraordinaire qui allait durer, sans interruption, pendant vingt-deux ans.

Aussi s’engageait-il ce jour-là au milieu des blés mûrs dont la campagne était couverte, avec l’idée fixe de visiter une contrée placée sous l’égide de son propre protecteur, le grand Moulaye Âbd-es-Slam.

Que de fois, depuis cette époque lointaine, l’intrépide écolier a traversé et retraversé les Djebala ! Cependant, le souvenir de ce premier voyage est resté gravé dans sa mémoire, comme s’il datait d’hier, tant il est vrai que les impressions de l’adolescence sont les plus fortes.


[…]

Moh’ammed ben Tayyéb, bien accueilli par ces jeunes gens, ne resta néanmoins que trois jours à El-K’liâ. Apprenant qu’une ouaâda (1) allait être donnée près du tombeau de Moulaye Bou-Chta-l-Khammar (2), il y alla avec une bande d’étudiants.


[…]

À son arrivée à Eç-Çafiyyin, le derviche trouva un immense concours de sociétés de chant, de tir, d’escrime, etc. Hommes, femmes et enfants étaient dans un pêle-mêle indicible. On ne se gênait guère avec le saint. Des couples s’embrassaient près de son tombeau et allaient se pâmer ensuite dans les jardins. Des moutons, des bœufs étaient immolés, des montagnes de kouskous cuisaient à la vapeur, tout près du sanctuaire. Le soir venu, les pauvres accouraient à la curée, car la ouaâda leur était offerte en l’honneur du santon. Dans cette étrange multitude, la communauté des femmes paraissait être la règle commune ; toute jalousie semblait bannie de ces accouplements rapides qui stupéfiaient le derviche. Gastronome, adorant la bonne chère, il savait que la gourmandise ne lui attirerait aucun désagrément, tandis que la luxure en aurait eu de fort grands pour lui. Aussi évitait-il les femmes et les gitons, non par vertu, mais par prudence. Un jour, il rêvassait, étendu de tout son long, sous le dôme de Moulaye Bou-Chta, juste à côté du grand catafalque aux draperies resplendissantes d’or et d’argent. Une fille d’une vingtaine d’années, assez bien vêtue, ni belle ni laide, s’arrêta devant le vagabond. Sans préambule, elle lui proposa d’unir, séance tenante, sa destinée à la sienne. Il la regarda, hésitant. Puis, refoulant les aiguillons de la chair, il balbutia de plates excuses :

— Ma qualité de chergui (oriental) m’expose à de graves dangers. Si, par dessus le marché, je me lance dans la fornication, ma tête ne restera pas longtemps sur mes épaules. Tu comprends, ma chère ?

— Erreur ! erreur ! fit la courtisane. Ici, tout homme peut garder la femme qu’il a librement choisie. D’ailleurs, ajouta-t-elle, je suis une âïla, عـايلة

Et elle restait là, plantée devant lui, dans une attitude provocante. Pour la décourager, il s’encapuchonna, fit semblant de dormir. Elle s’en alla en lui lâchant une bordée d’injures, le traitant de capon et d’eunuque, le mettant au défi de prouver le contraire.

Chez les Djebala, la âïla est une fille publique, libre quelquefois, très souvent esclave. Achetée et possédée en commun par plusieurs célibataires, elle passe sa vie dans l’abjection, mangeant, buvant, dansant, se prostituant à ses maîtres et à leurs invités, dans un local spécial appelé beït eç-çoh’fa, sorte de lieu de débauche comparable à ce que nous avons de pire en ce genre dans nos cités européennes.

Le dernier soir de la ouaâda, toute pudeur semblait perdue. Des hommes, prenant par la taille des âïla ou des gitons, les entraînaient hors du sanctuaire, avec des gestes et des plaisanteries ignobles. Le voyageur, complètement ahuri, demanda à son voisin si ces gens-là ne redoutaient pas la colère du saint en agissant d’une manière si peu conforme aux lois de la décence. L’autre, étonné, regarda curieusement l’étranger et lui dit :

— Moulaye Bou-Chta a les idées larges.

— N’importe, observa le derviche. Dieu n’a-t-il pas dit dans son Livre divin : ومن يعظم حرمات الله فهو خير له عند ربه ? (). Que faites-vous donc des préceptes coraniques ? Est-ce à dire que les choses se passent ainsi dans tout le R’arb ?

— Parfaitement. Seulement les Arabes et les Berbères du Sud et du Centre ne connaissent que la femme, tandis que les Djebala, le Sous et le Rif préfèrent les gitons ; c’est à ce goût particulier qu’ils doivent leur surnom de K’aoum Lout’ (peuple de Loth) (4).


[…]

Mœurs dépravées


Moh’ammed parcourait la contrée sans se presser, allant d’un village à l’autre, toujours bien reçu par les joyeux condisciples qu’il trouvait dans les mosquées. Ces maisons du Seigneur sont de véritables hôtelleries, bourrées de provisions de toute sorte. Les soupentes servent de greniers, regorgent de raisins, figues, noix, amandes. Dans la cave, on conserve des jarres d’huile, du vinaigre, du çamet (gelée de raisin), du miel, le tout provenant de la générosité des habitants du village. La mosquée djebalienne se compose d’une vaste salle affectée à l’exercice du culte, de plusieurs cellules ou chambres pour les hôtes et les écoliers étrangers, de deux ou trois salles d’école. Quand il y a un minaret, on y ménage un réduit pour la bibliothèque et les tapis. Enfin, dépendent également du lieu saint : une écurie, un atelier de tisserand, une forge, une grande pièce servant aux réunions de la djemaâ (assemblée des notables). Tout près de là quelquefois se trouve le beït eç-çoh’fa, dans lequel sont enfermées les armes et les munitions de guerre qui sont la propriété collective du village.

Le beït eç-çoh’fa était, à l’origine, un arsenal et un corps de garde, où se tenaient en permanence des soldats de carrière, défenseurs naturels de la communauté. La pureté des premiers temps de l’Islam ayant fait place à un dévergondage effréné, ces soutiens de l’ordre et de la sécurité, illettrés la plupart, n’ayant ni la distraction de la lecture, ni le passe-temps des cartes, eurent l’idée de se divertir en faisant du temple de Mars une maison de prostitution, abominable lieu de débauche, où le giton et la âïla se livrent à la bestialité des brutes, dont ils sont la propriété, la chose, les esclaves. Ah ! si les voyageurs européens avaient seulement soupçonné la plaie hideuse, s’ils avaient pu pénétrer les secrets de la vie intime de cette société gangrenée et nous les divulguer, je n’aurais pas à faire aujourd’hui les écœurantes révélations qui mettent à chaque instant mon esprit et ma plume à la torture. En un sens, ils sont dignes d’envie, ces bons écrivains. Leur ignorance de la langue arabe les ayant constamment tenus à l’écart du monde musulman, les ayant empêchés de voir, de comprendre une foule de détails, restés toujours pour eux inconnus ou à l’état d’énigme, cette bienheureuse ignorance leur a du moins valu le très appréciable avantage de ne pas se douter de ce vilain côté des mœurs marocaines, de planer, bien haut dans l’azur, au-dessus des turpitudes d’un peuple corrompu jusqu’aux moelles.

Maintenant, comment concilier deux sentiments, en apparence si contraires : le zèle religieux et la lubricité ? Où trouver un homme plus dévot que le Djebalien, et, en même temps, plus impudique ? Si vous avez étudié l’Histoire en philosophe, sans esprit de secte, uniquement préoccupé de chercher la vérité, vous avez pu constater que le fanatisme a été la cause de toutes les horreurs, de tous les fléaux, de toutes les infamies qui ont désolé, pendant tant de siècles et chez toutes les nations, notre malheureux globule. Depuis l’affreux carnage commis par les Lévites, après l’adoration du Veau d’Or, jusqu’à la non moins affreuse Saint-Barthélemy, en passant par les Croisades, l’Inquisition, le supplice de Michel Servet, les fureurs des anabaptistes, les guerres saintes des Mahométans (5), les abominations charnelles des Borgias et des fanatiques célèbres de toutes les religions, dites-moi si notre planète a eu un instant de répit avec ces sinistres enragés qui ont déshonoré à jamais toutes les sectes, tous les cultes, tous les partis, toutes les Églises ? L’histoire impartiale vous démontrera que cette folie religieuse, l’abominable fanatisme, n’est nullement l’ennemie de la concupiscence ; elle s’en accommode très bien, comme elle s’accommode du reste de tous les vices, de toutes les scélératesses, de toutes les passions les plus dégradantes.

Visitons, par exemple, un hameau djebalien dans un de ses nombreux jours de fêtes. Vous allez voir les habitants s’abandonner sans réserve à toutes les fureurs de leurs désirs effrénés, sans manquer pour cela à une seule des prescriptions du culte extérieur de l’Islam.

Nous sommes à la veille d’El-Îd Eç-Cer’ir, la petite fête, celle qui suit le jeûne du ramadhan. La coutume veut, qu’avant la grande liesse des jours suivants, toute cette dernière nuit du long carême soit passée en prières. Dès neuf heures, les hommes se réunissent à la mosquée, et, depuis la première sourate jusqu’à la dernière, le Coran en entier est psalmodié par ces Croyants dont la ferveur est réellement édifiante. Sans un moment de défaillance, sans l’ombre d’une lassitude, ils récitent cet in-octavo de plus de trois cents pages, en marquant régulièrement les pauses, les inflexions obligatoires de la voix. Enfin, quand le ciel commence à blanchir, quand on est arrivé au verset terminant le Livre sacré : mina ldjinnati oua nnasi من الجنة والناس (contre les Génies et contre le genre humain), tous les fidèles se précipitent aussitôt dans les escaliers du minaret, le fusil au poing, s’empilant au sommet, dans l’intérieur, et jusque sur le piton de la tourelle, à faire croire qu’elle va s’écrouler ou éclater sous leur poids. Une décharge générale de mousqueterie, répétée par les échos et par les autres salves des villages voisins, annonce à la population la rupture du jeûne, le commencement de la fête. Les tireurs redescendent dans le lieu saint où les provisions de bouche commencent à affluer. Il n’est pas encore jour, on ne doit pas toucher aux aliments. Tous vont à la fontaine, tous procèdent à de grandes ablutions, et l’on se rend en bande à la mosquée. Émouvant spectacle d’un peuple en prière ! Ces centaines de fronts, courbés sur la laine des tapis, se redresseront tout à l’heure, oublieront les longues extases, ne se souviendront plus des interminables oraisons marmottées dans l’étouffante atmosphère de la maison du Seigneur. Pour le moment, graves comme des statues, ce sont des prêtres.

Tout à coup, les derniers mots de l’imam sont couverts par de nouvelles détonations. Les prêtres redeviennent des guerriers, et quels guerriers ! Des reîtres terribles, homicides, aux passions inavouables. La fête commence. On se donne d’abord le baiser de paix, en embrassant l’épaule de tous ceux que l’on rencontre. La mosquée se remplit de monde et de victuailles. C’est un envahissement de grands plats de bois, débordants de kouskous, des viandes, du miel, des assiettes creuses, pleines de pâtes, potages, beurre, raisins secs, figues. Des groupes se forment dans la salle même de la prière ; on s’accroupit en rond. Au centre, prennent place les anciens du village avec l’instituteur. Toutes les mains se mettent à pétrir des boulettes de kouskous, très adroitement lancées dans la bouche, à distance, sans jamais manquer le but. Il y a des gloutons qui se mettent à quatre pattes, humant longuement le miel des gaçaâ. Le bruit des mâchoires se ralentissant, les estomacs donnent des signes non équivoques de satiété. Alors un vieillard récite à haute voix la fatih’a, premier chapitre du Coran, répétée à voix basse par toute l’assistance. On laisse dans un coin les reliefs du festin à la disposition des pauvres et des étrangers. Tout le monde se porte hors du village, dans une sorte de cirque, où, jusqu’à la tombée de la nuit, se livrent les mêmes simulacres de combat (6).

Après l’énorme repas du soir, fait comme toujours à la mosquée, les célibataires et les jeunes gens, ne pouvant plus souffler, tellement ils sont repus, vont naturellement terminer la soirée au beït eç-çoh’fa.

Ce jour-là, le derviche avait rôdé dans tout le bourg d’Eç-Çafiyyin, observant avec attention des mœurs si nouvelles pour lui. La nuit, ne sachant que faire, il s’était faufilé dans un coin obscur du maudit immeuble, regardant de tous ses yeux l’incroyable spectacle offert par une population éhontée. Deux filles et deux gitons exécutaient, au milieu de la pièce, les danses les plus lascives aux sons d’un assourdissant orchestre composé de tambourins, flûtes en roseau, guellal et r’aït’a (sorte de hautbois). L’épaisse fumée des pipes de kif et des lampes à huile, les cris, les rires, les allées et venues des uns et des autres, les coups sourds du guellal, les notes stridentes des r’aït’a, les évolutions des danseurs, l’air abruti et terrible de tous ces hommes ivres, l’atroce puanteur de ce charnier humain très mal aéré, tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il entendait ahurissait l’explorateur, le jetait au comble de l’étonnement. Il distinguait confusément, le long des murs, les armes de ces gredins, d’étranges panoplies montrant leurs interminables fusils arabes, des poignards, des poires à poudre, des sabres. Étendus sur le dos, à plat ventre, accroupis sur de mauvaises nattes d’alfa, ceux que la fumée du chanvre n’avait pas encore terrassés, empilaient autour d’eux des monceaux de figues et de raisins secs, conservant à portée de la main d’énormes plats de viande, des poules rôties ou bouillies, du kouskous, des théières, des tasses fumantes de thé, du çamet (7) enivrant. À chaque instant, les prêtresses de Vénus et les éphèbes quittaient la danse, se mêlaient aux groupes, répondant aux obscénités par des attitudes provocantes. Les gitons surtout n’avaient aucune pudeur.

Ainsi, dans cette délicieuse contrée des Djebala, surnommée Ech-Cham Eç-Cer’ir (la petite Syrie), tant la nature l’a gratifiée de ses dons, toutes les nuits, tous les soirs que Dieu fait, depuis Tétouan jusqu’à l’Ouad Çbou, des milliers de satyres ardents souillent, dans leurs priapées nocturnes, des êtres humains des deux sexes, en présence souvent de leurs compagnons de débauche.

Le voisin du derviche, moins ivre que les autres, se contentait de grignoter des noix en humant de temps en temps des gorgées de thé. Il avait la mine d’un brave homme. Moh’ammed, ne croyant pas se compromettre, s’avisa de lui dire :

— Vous ne pensez donc jamais à la mort ?

L’autre, agacé sans doute par cette réflexion intempestive, se méfiant très certainement de cet inconnu qui osait critiquer ses hôtes, regarda bien en face le voyageur et lui dit, comme s’il parlait à un espion :

— Mon cher, quand on a tout ce qu’on veut, quand on est en fête comme aujourd’hui, une fête musulmane ! où est l’homme qui ne se réjouirait pas ?

Le derviche, voulant atténuer le mauvais effet de sa malencontreuse interrogation, se hâta de faire remarquer que dans son pays, là-bas, bien loin dans l’Est, on n’avait ni ces mœurs, ni ces coutumes.

— C’est évident ! hurla le Djebalien. La présence des Chrétiens vous empêche de faire éclater dans toute leur force vos sentiments religieux, tandis qu’ici nous n’avons pas à modérer notre enthousiasme. Va seulement chez les Beni-Zéroual. C’est là que tu verras des choses stupéfiantes. Nous ne sommes rien à côté d’eux.

Un homme à barbe grisonnante intervint, se chargeant de défendre le t’aleb étranger :

— Oui, il a raison cet oriental, et moi-même je rougis de l’humiliation continuelle dans laquelle nous tiennent les Beni-Zéroual. Si nos compatriotes n’étaient pas aussi vils que des Juifs, ils ne s’amuseraient jamais. Ah ! les Beni-Zéroual nous traitent comme des femmes ! Une jeune fille, un jeune garçon ne peuvent s’éloigner du village sans craindre d’être enlevés par ces guerriers farouches, qui osent parfois venir nous arracher nos enfants jusque dans nos maisons, pour leurs infâmes plaisirs, puis, quand ils en sont rassasiés, ils les vendent sur les marchés et souvent nous ne les revoyons jamais.


Organisation militaire


Au moins on pouvait causer avec celui-là. Moh’ammed ne s’en fit pas faute et il apprit ceci :

— Chaque hameau des Djebala a son beït eç-çoh’fa (le Club de la Gamelle) بيت الصحفة , composé de deux salles : dans l’une se trouvent toutes les armes et toutes les munitions de guerre de la communauté. C’est l’arsenal. L’autre pièce sert de caserne à un certain nombre d’individus de la dernière classe de la société, des bandits, des pâtres, qui ont fini de bien faire, tous célibataires, tous illettrés. Ces hommes représentent la force armée du village. Ce sont de véritables troupes permanentes chargées de défendre leurs concitoyens, de repousser les attaques des tribus voisines, d’ouvrir les hostilités dans un but de rapine ou de vengeance. Cette garde, est-il besoin de le dire, est presque toujours en maraude, pillant, rançonnant les faibles, dévalisant les voyageurs isolés qui passent sur les terres de la commune, car tout douar, tout village marocain indépendant est une commune, une commune affranchie de tout joug, se gouvernant elle-même au moyen de son Conseil Municipal (djemaâ), arbitre souverain de ses destinées. Les Djebaliens, lettrés pour la plupart, dédaigneux de la carrière des armes, qu’ils croient bonne tout au plus pour les goujats, ont imaginé cette création d’une milice bourgeoise, composée uniquement d’ignorants. Dans le Rif, pays extrêmement belliqueux mais peu éclairé, tout le monde est soldat ; le gamin lui-même est fier, heureux de porter un fusil. Chez les Djebala, la transition est radicale : les étudiants et les hommes mariés ne se battent qu’à la dernière extrémité, quand l’ennemi vainqueur menace de tout mettre à feu et à sang. Aussi faut-il tenir compte de cet état de choses dans les évaluations de la population djebalienne, dont on obtient le total approximatif en multipliant par 7 le nombre de ses défenseurs.

Nous voici donc en présence d’un embryon d’organisation militaire que nous ne soupçonnions pas jusqu’à présent. Sans se précipiter tête baissée dans des hypothèses insoutenables, il est bien permis d’envisager la possibilité de réunir plus tard, en une seule troupe, ces hommes de guerre, d’en faire une armée nationale, capable, le jour du danger, d’opposer aux forces ennemies une résistance d’autant plus efficace qu’elle serait inattendue. Les circonstances, mieux que les hommes de génie, accompliront ce miracle. En attendant, les Djebala et toutes les autres provinces indépendantes de l’immense anarchie organisée qui s’appelle le Maroc savent, par leurs seules forces militaires, se soustraire au joug gouvernemental qui pèse si lourdement sur les populations restées sous la tyrannie du roitelet de Fas.

Les étudiants sérieux, les gens vertueux, les hôtes de distinction se détournent du beït eç-çoh’fa comme d’un lieu maudit. Pourtant, on a vu des vauriens d’écoliers, des époux volages, s’égarer quelquefois dans ce temple de la volupté.

Il était plus d’une heure du matin. Le loquace vieillard, charmé d’avoir un auditeur si attentif, menaçait de faire durer la conférence jusqu’à l’aurore. Le derviche coupa court à ce flot de paroles en allant se coucher à la mosquée. Le lendemain, il se remettait en route, laissant le peuple d’Eç-Çafiyyin continuer la fête pendant deux jours encore. […]



Voir aussi

Source

  • Le Maroc inconnu : étude géographique et sociologique. Deuxième partie, Exploration des Djebala (Maroc septentrional) : avec une carte inédite de cette province au 1/250.000 / Auguste Mouliéras. – Paris : Augustin Challamel, 1899 (Oran : Impr. D. Heintz, 3 mars 1899). – VIII-814 p. : carte ; in-8.
    « Tribu de Féchtala », p. 5-7, 11, 13-15, 17-23.

Articles connexes

Notes et références

  1. Arabe.