Alcibiade enfant à l’école (Texte intégral – 2)
(Traduction française attribuée à Édouard Cléder, 1866.)
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— Renoncez à votre entreprise et à l’amour des enfants, répondit Alcibiade, et du même coup vous mettrez un terme à vos tourments.
— Il n’est pas en notre pouvoir d’aimer, mon cher Alcibiade, et moins encore de cesser d’aimer un objet aimable qui nous gagne le cœur par les yeux, qui attire à lui, avec une force incompréhensible, l’âme de celui qui le contemple. Ce divin aspect, en le faisant rêver aux joies infinies de la possession, finit par exciter ses désirs, par l’enflammer d’amour. Et s’il ne s’enivre pas à la source du plaisir convoité, s’il ne s’y baigne pas, s’il ne s’y plonge pas, il faut qu’il brûle jusqu’à ce qu’il soit réduit en cendres. Et quand une fois une liqueur désirée invite nos lèvres à s’imprégner de sa douceur, qu’importe, pourvu que nous buvions, que le vase soit rond ou carré ? Quand nous voudrions en distinguer la forme, est-ce que nous le pourrions ? Quand nous le pourrions, le devrions-nous ? Qui le voudrait ne le pourrait ; qui le voudrait et le pourrait n’aurait pas le sentiment de le faire.
» Les lois de certains peuples, et en particulier celles des Athéniens, comme vous le dites, défendent cette forme de l’amour : la défense en elle-même n’a rien que de sage. Les hommes conforment leurs lois à leurs intérêts, mais ils ne conforment pas toujours leurs intérêts à la justice. Cette défense est faite en faveur des femmes ; elle doit leur plaire, parce qu’elle les empêche de tomber dans le mépris et l’abandon. Il suffit d’une ombre de convenance pour donner aux législateurs un prétexte suffisant de faire des lois et des décrets : ainsi, sous couleur de secourir un sexe faible, incapable, né pour la sujétion, ils ont formulé cette loi prohibitive, bien plus conforme aux intérêts de l’État et de la politique qu’aux lois de la raison, aux penchants de la nature. C’est sur cette exécrable raison d’État que la plupart des lois humaines et religieuses ont été fondées ; c’est la raison d’État qui fait que plusieurs d’entre elles, qui sont abominables, passent aux yeux du stupide vulgaire pour pieuses et sacro-saintes.
» Les Vanges, qui habitent sous l’équateur, ont pour croyance certaine et infaillible que Dieu, le créateur et le conservateur de l’univers entier, n’habite que parmi eux : tout le reste des hommes est abandonné de lui, livré aux caprices de la fortune et du hasard ; Dieu lui-même n’a ni plus de volonté, ni plus de puissance que n’en a leur chef, qu’ils regardent comme un autre Dieu. Au delà de leurs frontières, il n’y a ni vérité ni Dieu. Ils poussent si loin la présomption, que, réputés eux-mêmes maudits par toutes les autres sectes, ils se regardent non seulement comme les élus, mais comme les patrons de Dieu ; en sorte qu’ils sont convaincus que l’Être suprême se soumet à leurs volontés, adopte leurs goûts et leurs préjugés. Ils ont même des contes ridicules et puérils, où ils en font une sorte de personnage de théâtre, tour à tour riant ou renfrogné, tour à tour comique, bouffon ou gracieux.
» Les Scythes qui haïssent les ennemis de leur foi, au point de croire faire œuvre pie en les massacrant tous, croient que les âmes séparées des corps ont une bouche, un vit, mangent et foutent comme les bêtes…
» Les Tartares tiennent pour chose permise, d’enfiler mère, sœurs, fils, frères, et les bêtes par-dessus le marché. Les rapports entre mâles sont autorisés par les lois des peuples les plus civilisés, par les Perses, par les Mèdes, par les Indiens, par les plus nobles cités de notre Grèce.
» Les Chaldéens ont un pauvre dieu, superstitieux, volage, inconstant, cruel, sans jugement.
» Et cependant, à l’observation, à la croyance de toutes ces lois, ces peuples préfèrent encore les honneurs, les richesses et la vie. Dites, Alcibiade, vous semblent-elles justes ?
— Non, répondit l’enfant, mais folles et déraisonnables.
— Et cependant, reprit le maître, elles sont sanctifiées par l’usage, affermies par la crainte qu’elles inspirent, tenues pour vraies et légitimes, et, grâce à la crédulité des simples et à la sévérité des gouvernants, elles vivent, elles se maintiennent comme l’expression même de la justice.
» Mais revenons à notre sujet. Passons en revue tous nos dieux ; auquel accorderons-nous pleine croyance ? Est-ce à Jupiter, le roi des dieux et des hommes ? Mais n’a-t-il pas enlevé Ganymède ? Or, si les hommes doivent se modeler sur l’exemple des dieux, comme il nous est cependant impossible de les suivre dans l’exécution de tous leurs actes, Jupiter a pu légitimement user de la force parce qu’il était Dieu ; sa divine volonté pourrait régler la justice de nos actions ; mais, n’ayant pas son pouvoir souverain, il faut bien qu’au lieu de la force, nous employions les prières ; et il faut bien qu’à la longue, les plus sourds se rendent à des vœux obstinés.
» Est-ce qu’Apollon n’a pas joui de Cyparis et d’Hyacinthe ? Hercule n’a-t-il pas été heureux avec Hylas ? Si Cupidon est de notre sexe, s’il est garçon, c’est pour montrer que l’amour des garçons est supérieur à l’autre. Quant à l’amour des femmes, il est représenté par Vénus, qui ne porte le carquois et le brandon que quand son fils consent à les lui prêter.
» Donc les garçons tiennent le sceptre de l’amour ; les femmes n’ont qu’une autorité de seconde main, une délégation de pouvoirs. Celui, donc, qui croirait que cette souveraine volupté est en horreur aux dieux et que ceux qui la goûtent se ménagent d’affreux châtiments, est aussi éloigné de la vérité et de la justice que s’il voulait qu’on punît un esclave pour avoir exécuté les ordres et suivi les exemples de son maître. Et si vous partagiez cette croyance, vous pourriez croire aussi bien, comme le vulgaire, que pendant la nuit le soleil reste caché dans un trou de la lune.
» Ceux qui, dans leurs intérêts privés, ont cru convenable d’interdire cette sorte de volupté, comprenant bien qu’une telle défense paraîtrait aux gens sensés contraire à la raison, ont cherché à appuyer cette loi fragile sur la puissance immuable de Dieu. Et de même que les fourbes usent du serment pour faire passer leurs mensonges, de même ces législateurs, pour faire admettre leurs principes erronés, mêlent à chaque instant le sacré au profane.
» Rien n’est plus propre à ébranler notre raison que l’atrocité des peines et des tourments qu’ils nous font entrevoir. Tous les hommes ont le respect de Dieu gravé naturellement au fond de leur cœur, parce qu’étant la cause, l’âme éternelle, l’essence du grand tout, communiquant l’être et la durée à toutes les existences, en les pénétrant de sa substance, il laisse en elles une profonde empreinte de respect et d’adoration. C’est pourquoi il est partout plus ou moins l’objet du culte et de la crainte des hommes. Or, c’est sur cette base que nos sages législateurs ont bâti leurs beaux règlements. En donnant pour la volonté de Dieu ce qui n’était que l’effet de leurs caprices, ils ont donné crédit à leurs décrets et en ont assuré la prompte exécution. Ils ont fait rejeter avec horreur jusqu’à la pensée de les enfreindre, ils nous ont fait sucer leurs doctrines avec le lait, en sorte que nos âmes en étant imbues dès le berceau se les sont pour ainsi dire incorporées.
» Il est résulté de là que bien des gens renonceraient plutôt à la vie qu’à ces maximes. C’est avec de tels moyens, avec de tels artifices, avec de tels subterfuges que Numa, Lycurgue et Solon et d’autres législateurs des plus célèbres, des plus fameux, ont répandu leurs lois et assis leur empire.
» Un surtout, en faisant intervenir habilement Dieu dans ses desseins, a pu sans obstacle maîtriser un peuple nombreux, déchiré par les révoltes et les factions. Avec une prudence réfléchie, il ramenait à des miracles les phénomènes naturels, et, en les faisant concorder avec chacun de ses décrets, il s’emparait des esprits d’une populace simple, grossière et toujours prête à l’obéissance.
» Mais si Dieu est toujours aussi immuable que sage dans des œuvres de justice et de clémence, d’où vient qu’aujourd’hui il ne punit pas ce plaisir qu’on nous donne comme un crime ? Est-ce qu’il n’est plus ce qu’il était autrefois ? Est-ce qu’il a changé d’opinion, ou bien s’il a peur de nous ? Est-ce enfin qu’il songe à détruire le monde qu’il a créé lui-même ?….
» Une horloge doit son mouvement aux rouages et aux contrepoids que lui a donnés l’ouvrier ; en sonnant l’heure du temps voulu, elle remplira donc le but de l’horloger ; de même nos intérêts sont les contrepoids que la nature et Dieu nous ont donnés : s’y abandonner, ce n’est donc pas s’éloigner du but pour lequel on a été créé, ce n’est pas se soustraire aux intentions du grand ouvrier. Disons maintenant un mot des traditions qu’on nous a laissées sur certains cantons sulfureux, traditions qui n’auront pas manqué d’exercer sur vous, comme sur tous les esprits faibles, un grand empire.
» Donc, sur les confins de l’Arabie et de la Syrie, soit par l’effet de certaines combinaisons des éléments, soit par quelque influence inconnue du climat, on voit un lac immense de bitume, répandant ses exhalaisons. Il rend à la contrée d’immenses services, et pour la salubrité et pour les arts. D’un côté, ses eaux servent pour une foule de maladies ; de l’autre, il sert à lui seul, plus que toutes les autres matières, pour la construction des vaisseaux et pour une foule innombrable d’autres travaux importants. La viscosité de ses eaux le rend impraticable à la navigation, la température en est fort élevée ; ses eaux contiennent une atmosphère épaisse et les matières les plus inflammables.
» L’air ambiant participant par le contact à sa chaleur excessive, dessèche la terre, la brûle, échauffe les fruits des arbres au point de les amener à maturité ; en sorte qu’ils sont plutôt les produits de la matière ignée que les fruits naturels de la terre.
» Quand donc le législateur susdit vint à passer avec son armée près de ces lieux, son peuple ignorant ne manqua pas de l’interroger sur ces merveilles à lui inconnues, sur les étranges propriétés de ces eaux, sur leur couleur, leur chaleur et le reste. Occasion des plus heureuses pour imaginer une fable agréable et utile à ses fins, sans compter qu’elle lui était nécessaire et qu’elle pouvait passer pour artifice politique, plutôt que pour mensonge éhonté.
» Son armée était composée de femmes en grande partie, toutes enlaidies par un si long voyage, peu désirables et plus propres à éteindre la concupiscence qu’à l’allumer. Les soldats, forcés d’en revenir à l’usage, plus commode pour eux, des garçons, laissaient les malheureuses dans un abandon complet. Ce que voyant le sage capitaine, il se prit à songer que dans peu s’éteindrait son empire ou que du moins il ne pourrait florir entre les mains de ses successeurs, si la génération ne venait remplir les brèches faites dans son peuple ; il défendit donc tout commerce avec les garçons, en ayant soin d’ajouter que c’était l’ordre exprès de Dieu. Il leur prouva que c’était pour punir de tels rapports que le Tout-Puissant avait changé ces lieux en un lac de soufre, que cinq villes englouties par le feu n’avaient laissé que ce vestige de la vengeance céleste, et c’est ainsi, que pressé par les circonstances qui le forçaient d’imaginer à la hâte ce fabuleux expédient, le législateur défendit par un décret les délicieuses jouissances que l’on goûte avec les garçons.
» Voyez de quoi dépendent les lois ! Si dans cette bande les deux sexes eurent été également répartis, celle-là eût été inutile, et le chef ne l’eût point portée. Aussi bien, dans la suite, ses descendants bâtirent, auprès de leur temple le plus fameux, des maisons publiques consacrées à la pédérastie, et y placèrent comme directeur l’homme le plus sage et le plus considéré de la nation. C’est un fait étrange que, parmi tant d’écrivains de notre Grèce, si exacts, si renommés, si universels, pas un n’ait fait mention d’un prodige si extraordinaire et si merveilleux.
— C’est peut-être, répondit Alcibiade, parce qu’ayant vos goûts, ils n’ont pas voulu, dans leur intérêt, détourner les hommes de ce plaisir en les épouvantant.
— Votre objection n’est pas vraisemblable, mon fils ; car s’ils avaient regardé cette jouissance comme réprouvée et passible de la vengeance de Dieu, qui tient toutes choses sous ses lois, ils en auraient parlé, pour ne pas tomber sous le coup de sa colère et ne pas voir leur silence réputé pour un crime. Et en les supposant capables de braver la justice céleste, pour effrayer les autres et se réserver à eux seuls cette jouissance délicate, ils se seraient fait passer pour dévots et se seraient assuré la possession tranquille de ce doux privilège. C’est pourquoi ils n’auraient pas manqué de remplir non pas des feuilles, non pas des brochures, mais des volumes entiers de ce récit miraculeux. Cette supposition est d’autant mieux fondée, que, parmi ces auteurs, il n’en manque pas qui, sous des dehors vertueux, sous des semblants de justice et d’équité sévère, étaient capables de préférer la vie à la vérité ; donc s’ils n’ont pas parlé du lac de soufre, c’est que cette tradition ne reposait à leurs yeux sur aucun fondement de vérité.
» D’ailleurs l’auteur de cette invention, croyant bien qu’il serait trop dur d’établir une loi absolue sur un récit imaginaire et simplement destiné à assurer par la terreur l’exécution de ses décrets, s’est bien gardé de dire que la pédérastie fût la seule cause de l’engloutissement des cinq villes, mais que ce malheur leur vint de leur impiété, de leur cruauté, de leur avarice, de leur rapacité, de leurs violences, et qu’en résumé, si elles périrent, ce fut pour avoir voulu forcer la pudeur des anges. Ainsi peu s’en est fallu qu’avec cette restriction il ne rendît légitime ce qu’il avait voulu complètement abolir. Ce qu’il punit donc, ce ne fut pas le plaisir, mais la violence ; ce ne fut pas l’amour, mais la cruauté ; ce ne furent pas les embrassements, mais la brutalité. Cette intention, contenue déjà dans sa fable, apparut assez dans les résultats.
» Et, en réalité, user de violence, c’est être le bourreau des âmes, qui sont naturellement bonnes, douces, clémentes, et dont la liberté est l’essence ; contraindre ses penchants généreux, c’est les dénaturer, c’est les annuler. Voyez les filles publiques, il est permis à ces malheureuses d’être pour tout le reste les plus viles créatures du monde, mais il leur est défendu, sous peine de mort, d’user de la force et de la violence. Donc où il y a accord commun et unanime, là la violence est bannie, là règnent l’amour, la paix, le naturel, l’émulation du bien. L’homme violent est un tyran en horreur à la nature et à Dieu, qui n’admettent que l’accord de la sympathie des âmes. Dans les lois de ce chef dont nous avons parlé, lois exposées par les personnages les plus sages de cette nation et les plus inspirés de l’esprit prophétique, on trouve un décret où l’un de ces derniers, législateur très remarquable et passant pour communiquer avec Dieu, énumérait les péchés du peuple, en les menaçant tous des châtiments les plus sévères. Quand il en vint à la pédérastie, il n’éleva contre elle aucune plainte ; il se contenta de réprouver comme maudits ceux qui déserteraient les enfants de la nation pour s’attacher aux enfants étrangers : Et pueris alienis adhæserunt ![1], s’écrie-t-il avec indignation.
» Si c’était un crime de les abandonner, c’était donc un acte méritant et vertueux de les rechercher, et comme nous devons notre amour aux nôtres plutôt qu’aux étrangers, délaisser les premiers pour se donner aux autres, c’était violer les lois de la nature. En leur reprochant donc tout commerce avec les étrangers, il les engageait à avoir commerce entre eux.
» Mais si des lois humaines, nées du caprice des hommes, vous passez aux lois universelles et infaillibles de la nature, vous trouverez qu’elles vous ordonnent la pédérastie plus qu’elles ne vous la défendent, et c’est ce que je vais vous prouver.
» Pour procéder par ordre dans une matière si importante, on appelle lois de la nature celles que chaque homme, à quelque secte, à quelque nation qu’il appartienne, trouve naturellement de lui-même, dès le berceau dans les lumières de sa raison ; qui sont sanctionnées par le consentement universel et par l’autorité des plus sages et des plus justes. Elles se divisent en deux parties principales : l’une concerne l’hommage que nous devons à Dieu, l’autre nos rapports de bienveillance et d’équité envers le prochain, et voici comme on les formule :
» Aimer Dieu sur toute chose, et aimer son prochain comme soi-même, ou, ce qui revient au même, n’offenser ni Dieu ni le prochain. Or, si ces deux préceptes ont des résultats différents, ils ne doivent pas être contenus ni confondus l’un dans l’autre, attendu que cette confusion et cette assimilation leur enlèveraient leur caractère distinct et les réduiraient à un seul.
» Si c’était la même chose que ne pas offenser Dieu et ne pas offenser son prochain, il suffirait de cette formule : Ne pas offenser Dieu. Les deux préceptes sont donc évidemment distincts. Ils ne dépendent pas l’un de l’autre, ils n’ont pas de rapport l’un avec l’autre. Or, je vous le demande, si votre prochain se montre satisfait de ce que vous désirez, s’il en est content, heureux, reconnaissant, touché, peut-il s’appeler offensé ? avez-vous transgressé le précepte ? est-il outragé ? vous citera-t-il en justice ?
— Certes, répondit Alcibiade, le précepte sera rempli ; le prochain devra se tenir pour obligé, et il me semble qu’entre une telle conduite et une offense, il y a autant de différence qu’entre un présent et un vol.
— Parfaitement conclu, reprit le maître. Mais, à ce compte, si un enfant consent à s’abandonner au désir de son amant, s’il y trouve plaisir et avantage, en quoi y a-t-il offense au prochain ? Ne serait-ce pas folie que d’en vouloir trouver une ? Si le libre arbitre, cet admirable don de Dieu, nous donne la volonté et le pouvoir de disposer, comme nous l’entendons, de ce qui est à nous, pourquoi excepterions-nous ce seul point ? Quoi ! vous pouvez prêter une maison, un cheval, un chien, et vous ne pourrez pas vous prêter vous-même ! Y a-t-il un tyran assez cruel pour donner la liberté à son esclave en lui défendant de s’en servir ? Dieu nous aura donc faits libres, pour nous rendre esclaves de nos passions et de leurs mouvements déréglés ?
» Donc, comment Dieu qui nous a créés fragiles, blâmerait-il nos faiblesses ? Ce serait blâmer son œuvre. Est-ce que, par hasard, il verrait notre bonheur avec peine, est-ce qu’il verrait nos plaisirs et nos jouissances d’un œil d’envie ? Si le plaisir ne jetait pas quelque baume sur les misères de la pauvre humanité, ce monde serait proprement la caverne de Pluton. L’homme ne serait pas le roi des animaux, mais le résumé de toutes les souffrances, de tous les tourments. Que la noblesse de votre entendement ne se laisse donc pas troubler par d’aussi bas préjugés, par d’aussi absurdes croyances !
— Pourquoi donc, dit Alcibiade, les garçons qui font plaisir aux hommes sont-ils flétris de l’épithète injurieuse de bardaches ? Pourquoi les méprise-t-on ? Pourquoi les regarde-t-on comme infâmes ? Si tout ce que vous m’avez dit est vrai, ne doit-il pas résulter de là que le langage commun est en opposition avec la réalité des choses ? Tirez-moi de ce doute, je vous en prie.
— Ce nom de bardache, répondit le maître, ne doit pas se donner et ne se donne pas, en effet, aux garçons qui, par pure affection et par pure courtoisie, s’abandonnent gracieusement à d’honnêtes gens qui méritent cette faveur.
» C’est ainsi qu’on n’inflige pas l’épithète de putain à ces belles amoureuses qui, pour satisfaire à la loi d’amour, viennent si gentiment en aide aux pauvres cœurs souffreteux. Ainsi, il est raisonnable, il est juste que les personnes sages et discrètes remplacent ces odieuses dénominations par celles de dieux pour les uns et de déesses pour les autres ; que les uns soient appelés les rédempteurs des misères humaines et les autres les consolatrices des âmes faibles et affligées. D’ailleurs une foule de grands princes leur a élevé des autels et des temples, consacré des prêtres, offert des sacrifices et de l’encens ; toutes les histoires de la Grèce et de Rome sont pleines des souvenirs de ce culte. Bardache signifie proprement un garçon mercenaire qui n’aime que pour le gain, qui ne se donne pas, mais qui se vend, qui fait de l’amour un métier servile.
» Il y a entre un garçon amoureux et courtois et un bardache la même différence qu’entre un vénérable prêtre et un coupable simoniaque. Ils sont revêtus tous les deux du sacerdoce, ils administrent tous les deux les mêmes sacrements, mais l’un, dans l’exercice de son ministère, n’a en vue que l’excellence de ses fonctions, que la sublimité de son caractère, que la satisfaction des besoins spirituels de son troupeau, que l’accomplissement des lois divines ; l’autre ne voit que l’utile, que l’intérêt, que le gain.
» D’où il résulte que le premier est sacro-saint, le second infâme et détestable. Les choses sans prix ne doivent pas être tarifées. Or qu’y a-t-il de plus précieux, de plus digne des garçons amoureux, ô mon noble et divin enfant, que de donner aux hommes, sans aucune arrière-pensée d’intérêt, le bonheur des élus ? Il est vil, il est infâme, le garçon qui se livre pour de l’argent, qui, au lieu d’être le jardinier et le trésorier des jouissances de l’amour, se fait l’ignoble bourreau de sa propre chair.
— N’est-il pas raisonnable, répondit Alcibiade, que, qui fait du bien aux autres, soit payé de retour ? que, qui soulage les besoins du prochain, en soit à son tour soulagé ? Pourquoi donc un garçon sera-t-il traité d’immonde, s’il reçoit de l’argent de celui à qui il donne du plaisir ?
— Non, bel enfant, reprit le maître ; autre chose est un marché, autre chose un échange de bons procédés. Il n’est riche et puissant qui n’ait besoin souvent d’un plus petit que soi : qui rend service a droit d’en être payé. Je veux bien qu’un amant généreux vienne en aide à l’enfant qu’il aime et l’oblige en toute occasion, soit pour lui large, libéral, courtois, mais en dehors de toute convention intéressée, soit tacite, soit expresse.
» L’amour doit être notre seule règle dans ces occasions ; il est le seul arbitre digne et honorable en ces questions délicates. Il admet les présents, les libres témoignages d’amour et de générosité ; mais la sordide vénalité lui fait horreur.
» Les prêtres honorables, hommes de bien, vivent de l’autel, et en vivent mieux et plus largement que les simoniaques et mercenaires. Pourquoi ? Parce que ceux-ci sont détestés, et les autres vénérés pour leurs vertus.
» Les auteurs de comédies, quel que soit leur admirable talent, s’ils font métier de leurs œuvres, sont regardés comme de vils et infâmes histrions. Et c’est pour ce motif que les divines lois de la Rome antique les privaient de la sépulture.
— Vos raisons me satisfont pleinement, dit Alcibiade, mais dites-moi, je vous prie, si l’on prend plus de plaisir avec les garçons qu’avec les femmes, et pourquoi ?
— Le plaisir est une harmonie formée de plusieurs voix différentes et qui ne pourrait être complète avec une seule ; comparaison qui s’applique à toutes les jouissances, mais surtout à celles de l’amour ; si donc nous n’envisageons que le dernier terme de la jouissance érotique, la suprême satisfaction des sens, sans tenir compte des circonstances qui l’accompagnent, la question restera indécise. Plusieurs même la résoudront à l’avantage des femmes ; ils diront que la nature a donné aux femmes une certaine partie secrète, douce, d’une chaleur proportionnée qui, secondée par celle du membre viril, facilite le coït, assaisonne et avive la volupté ; ils diront que la fusion des corps, le baiser lascif, le contact intime de deux épidermes forment la suprême félicité. Ils ajouteront que cette union de deux corps, confondus comme en un seul, image et symbole des liens qui unissent deux âmes aimantes, favorise l’échange réciproque de toutes les voluptés, qui, du contact de chaque membre, se communiquent à nos sens avec de doux frémissements. Cet épanchement de deux êtres, ajouteront-ils, qui est le vœu et l’essence de l’amour, ne peut s’accomplir que par ce moyen, et ce désir, si ardent chez tous les amants, de se perdre dans l’objet aimé, ne peut s’assouvir que dans ces conditions ; c’est pour arriver à ce but, à cette fin désirée que nous portons nos mains avides, nos baisers enflammés sur toutes les parties de la personne aimée, et que nous brûlons de remplir toutes ses bouches avec la main, avec la langue.
» Dans cette lutte suprême de la volupté, les langues enlacées sucent, aspirent l’image de l’objet aimé ; les deux âmes se reflètent, se respirent tour à tour avec un souffle du Paradis dans le cœur. Les amants secondent de toute leur puissance l’accomplissement du secret mystère d’amour ; ils s’enlacent comme la vigne en nœuds indissolubles ; leurs deux corps ne forment plus qu’une âme ; rien ne manque à leur désir ; leur jouissance est complète comme leur union. Or, d’après les mêmes personnes, ces heureuses conditions ne se retrouvent pas dans l’amour des garçons, ce qui doit le rendre moins désirable. Disons d’abord que ces personnes, entraînées par l’habitude, qui devient en nous une seconde nature, remplacent le raisonnement par le préjugé banal.
» J’admets, avant d’attaquer leurs arguments, que la chaleur qui réside dans la nature de la femme sert à provoquer ceux qui n’ont pas grande chaleur d’amour ; que la rencontre des semences les invite à pénétrer plus vigoureusement au centre de la jouissance et sert pour ainsi dire de guide au pèlerin trop timide. J’admets encore que les baisers, la vue, les haleines échangées, les embrassements, jouent un grand rôle dans l’accomplissement du grand acte. Enfin j’accorderais tout aux femmes, si je ne retrouvais les mêmes avantages dans les garçons, et bien supérieurs encore. En effet, si ce nid charmant d’amour, trésor unique, divin privilège des enfants amoureux, n’a pas la chaleur de celui des femmes, il a une chaleur tempérée, source rafraîchissante propre à éteindre les ardeurs de la passion. Car pour éteindre cet incendie, c’est plutôt une douce fraîcheur qu’il nous faut qu’une chaleur plus intense encore.
» La rencontre des semences a je ne sais quoi de désagréable : c’est comme une pluie importune et intempestive qui vous alanguit et vous fatigue. La vaste capacité du con vous cause une sorte d’horreur. C’est un labyrinthe qui vous invite à vous perdre plutôt qu’à vous réjouir. Voyez au contraire ce joli petit conduit fait au tour, qui vous mène au jardin fleuri des garçons, ne renferme-t-il pas tous les plaisirs ? Et le mouvement de ces deux coussinets arrondis, frais, veloutés, qui s’ébattent entre vos cuisses, ne porte-t-il pas au comble la volupté ? Ne vaut-il pas tous les plaisirs, non seulement réels, mais imaginaires, que l’on peut goûter avec la femme ? Ne vous semble-t-il pas que la nature, en donnant à ces bienheureuses fesses cette forme rondelette, ce moelleux délicat, a voulu expressément nous montrer qu’elle les destinait à remplir la concavité que forme notre corps quand nous en jouissons. C’est le contraire chez la femme. Dans le coït, la convexité des deux ventres qui se touchent laisse un vide entre les parties et les empêche de former cette union parfaite qui seule fait l’extrême jouissance.
» Quand on jouit d’un garçon, on n’est privé ni de la douceur du baiser, ni du bonheur de respirer le souffle embaumé de la bouche amoureuse. Là aussi, l’union est complète et l’ivresse doucement partagée, lorsque le bien-aimé prend une position qui lui permet de tourner facilement son visage vers celui de son amant, tandis que la ciboule se plante dans son jardin ou frétille gentiment entre ses mains, selon le caprice du charmant jouvenceau. Et quand cette position offrirait quelque inconvénient, loin de nuire au plaisir, elle en fait l’assaisonnement, elle l’aiguillonne, elle le stimule, comme le jeûne aiguillonne et stimule l’appétit. D’ailleurs, sentir l’oiseau de l’enfant se dresser, se roidir, s’irriter, se gonfler dans vos mains, s’ébattre en mille manières, n’est-ce pas là un plaisir qui vous invite, qui vous excite, qui vous pousse à l’attaque, qui multiplie vos coups, qui vous enflamme d’amour ?
— Mais, dit Alcibiade, la forme que peut avoir l’oiselet des enfants importe-t-elle au plaisir qu’y prennent les amants ?
— Certes, répondit le maître ; il doit être bien proportionné, ni trop gros, ni trop petit. Trop de petitesse est le signe d’un fruit vert encore et sans saveur, qui ne peut ni exciter le désir, ni mener la jouissance à bonne fin. Au contraire, un oiseau démesurément gros, mou et charnu, montre que le chevreau est devenu bouc, et, comme l’autre est trop délicat, celui-ci a quelque chose de sale et de répugnant. Quelques-uns toutefois se servent du bouc, mais pour intervertir les rôles plutôt que pour goûter les jouissances attachées à la position régulière. Pour moi, je ne veux pas faire le monde au rebours. Je veux un vit droit, gracieux, blanc, poli, bâti sur deux petites boules rondelettes, propre à distiller sur les mains amoureuses une rosée bienfaisante.
» Ces jouets-là sont comme les tendres fleurettes d’or de la saison nouvelle ; qui les voit devine en eux des présages d’amour sincère, des instruments de plaisir, propres à donner autant de voluptés qu’ils en reçoivent. Ils sont, aux yeux du connaisseur, les images, les copies naturelles des oiseaux les plus précieux ; comme le vôtre, ô mon bien-aimé ! résume en perfection ceux des enfants les plus aimables. »
En parlant ainsi, le maître lui passa un bras autour du cou, tandis que son autre main courait aux parties plus secrètes, altérée de désirs comme un cerf, affamée de convoitise comme une harpie.
L’enfant le repoussa doucement : « Avant que vous ayez autre chose de moi, mon maître, lui dit-il, daignez satisfaire ma curiosité sur quelques autres points.
— Commandez, répondit Philotime ; mon vœu le plus cher est de satisfaire tous vos désirs.
— Est-ce que les femmes n’ont pas aussi des pommes comme les garçons, et qui valent bien cet oiseau que vous estimez si fort ?
» Il me semble, pour ma part, que dans le congrès amoureux, celui qui fait l’agent doit s’estimer bien plus heureux, de caresser ces seins rondelets, vermeils comme des pommes, et d’autant plus estimés qu’ils remplissent plus exactement la main. Si, dans le plaisir de l’amour, vous avez tant de goût pour les pommes, les femmes en ont quatre, tandis que les garçons n’en ont que deux. Si le jardin des garçons a des fruits, celui des femmes a aussi les siens, bien plus précieux, bien plus désirables. Dans celui des garçons, vous avez la pêche, que les femmes ont aussi, sans compter la figue, qui, comme saveur, ne le cède ni à la pêche, ni à aucun fruit. Quant à la vaste capacité du con, que vous comparez à un labyrinthe inextricable, c’est une critique trop générale pour être vraie. Ce défaut ne se rencontre que chez celles qui se prodiguent trop, qui sont mûres, ou qui ont eu des enfants ; quant à celui des jeunes, je crois que vous le calomniez.
» Vous nous présentez comme nauséabonde la liqueur que ce joli vase contient ; mais si au lieu de cette liqueur, vous voyiez sortir du vase des garçons, comme d’une source naturelle, un beau jus de merde, que diriez-vous alors ? Cela sentira-t-il l’ambroisie ? Trouverez-vous l’odeur du musc dans ce fumier ? La porte du paradis sera-t-elle pour vous une chaise percée ? Ces objections sont-elles imaginaires ou sérieuses ? Rêvé-je, ou si je dis la vérité ? Qu’en dites-vous mon vénéré maître ?
— Votre divine intelligence n’a que des conceptions divines et dignes de vous ; mais si fondés que soient vos arguments, on peut leur trouver une réponse plus spécieuse et plus solide en même temps. Je les réfuterai donc un à un. Entre le plaisir d’avoir dans les mains les seins d’une femme ou l’oiselet d’un enfant, il y a toute la différence qui existe entre la possession d’un être animé ou d’une chose inanimée. Le sein n’a ni mouvement ni sentiment ; l’oiseau est mobile et d’une grâce pétulante ; les mamelles sont inertes et sans âme ; l’oiseau s’agite, se démène, s’ébat, fait signe de la tête ; il pleure, il sourit, il applaudit, il concourt avec vous, dès le début de l’action à toute la lutte amoureuse ; tandis que les mamelles, celles du moins d’un grand nombre de dames, ne sont que des vessies gonflées d’air, des bourses vides, des poches flasques et pendantes, plus propres à dégoûter de l’amour qu’à exciter au déduit.
» Est-ce que d’ailleurs un jeune garçon bien fait n’a pas aussi ses mamelles, petites il est vrai, mais par cela même plus belles et plus précieuses, de même que la rose en bouton nous plaît plus que dans son épanouissement ? Supposez un jardin plein de fruits variés, de saveurs différentes. Si on vous abandonnait les plus communs, en vous interdisant de toucher aux plus délicats, la possession du jardin avec cette restriction ne vous causerait-elle pas plus de peine que de plaisir ? Ainsi la femme ne livre pas volontiers ses fruits, n’ouvre pas volontiers le jardin de son cul, parce que son désir est ailleurs, parce qu’elle attend son plaisir de sa nature, parlons mieux : de son con. C’est ce qui fait que la femme a un goût amer. Et quand elle consentirait à tout, je trouverais encore entre elle et le garçon la différence qu’il y a entre la viande de vache et celle de veau. Les goûts des hommes sont différents : telle saveur plaît à l’un qui répugne à l’autre ; rien de plus prompt à saisir ces nuances que le palais. Donnez-lui de la vache n’importe quel morceau, ce sera toujours pour lui de la vache ; du veau, ce sera toujours pour lui du veau : ainsi du tact dans le plaisir amoureux.
» Quant aux matières aqueuses qui flottent dans le con, quant aux vastes dimensions de ce gouffre sans fond comme l’océan, ce sont là des défauts communs à toutes, parce qu’ils sont inhérents à leur nature, et je suis convaincu que depuis le jour où elles donnent leurs prémices, jusqu’à celui où elles accouchent dans la douleur et les cris, il n’a jamais été possible à l’homme de toucher le fond de cet abîme. J’en viens, enfant mille fois béni, à ces petites souillures que vous supposez chez les garçons. Vaine imagination, mon fils, chimère, préjugé ! Un garçon bien né, bien élevé, est si loin de donner la moindre marque de malpropreté, qu’il a au contraire des parfums odorants, résultant d’une chaleur vitale bien tempérée, qui embaument le vit tiède et fumant. Cela se voit bien quand il sort tête nue, heureux, fier et triomphant de la lutte amoureuse et tout ruisselant d’essences aussi suaves que les parfums de l’Arabie. Et quand même il rapporterait quelque odeur, quelque empreinte visible du jardin de volupté, il n’y aurait là rien de dégoûtant ni de nauséabond : que dis-je ! ce serait un renfort de jouissance, un piment de désir.
» Qui aime le melon ne doit craindre ni son goût ni son odeur. Toute chose en ce monde, pour être parfaite, doit garder ses attributs. Le pain et le vin ont leurs goûts propres, comme le cul d’un beau garçon a son fumet particulier et son parfum naturel d’ambre.
» Un jour un sage et prudent personnage qui aimait à le lécher, s’aperçut que son bien-aimé l’avait parfumé d’eau de rose ; il se retira mécontent, interrompant la besogne commencée. Comment, lui dit-il, je viens de jouir de ta fleur, avec son parfum naturel, et tu m’apportes dans ton cul toute la boutique d’un parfumeur ! Entre mille, vous n’en trouverez pas un qui offre sur ce point des défauts notables, toutefois un pédéraste judicieux ne doit pas s’approcher indifféremment de tous les garçons ; pour goûter de vrais plaisirs, il ne doit pas s’adresser au premier venu, pourvu qu’il ait des fesses et un trou ; en effet, ce qui est pommes chez les uns, n’est chez les autres qu’éponges et vessies ; au lieu d’un jardin de voluptés, il en est qui n’offrent que des latrines infectes. Un garçon, pour être aimable, devra donc être noble, bien élevé, propre, coquet, avenant, sans souillure. Il n’aura de prix qu’à ces conditions.
» Mais s’il ne les remplit pas, il deviendra l’être le plus repoussant. Il n’y a pire corruption que celle des meilleures choses. Quand il se rencontre quelque part des défauts naturels, nous devons nous ingénier à en faire disparaître jusqu’aux moindres traces. Où la nature répand le plus d’impuretés, c’est là que l’industrie de l’homme doit s’exercer à tout nettoyer, à tout purifier. On peut comparer sur ce point les garçons au gibier et aux fruits les plus savoureux. Sont-ils bons ? ils sont exquis entre tous les autres aliments ; sont-ils maigres, verts, gâtés ? il n’y a rien de plus détestable et de plus nauséabond.
» Mais admettons qu’un jouvenceau, soit inexpérience, soit misère, ait en lui quelque défaut de ce genre, ses souillures ne sont rien auprès des incommodités, des menstrues et des suites répugnantes qui en résultent pour la femme.
— Dites-moi, de grâce, seigneur, dit Alcibiade, ce qui fait que la femme fait si grand cas de sa figue, et se montre si vaine et si indiscrète ?
— Cela vient, répondit le maître, de ce qu’elle ne veut plaire à l’homme que pour prendre aussitôt sur lui un empire despotique et absolu. Elle devient, quant elle le peut, arrogante, cruelle, impie. Notre argent, nos biens, notre liberté, notre réputation, notre vie ne sont rien à ses yeux auprès de son mérite. Elle fait s’égorger entre eux ses amants ; leur sang versé est le trophée ordinaire de sa gloire. Les incendies, les ruines, les dévastations des villes et des royaumes sont des jeux de sa perfidie. Prenez-moi, par exemple, la dernière des paysannes, une sale et lourde vachère, bonne à manger la polenta, à bâfrer des légumes, à boire de l’eau claire, à dormir sur la paille et à converser avec les bêtes, incapable d’ailleurs de distinguer un vit d’homme d’un vit d’âne, que le sort la fasse tomber aux mains d’un lourdaud, qui, pour varier sa pitance, mangera des lapins et des pommes gâtées, pour peu que ce rustre soit gentillâtre, elle voudra l’épouser.
» Et si elle ne peut arriver à ce but, elle voudra que son gentilhomme la marie au moins à quelque citadin, à quelque marchand, et avec une grosse dot encore. Sinon, gare la justice ! C’est là qu’il faudra l’entendre défiler sa patenôtre ; elle ne manquera pas de dire qu’elle était vierge comme une sainte, de bonne famille, de noble race ; qu’à la vérité, un brusque accident l’avait jetée pauvre entre les bras de cet homme, mais qu’elle lui avait toujours été des plus fidèles et qu’aucun autre ne l’avait jamais touchée seulement du doigt. Et notez que la coquine a ouvert béant son sale con à tout venant, et que tout ce qui porte vit, cuisinier, marmiton, valet de pied l’a tour à tour enfourchée.
» Et quel doit être l’orgueil des filles de bonne naissance, si les filles de putain ont de telles prétentions ? Que vous semble des femmes ? les jugez-vous morceaux friands ? pensez-vous qu’un galant homme doive s’empêtrer de pareilles espèces ? qu’elles soient de dignes objets d’amour ? Non, n’en croyez rien, si vous ne voulez pas être dupe. Je pourrais vous énumérer plus de cent motifs pour vous engager à vous méfier d’elles, mais pour ne pas vous ennuyer, je couperai court à mes développements. Nous avons des hommes d’un grand génie, qui ont écrit des volumes sur les femmes ; mais tout ce qu’on a pu dire d’elles est encore au-dessous de la réalité, et on cessera d’écrire avant qu’elles cessent de fournir matière à la satire. Peut-être en existe-t-il une bonne ? je ne le nie pas ; ce serait un miracle. Pour ma part, je n’ai pas encore, de ma vie, rencontré un honnête homme qui se vantât d’avoir été assez heureux pour en trouver une.
» Au contraire, qui s’est jamais plaint des garçons ? quel mal font-ils, les chers anges ? quelle ruine, quel dommage ont-ils jamais causés, sinon par hasard ou par un accident indépendant de leur volonté ? Autant il est miraculeux de voir une femme qui n’entraîne pas avec elle la ruine et la détresse, autant il est rare que ces malheurs soient à craindre avec les garçons.
» Mais passons à d’autres points particuliers : les rapports qu’on a avec les femmes ne pouvant rester secrets longtemps, à cause de la différence des sexes et de la difficulté des rapprochements, on court risque d’y perdre sa réputation, de passer pour homme méprisable, paillard, débauché, sans conduite. La femme veut l’homme tout entier ; elle n’est pas encore contente. Il faut avec elle négliger toute affaire sérieuse, et se perdre soi-même. Une maîtresse est toujours sur vos pas, vous fait épier partout. Vous voit-elle avec une vieille ? c’est votre pourvoyeuse ; vos amis ? des proxénètes ; les jeunes femmes ? vos maîtresses ; les garçons ? vos bardaches. Vous voilà forcé de rompre avec l’univers et de vous cloîtrer avec elle, ce qui revient à mettre un chien et un serpent dans un sac, comme on fait pour les parricides. Le bonheur même qu’on goûte avec elle se change en douloureuse amertume, par suite des sécrétions échauffantes et purulentes des menstrues, source d’ulcères, de suppurations et de maux de toute sorte, d’où il suit que les putassiers sont toujours infirmes ou infâmes.
— Mariez-vous, dit l’enfant, vous remédierez à tous les inconvénients que vous venez d’énumérer, et vous nagerez commodément dans un océan intarissable de voluptés.
— Ah ! mon pauvre Alcibiade, toujours la même nourriture, sans aucune variété, finit par soulever l’estomac et réduit le convive à mourir de désirs et d’inanition. Et puis se perdre soi-même, se priver de la meilleure partie de son âme, de sa liberté, cet incomparable trésor, et pourquoi ? Pour jouir d’un plaisir si facile, d’une volupté si commune, d’une douceur banale, d’un festin où tous prennent leur part, même les mouches. Eh ! grands dieux ! qui dans ce monde n’est pas en état de se marier ? Eh bien ! soit, voilà un homme marié ; croyez-vous qu’il lui sera facile ensuite, qu’il lui sera même possible de se donner du bon temps avec sa femme, toutes les fois qu’il en aura envie ? Ce seront des parents, des cousins, des visites, des questions de contrat, de dot, tous les tracas matrimoniaux qui viendront se mettre à la traverse, quatre ou six fois par jour, chaque fois que le gros bout viendra lui roidir. Le bel avantage d’ailleurs de changer insensiblement son titre d’homme en celui de bête à cornes ! Car telle est la mode aujourd’hui qu’il ne se célèbre guère de noce que sous les auspices du Capricorne. N’est-il pas bien agréable de nourrir de son sang de petits mulets, bons à ruer un jour contre vous et à vous estropier ?
— Mais, répliqua Alcibiade, s’il en était ainsi, personne ne prendrait jamais femme, et cependant nous voyons tout le contraire.
— Si la nature avait permis, répondit le maître, que toutes les tendances qui dérivent des sens fussent purement spéculatives, les femmes seraient un objet de mépris. En outre, autant de caractères différents, autant d’opinions et de conduites différentes. Un petit nombre d’hommes seulement qui ont l’esprit philosophique envisagent d’une vue nette cette question ; ils évitent de s’enchaîner avec la femme et laissent nos badauds athéniens les conduire chez eux avec des torches allumées, emblème frappant de l’incendie et de la ruine que ces furies apportent avec elles dans les maisons ou elles entrent.
Notes
- ↑ « Et ils se lièrent à des garçons étrangers », Isaïe, Ch. 2, verset 6.
Sources
- La première version de cette page a été partiellement récupérée de Wikisource [1], le 29-8-2009 (crédits : voir historique).