Aspects d’Afrique du Nord (André Lavaucourt, avril 1955)

De BoyWiki
Version datée du 8 juillet 2014 à 10:25 par Aetos (discussion | contributions) (A protégé « Aspects d’Afrique du Nord (André Lavaucourt, avril 1955) » ([Modifier=Autoriser uniquement les administrateurs] (infini)))
(diff) ← Version précédente | Voir la version actuelle (diff) | Version suivante → (diff)


Aspects d’Afrique du Nord


Morales


Toute la journée il a fait chaud. Et, du reste, il a fait mal chaud parce que les cinquante degrés d’un jour d’été à Marrakech ou à Tindouft ne sont rien à côté du brouillard collant qui, vers midi, montait ici de la mer. À Paris les gens doivent relever leur col en sortant du métro, passer rapidement devant les vitrines qu’illumine déjà l’approche de Noël. André demande :

— On s’installe sur la terrasse ?

Vers le soir, une fraîcheur délicieuse a commencé d’envahir le pays. Nous sommes quatre et nous nous installons sur la petite terrasse, sans imagination : un à chaque coin.

— André, dit Michel, approche donc ta radio. On n’entend rien.

André soupire. Il n’aime pas lâcher la bouteille de bière qui, par ces chaleurs-là, constitue son principal instrument de travail. Aurait-il peur qu’on la lui vole ? Paul et Michel allument des cigarettes. Le briquet fait dans la nuit une petite lumière dansante et la radio s’énerve à des fanfares héroïques.

M. l’Ambassadeur de France Résident Général parcourt ces jours-ci les Territoires du sud. Il y entend dix Marseillaises quotidiennes. Si l’air lui plaît, il pourra toujours acheter le disque. En attendant, le petit village qu’il a visité aujourd’hui lui a fait un accueil enthousiaste et touchant. Ce sont les événements de la journée que retransmet la radio. Un laïus explicatif accompagne les enregistrements.

Ce qui est amusant, c’est que ça se passe assez près d’ici et que la voix, pour nous atteindre, a fait l’aller et retour de Rabat : treize à quatorze cents kilomètres.

Michel bâille :

— Il faudrait y aller un dimanche dans ce bled-là. Tu connais ça, Paul ?

C’est une sotte question. Paul connaît tout le Sud et se contente de lever les épaules. Moi, j’écoute le speaker. L’émission est intéressante, bien faite ; la transmission est bonne.

Dans ce village, explique-t-on, les petits garçons apprennent l’acrobatie en même temps qu’ils apprennent à marcher. Ensuite, comme leur pays est très pauvre, ils font de leur adresse un métier. Bien avant la conquête, les jeunes gens de ce village minuscule perdu dans son désert peuplaient d’acrobates cirques et music-halls d’Europe et d’Amérique…

Une boule jaune, énorme, sort de la colline, accroche les eucalyptus, monte dans le ciel à toute allure.

— Ce qu’elle monte vite, la lune !

Et comme j’explique à André qu’ici la terre tourne plus vite qu’à Paris, il me regarde un peu inquiet. La radio s’est tue. Encore une Marseillaise, puis l’hymne national chérifien ; c’est fini. Résident et auditeurs ont quartier libre. Michel demande à Paul :

— C’est vrai, ce qu’il raconte, ces histoires d’acrobates ?

Or Paul, qui se contente d’abord de rire, finit par répondre sans élégance :

— Plutôt marrante, la radio de Rabat !

— Ça n’est pas vrai ?

— Si.

— Alors ?

— Alors, ça n’est pas complet. Il est vrai qu’au fond, toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire. La radiodiffusion marocaine doit avoir une haute idée de sa valeur morale et éducative !

— C’est-à-dire ?

— C’est-à-dire qu’il aurait, au fond, été assez surprenant que le speaker expose ceci : « Mes chers auditeurs, le pays dont nous parlons jouit d’une très honnête aisance bien qu’il ne produise rien du tout. En effet, dès qu’ils ont cinq ans, les petits garçons s’expatrient pour aller se livrer, dans des villes parfois très lointaines, à l’industrie de l’amour. À quinze ans, quand ils reviennent chez eux après fortune faite, c’est pour se marier puisqu’on n’a encore trouvé que ce moyen-là d’avoir des enfants. En fait, ils retrouvent une petite fille qui leur était réservée depuis fort longtemps. Comme la gamine, pendant ces années de solitude, pourrait avoir du vague à l’âme, on lui a donné une amie. Ça distrait. Et ainsi, quand le fiancé reviendra, il retrouvera, non une fade petite oie blanche, mais une artiste accomplie… Vous pensez bien, mes chers auditeurs, que l’amie plus âgée ne veut pas confier son élève à des mains inexpertes. Elle assiste donc à la consommation du mariage qu’elle soutient de ses conseils. Si c’est mal fait elle interrompt l’opération et ramène la petite chez elle. Le fiancé n’a plus qu’à s’en trouver une autre, mais vous vous doutez que, dans ce cas, il est démonétisé. »

— Non, dit Michel, c’est vrai, ton histoire ?

— Bien sûr, c’est vrai. Mais ça m’étonnerait que la radio explique ça à sa clientèle de salons de coiffure pour personnes modestes. Après tout, ils ont peut-être des préjugés, ces gens-là…


*
*   *


Nous sommes si bien empêtrés dans notre conception de la vie que nous l’imaginons comme la seule possible. En fait, beaucoup d’entre nous en veulent à l’homophilie pour des raisons que la psychanalyse pourrait peut-être débrouiller. Mais il y a plus : dans tous les pays d’Europe ou d’Amérique, un monsieur moyen croit dur comme fer que l’acceptation de l’homophilie serait d’abord un signe de décadence et ensuite, à plus ou moins brève échéance, un arrêt de mort pour la société qui ferait cette folie.

Sans que notre bonhomme ait beaucoup réfléchi, les exemples lui sautent aux yeux. Les ennuis de Sodome et de Gomorrhe sont là pour témoigner de ce qui arrive aux peuples contaminés par un vice si affreux. Il se fait aussi une idée de la décadence de Rome qui comporte une bonne dose de sodomie. S’il était un peu plus savant, d’autres raisons lui viendraient à l’esprit. Par exemple, il saurait que si l’on grillait allégrement les homophiles sur toutes les places du moyen-âge, c’est parce qu’on estimait qu’un tel crime (la sodomie, pas l’assassinat !) risquait d’attirer sur toute la ville les effets de la colère divine. L’ange violé de Sodome continuait d’avoir mal.


*
*   *


En fait, il s’agit là d’une idée juive et qui n’est que juive. Seul de toute l’antiquité, le peuple juif a pourchassé l’homophilie qu’il avait en horreur. Le génie propre d’Israël s’opposait de toutes ses forces à une forme d’amour désintéressé qui n’avait pas pour but la procréation. Nous devons comprendre qu’un petit peuple extrêmement faible et menacé mais porteur d’un immense idéal d’expansion pacifique n’ait guère pu envisager, pour réaliser ses projets grandioses, qu’une augmentation forcenée de la race. J’ajouterai que cet esprit existe encore et je pourrais citer le cas d’une dame israélite qui, n’ayant pas d’héritier, avait promis sa fortune à un jeune ménage. Elle leur fit un testament en bonne forme : les mariés entreraient en possession de l’héritage… à la naissance de leur douzième enfant. Évidemment, l’homophilie n’avait pas sa place dans l’idéal juif.

Il est ensuite arrivé qu’Israël a conquis à ses idées, soit directement, soit par la voie du Christianisme, cinq cents millions d’individus, le quart du monde, autant que le Bouddha, un peu plus que Mahomet. Ainsi une morale qui n’était, il y a vingt siècles, que celle d’un petit peuple minuscule et d’ailleurs méprisé est aujourd’hui celle dont se réclame non seulement le quart du monde, mais quel quart ! Le seul qui compte.


*
*   *


Reste à savoir si l’opinion soutenue est devenue plus vraie parce qu’elle a trouvé plus de créance. Or cette idée est une pure et simple sottise. L’homophilie n’est pas un signe de décadence : traitera-t-on de décadent le siècle de Périclès ? L’homophilie n’est pas le fait des nations amollies : elle est l’apanage des peuples conquérants. Enfin l’homophilie n’est nullement un risque pour l’ordre et la morale : aux portes mêmes de la France, une société pour laquelle notre indifférence est monstrueuse l’a si bien intégrée dans ses mœurs que, sans elle, elle ne pourrait pas vivre. Cette société que nous avons grand tort de ne considérer qu’avec un petit air protecteur, y a trouvé l’ordre, la paix du cœur et un équilibre dont nous ne sommes pas près d’approcher. On n’insistera jamais trop là-dessus.


*
*   *


Nous ne savons pas, en France, ce qu’est l’Afrique du Nord. Nous le savons si peu que, quand nous parlons des gens qui l’habitent, nous disons les Arabes, ce qui est d’abord une erreur et ensuite une cuisante blessure pour la plupart des Nord-Africains.

Sachons bien, du moins, que ce pays n’est pas arabe. Il est peuplé de gens qui sont des Occidentaux comme nous. Ceux qui sont de race pure ont la peau très blanche, souvent les yeux bleus, quelquefois des cheveux blonds. C’est contre ce peuple extrêmement courageux, grand ami de la guerre mais dépouillé de tout sentiment patriotique qu’ont foncé, du septième au onzième siècle, les conquérants arabes. Et les premiers habitants ont été, peu à peu, submergés.

Je ne perds pas de vue l’homophilie mais nous ne comprendrons jamais rien à ce pays si nous ne soulignons pas ceci :

Venu de l’est, l’envahisseur s’est implanté solidement en Tunisie, beaucoup moins bien en Algérie et presque pas au Maroc. Comme, de plus, il massacrait tout le monde, les autochtones se sont réfugiés dans les montagnes et dans les endroits inaccessibles. Or les montagnes n’existent pas en Tunisie, sont moyennes en Algérie, sont immenses au Maroc.

Le résultat est le suivant : la population arabe est prédominante en Tunisie, importante en Algérie, presque nulle au Maroc. Nous allons voir maintenant que l’homophilie des Arabes et celle des Berbères ne sont nullement les mêmes.

« La femme, dit un proverbe arabe, est le divertissement du guerrier. » Les Arabes étaient, à l’origine, des nomades. Ils n’ont jamais bien admis la vie sédentaire. Comme la plupart des peuples des climats chauds et secs, ils ont une sexualité démesurée dont nous n’avons pas idée dans nos pays du Nord. Alors, qu’on me pardonne cette expression : ils prennent ce qu’ils trouvent. Je veux dire qu’ils pratiquent l’homophilie mais ne sont pas plus homophiles que beaucoup d’autres. Si nos lois et nos croyances ne s’y opposaient pas, il y aurait de la même façon chez nous des gens qui pratiqueraient l’homosexualité tout aussi naturellement. Nos besoins sexuels étant beaucoup moins impérieux, nous nous contentons à peu près de ce que tolère notre morale.

Et les Berbères ? Eh bien je crois qu’en ce qui les concerne, il n’est pas inutile de nous étendre un peu plus. Je viens de dire que, si les Arabes sont des Sémites, les Berbères sont des Occidentaux. Ils ont, comme les Nordiques, des épaules larges, des hanches étroites, des jambes interminables. Ce sont des dolichocéphales. Ces gens-là ont, depuis trois mille ans, une façon de vivre qui résiste à peu près à tous les envahisseurs. C’est de l’organisation sociale qu’ils ont bâtie que je vous disais tout à l’heure : elle ne serait pas viable sans l’homophilie. Essayons donc un peu d’entrer dans les détails.


*
*   *


La femme berbère est le plus souvent voilée puisqu’elle est musulmane. Mais là s’arrête la comparaison qu’on peut en faire avec la femme arabe.

La femme arabe est une esclave. Elle est enfermée toute sa vie. Elle n’a aucun droit. Quand la petite fille devient nubile ses parents la vendent comme une marchandise.

Rappelons maintenant ceci : le Berbère est bien certainement l’homme du monde le plus naturellement démocrate et égalitaire. Le plus anciennement aussi. Depuis trois mille ans, chaque fois qu’il est libre de le faire, il s’organise en petites républiques où personne ne prétend détenir de supériorité politique, pour la raison d’abord que le candidat dictateur est mis à mort immédiatement. On ne fera jamais admettre à cet homme-là qu’un être humain n’en vaille pas un autre et, en particulier, qu’une femme ne vaille pas un homme. Aussi la femme berbère a-t-elle des droits identiques à ceux de son mari (les Berbères ne sont pas polygames). Elle peut, comme lui, demander le divorce, disposer de ses biens et même, cela s’est vu, partir en guerre. (« Nous aimons la guerre, nous aimons l’amour » dit une chanson touareg). Enfin, très loin d’être l’objet d’un commerce, c’est elle quelquefois qui achète son mari. Certains Berbères qui ont, mieux que d’autres, échappé à l’influence arabe pratiquent le matriarcat pur. Chez les Touareg le fils prend le nom de sa mère. C’est elle qui dispose de tous les biens.

Mais si le Berbère est égalitaire et socialisant (les terres sont communes), il n’est pas fou. Il sait très bien qu’une femme n’est pas un homme et n’a pas les mêmes aspirations. Même s’il pense à la pérennité de la race, il est forcé de se dire que les aspirations sexuelles de la femme sont très différentes de celles de l’homme. « Somme toute, songe-t-il, la nature a voulu que l’acte sexuel s’accomplisse : pour la femme une fois par an, pour l’homme trois à dix fois par jour. »

Dans nos pays où les besoins sexuels masculins sont assez faibles, notre conception du mariage est à la rigueur possible. La femme s’arrange des hommages qui, le plus souvent, l’embêtent ; l’homme se contente de peu. C’est l’union de la carpe et du lapin, mais c’est tout de même souvent à peu près acceptable. Il est évident que, pour le Nord-Africain, qu’il soit Arabe ou Berbère, la conception que nous avons du mariage va tout à fait contre la nature.

L’Arabe se moque des réactions de sa femme-esclave. Il lui fera supporter tout ce qu’il voudra puisqu’elle n’a pas voix au chapitre, mais le Berbère, lui dont la femme est libre, a bien été forcé de trouver autre chose. Du reste la femme berbère qui est très semblable à la femme romaine pour sa situation sociale est beaucoup trop respectable pour qu’on puisse lui proposer les innombrables performances que peut accomplir son mari. Elle ne veut pas faire figure de bête de somme et laissera aux prostituées le rôle d’exutoire. Mais comme le mari, qu’il travaille ou qu’il fasse la guerre, ne peut pas passer sa vie chez les courtisanes, il leur préférera les garçons, ce qui convient mieux, du reste, à son goût. Nul n’y verra d’inconvénient, en tout cas pas la femme qui n’aurait pas idée d’en être jalouse.

Et voilà un des points où éclate le génie social et moral de cette race étonnante : ces gens-là ont inventé une forme de vie qu’on est en droit de tenir pour infiniment supérieure à la nôtre. L’ordre social n’est jamais troublé. L’adultère n’existe pas. Pas de crimes passionnels, pas de cris, pas de crises. La femme élève les enfants, règne sur les biens, organise la maison. On me dit qu’elle est homophile aussi souvent que l’homme. Bien franchement je n’en sais rien. Il faudrait que nous ayons le courage de comparer à celle-là notre organisation où la conception folle des rapports que nous avons entre homme et femme ne laisse jamais régner qu’un déséquilibre instable. Il suffit d’ouvrir un journal à la page des faits divers pour se rendre compte que chez nous l’ordre est perpétuellement troublé par la sexualité.

Mais le vrai miracle du système, c’est le merveilleux équilibre mental des individus. Pas de complexes en pays berbère. Le problème sexuel ne complique la vie de personne pour une raison bien simple : il n’existe pas.

Je m’excuse de me répéter : cet admirable équilibre est dû, sans doute, à une conception de la vie très intelligente, très réaliste et très humaine mais il serait impossible sans une homophilie généralisée. Car enfin voici l’une des races les plus exigeantes au point de vue sexuel. Or non seulement cette « ardeur dévorante » n’est pas une cause de trouble, mais elle a fait une société sociale et des individus heureux. Comme je m’ouvre de ces réflexions à mon ami Paul :

— Pas étonnant ! dit-il. C’est justement parce qu’ils avaient des instincts démesurés qu’ils ont été dans l’obligation de se débrouiller de façon pratique. Si notre société, bien que fondée sur un malentendu, arrive tant bien que mal à subsister, c’est parce que nous sommes impuissants !

Je ris et il proteste :

— Mais ça n’est pas une boutade ! Tiens : imagine que, par un coup de baguette magique, nous persuadions tous ces gens-là d’adopter demain matin notre morale d’eunuques. Qu’est-ce qui se passera ? Je vais te le dire : demain soir le pays est à feu et à sang. Après-demain, il éclate !


*
*   *


Beaucoup de gens vont trouver ce qui précède constellé d’erreurs. Où avez-vous vu ces choses, vont-ils dire ? Ils se rappelleront qu’ils ont habité Tunis ou Alger pendant vingt ans et qu’ils n’ont jamais entendu parler d’un droit kabyle ou d’un code de l’Aurès. On va me trouver sans difficulté trois crimes passionnels, un Nord-Africain assassin du satyre qui en voulait à sa vertu et vingt exemples de femmes berbères enfermées pour la vie.

Je répondrai, pour ma défense, en demandant qu’on veuille bien se reporter au trop long exorde par lequel j’exposais tout à l’heure la géographie des invasions arabes. La race berbère n’a conservé ses institutions et n’est restée à l’état pur qu’en peu d’endroits. Citons tout de même les Touareg, les Chleuhs, surtout ceux des très hautes vallées de l’Atlas, certains montagnards du Rif ou de l’Aurès. Ils sont toujours la grande majorité mais tout ce qui a été contaminé par l’influence arabe a plus ou moins perdu ses caractères distinctifs, plus ou moins accepté les institutions arabes. La langue berbère ne s’écrit pas et notre tort a été de ne pas prendre en considération une organisation traditionnelle, remarquablement une et qui, pour n’être pas rédigée, n’en constitue pas moins un code et une constitution. Ajoutons autre chose : il y a de nombreux endroits dont les Arabes n’ont jamais pu se rendre maîtres et où les Français s’installent. Exemple : le Souss, désespoir des sultans du Maroc. Or, partout où le Français prend pied, le droit berbère disparaît, non pas au profit de nos lois mais au profit du système arabe.

Je me désolerais de tout cela si je ne savais l’étonnante possibilité de résurrection de la race berbère. De résurrection et j’ajouterai : d’assimilation. Car la plupart des Français qui vivent là-bas non en parasites mais en témoins curieux de la vie marocaine en viennent très vite à trouver cela tout naturel. Ils ne peuvent pas ne pas voir que cette société est viable. Qu’on me permette donc, en terminant, de raconter une anecdote :


*
*   *


Je vais voir une de mes amies qui est colon dans le Nord en plein centre du terrorisme. C’est une femme charmante. Alors qu’elle n’était déjà plus jeune et veuve depuis longtemps, elle s’est un beau jour aperçu qu’elle s’ennuyait à mourir dans sa villa de Maisons-Laffitte. En un mois elle a vendu tout ce qu’elle pouvait vendre et elle est venue s’installer ici.

Pour l’instant, elle est sortie et j’en suis quitte, en l’attendant, pour bavarder avec sa fatma et ses ouvriers. Du reste elle arrive presque tout de suite au volant de sa petite voiture qui brinqueballe sur la piste invraisemblable. Du hameau voisin qui est peut-être à deux cents mètres, un gamin minuscule s’élance de toute la vitesse de ses petites jambes. Il va plus vite qu’elle et, quand la voiture s’arrête, il colle son nez contre la vitre :

— Y’a l’tabac ?

On sait que, dans le but de ruiner une industrie jugée française, les Istiqlalo-terroristes ont interdit le tabac. De temps en temps, dans ce pays-ci, on trouve un Marocain mort, une balle dans la tête, à côté de sa cigarette. Ils ne fument donc plus qu’en cachette. Jamais ils n’achètent de tabac eux-mêmes et les Français, colons ou autres, font le métier des chasseurs de palace qui courent toute la journée chercher des cigarettes.

À demi engloutie dans sa voiture, mon amie en extrait des provisions disparates. Il y a des conserves, tout un cageot de légumes, du beurre, un gros poisson, du vin. Le tabac est au fond, bien caché sous une couverture. Elle tend à l’enfant un couffin et commence à le remplir.

De toute évidence, la très chère a dévalisé un bureau de tabac ou, peut-être, une fabrique. J’interroge naïvement :

— Ils vont fumer tout ça !

Mon amie sort un dernier paquet de sa poche, allume une cigarette, en offre une à l’enfant, non sans préciser :

— Tu ne le mérites pas. Si je n’étais pas si poire…

Puis, tournée vers moi :

— Ça n’a pas six ans et ça sert de femme à tout le pays ! Dis-le au monsieur, Mohamed, si tu n’as pas honte !

Mohamed sourit jusqu’aux oreilles. Il n’a pas du tout honte. Il trouve ça très naturel et mon amie qui tient à la main un carton de pâtissier, ferme sa voiture et conclut :

— Si j’étais ta maman, je te flanquerais une bonne fessée. N’oublie pas de me rapporter le couffin.


*
*   *


La maman de Mohamed ne suivra pas cet excellent conseil. D’abord son fils porte un nom révéré qui l’oblige, quand elle lui parle, à l’appeler : « Seigneur » comme le héros d’une tragédie classique. Qui ne comprendrait qu’il serait follement impie de fesser le Prophète, fut-ce par l’intermédiaire d’un derrière homonyme ? Mais, de plus, jamais cette femme ne pensera qu’il y a là de quoi embêter un enfant. On se demande à quels excès se porteraient les hommes si Dieu ne leur avait pas donné les petits garçons pour éviter les drames. Tout ça, ce sont des idées de Roumis. Qu’on laisse ces gens-là faire des chemins de fer et des barrages mais ce n’est pas une raison pour se couvrir de ridicule en adoptant leurs idées farfelues. Qu’ils ne s’occupent donc pas du bonheur de vivre. On sait assez qu’ils n’y connaissent rien.

Il est vrai qu’eux, ils ont toujours une ressource quand la triste vie qu’ils se sont cuisinée leur devient par trop intenable : leur sale alcool, l’assommoir. Il n’y a rien à faire, ils sont foncièrement immoraux.


*
*   *


Il faut dire et répéter aux homophiles : vous êtes victimes d’une injustice locale. Ça n’a rien à voir avec la damnation universelle à laquelle on voudrait tant vous faire ajouter foi.


André LAVAUCOURT.



Retour à l’article principal Aspects d’Afrique du Nord (André Lavaucourt)
1e partie (mars 1955) 2e partie (avril 1955) — Morales

Notes et références