Narayana (texte intégral – 3)

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Troisième partie du texte intégral de Narayana, « roman tantrique » attribué à Narayana Nair.[1]


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Je m’avançais vers l’arbre touffu sous lequel, l’après-midi, mon maître aimait se recueillir. Je fus un peu étonné d’y voir un jeune homme. Il était nu comme moi, et, comme moi, portait les cheveux épandus sur les épaules. Je ne distinguais pas encore ses traits. Il était là, debout, me regardant venir et il paraissait m’attendre.

C’est alors que se produisit un fait curieux auquel je ne réfléchis que bien plus tard. Le jeune homme parut grandir en approchant de moi, j’eus la sensation de demeurer immobile tout en me mouvant également. Puis nous nous trouvâmes face à face sous l’arbre. Un cri faillit m’échapper. Je le reconnaissais tout à coup, cet intrus : c’était l’ancien chela !…

À ce moment encore, il ne me semble pas, à y songer après coup, que j’éprouvai d’autre sentiment qu’une surprise mêlée d’une légère crainte. C’est tout juste si cette rencontre ne me paraissait pas comme ayant sa place dans l’ordre des choses.

Rien n’était pourtant plus inopiné ! D’où venait-il ? Que faisait-il là ? Aucune de ces questions ne vint alors obscurcir mon esprit. Et je n’avais que lui dans les yeux et dans mes pensées. Je le détaillai avec une attention grandissante et comme avec avidité.

Lui, il était là, immobile, à me contempler aussi. Pas un mot n’avait été jusqu’alors échangé. Oui, c’était bien le même corps d’athlète nerveux, le même ensemble félin ; c’était le visage dur mais attirant par le sourire qui l’éclaira soudain.

Jamais je n’avais, je crois, regardé avec tant d’insistance et en détail un être, hormis mon gourou naturellement. Mais dans cette rencontre étrange, je me sentais poussé à examiner tel contour du buste, telle courbure de la cuisse, et à m’attarder au sexe, pour remonter vers la poitrine

Je ne sais combien dura ce long voyage des yeux sur la chair du visiteur, ni combien cela aurait pu durer, tant j’étais fasciné, oublieux du reste. Sa main se tendit vers mon bras, ce fut une caresse très douce qui me ramena à la réalité, tout mon corps tressaillit même à cet attouchement prolongé.

Je voulus lui poser une question, mais j’oubliai ou je ne sais plus ; tout se passa sans doute dans le silence. Il m’enserra ensuite de ses bras, nos poitrines, nos ventres se frôlèrent, se touchèrent, se pressèrent. Son visage vint s’appuyer au creux de mon épaule et cela me fut doux.

Je me prêtai docilement à ces étreintes ; je l’imitai en lui caressant les flancs et le dos.

Tout cela m’était indiciblement agréable ; j’étais comme dans un rêve, ma tête s’était vidée de toute autre pensée, il n’y avait plus que lui, toujours plus attirant, plus langoureux, lui qui se fondait en moi, si je puis mieux traduire ainsi ce qui se passait dans mon for intérieur.

Il m’entraîna sous l’arbre et, une fois assis côte à côte, je trouvai tout naturel qu’il se saisît de ma verge vibrante déjà. Je le laissai me manipuler à loisir et le désir ne tarda pas à monter en moi comme un flot. Et puis ce fut une voix, la sienne sans doute, qui me parvint dans un murmure étouffé ou lointain, une voix qui me dit doucement : « Retiens-toi ! Ne t’abandonne pas ! Fais durer le plaisir ! Efforce-toi de lasser le désir !… »

De savantes tractions luttaient cependant avec mes intentions de suivre de tels conseils, de savantes tractions sur mon membre tendu à l’extrême. Je le regardais, je me penchais sur mon partenaire ; je me retins de l’étreindre plus fortement pour ne pas ajouter à mon excitation, je m’efforçai de ne pas céder à la passion qui m’envahissait.

Tout mon corps tremblait, tout mon être était sur le point de jaillir tant cette main s’activait sur moi, ralentissait ses mouvements pour les reprendre. De nouveau, j’étais crispé, raidi, aucun mouvement ne m’était plus possible sans risquer le sursaut final.

Je haletais comme dans une course, mais une course dont je retardais le but. J’étouffai soudain un cri rauque comme le champion, déjà fourbu, qui se redresse au moment où il atteint enfin la borne finale. Ce fut le choc suprême, je fus secoué jusqu’au plus profond de moi-même…

… Et quelle ne fut pas ma confusion à me retrouver, comme par magie, dans notre petite chambre. J’étais accroupi, mon maître encore penché sur moi, retirait sa main. Le sol devant moi était souillé. Je me relevai, tout honteux, pour me laver à l’écart. J’étais las et mon esprit avait peine à reprendre le cours des événements.

Où était le chela ? Par quel sortilège avais-je été dans les bras de mon maître ? C’était donc lui qui m’avait caressé, étreint, manipulé et qui avait forcé mon sexe à se manifester ainsi. Le gourou n’avait pas bougé, il me regardait. Je revins à lui, penaud et mortifié.

— Ne t’effraie point, Chela. Tous s’est passé beaucoup mieux que je ne l’espérais. Tu as duré fort longtemps. Je me loue que la personne de ton prédécesseur n’ait suscité aucun « retour » prématuré. Mais une autre fois, chela, il faut, entends-tu, IL FAUT, qu’aux premiers attouchements ton esprit s’écarte de ton corps, de ta chair. C’est lui qui vient contrarier ta volonté de ne pas céder dans ta chair. Tu le laisseras entrer dans ton membre, il est trop tard alors pour l’en distraire aisément. Abandonne ton membre à son sort, il se comportera mieux et il a plus de chances de ne pas succomber. Ne te laisse pas entraîner aux tourbillons du désir, Chela !

— Maître, pardon, mais je ne comprends pas ce qui s’est passé, vous me voyez comme si je rêvais encore…

J’étais avide de repos. Il y avait des preuves que je n’avais pas été le jouet d’illusions et les paroles du gourou ajoutaient encore à mon inquiétude. Comment pouvait-il s’exprimer ainsi s’il n’avait pas été le principal acteur de cette scène que je ne pouvais reconstruire que par bribes.

Cette petite lampe, me disais-je, cette lueur infime qui me guidait dans un monde bien étrange, n’avait pourtant rien de mystérieux ? Et malgré tout, j’étais certain d’avoir vu, d’avoir touché, d’avoir étreint le chela. Et lui ?… eh bien, oui, et lui qui s’était acharné sur mon membre, et qui, finalement, aurait été mon gourou lui-même ?… Je ne m’y retrouvais plus ! Quel sortilège agissait donc en moi ?

Mon maître n’était pourtant pas magicien. Il se défendait de pouvoir jamais être comparé à ces bateleurs, faiseurs de tours, à ces prétendus saints qui se figent dans une pose anormale, qui reposent sur un lit de pointes. Il est vrai qu’il admettait les tortures que s’infligent certains fidèles lors de grandes fêtes, celles-ci sont généralement considérées comme « tapasa » ou pénitences.

Dominer la chair, mais ne pas faire étalage du succès, ajoutait mon maître. Forcer la crédulité et la charité par des macérations spectaculaires n’est plus ni maîtrise de soi ni sainteté.

Après ce détour j’en revenais à mon propre cas, infiniment plus modeste. C’était de bien douces tortures que celles que j’endurais au cours d’exercices ou de voyages au-delà de la lampe. J’en vins ainsi à m’imaginer que si je les pratiquais sur moi-même, sans intervention, je pourrais sans doute me contrôler plus efficacement.

Force m’est de reconnaître que je n’y réussis que partiellement, et sans doute seulement par suite de l’abus et de la fatigue. Cela entraîna en moi un manque d’attention, une lassitude permanente. Je ne me montrais plus aussi attentif aux récitations, j’accomplissais mes menues tâches avec indifférence. J’étais énervé sans raison. Je mangeais tantôt avec voracité et tantôt comme si je devais forcer la nourriture tant elle me répugnait par moments. J’avais pourtant faim, mais d’une autre faim et que je ne pouvais satisfaire.

Mon maître ne pouvait ignorer ces changements dans mon état et mes manières d’agir. C’est sans doute la raison pour laquelle il cessa ou suspendit les séances de lampe. J’en souffris quelque dépit. Je n’osai l’entretenir de mes pensées intimes. Il me vint le soupçon que, peut-être, sa confiance en moi s’éteignait et que, contrarié par le peu de succès de ses enseignements, il ne voyait plus en moi qu’un second chela indigne de lui.

Je résolus aussitôt de me comporter comme auparavant, de laisser agir la nature sans la provoquer. Et, me disais-je, si de nouveaux exercices de lampe sont repris, il fallait que les choses s’accomplissent selon les désirs de mon maître. J’ignorais encore comment j’étais transposé d’un plan sur un autre ; comment mon sexe était sollicité à mon insu et dans l’irréel, ou bien avec des ombres qui s’évanouissaient à mon « retour » dans la petite chambre.

À me raisonner ainsi, je repris peu à peu courage. Je n’hésitai pas à regarder en face la discipline qui devait m’amener à maîtriser le sexe, à supprimer la sensation, partant le désir, la passion et la suprême défaillance.

J’aspirais aussi à pouvoir, à mon tour, plus tard, commander à mes sens comme je l’entendrais et non plus, comme maintenant, voir mon corps tout entier à la remorque du désir quand celui-ci se manifestait. Les enseignements de mon gourou avaient eu déjà le résultat de m’amener à un degré élevé. Je pouvais me permettre de voir clair en moi et de choisir les chemins que je devais prendre.

*  *  *


La vie suivait son cours paisible et inchangé comme celui de la rivière. Mon maître continuait à recevoir tous les après-midi un grand nombre de visiteurs, surtout les enfants. À ceux-ci on enseignait les premiers principes, y compris la lecture et l’écriture.

Je pouvais déjà l’aider. Je n’étais plus un ignorant, bien que mes connaissances ne soient guère étendues. Ce n’est pas de tracer des mots, des phrases sur une pierre plate à l’aide d’un bois noirci au feu qui peut mener bien loin ! Les enfants devaient se contenter de leur doigt dans la poussière fine.

Oh je déplorais de ne pouvoir cheminer dans le texte sur les pas de mon maître quand il récitait d’antiques poèmes ou des épopées ! Le sens m’échappait souvent, mais le rythme m’ensorcelait.

Par son accent, les tonalités de sa voix, il savait si bien animer de telles récitations que je retenais par cœur des quantités de passages et d’aphorismes. Je méditais sur cette sagesse que nos ancêtres avaient héritée et qu’ils transmirent à leur tour, aux plus fortunés d’entre nous. Mon maître avait eu le bonheur de servir sous un maître nourri de ces textes précieux.

Il avait pu les lire et les commenter avec lui, pour mériter sa réputation de sage. Malgré son âge, il était bien supérieur à quiconque dans nos villages oubliés. Je m’efforçais de prendre modèle sur lui et de pouvoir un jour faire profiter autrui de ce que j’aurais appris.

Au village, les mêmes occupations se répétaient à la même cadence. La sérénité ne fut troublée que par la fuite ou la disparition de mon ancien camarade « Yerudhu », le « Taureau ».

On n’avait pas attaché une bien grande importance à ses écarts de conduite sur la personne de garçons plus jeunes, un peu trop fortement étreints. Il y avait bien eu des mouvements d’humeur mais c’était la victime qui se faisait réprimander pour s’être avilie à jouer un rôle de femme. Ces jeux n’ont en eux-mêmes rien de répréhensible, mais il ne faut pas déroger à son propre sexe. Je ne peux mieux expliquer la différence.

Le « Taureau » nous quitta un jour. On y aurait à peine prêté attention, on s’en serait même réjoui, si, en même temps, un garçon n’avait également disparu. Toutes les battues à la ronde furent vaines.

Les pauvres parents se résignèrent à pleurer leur enfant. Tout d’abord, en effet, on crut à une noyade ou un enlèvement par un tigre. Pourtant des vols de mouches, de vautours, eussent révélé les restes funèbres, il n’en fut rien.

Le mystère restait complet jusqu’à l’arrivée d’un colporteur, à quelques semaines de là. Il en passe parfois qui vendent des tissus, de la bimbeloterie, des objets nouveaux comme des peignes, des rasoirs.

Ces gens, d’un autre caste, sont très différents des populations des campagnes. Ce sont de vraies gazettes ambulantes. On ne peut hélas croire tous leurs fabuleux récits, surtout à propos de ce qui se passe dans les grandes villes.

Quand ce colporteur entendit dire que deux garçons du village avaient disparu et qu’on déplorait leur trépas, il sourit. Il avait rencontré, disait-il, voici déjà de nombreux jours, deux « vagabonds » presque nus.

Il convient de dire que ces Messieurs les Colporteurs sont drapés de fine mousseline et qu’on ne voit de leur corps que les jambes et un peu les cuisses, sans oublier les bras. Ils méprisent ceux qui montrent leur corps.

D’après celui-là, le plus grand des « vagabonds » correspondait bien à la description qu’on lui fit du « Taureau » ; quant au plus jeune, il n’y avait plus de doute à avoir. Ces deux jeunes voyageurs faisaient route sur Madras.

— Mais que vont-ils faire si loin ? — se demandait-on anxieux.

— Bah, répondit le colporteur d’un ton léger, ils trouveront à s’employer comme travailleurs au port, ou bien…

— Ou bien ?

— Oh je voulais dire que Madras est une grande ville, de nombreux étrangers vont et viennent, et il y a aussi parmi les Hindous des garnements et des vauriens… et, ma foi, on dit que les uns et les autres se retrouvent pour quelques « pice », voire des « annas » ! Tout le monde ne peut pas s’offrir une femme !

Cela m’avait procuré un sentiment de gêne. J’avais peur de deviner. Le soir même, je questionnai mon maître. Il connaissait bien Madras. Il m’avait décrit cette ville. Jamais il ne m’avait laissé entrevoir cet aspect des choses.

— Chela, le long de la mer, c’est vrai qu’on peut voir des ombres qui s’écartent deux par deux, s’allongent sur la sable côte à côte, s’agitent et se séparent furtivement. Il y a aussi des querelles, des coups et des cadavres… Quand les bas instincts dominent, il ne saurait en être autrement !

Tout cela me frappait comme bien étrange, non pour le fait que deux êtres, fussent-ils de même sexe, s’accordent sur le plaisir mais qu’ils recherchent ce plaisir pour de l’argent ! Que venait faire l’argent dans un acte aussi naturel, me disais-je ? Et pour quoi faire cet argent ?…

Je vivais dans l’ignorance absolue de l’argent, comme mon maître ! Les villageois eux-mêmes n’en avaient pas une notion précise. Ils acquittaient les redevances au « zamindar », mais ce droit s’acquittait en produits du sol ou en bétail. Seuls, les gens plus indépendants, comme mes parents, pensaient à monnayer une partie de leur récolte ou de leur élevage auprès de marchands à une foire fréquentée dans ce but.

Une ou deux fois, j’avais pu contempler une roupie d’argent. Je connaissais certes les menues pièces : « pice » ou même « annas », mais, la plupart du temps, les gains étaient transformés en bijoux portés par les femmes.

Je concevais donc mal que deux garçons vendent leur corps ou leur virilité pour de l’argent car je ne les voyais pas se fixant des bijoux, comme les femmes, aux orteils, aux doigts, à la narine, aux bras !

Ces réflexions montrent combien, à cette époque, les villages de nos régions étaient isolés et primitifs. Je ne pouvais concevoir qu’en dehors d’un cercle aussi réduit qu’un village, l’homme hors de chez lui est bien obligé de subvenir à ses moindres besoins. Il ne peut y satisfaire sans argent. Sauf naturellement si, comme les religieux errants, il peut compter sur la charité publique, du moins pour les seuls aliments.

Mes notions du monde étaient, on le voit, des plus frustes. Mon gourou m’avait déjà ouvert des horizons par quelques récits de ses voyages avec son vieux maître.

Il connaissait la côte, il n’était jamais allé à Bénarès, mais il parlait de la beauté des temples du Sud. Il m’entretenait plus souvent, depuis quelques temps, de son désir de revoir les sanctuaires célèbres de Trichinopoly, de Tanjore, et si possible de Madura et plus au Nord, proche de la côte, de Chandabaram.

— L’homme, disait-il, doit se détacher un temps des lieux qui lui sont familiers. Il doit se rénover. La sainteté qui hante tous ces temples purifie le pèlerin. L’entourage des choses sacrées porte à la méditation. On revient plus aguerri, plus engagé dans la voie…

Hélas, en fait de voie, j’avais bien peur d’en être à peine au seuil ! Mon maître avait cependant émis l’opinion charitable que j’étais beaucoup plus calme ou « apaisé », surtout dans mes contacts avec son corps. Mais n’était-ce pas l’accoutumance ? Rien de nouveau ne venait me tenter, rien n’était donc suscité en moi. Et je ne pouvais m’empêcher de lui en faire la remarque, conscient surtout de ma faiblesse.

Ce soir-là, nous devisions toujours de mêmes questions, gravitant autour du même sujet : la maîtrise des sens. Je me permettais d’avoir des doutes sur les succès obtenus, que j’attribuais à des accidents dûs à la fatigue. Le gourou était persuadé du contraire. Il y voyait les premiers indices de l’indifférence qui mène à l’extinction de tout désir cérébral. Peut-être cherchait-il à m’encourager…. ou à me préparer ?

— Chela, me dit-il plus tard, nous serons mieux côte à côte, viens reposer près de moi.

Je fus interdit par cette marque d’affection. Une crainte respectueuse, une joie secrète d’être en contact avec le corps bien-aimé, tout cela aussi tournoyait dans mon esprit.

L’obscurité était complète.

Il était étendu sur le dos. Je m’allongeai à son côté. Toutes sortes d’effluves — je ne peux dire autrement — m’enveloppèrent peu à peu, au point que, instinctivement pour ainsi dire, mon bras s’étendit sur sa poitrine, de la main je lui caressai le bout des seins, et je m’égarai au ventre et puis plus bas.

Il était trop tard pour penser au sacrilège déjà accompli. Au moment de me reprendre, la main de mon gourou avait empoigné mon sexe déjà incontrôlable. J’avais honte que les choses en fussent si promptement arrivées à ce point. Je tentai de me dégager. Je m’excusai de mon inconduite. J’étais navré.

— Demeure, Chela, il en est comme il devait en être ! Une nouvelle épreuve va être tentée. Domine-toi ! Envoie ta pensée ailleurs. Oublie ton sexe, si tu le peux !

Je ressentis quelques contacts qui ne me laissèrent pas insensible mais qui n’étaient pas de nature à me porter au paroxysme. Tout à coup, un choc indescriptible se répercuta en moi !

Ma main se porta vivement en avant, elle rencontra la tête du gourou. Il était là, penché à mi-corps, sur moi. Cette étrange sensation de doux glissement, de caresse tiède, c’était sa bouche qui enserrait ma verge !

Une incroyable excitation me fit trembler. Bientôt, je me tordis en proie à une exquise torture. La langue de mon bien-aimé s’enroulait autour de l’objet de mes attentions. De toutes mes forces, je m’évertuai à ne pas céder à ses sollicitations toujours plus aiguës.

Ma main était crispée dans la chevelure du gourou. De mon autre bras, je tentais de l’étreindre, de l’attirer à moi, sur moi, en moi. Mon corps s’arquait dans cette lutte silencieuse, faite d’ineffables délices, d’énervement, de volonté de m’éloigner en esprit de ce sexe, les sensations étaient telles que je le voyais colossal et tendu à tout rompre.

Je percevais l’approche d’une monstrueuse marée, quand, brusquement, mon maître m’abandonna. Je repris peu à peu possession de moi-même, haletant, comme un échappé d’un délire, les profondeurs de mes sens vibrant encore de temps à autre…

— Jusqu’à présent, Chela, me dit doucement le gourou, jusqu’à présent tu as résisté, mais tu ne te domines pas !

— Hélas, maître, jamais je n’ai été en proie à pareil plaisir, vous m’en voyez tout bouleversé. Pourquoi, Gourou bien-aimé, avoir fait cela ?… J’ai essayé de n’y point penser, j’ai retourné ma langue dans mon palais, j’ai voulu prier mais tout cela a été vain. Vos lèvres, votre langue, maître, s’étaient emparés de tout mon moi. Je refluais sans cesse vers cette puissante attraction… Ah, épargnez-moi, maître… épargnez-moi… de grâce… Ce n’avait été qu’un relais entre deux courses !

J’étouffai un cri. De nouveau, ce fut le déchaînement de toute cette pénétrante exaspération. Elle était même décuplée par le souvenir de la première partie, décuplée aussi par l’insistance marquée de mon partenaire. Toute lutte était vaine ! Futile toute résistance !

Je n’étais plus qu’un instrument où se jouaient toutes les sensations. Je voulus me redresser à demi et mordre mon gourou, je me cramponnais à ses cheveux, je voulais les saisir, le malaxer, une idée extraordinaire me traversa aussitôt l’esprit, celle de le toucher de mes lèvres et de le caresser de ma langue.

Je ne me rendais plus compte de rien, je n’étais plus rien, il devenait impossible de me refuser plus longtemps à ce qui me tirait hors de moi-même toujours plus intensément.

Crispé malgré moi, j’étais tendu à ne plus pouvoir me contrôler, je sentais surgir en moi l’irrésistible flot montant.

Dans un effondrement de tout moi-même, un gigantesque spasme me souleva, me secoua, et ce fut l’éruption de toute ma substance dans le désarroi complet et malgré la répugnance à éjaculer ainsi dans la bouche qui parachevait son œuvre au point de me faire crier.

— Maître, maître… assez… merci… pardon… grâce…

Il se rallongea auprès de moi et dans un murmure il me consola de ces mots :

— Non, Chela, il n’y a rien à pardonner. La lutte fut héroïque ! Je n’aurais pas cru qu’elle se prolongeât en deux épisodes. Repose, Chela.

Mon sommeil fut celui d’une bête.

Au réveil, j’avais la tête vide, je me sentais léger, mais contrit à la pensée de la pollution. La semence dans la bouche, cela devait être impur ! Et j’étais fautif. Il importerait certainement que tous les deux nous nous imposions la purification par « pancha gavia » ou par les cinq produits de la vache, c’est-à-dire le lait, le beurre, le petit-lait, l’urine, la bouse. Cela ne pouvait s’effectuer sans quelque cérémonie. Je fis part de telles préoccupations au sage. Il me tranquillisa aussitôt.

— Chela, mon fils, il n’y a rien d’impur en soi. Ce qui est impur l’est par comparaison. L’urine de la vache est sacrée, elle est pourtant une déjection. Ses défécations sont sacrées, au sol elles sont déjà impures si on ne les recueille pas sur-le-champ. La semence ne saurait être impure, elle ne le devient que si elle s’épand comme une déjection, mais les déjections retournent à la terre comme le reste, la terre serait-elle impure ? La semence n’est-elle pas le meilleur de nous-mêmes ? Dans la plus haute antiquité, le sperme était considéré à l’égal du « soma » ou liqueur réservée aux dieux et aux héros. On se sacrifiait en offrant de sa semence dans un vase déposé sur l’autel du dieu. Je n’aurais jamais voulu me souiller au contact de ta chair s’il y avait eu là la moindre impureté. De cracher ce que, dans la passion, malgré toi, tu me confiais, aurait été de ma part une marque de dégoût. Le dégoût naît de ce qui est impur. Le dénouement était à prévoir, je l’acceptai. Je n’y ai éprouvé aucun plaisir de même que je n’en conçus aucun sentiment d’impureté, retiens bien cela, Chela.

— Oui, maître !

— Je voulais te soumettre à une nouvelle épreuve sur un plan supérieur de la sensation. Tu ne t’es pas mal tiré de cette expérience, mais il faudra, comme dans ce qu’il y eut de plus primaire, atteindre un autre degré de maîtrise et de détachement. Et puis, Chela, tu n’as vu cette fois-ci, tu n’as senti, qu’un aspect de la chose. Je pressens tes secrètes aspirations. Elle seront exaucées, n’aie crainte, mais l’épreuve te sera probablement plus pénible.

Je ne tardai pas à comprendre comment mon prédécesseur avait pu être capturé par les filets de la passion.

La nuit me fit revivre tous ces événements. La nuit suivante aussi, et je n’eus heureusement pas à déplorer d’issue fâcheuse à ces rêveries, cette fois plus précises, après le repos de la veille. J’étais intrigué par la prochaine « séance » où les rôles seraient, si je l’avais bien compris, inversés et au cours de laquelle ce serait mon maître qui se prêterait à ma fantaisie.

*  *  *


Peu de temps après cette première joute dont le souvenir était encore vivace en moi, la nuit s’avançait, l’heure du repos approchait.

— Chela, dit mon maître, méditons un instant avant une nouvelle épreuve, rassemble tes forces pour ne point céder.

Après quoi, comme précédemment, il m’invita à m’étendre auprès de lui. De nouveau, je sentis les effluves m’envelopper. Je me retins de l’enserrer dans mes bras, de reposer ma joue sur sa poitrine, de porter même mes lèvres à ses seins ; je me retenais plus encore de hasarder la main où j’en avais tant envie.

Pourquoi ? Alors que je pouvais désormais prétendre y être pleinement autorisé, je demeurai immobile, le souffle court, m’efforçant à la sérénité totale, malgré l’énervement de cette attente auprès de ce corps qui me tentait. La main du gourou se porta bientôt sur moi et glissa doucement jusqu’auprès de ma verge. Celle-ci réagit immédiatement même avant le contact, mais j’étais sûr que désormais je pouvais résister tant qu’il n’y aurait rien d’autre que cette douce pression.

Il me lâcha bientôt puis, d’un mouvement, il se trouva dans le sens inverse du mien. Le reste se passa dans un éclair, sa bouche avait happé ma verge tandis que mes lèvres cherchaient la sienne.

Malgré ma ferme intention de résister, je sentais bien que les instants m’étaient comptés. Ce fut de la frénésie au-delà de toute expression ! Une fois que ma bouche s’était emparée — et avec quelle avidité — du membre de mon gourou bien-aimé, plus rien ne pouvait plus me retenir.

Cette chose vivante, tiède, ferme et douce, sous mes lèvres, qui me pénétrait doucement, cette chose qui était à ma merci me porta dans un monde où tout raisonnement était vain. Il y eut bientôt de ma part comme une délicieuse vengeance à savourer longuement ce qui m’était ainsi donné et à mener le jeu jusqu’aux extrêmes limites.

Mon application était telle, je sentais la lutte si vive que je perdis tout sens de ce qui m’était fait. Par instants, je ne pouvais réprimer un gémissement de plaisir aux agaceries plus aiguës que je ressentais.

Cela m’excitait davantage à la tâche que je m’étais assignée. Je faisais tout pour charmer le captif que je retenais entre mes lèvres, le garder dans son humide et tiède prison, le charmer pour l’empêcher de se retirer, de s’échapper. Plus je mettais de fougue à hâter le dénouement, plus il me semblait éloigné, malgré des symptômes trompeurs. Malgré toute sa volonté, me disais-je, mon partenaire ne pourra plus résister, il ne tardera pas à sombrer lui aussi dans l’irrésistible délice. Et je voulais connaître le goût de sa substance la plus précieuse. J’étais aussi inquiet de savoir si je ne commettrais pas l’impureté de la rejeter. Mais cela ne faisait que traverser rapidement ma pensée.

Le jeu durait. La fatigue me gagnait. J’avais la mâchoire raidie. Je craignais de mordre ou de blesser le gourou. Cela me ramena aux réalités plus personnelles. Je tentai de surmonter ce qui sourdait en moi et c’est le membre de mon maître enfoui jusqu’à la gorge, que, profondément secoué, je défaillis dans la plus exquise détresse, détendu comme l’arc d’où la flèche a jailli.

Mon maître se dégagea de mon étreinte, toute inconsciente maintenant, et il reprit sa position première. Il avait vaincu.

— Chela, tu as tenu plus longtemps encore, me dit-il peu après. Puisse cette nouvelle expérience te démontrer qu’en occupant l’esprit d’autre chose, le corps prend peu à peu sa vie indépendante. J’ai déçu tes secrètes espérances, mais si le fruit que je t’offris fut stérile, souviens-toi que j’en suis le maître. Le tien fut généreux une seconde fois, j’aurais préféré qu’il en fût autrement, mais tes efforts pour te retenir sont louables.

Au réveil, le lendemain de bonne heure, je cherchai à m’y reconnaître dans la confusion de mon esprit. Quand je massai le gourou, je ne pus détacher mes yeux de son sexe. Dire — pensais-je alors — dire que je n’ai pas rêvé et que j’ai tenu cette chose, dans ma bouche, que j’y pris un plaisir très grand mais incomplet. C’est malgré moi que cette question fusa de mes lèvres :

— Pourquoi, Gourou bien-aimé, m’avoir refusé, au moins pour la première fois, ce que je ne pus vous refuser ?

— Chela, une avidité naît de tels échanges. Mieux vaut un regret qu’un désir exaucé qui fait naître à nouveau le désir. Tu te lasseras d’un acte stérile qui n’engendre que de la fatigue. Et puis, Chela, je ne veux m’abandonner à cette trompeuse ivresse de la chair. Ayant tout connu, le sage peut tout ignorer.

Dans la soirée, nous devisâmes de ces éternelles questions. Le Gourou venait de me narrer qu’alors qu’il était lui-même chela, au cours d’un pèlerinage avec feu son maître, ils avaient fait la connaissance d’un « sadhu » doué de pouvoirs spéciaux.

Par je ne sais quel sortilège, selon ce que m’en dit le gourou, ce personnage faisait dresser la verge de quiconque, à distance, rien qu’en tendant la main dans cette direction. Il suffisait d’une minute à peine pour que le sujet, bien malgré lui et à sa confusion, répande sa semence.

Après quelque démonstrations sur de jeunes volontaires, émoustillés à l’avance à la seule pensée du phénomène qu’ils allaient démontrer, la réputation du «sadhu » lui attira la clientèle de riches vieillards, d’hommes impotents avant l’âge, de princes vicieux qui voulaient voir des hommes de leur suite dans une situation embarrassante.

— Et, maître, puis-je me permettre de vous demander s’il tendit la main vers vous.

— Nalla (certes), Chela et j’avoue qu’il réussit, il voulait prouver à mon vieux maître qu’il vaincrait et son âge et sa résistance, ensuite.

— Et qu’advint-il ?

—Je fus la seule victime. Mon vénéré maître demeura parfaitement insensible au sortilège du « sadhu », Mais, Chela, pour revenir au véritable but de notre entretien, il t’appartient de provoquer l’érection de ton membre sans aucun contact, de le mener jusqu’au spasme final par la seule force de la pensée, de l’empêcher également de se manifester en dépit des visions les plus voluptueuses.

— Et après, maître ?

— Après ? Chela, dégagé de toute préoccupation d’ordre sensuel, tu t’abstiendras. Tu sais te passer de vêtement, de manger de la viande comme les infidèles, de posséder des choses inutiles. T’abstenant ainsi, de plus graves problèmes te seront aisés à comprendre. Beaucoup d’obstacles seront franchis sans la moindre peine.

Tu ne seras plus au niveau de cette terre que nous foulons au pied, tu lui seras supérieur. Oh pas de beaucoup ! La connaissance absolue qui est la perfection même est l’apanage de très rares sages dans ce monde. Soyons satisfaits d’un stage qui nous a déjà élevés hors de la gangue de brute qui est notre première enveloppe.

— Mais, Gourou bien-aimé, cette sagesse, cette sainteté, gagnée au prix de longs efforts et d’épreuves, cette sagesse-là n’est profitable qu’à quelques hommes comme vous, par exemple. Alors, tous les autres, restent loin en arrière !

— Les sages doivent servir de modèle et de guide, Chela. Ils ne sont pas divins, il leur est donc impossible de faire pour autrui ce qu’autrui ne sait ou ne veut pas faire pour soi-même. Souviens-toi, Chela, que le « karma » n’est pas uniforme pour toutes les créatures. Pourquoi, par exemple, n’es-tu pas resté chez les tiens, à t’adonner à la culture ou à l’élevage ? Pourquoi être venu à moi nu, dépouillé de tout ? Il y a une richesse dont la valeur est plus grande, plus mystérieuse, que celle que l’on attribue aux biens matériels. Mais cette richesse, dont tu détiens déjà une parcelle, veille bien qu’elle ne te soit pas ravie ! Tu as en toi ton voleur. Si tu relâches ta maîtrise, tous les moyens lui sont bons pour te dépouiller !

L’expérience se renouvela par intervalles. Je parvins peu à peu à résister à l’épanchement final d’une part et à vouloir maintenir le membre de mon gourou entre mes lèvres. J’étais secouru par quelques prières mais surtout par la présence de pensées que j’appelais à mon aide.

Mon maître ne tenait pas à prolonger indûment l’expérience, quand il percevait que les réactions nerveuses ou musculaires allaient s’atténuant. Un être jeune et sain comme je l’étais ne pouvait cependant pas ne pas souffrir du contre-coup de pareilles séances.

Elles étaient plus épuisantes que menées à leur fin, il m’en restait un désir qui me poursuivait fort avant dans la nuit, car il m’était impossible d’entretenir en mon esprit les pensées qui n’avaient pas lieu de s’y dérouler normalement.

Alors, je décuplais mentalement les sensations que j’avais éprouvées ou que j’imaginais comme possibles, je magnifiais le spectacle, j’inventais des attouchements plus audacieux ou plus cruels. Cela se dédoublait, se multipliait même et m’apparaissait la personne gracile de l’ancien chela. Je le voyais à ma place, allongé auprès du gourou, le pressant, lui prodiguant les caresses, le cajolant, le maîtrisant enfin, s’acharnant sur lui, se riant enfin de sa victoire sur la résistance du maître.

Après toute cette volupté, je comprenais combien moi aussi je pouvais être saisi par une indicible avidité, à rendre au centuple à mon partenaire ce qu’il me procurait. Je concevais combien cela pouvait devenir une obsession. Mon prédécesseur avait souffert plus que le gourou ne pouvait le supposer, à s’entendre conseiller la discipline quand la luxure le torturait toujours davantage.

Et puis, je tentais de suivre la piste choisie par le chela. Où était-il ? Qu’était-il advenu de lui ? Je me prenais presque à l’envier. Et je me reprochais aussitôt que de telles pensées aient pu se glisser dans mes réflexions. Et puis j’éprouvais de la compassion pour mon maître. Aurais-je la force d’accomplir tout ce qu’il attendait de moi ? Si j’étais resté le jeune villageois de toujours, je ne partageais plus du tout l’existence de mes frères. Il me devenait de plus en plus impossible de quitter mon état, n’étais-je pas appelé à leur servir de guide ? Mais je devais me garder d’en tirer gloriole, ma tenue plus nue encore que la leur me rappelait à tout instant l’humilité qui devait régler ma conduite.

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Source

  • Narayana : roman tantrique / Narayana Nair ; traduit du tamil par Jaimouny et A. P. – [Paris] : Jérôme Martineau, cop. 1968 (Turin : Sargraf, novembre 1969). – 176 p. : couv. ill. ; 22 × 13 cm.
    P. 66-89.

Articles connexes

Notes et références

  1. La division du texte en six parties est réalisée ici de façon arbitraire et pour des raisons de commodité propres à BoyWiki. Elle ne figure pas dans l’œuvre originale.