Narayana (texte intégral – 6)

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Sixième et dernière partie du texte intégral de Narayana, « roman tantrique » attribué à Narayana Nair.[1]


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Un jour, je m’étais rendu à mon lieu favori pour y méditer. C’était une minuscule place enfermée par quelques rochers surplombant la rivière. On y allait par le sentier menant à l’arbre de mon gourou, puis on bifurquait à mi-chemin, on franchissait alors un petit cours d’eau, affluent de la rivière.

La chaleur très forte ce jour-là me pénétrait d’une douce lassitude, je la goûtais avec joie en communion avec la nature endormie. J’espérais bien me réveiller, me disais-je, en m’abandonnant ainsi, à temps pour rejoindre mes jeunes élèves, avant le retour du gourou à l’ermitage.

Je fus soudain tiré de ma torpeur par une présence.

Sans bouger, entr’ouvrant à peine les paupières, je distinguai, accroupi tout près de moi, Kembiranu ! Je m’éveillai. Sans changer de position, je jouai l’étonnement à sa vue.

— Pardon, petit gourou, me dit-il un peu ému. Je suis venu… pour prier avec vous. Et puis, vous savez que…

— Que ?…

— Eh bien, que je devais venir auprès de vous puisque cela ne vous plaît pas que je vous touche devant les autres, alors…

— Alors ?…

Pour toute réponse il plaça sa main sur ma poitrine. Instinctivement j’attirai Kembiranu à moi ; il se glissa sur moi et ventre contre ventre, visage contre visage, nous nous étreignîmes doucement. J’en ressentis un bonheur ineffable, mais aucune pensée ineffable, mais aucune pensée sexuelle ne vint troubler, pour ma part, cette étreinte.

Combien de temps restâmes-nous ainsi, étroitement liés, je ne sais plus.

Quand Kembiranu se retira, il était visible que ce contact l’avait profondément agité. Je me gardai de porter la main à son petit sexe tendu. Il s’enhardit cependant à se saisir du mien. Je le laissai faire. Il eut l’air dépité que je ne ressentisse point ce qui l’animait.

Je ne voulus point le chagriner et décidai de permettre l’érection. Kembiranu m’amusa fort, car à ce spectacle qu’il attendait, il se pencha, examina l’objet, le caressa, fit le mouvement de va-et-vient le long du membre distendu, et il me regarda les yeux brillants.

— Oh, petit gourou, est-il possible que vous ne vouliez point ?

— Vouloir quoi ?

— Oh, petit gourou, une seule fois, une fois seulement pour me prouver que vous aimez votre petit Kembiranu ! Moi, voyez, comme je suis devant vous, je sens que je ne pourrai plus tenir et vous me laisseriez seul…

À cet instant, je résolus de mettre fin à cet entretien dont les conséquences pouvaient être fâcheuses pour nous deux. Il eut l’air tout triste à sentir mollir sous sa main ce qu’il serrait fortement. Cela eut également pour résultat de le calmer un peu. Il était temps.

— Le plaisir est bon, Kembiranu. Je le sais. Nous le savons tous. J’ai, comme toi, éprouvé des désirs, de la passion, des satisfactions avec des hommes. Crains de devenir esclave ! Si je consentais à ce que tu recherches, Kembiranu, ton sexe m’appartiendrait, devrait m’appartenir à moi seul…

— Mais, petit gourou, je suis prêt à vous le donner…

— Je le sais et je t’en suis reconnaissant, Kembiranu, mais je veux dire que mon sexe aussi t’appartiendrait, à toi seul. Et alors ? Nous devrions sans cesse nous satisfaire, nous épuiser l’un et l’autre, nous lasser l’un de l’autre aussi et nous aurions quand même le désir en nous.

Je ne sais s’il comprit bien ma pensée, il l’interprétait certainement par de la réticence et un refus de ma part, ce qui le rendait perplexe et l’affligeait. Je le contemplais alors qu’il paraissait réfléchir.

Comme moi jadis, il voyait là un passe-temps naturel et il concevait mal que je lui eusse refusé mon aide. J’en avais quelque regret, il me chagrinait, moi aussi, de mécontenter un garçon aussi aimable et dont l’affection doublait la grâce et la séduction physique.

Je ne vivais point hors du monde dans la seule compagnie de mon gourou. Certes notre entente était réelle, au-delà de toute description, mais je plaçais mon gourou sur un plan tellement différent qu’il était bien éloigné de ce charmant Kembiranu, don des dieux peut-être, et que pourtant je rejetais.

À quelque temps de là, il m’annonça que, suivant un parent, il allait s’établir dans un village éloigné.

Je me louai que le destin eût ainsi disposé des choses.

Je n’avais pas été sans narrer cet incident à mon maître. Je n’en tirai nulle vanité. Au point où j’en étais, j’étais fortement persuadé des vérités que m’avait enseigné mon gourou.

— La vie, Chela, me dit-il en commentant la chose, la vie est un échange perpétuel… Qu’on reçoit et qu’on donne. Les rapports entre les êtres vivants ne sauraient reposer sur une autre base, je crois. Il ne faut rien devoir à soi-même et ne rien devoir à autrui. Il faut accepter avec indifférence et donner avec la même indifférence. Il faut se libérer de toute notion d’échange quel qu’il soit. Jamais un homme ne peut trop donner, mais il convient que le don soit seulement pour le bien de celui qui reçoit. Le petit Kembiranu eût certes tiré de grandes joies physiques du don de toi-même, mais de tels échanges eussent agi au détriment de sa paix intérieure.

— Maître bien-aimé, ce qu’il n’a pas obtenu de moi, il l’obtiendra du premier camarade venu ou de quelque fille ensorceleuse.

— Cela est une autre question. Celui qui se veut sage ou sur le chemin de la sagesse doit être toute retenue. Tu as bien agi. Le sage ne saurait contraindre autrui à l’imiter.

Cette conversation sur mes rapports avec un jeune élève dévia tout naturellement sur les charges nouvelles que j’avais assumées sans que mes obligations ménagères eussent diminué. Je ne m’en plaignais aucunement. Le gourou y avait cependant songé car il me dit bientôt :

— Chela, mon fils, que dirais-tu si nous nous adjoignions un garçon pour accomplir ces menues tâches qui ne sont plus dignes d’un chela devenu déjà capable d’enseigner ?

— Nalla (certes) maître, vous êtes seul juge. Je suis de force à tout faire.

— Je le sais ; je sais que pour moi, les besognes quelles qu’elles soient te sont douces, mais l’un des garçons m’a déjà demandé s’il ne pourrait pas nous rendre quelques services et vivre auprès de nous.

Quel ne fut mon étonnement à voir dans la personne du sous-chela le second de mes jeunes admirateurs, un nommé Kullu. Je me demandai si mon maître avait deviné que les relations n’en seraient que plus aisées. Je doutais qu’il eût jeté son dévolu sur ce gringalet, souriant, espiègle et qui pour tout vêtement n’avait que ce que j’ai décrit comme une « corde » entre les cuisses et autour du bas-ventre.

Il était assez grand pour son âge ; lui aussi devait avoir dans les quatorze ou quinze ans. Il est tellement difficile pour nous autres de connaître exactement notre âge ! Ses manières étaient avenantes, sa bonne volonté évidente. Mon maître ne s’était certainement pas attendu à tant de zèle et de vivacité.

Kullu était tout aussi naturel que « le chéri ». La promiscuité l’enhardissait au point qu’il me prenait le bras, la main, m’enlaçait pour me parler, sans aucune arrière-pensée apparente car la présence du gourou ne changeait en rien ses façons de faire à mon égard.

Il m’accompagnait à la rivière pour les ablutions également.

Pendant une ou deux semaines, il regagnait la maison de ses parents à la tombée du jour. Puis il dit avoir l’autorisation de rester avec nous la nuit. Mon maître n’y vit aucun objection.

Kullu me rappelait le plus turbulent de notre joyeuse bande d’autrefois. Il était taquin et ne manquait jamais une occasion de s’amuser et de rire. Cela jetait une note un peu discordante dans notre austère solitude, mais peut-être le maître l’avait-il souhaité ainsi !

Je ne pouvais m’empêcher de remarquer comme il était d’humeur morose depuis quelque temps. Il ne marchait plus droit, comme auparavant, mais courbé en avant sous le poids d’une invisible charge. L’âge sans doute, me disais-je, car la vieillesse nous gagne assez tôt nous autres Hindous, particulièrement dans le Sud.

Si Kullu avait cependant quelque retenue en présence du gourou, il n’en était plus de même lorsque celui-ci restait à méditer au dehors. Alors, Kullu se dissipait et s’acharnait après moi. Il singeait mon air courroucé et je ne pouvais garder longtemps mon sérieux tant ses mines étaient bouffonnes.

Il tentait de me saisir la jambe ou le bras, de me pincer, de me surprendre par derrière et il s’enhardit un jour à vouloir se saisir de mon sexe. J’étais naturellement entièrement nu, à mon habitude. Je me dérobai. Il prit goût à cette poursuite et à mes dérobades.

Le jeu dut aussi l’exciter car je vis se tendre la « corde » d’entre-cuisses qui lui servait de vêtement. Soudain, dans un écart que Kullu fit pour échapper à mon atteinte, sa verge jaillit de côté, comprimée par le linge et par conséquent d’autant plus raide. Je fus étonné de lui voir un membre de cette taille auquel j’étais loin de m’attendre.

Non pas qu’il fût énorme en grosseur ou en longueur mais, enfin, il paraissait disproportionné aux dimensions même de son propriétaire.

Cela mit le comble à mon hilarité.

Kullu, un peu penaud peut-être, se mit lui aussi à rire tout en se rajustant, assez difficilement car l’objet, tout fier de s’être exhibé, ne paraissait nullement disposé à disparaître ainsi.

Je riais encore quand le gourou revint. Je lui narrai la chose.

— Voyez, Gourou bien-aimé, fis-je en matière de conclusion, nous avons en la personne de Kullu un adepte du Lingam, mais il est encore bien jeune, aussi, au lieu de porter son « Jangam » autour du cou par un cordonnet, le porte-t-il à la ceinture, lié à une corde ! Allez Kullu, dis-je en me tournant vers lui, montre au gourou ton « Jangam » !

Ce pauvre Kullu était tout déconfit, il alla dans un coin, tout en portant ses deux mains à l’endroit du sexe. J’étais conscient d’avoir poussé un peu trop loin la plaisanterie. Heureusement, le maître apporta l’apaisement par un commentaire, non sans sourire.

— Kullu a bien mince « costume », il doit donc avoir bien peu à dissimuler ; mais nous, qui allons nus, ne voyons pas ce que d’autres tiennent tant à cacher pour y penser davantage. Kullu est encore bien jeune pour dérober volontairement à la vue ce à quoi il n’attache aucune importance.

*  *  *


Peu après l’incident du « jangam » Kullu passa sa première nuit à l’ermitage. Sa natte était voisine de la mienne. Dès que la respiration profonde et régulière du maître indiqua un profond sommeil, alors que je commençais moi-même à m’assoupir et que je croyais Kullu endormi depuis longtemps, il se glissa vers moi, nu.

D’un geste pour le repousser doucement, ma main rencontra malheureusement sa verge tendue. Il crut à une invitation de ma part. Pour lui montrer que je n’étais pas d’humeur pour cette sorte de jeu, je lui tournai le dos.

Bien mal m’en prit, car il m’enserra dans ses bras, introduisit sa verge entre mes fesses et la fit aller et venir au contact de mes cuisses. J’y portai la main distraitement.

C’était surtout la longueur qui me surprenait chez un être aussi fluet. Et puis qu’arriva-t-il ? Fis-je un mouvement qui trompa mon partenaire ? Je ne sais plus, mais il se trouva que retirant son membre, au moment de le replacer, il buta dans mon anus. Avant même que je pusse m’éloigner, Kullu m’avait pénétré et tout mon être tressaillit à cette sensation jusque-là inconnue.

Il me sembla que l’on m’enfonçait un objet démesurément long, un peu trop gros peut-être pour le passage offert ; un objet qui toujours glissait plus avant et puis s’arrêta pour aller et venir doucement en me causant des tressaillements, des crispations de tout mon être.

Instinctivement, je poussai comme pour me renfoncer sur Kullu qui m’enserrait toujours plus étroitement, jouant avec mes seins, me pinçant au ventre, appliquant ses lèvres à mon cou. Il tenta de me prendre à la verge, mais je n’avais pas songé à y provoquer l’excitation. Tout cet énervement m’agitait, ne faisant qu’accentuer les mouvements que je ne pouvais réprimer.

Ceci ajoutait encore à l’excitation croissante de Kullu ; je le sentais. Ce n’était plus un membre humain que j’avais en moi mais un rigide morceau de bois. Une ivresse, comme un délire, s’était emparée de moi.

Kullu était tout à son propre plaisir, ses jambes s’arquaient sur les miennes. Soudain, il s’agrippa à moi comme s’il était en danger.

Le moment suprême était arrivé. Kullu relâcha son étreinte, je le sentis mollir puis il se retira de moi non sans une caresse de reconnaissance. Il me huma longuement, comme un amant dont tous les désirs ont été exaucés, puis il regagna sa natte.

Pour ma part, malgré tout ce plaisir extraordinaire mais incomplet cependant, j’étais un peu honteux de m’être laissé faire. Je ne pouvais en vouloir à Kullu qui avait dû croire que j’étais consentant depuis le début.

Il me le dit le lendemain matin, alors que nous étions tous les deux à la rivière, tout en me faisant l’aveu que c’était la première fois qu’il s’apaisait ainsi. Je me rendis compte qu’il m’accusait au fond de l’avoir instruit dans cette manière nouvelle de « jouer » avec son sexe.

— Mais, ami Kullu, lui dis-je, ce que nous avons fait cette nuit, nous ne le referons plus jamais !

— Oh, petit gourou, vous êtes fâché ! Je me repens ! Je devenais fou de vous sentir si près de moi et, sincèrement, je ne pensais pas aller plus loin que d’avoir mon corps au contact du vôtre. Chassez-moi ! J’emporterai toujours de cette nuit le souvenir du sacrifice fait pour celui que j’aime depuis longtemps : vous, petit gourou.

Kullu me saisit la main qu’il porta à son front incliné.

Il importait cependant que je tinsse le gourou au courant de ce qui s’était passé et des suites possibles de ce premier intermède. Il n’y avait jamais moyen de prendre sa science en défaut et il savait toujours tout, il ne fut nullement étonné et se contenta de me dire :

— Chela, mon fils, souviens-toi de tes expériences passées, de ces plaisirs cueillis au hasard. Si tu acceptes de devenir un guide, tu dois te souvenir que ce métier de guide comporte des risques. Tu peux les limiter en prêtant ta chair sans participer toi-même au plaisir, dans le seul but d’apaiser la passion encore indomptée de celui que tu as pris en charge.

Tu peux aussi tout refuser et rejeter les avances de Kullu. As-tu rencontré auprès d’autrui le refus de ce que tu en attendais ?… Si la personne de Kullu te répugne, il est aisé de le renvoyer chez lui, mais n’est-ce pas aussi une pénitence que de le supporter, avec ses défauts et ses désirs !

— Non, maître, il ne peut être question de le châtier pour ce qui fut sans conséquence. Je m’excuse de n’avoir vu que moi-même dans ces relations. Trouverai-je la force d’endiguer chez un jeune être la passion naissante ?…

— Chela, je me suis souvent posé la même question, j’ai eu ces mêmes tourments de conscience quand tu étais tout jeune chela ! Je t’ai montré la voie. Tu y es engagé maintenant. Souviens-toi toujours, Chela mon fils, que d’accorder du plaisir sans s’abandonner à la joie est une forme de prière. Mais ce sacrifice doit servir à élever ceux auxquels nous donnons notre chair. La souillure du corps ne vaut pas la peine qu’on s’y arrête — en admettant qu’elle soit — si le cœur sait demeurer pur et si l’esprit sait rester son maître.

— Gourou bien-aimé, je vous assure que si je laisse Kullu se livrer au plaisir sur ma personne, je le fais pour l’apaiser, et j’ai un bien faible espoir de l’aider à se dominer. J’y ai moi-même éprouvé un plaisir nouveau alors que j’aurais dû m’éloigner en esprit.

— Je t’ai tout dit, Chela, sur ces sujets et depuis des années. Nul n’est parfait. Une faiblesse passagère est un signe dont il faut profiter. Peut-être parviendras-tu à ne plus rien désirer, à ne plus rien ressentir, à souhaiter rester insensible, comme mort avant la mort. J’en suis arrivé là, et c’est cela que je pense, Chela. La fièvre qui me ronge n’a pu avoir raison de moi…

— Vous souffrez, maître ! Pourquoi ne pas l’avoir dit ? On pourrait apporter quelque soulagement, que sais-je !…

— Merci, Chela. Tout est vain. Tu es mon fils spirituel, je puis me reposer sur toi, je le sais. Tout est vain, répéta-t-il d’un ton accablé. La vie n’est qu’un court mirage, nous y évoluons comme des ombres. Nous nous arrêtons à ces choses comme celles dont nous venons de parler alors que le corps n’est qu’une écorce. Le fruit, Chela, le fruit que cette écorce contient, eh bien ce fruit-là est insaisissable si on ne s’élève bien haut pour le cueillir, le garder et alors, Chela, on ne revient plus…

« On ne revient plus ! » … ces paroles lentement énoncées par mon maître retentissaient encore à mes oreilles longtemps après. « On ne revient plus ! ». Que voulait-il dire ? Certes, je savais par quels chemins l’esprit doit tout dominer, mais que voulait dire ce « On ne revient plus ! » qui me laissait perplexe et attristé tout ensemble. Car je savais que jamais mon gourou ne parlait en vain.

*  *  *


Nous eûmes une fois un étrange visiteur.

Entièrement nu, le corps poussiéreux ou couvert de cendres, je ne sais, il avait les cheveux emmêlés et mal ficelés en un chignon tout de travers. L’homme était musclé et robuste ; il pouvait avoir la quarantaine. On le devinait habitué aux longues marches par tous les temps ; ses pieds étaient comme ceux des paysans. Sombre de peau, il appartenait au Sud ; il s’exprimait en tamoul.

Du village où il avait débouché, suscitant la surprise, on l’avait dirigé sur notre ermitage.

Après les « namaskara » d’usage ou salutations que l’on adresse en joignant les mains à hauteur de visage, mon maître lui accorda l’hospitalité pour la nuit. Il eut soin de s’assurer au préalable que l’homme ne faisait que passer. Il répondit qu’il n’en demandait pas tant et que, s’il avait fallu, il se fût couché à même le sol ou dans les branches d’un arbre.

À un cordonnet qu’il avait au cou, pendaient quelques ossements, du moins je pris cela pour des ossements.

Comme le soir tombait déjà, il s’en fut à la rivière. Il en revint « décrassé ». Je ne pus m’empêcher de remarquer alors sa superbe musculature.

Mais ce qui attirait le plus mon attention et celle de Kullu, l’air ahuri, était le sexe de cet homme qui lui pendait entre les cuisses. À voir sa dimension au repos, on ne pouvait s’empêcher de se demander ce qu’elle devait être autrement. Un anneau de cuivre, enfin, à la racine de la verge complétait cet ensemble peu attrayant.

L’homme n’était pas plus épilé à cet endroit qu’il ne l’était au menton où croissait une touffe de poils. Les crins en broussaille qui enlaidissaient encore son sexe y attiraient les regards. Plus j’y jetais les yeux plus je ressentais de répulsion pour ce spectacle où la peau distendue avait un aspect fripé comme s’il se fût agi d’un vieillard.

Je crus un moment que nous avions là un spécimen de « lingadari » ou sectaire du Lingam, mais il n’en portait pas le signe. C’était en définitive une sorte de « bhairagi » ou ascète nu, errant.

Il ne m’inspirait pas confiance, son expression était sournoise, il s’exprimait d’une voix rauque et ses manières, lors de notre frugal repas, étaient grossières, bien qu’il affectât de réciter plusieurs prières ; une fois accroupi il s’inclina du buste trois ou quatre fois en marmonnant quelque chose.

Il se trouvait placé à côté de mon maître et Kullu me séparait de lui. Les yeux du visiteur ne tardèrent pas à se glisser vers le gourou, il prolongea ses regards sur sa belle taille et s’attarda plus bas. Puis il se tournait un peu de côté pour regarder Kullu, dont le silence et les yeux grands ouverts trahissaient trop la peur qu’il avait de ce personnage. Enfin, il se mit à me dévisager. Je le regardai bien en face et il se déroba aussitôt.

Gêné par la réserve que nous observions, il fut le premier à vouloir créer une diversion. Sans courtoisie, il s’enquit de nos méditations et du but que nous poursuivions. Il écouta les explications succinctes que lui donna mon maître puis, sans ambages, tourné vers moi, il lui dit :

— Frère gourou, vous avez là un chela « alagiya » (beau), un beau morceau de chair, ma foi. Vos sages enseignements ont-ils raison de son ardeur virile ? Ou bien, ce plus jeune, si timide, mais non moins plaisant, je l’avoue, est-il le plus méritant !

Ce disant, il plaça sa main sur la cuisse de Kullu.

J’étais outré de ces remarques ! Que signifiaient ces allusions ? Mon maître, impassible, lui répondit d’une voix posée :

— Frère, je n’enseigne que ce qui m’a permis de parvenir. J’invite donc au renoncement par l’entraînement de la volonté. La maîtrise de soi est la seule méthode pour atteindre à quelque sagesse et acquérir la sérénité, première étape vers « samadhi », l’extase dans la béatitude. Mon chela, je le sais, profite déjà de mes conseils. Il poursuit son chemin sur lequel ce plus jeune enfant ne s’est pas encore engagé.

— Tout cela est fort bien, Frère gourou, rétorqua l’homme d’un ton rogue, je ne discuterai point des procédés, chacun en use comme il le juge bon. La maîtrise de soi commence, nous le savons tous, par mater le sexe. Il faut donc mortifier la chair…

Un peu agacé, je me permis de l’interrompre pour lui demander s’il était alors partisan d’accomplir un « sacrifice » du genre de celui auquel j’avais assisté voici longtemps déjà lors du grand pèlerinage.

— Non, Chela, le résultat n’est que temporaire. Je ne veux pas non plus recommander l’émasculation, mais tenez…

Et à ces mots, il écarta les cuisses, étalant l’abondance de ses chairs flasques et répugnantes.

— Mais tenez, poursuivit-il, je mets au défi la plus habile prostituée, le garçon le plus aguichant, de tirer la moindre sensation de ma verge.

Et, de nouveau, il se mit à caresser la cuisse de Kullu, visiblement stupéfait ou gêné.

Puis, en matière de preuve à cette déclaration, il se tritura un instant le sexe qui ballotta entre ses doigts comme une chose morte.

— Oui, Frère gourou, reprit mon maître toujours avec un grand calme, je sais que vous avez maints procédés purement physiques pour parvenir à de tels résultats. Suffisent-ils ?…

— Quels procédés ? fis-je curieux.

Le « bhairagi » les décrivit, joignant le geste à la parole. Il nous expliqua comment on suspend des poids de plus en plus lourds au sexe pour en distendre les muscles et empêcher ainsi toute possibilité d’érection. Comment encore, couché sur le ventre, le patient laissait pendre son sexe par un trou ménagé dans la planche ; on attachait alors au membre des poids que l’on maintenait en mouvement pour distendre et fatiguer le sexe.

Il nous narra avec force détails la manière de tuer l’excitation en la renforçant par des frictions d’huile pimentée sur la verge. Peu à peu, l’érection n’est plus possible sans cet adjuvant et, enfin, l’irritation est telle que tout plaisir est anéanti.

Certains, enfin, se pendent par le sexe. Cet exercice peut se pratiquer à deux. Chacun étant étendu, le membre pris dans un anneau à une même corde passant par une poulie dont la hauteur est calculée pour qu’on ne puisse reposer à plat sur le dos. Tout mouvement de l’un est ressenti par l’autre et plusieurs séances ont raison du sexe enfin dompté.

Ces détails ne me donnaient qu’une explication sommaire. On matait peut-être un organe physique, mais qu’en était-il intérieurement ? Ces méthodes brutales étaient fort éloignées des principes de mon gourou. Ne faut-il pas respecter ce qui vous est donné… me disais-je encore. Quel mérite peut-on trouver à se glorifier de ne pas se servir de ce qui est détruit ?

Les procédés évoqués par le peu intéressant visiteur pouvaient se comparer aux abus sexuels, aux pratiques réputées magiques. Ne racontait-on pas en effet que des hommes avaient des animaux comme partenaires ! Ne murmurait-on pas aussi que des brahmanes attiraient des garçons, les droguaient, puis utilisaient leur semence et leur sang à la confection de philtres.

Il est hors de doute, concluais-je en moi-même, que, nous autres Hindous, avons non seulement une révérence pour le sexe, mais en usons dès que nous le pouvons, sans penser à mal. Il est très important qu’on nous marie jeunes ou bien que nous apprenions à nous dominer. Encore n’échappe-t-on point, je ne le savais que trop, aux tentations, aux fréquentations intéressées. Le peu d’importance que nous y attachons en est l’excuse. Voilà pourquoi on admire, aux Indes, l’homme qui réussit à vaincre cette force sexuelle, surtout s’il ne détruit rien en lui et qu’il prouve par sa sérénité et sa sagesse qu’il n’a pas médité en vain.

C’est à peu près cela qui se dégageait de l’entretien que le visiteur poursuivait avec mon maître. Kullu était étendu sur le côté dans un coin, déjà endormi.

*  *  *


Le lendemain de bonne heure, j’entendis Kullu se lever et aller à la rivière. Le « bhairagi » ne tarda pas à s’éveiller et, peu après, nous salua pour reprendre la route. Je n’étais pas fâché de le voir partir. Mon maître ne laissa rien paraître de ses sentiments à cet égard et il sortit à son habitude.

Au moment où j’allais moi-même à la rivière pour les ablutions, Kullu revint. Je lui trouvai l’air maussade. Un cerne plus accusé marquait ses yeux. Hagard ou machinalement, il allait çà et là, sans mot dire.

— Qu’y a-t-il, Kullu ? Tu as l’air fâché !

— Ah, Narayana — s’exclama-t-il en m’appelant ainsi comme dans ses moments d’épanchement. Ah, Narayana ! Cette nuit … un « churel ! » … oui, un vampire …

— Comment, Kullu, un vampire, quel vampire ? Je n’ai rien entendu. Pourquoi n’avoir pas appelé au secours ?

— Ah, Narayana, ce n’était pas possible, il me buvait sans relâche… Je suis sans substance, tous mes membres sont faibles…

— Mais, Kullu, si un vampire t’a fait cela, où est la plaie ? Laisse-moi voir !

— La plaie ? Et Kullu esquissa un sourire, puis désignant l’endroit du sexe, la voilà la plaie, Narayana ! C’est là que le vampire s’est fixé.

Et Kullu me narra comment, surpris en plein sommeil, par une traction mouillée sur sa verge raidie, il crut d’abord que c’était moi ; mais la sensation était nouvelle et infiniment moins brutale que celles qu’il affectionnait, il se rendit compte avec horreur que le « churel » n’était autre que notre visiteur de hasard.

Il tenta de faire détacher cette bouche qui s’acharnait, mais ne trouva pas la force de réussir. L’opération dura d’autant plus longtemps que la victime était trompée et que l’autre ne voulait plus lâcher sa proie. Et puis, cela prit fin.

Mais le pauvre Kullu devait, à nouveau, être réveillé plus tard par la récidive et endura encore plus longtemps le « vampire » qui s’était fixé à lui et le « buvait » entièrement, selon son expression.

Le pauvre Kullu fut quelques jours à se remettre de cette fâcheuse expérience dont, après coup, le souvenir lui devint un peu moins désagréable. L’incident eut au moins ce résultat de calmer Kullu pendant plusieurs jours.

*  *  *


Il y avait bien peu de changements dans notre existence et force m’est de reparler des mêmes sujets tels qu’ils me reviennent à l’esprit en suivant la trace de mes pas sur le chemin du passé.

Kullu faisait toujours preuve d’indiscipline dès que le Maître n’était plus là. Le gourou, dans sa lassitude toujours plus marquée, paraissait se désintéresser de ce gamin indomptable, je dis indomptable car les sages avis, les conseils, mon insistance enfin, demeuraient lettre morte.

L’esprit de Kullu n’était pas éveillé et le peu qu’il avait pu glaner à notre fréquentation était fort éloigné des préceptes de conduite, de morale, d’élévation, de discipline, de Yoga, qui avaient fait de mon maître ce qu’il était et qui m’avaient dégrossi.

Kullu appartenait à un milieu fort humble, sans ressources, où il n’avait été en contact qu’avec les aspects de la matière les plus bas à cause de l’état d’extrême misère, de nudité et de famine où il avait toujours vécu.

Nous aurions préféré qu’il se mît à la besogne et se rendît utile. Il se complaisait dans la paresse et l’indiscipline, le relâchement. Notre ermitage était pour lui un refuge loin des reproches, des criailleries et du labeur. Pour y échapper, il n’hésitait pas à se vanter auprès des siens de tous les progrès qu’il prétendait faire.

Il en était bien loin et ne cessait de me harceler. J’espaçai les rapports nocturnes entre nous. Toutefois, je me berçais d’illusions à la pensée que ma passivité et mon inertie refroidiraient son désir.

Kullu était de ceux qui obéissent servilement au sexe et qui doivent l’assouvir. Je lui abandonnais donc de temps en temps mon corps indifférent en une manière de sacrifice que je faisais à la Tranquillité.

Si les premiers assauts m’avaient procuré le plaisir indéniable de la nouveauté, j’éloignais maintenant mon esprit de ce que mon corps subissait. Mais rien n’y faisait. Kullu était toujours obstiné. Je me sentais futile de vouloir le raisonner. Je ne pouvais non plus songer à le chasser, mon maître le trouvait serviable. Lorsque je tentais de faire la morale à Kullu, il me répondait d’un air narquois :

— Tu parles à Kullu ou bien tu parles à « lui » ? Et il désignait son sexe sous le linge qui ceignait sa taille. Car, ajoutait-il, moi, Kullu, je t’écoute mais « lui » il n’a pas d’oreilles et il dort. Quand il est debout et bien éveillé, ce n’est pas en parlant que tu l’endormiras.

On le voit, Kullu était déroutant. Il l’était d’autant plus qu’il ne mettait aucune malice dans ses propos et qu’il était naturellement porté à s’étonner des caprices de son sexe, il croyait n’avoir jamais aucun pouvoir.

Le gourou, trouvant que je me préoccupais trop de ce garçon, me disait que le Karma de Kullu était la cause même de ce niveau inférieur et qu’il lui faudrait plusieurs existences pour s’en libérer.

Malgré tout, Kullu avait ses qualités auxquelles s’ajoutait la note tumultueuse et gaie de sa jeunesse un peu sauvage. Je n’étais pas assez loin de cet âge moi-même pour ne pas rire de ses facéties, surtout que le maître paraissait s’éloigner de plus en plus de tout ce qui l’entourait.

Le soir, combien de fois, accroupi là sur la natte, face à nous, il fixait la flamme vacillante de la petite lampe ; il était là, silencieux, penché en avant, le souffle gêné, immobile. Nous nous gardions de faire un mouvement qui eût pu le « ramener » de son voyage au-delà de la lampe. Du moins, c’est ainsi que j’interprétais cette attitude. Puis, il finissait par se détendre, se redresser et gagner sa natte à pas lourds.

*  *  *


Un après-midi, le gourou venait de nous laisser pour aller, à son habitude, méditer sous l’arbre. J’aurais voulu faire de même, mais Kullu qui n’attendait que ce moment, reprit ses agaceries et taquineries.

S’il ne me pinçait pas les cuisses, il me prenait à bras le corps et me mordait le ventre ou bien il tordait mon sexe au point que je devais violemment lui faire lâcher prise. Il riait aux éclats, tout prêt à recommencer.

Il me sauta sur le dos, prétendant que j’étais sa monture, et se cala à califourchon, me forçant à courir. Par le frottement, son linge se dénoua. Par le frottement aussi, son membre se raidit. J’en sentais la pression sur mon dos. Enfin, mon cavalier mit pied à terre. Légèrement arqué en arrière, la verge à pleine main, il s’amusa à m’en menacer.

Kullu s’énervait visiblement à ce jeu car l’objet atteignit son maximum. Kullu prétendit alors qu’au lieu de remettre à la nuit son passe-temps de prédilection, je consentisse séance tenante à le satisfaire. J’étais mécontent de la tournure que prenait le jeu.

— Non, Kullu. C’est chaque fois la même chose. Pour qui me prends-tu ? Un autre que toi eût été renvoyé chez lui depuis longtemps. Je te supporte et c’est tout. Il faut tout de même en finir. Tiens, l’autre soir, ce « sadhu » nous parlait de méthodes propres à enrayer toute excitation…

— Oui, Narayana, eh bien je ne veux pas être pendu par la verge aux poutrelles du toit, ah ça, non !

— Il ne s’agit pas de cela, petit nigaud, fis-je, amusé à la vue de Kullu, renfrogné, le membre à la main. Je voulais dire qu’un peu d’huile pimentée de temps en temps aurait peut-être le résultat désirable.

Cette idée lui parut lumineuse. Nous avions en effet un peu de ce condiment pour relever le goût de notre nourriture. Il s’en frotta aussitôt le sexe.

J’assistais alors à un spectacle tel que je ne pus retenir la plus grande hilarité. Kullu, la verge à deux mains, se mit à sauter, à trépigner, comme un singe tout autour de la pièce, tout en faisant les plus ridicules grimaces. L’eau qu’il se versa ne servit à rien.

— Oh, Narayana, aie pitié, aie pitié ! Laisse-toi faire ! Je meurs !…

Je dus consentir, un peu parce que je me repentais d’avoir ri de sa réelle douleur. Ce fut comme un fer chaud qui m’enflamma et dont le feu pénétra ma chair. Kullu haletait comme s’il soufflait un feu de forge, je sentais son corps moite de sueur se coller à moi.

Il ne tarda pas à s’épancher mais me retint de ses bras nerveux car son membre ne mollissait pas.

L’excitation me gagnait à mon tour ; je dus lutter pour lui faire lâcher prise, il se relâcha enfin et se retira pour s’enfuir à la rivière.

Le picotement de la chaleur qu’il m’avait introduite dura encore longtemps.

Cet incident servit tout de même de leçon. Quand Kullu manifesta à nouveau le désir de s’accoler à moi, je lui répondis que je consentirais à la seule condition qu’il eût recours à l’huile pimentée. D’après ce qu’il m’en dit, en effet, c’était quelque chose de terrible et de puissant dont il gardait encore cuisant souvenir.

N’avait-il pas eu, dans son mécontentement à la suite de mon refus, la prétention de demander au gourou — oui, au gourou — de lui rendre le service que je dédaignais ! Or, Kullu n’avait jamais même touché le corps du gourou, bien qu’il ne se fût fait faute — comme tant d’autres — de le contempler et de chercher des yeux son sexe, ce sexe qui, chez mon maître, n’était plus qu’une forme, que le symbole ou le signe de sa condition d’homme !

Et de songer à cela me ramenait à moi-même.

N’étais-je pas parvenu, moi aussi, à ne plus posséder qu’un symbole ? Tout désir s’était peu à peu éteint en moi. J’étouffais aussitôt toute velléité qui eût pu me faire dévier de ma continence. Depuis longtemps déjà, je ne provoquais plus l’érection et l’éjaculation à volonté, puisque j’étais parvenu à faire naître en moi le dégoût par l’absence de tout plaisir.

Et, malgré la pudeur et l’austérité de mes pensées de chaque jour, j’éprouvais une satisfaction inexplicable, et plus grande qu’autrefois, à la vue d’un corps comme celui de mon gourou, ou de tel autre aperçu au hasard d’une rencontre. Même l’académie plus efflanquée de Kullu avait quelque chose qui contribuait sans doute à l’attachement relatif que j’avais pour elle.

J’en venais à me demander ce qu’il y avait au-delà de la forme, au-delà d’un corps un instant admiré ! Était-ce la pureté des lignes ? La perfection de l’ensemble ? Il me plaisait d’y poser les yeux, peut-être aussi d’y placer la main et c’était assez.

Toute passion était apaisée au fond de moi comme après les grands orages, un air immobile et calme emplit l’étendue de toute la nature.

Je comprenais qu’on pût s’engouer d’un corps et goûter cependant des joies certaines dans l’apaisement et la retenue. Enfin, je comprenais qu’il n’y a pas seulement la chair et qu’il peut se dégager d’un être bien fait tout ce qu’il faut pour apporter une béatitude divine dans l’innocence et la chasteté.

J’aurais voulu ne goûter que cette béatitude. Hélas, Kullu, par ses exigences, tentait toujours de me ramener à ce que je venais à peine de quitter.

*  *  *


— Gourou bien-aimé, vous avez encore eu la fièvre, votre corps est moite et votre peau frémit sous mes doigts, lui dis-je un matin alors que je le massais.

— Ce n’est rien, mon fils, murmura-t-il d’un ton las ; il a, je crois, fait très chaud cette nuit.

— Ah, Gourou, il en est d’autres qui ont éprouvé aussi la chaleur de cette nuit !

— Qu’est-ce à dire, Chela ?

— Oh, ce Kullu est insatiable et, franchement, maître, je crois que si je n’étais pas votre chela, déjà avancé sur la Voie, et que j’avais vu un autre se laisser aller à ce que j’ai consenti, je l’aurais pris pour un sodomite.

Il sourit.

— Il est ta proie ; tu n’es pas la sienne, finit-il par dire.

Et il se tut. Il ne pouvait me dissimuler son état, surtout depuis qu’au retour de ses ablutions, il claquait des dents comme si l’eau était glaciale. Ce qui n’était pas le cas, même de grand matin.

Kullu revint. Pour amener une diversion, je hasardai une plaisanterie.

— Ah, Kullu, fis-je, nous avons décidé de te corriger de tes ardeurs en te faisant sertir un gros anneau à la verge. Dès que tu seras en érection, tu crieras qu’on t’étouffe ! Et cela te calmera.

Kullu eut l’air morfondu à cette remarque énoncée en présence du maître. Ce dernier s’était assoupi. Il m’appela bientôt pour se plaindre d’un point au côté. La petite toux qu’il avait depuis quelque temps lui faisait mal au côté.

Il passa une fort mauvaise nuit. Il eut froid et se recouvrit, pour la première fois, du dhoti léger qu’il ne portait que si rarement. Je l’entendis geindre dans son sommeil agité.

Le lendemain il somnolait. Je remarquai alors combien son visage était tiré, vieilli, les yeux enfoncés dans les orbites, les narines pincées. Inquiet, je chargeai Kullu d’avertir les gens du village que le maître était malade. J’étais très inquiet.

Devant ceux qui étaient accourus à cette nouvelle, le gourou tenta de se redresser pour prendre sa position favorite. Il rejeta le dhoti et nous vîmes la sueur ruisseler sur son corps. Son regard était fixe, sans vie. À peine fut-il droit qu’un hoquet l’étrangla et il vomit du sang. L’assistance était atterrée.

On veilla le malade ce jour-là et la nuit suivante. Une soif ardente le dévorait. Il balbutiait des mots sans suite, puis il parut reposer. Au petit jour, il sortit de sa torpeur, me chercha des yeux, fit un geste. Je m’approchai. Il me passa son bras autour du cou, le reposant sur mes épaules. Il tremblait. Il fit un effort pour parler et dans un murmure, je l’entendis qui me disait :

— Chela, tu es mon fils… on ne revient plus… tu as été mon chela…

Un nouveau hoquet le secoua et il vomit à nouveau un flot de sang. On l’essuya, on le lava un peu. Il était inerte. Peu après, son corps se raidit et il exhala le dernier soupir.

Mon maître bien-aimé n’était plus.

Je m’écrasai au sol incapable de maîtriser la douleur qui m’accablait. Et là, je sanglotai, pendant qu’on allait et venait.

Le lendemain était heureusement un jour faste. On porta le corps au bûcher que l’on avait édifié, proche de la rivière, à proximité de l’arbre aux méditations. Comme fils spirituel du gourou, j’accomplis les derniers rites. J’aspergeai de lait de coco les cendres entassées et je jetai les offrandes de riz aux corbeaux.

Et je restai seul.

Mon désespoir était sans bornes ! Je m’abstins de nourriture et demeurai prostré au point que Kullu, inquiet sur mon état, alerta les miens.

Ceux-ci insistèrent affectueusement pour que je revienne un temps parmi eux. On allégua le grand âge de mon père et de ma mère ; me rapprocher d’eux, me disait-on, leur apporterait quelque réconfort ; le changement me serait également salutaire. Désemparé comme je l’étais, je me laissai fléchir.

La vie à la maison fut cependant loin de satisfaire celui qui avait été si longtemps le chela du plus parfait des gourous ! Je me faisais, avec l’aide du temps, une raison. La personnalité de mon maître hantait encore mes pensées. C’était la douce foulée de ses pas que je percevais en allant méditer par les sentiers déserts.

C’était lui, cette ombre qui me suivait. Encore lui, ce corps sombre dans la verdure là-bas. Lui, toujours ! Lui que je contemplais, pendant les heures de la nuit, lorsqu’il m’apparaissait nimbé d’une beauté nouvelle, rayonnant dans la béatitude parmi les dieux qu’il avait incarnés sur la terre.

Pouvais-je me faire à ma nouvelle existence ? Pouvais-je, à trente ans passés, m’instaurer comme le digne continuateur de celui qui n’était plus ? Le doute me mettait dans l’alternative. Il me fallait me décider à choisir ma voie.

Les marques d’affection et même de respect que me témoignaient les villageois étaient peut-être un encouragement à continuer sur les traces du défunt ; j’avais cependant le sens assez aigu pour déceler que, sous de tels dehors, l’indifférence voire la méfiance pouvaient ternir le miroir des apparences.

Si j’avais eu en moi la force et la sagesse de succéder à mon gourou, je n’aurais pas eu tant d’hésitations, lui-même me l’aurait dit, lui qui savait tout, et les gens du village, même les plus simples, surtout les plus simples seraient venus sans trêve me supplier d’accepter. Ce n’est pas la vanité qui me fait parler ainsi, bien au contraire, c’est, je le crois fermement, le souci de bien me connaître moi-même, que m’avait enseigné mon gourou.

J’appréhendais de demeurer seul à l’ermitage avec Kullu comme chela. Il s’était offert à partager mes jours. Sa proposition m’avait touché mais je ne pouvais ignorer ses secrets desseins. Et je ne voyais personne d’autre pour le remplacer. Et, bien sûr, il se trouvait beaucoup de gens du village et des environs pour me dire qu’ils me croyaient capable de succéder à mon gourou.

On me fit une question à ce sujet. Je répondis évasivement. Il me pesait d’avouer que je me sentais trop faible pour affronter ce qui avait trempé le caractère de feu mon maître. Je sentais bien que malgré tous mes efforts et mes prières, ma sagesse était trop infime, en admettant que mon savoir limité méritât ce nom.

Quant aux travaux de la ferme, ils ne me tentaient pas. Avec le temps, la conscience naissait doucement en moi que c’était du côté des connaissances acquises qu’il me fallait chercher, sinon un moyen, du moins une raison de vivre.

En cessant d’être chela, en ne devenant pas gourou au sens sacré du terme, je repris d’abord l’habitude de me couvrir légèrement pour cacher ma nudité, du moins partiellement ; je nouai mes cheveux en un chignon ; je me mis de nouveau à fréquenter les uns et les autres.

Et puis, avec l’aide de la jeunesse et des villageois eux-mêmes, nous érigeâmes une hutte d’assez belles proportions, à côté de l’ermitage. Je fis de ce dernier mon habitation. L’autre local se garnit d’enfants auxquels je fis la classe. Je ne demandais en échange rien d’autre que ma subsistance et l’entretien du logis et de l’école.

Cette décision fut accueillie avec joie, joie certainement plus spontanée et sincère que celle qui se serait manifestée à me revoir siéger nu et méditatif, à l’écart du monde. Ces cœurs ingénus sentaient peut-être confusément que malgré mon mérite, je n’avais pas ce don de l’âme qui prédispose à la vie d’un grand « sadhu ».

Quant au mariage, il en fut question. Nul désir, hélas, ne m’avait porté vers les femmes, elles avaient été trop étrangères à mon existence ! Nulle ardeur, surtout dirigée vers elles, ne paraissait subsister dans ce corps de trente et quelques années qui avait été discipliné à tout à fait autre chose. Peut-être en adviendrait-il autrement plus tard !…

Ainsi s’achevaient les quinze années de mon aventure d’être vivant. Le chela n’était plus qu’un souvenir.

Alors que l’âge reporte mes pensées en arrière à cette période de jeunesse, c’est ce souvenir que j’ai tenté de ranimer de ses cendres avec tous les feux qui en furent l’éclat et la vie…





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Source

  • Narayana : roman tantrique / Narayana Nair ; traduit du tamil par Jaimouny et A. P. – [Paris] : Jérôme Martineau, cop. 1968 (Turin : Sargraf, novembre 1969). – 176 p. : couv. ill. ; 22 × 13 cm.
    P. 141-171.

Articles connexes

Notes et références

  1. La division du texte en six parties est réalisée ici de façon arbitraire et pour des raisons de commodité propres à BoyWiki. Elle ne figure pas dans l’œuvre originale.