Suicide dans la cathédrale (André Baudry)
Cet éditorial intitulé « Suicide dans la cathédrale », par André Baudry, a paru en janvier 1980 dans la revue homophile Arcadie.[1]
Texte intégral
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Une mort d’homme. Une mort, celle d’un prêtre.
La mort d’un homophile, d’un pédophile.
Qu’est-ce ?
N’y a-t-il pas tous les jours des morts par guerre, accidents de travail ou de la route, par cataclysmes ou famine…
Il avait été moine, il avait été dans une paroisse. Et un matin de novembre 1979, du haut d’une tour de la cathédrale du diocèse qui l’avait recueilli, il s’est donné la mort.
Il venait d’être condamné à dix-huit mois de prison dont six mois ferme par un tribunal, seulement capable d’appliquer la loi, même si, il y a quelques années, et nous avions ici rapporté ses paroles, un procureur général près la Cour de Cassation affirmait que dorénavant on jugerait des hommes et rien que des hommes.
Cet homme — ce prêtre — qui avait commis au regard de la loi quelques infractions bien légères méritait-il ce verdict ? Je le connaissais. Beaucoup d’autres le connaissaient. Rien ne put l’empêcher de se laisser aller à ce dénouement. Au moment où nous inscrivons sur ce numéro 313 d’Arcadie, vingt-septième année, on imagine le nombre trop élevé d’Arcadiens, d’homophiles qui ont choisi cette fin.
Et l’an 1979 sera marqué par la mort de notre Jean-Louis Bory. Et c’est bien pourquoi, comme on l’a lu en décembre, je répondais à Dominique Fernandez qu’Arcadie sera toujours d’utilité publique dans n’importe quelle société.
Nous devons fortifier les forts dans leur endurance et dans leur vérité.
Nous devons fortifier plus encore les faibles dans leur hésitation et leur doute.
Car notre monde homophile est encore composé de ces deux espèces d’hommes et de femmes.
Et on ne me fera jamais croire qu’il existera un jour un monde où nous serons tous également forts, lucides, intrépides, solides. Il ne s’agit pas de toujours pleurnicher sur nos malheurs, sur certaines impossibilités à connaître le bonheur.
Comme cela a été dit dans les commentaires d’une récente émission de télévision il importe, surtout, que les homophiles prennent leur destin en main.
Et les mouvements qui existent ici et là peuvent aider ceux qui ont besoin de tuteurs pour se tenir debout.
Encore faudrait-il que ces divers mouvements soient davantage soutenus par les homophiles qui « n’ont pas de problème »… ou qui n’en n’ont plus…
Mais, il est vrai, combien de travailleurs sont inscrits à un syndicat professionnel ?
Certains cependant sont pessimistes au moment où j’écris ces lignes ; la situation nationale et internationale est telle que l’Histoire peut se répéter, et de nombreux hommes et de nombreuses femmes craignent un retour en force de la morale favorable à la famille comme en 1939.
D’autres, il est vrai, pensent qu’un retour en arrière n’est plus possible, ici ou ailleurs dans le monde occidental, et que seules de nouvelles conquêtes sont possibles.
Les premiers incitent à la prudence, à une démarche faite de réflexion et de réserve… Les seconds poussent à une action plus violente, plus ostensible.
Arcadie, faut-il le redire, se situe un peu entre ces deux attitudes.
Il n’est pas question de nous taire, mais il n’est pas question de crier.
Il n’est pas question de nous effacer… mais il n’est pas question de manifester.
Il est question qu’un suicide dans une cathédrale ou dans une chambre de bonne, provoqué par des lois, celles de l’État ou celles des familles, ou celles des religions, ou celles de l’entourage, ne puisse plus nous laisser tous indifférents… comme des jurés de cours d’Assises, ici et là, le sont quand ils donnent 6 mois de prison à qui a tué un homosexuel.
Où sont les millions d’homosexuels en France ?
Oden Vallet, fort justement, a repris une réflexion de l’un des protagonistes de cette récente émission qui croyaient que tous les homophiles avaient fréquenté — fréquentent et fréquenteront certains lieux… C’est absolument faux.
On peut additionner tous les homophiles qui, un samedi soir, « sortent », à travers toute la France… ceux qui vivent avec un ami… ceux qui ont constitué de petits groupes de relations… nous parviendrons à un chiffre dérisoire si nous sommes trois millions. Sans oublier ceux qui sont mariés, vivent avec une femme et des enfants… et dont le cœur et le désir sont ailleurs…
Mais en 1960, lors du vote de l’amendement Mirguet à l’Assemblée Nationale, Arcadie fut absolument submergée par des centaines d’appels téléphoniques… des milliers de lettres… des centaines de visites, d’inconnus et d’inconnues qui nous demandaient s’il fallait, toutes affaires cessantes, faire ses valises, et vers quelle terre hospitalière on pouvait se diriger avant d’être conduits dans des camps de prisonniers !
Cher peuple homophile insouciant, léger et frivole…
Cher peuple homophile trop inquiet, trop traumatisé, trop amorphe…
Cher peuple homophile qui dans un cas comme dans l’autre se désintéresse de son sort collectif !
Sa famille — dans laquelle sont des magistrats — et de haut rang — n’a pas voulu s’intéresser à son sort…
Ses confrères — et s’il fallait en croire le regretté Abbé Oraison — et si je fais appel aux milliers de confidences reçues que j’ai moi-même entendues — si nombreux en « homophilie » — le jugeaient et le condamnaient…
Il était seul.
Ses amis homophiles et pédophiles… Arcadie… nous n’avons pu l’empêcher de monter les nombreuses marches de la tour de sa cathédrale, il montait vers son Golgotha ? ou vers son anéantissement ? — marche après marche, de longues minutes : personne n’est venu lui barrer le chemin de la mort, seul, seul, il est arrivé là-haut.
Devant chacun de ces garçons que j’ai connus et qui ont choisi cette fin, je reste interdit, et je reste persuadé que si nous étions plus attentifs les uns aux autres, nous pourrions nous donner plus d’équilibre et donc plus de joie, et sans toujours tout attendre de la société, des autres.
Puisque nous savons que nos familles, les Églises ou les partis politiques, les syndicats ou les groupes humains, les collègues de travail, refusent en grande partie de nous connaître (l’écoute de cette émission fut insignifiante à côté de ceux qui regardèrent les films sur les autres chaînes), pourquoi les homophiles ne sont-ils pas plus solidaires les uns des autres, et surtout dans les moments difficiles que presque toute vie connaît ?
En 1953 quand j’ai créé ce centre de vacances c’était l’une de mes illusions… Hélas !
Mais Arcadie est là, pourtant, depuis plus d’un quart de siècle. J’ai encore des illusions… je me force à les conserver, mais les homophiles, par milliers, que j’ai connus durant ces presque dix mille jours… les ai-je conduits au sommet d’une tour de cathédrale pour se jeter en bas ? ou pour découvrir la vie, là, immense, belle, lumineuse ! éternelle ?
Voir aussi
Source
- « Suicide dans la cathédrale » / André Baudry, in Arcadie : revue littéraire et scientifique, 27e année, n° 313, janvier 1980, p. 5-8. – Paris : Arcadie, 1980.
Articles connexes
Notes et références
- ↑ À ce jour, l’identité du prêtre concerné, la nature des accusations portées contre lui et le lieu de son suicide n’ont pu être établis.