L’île atlantique : V

De BoyWiki
Version datée du 10 mai 2020 à 20:33 par Agnorum (discussion | contributions) (DEFAULTSORT)
(diff) ← Version précédente | Voir la version actuelle (diff) | Version suivante → (diff)
Il est possible que ce document ne soit pas libre de droits …Si vous possédez des droits sur ce document
et si vous pensez qu’ils ne sont pas respectés,
veuillez le faire savoir à la direction de BoyWiki,
qui mettra fin dès que possible à tout abus avéré.

chapitre IV

V

Julien secoua la tête :

— Non elle était pas morte quand on est parti.

René Théret approuva. Ils n’avaient tué personne. Marc Guillard ne semblait pas d’accord. Deux vieilles en trois semaines, c’était trop. Passe pour la première, la cardiaque. Mais celle d’hier soir elle n’aurait pas dû claquer. Marc ne faisait pas partie de l’expédition, malgré sa connaissance des lieux : les Grandieu auraient pu l’identifier. Il avait tout préparé, expliqué, minuté, comme dans les romans policiers qu’il lisait : et il avait attendu le retour des garçons. Ils n’avaient pas mentionné la mort de madame Grandieu. Marc l’avait apprise dans le journal, ce matin.

— Eux ils disent que c’est vous. Grandieu il leur a dit que c’était vous.

— Il a dit ça exprès, protesta René. Moi je te parie qu’il en a profité, c’est tout.

Julien eut de grands hochements d’approbation :

— Ouais c’est ça qu’il a fait. Moi aussi je te parie que c’est ça. Puisqu’elle était pas morte. On t’l’aurait dit.

— Mais quoi, profité ?

— Lui, le père Grandieu ? Ah voilà ! C’est le truc ! dit mystérieusement Julien. Il préférait que Théret explique : il s’y prendrait mieux.

— C’est l’truc, ouais ! C’est l’truc ! confirma René, avec un drôle de sourire fatigué et sans gaieté, qui montra ses canines et plissa ses paupières inférieures.

— … Quoi, tu crois que c’est lui qui l’a… René et Julien haussèrent ensemble les épaules :

— Forcément c’est lui, reprit Théret. Il en a profité je te dis. Ça nous retomberait sur le dos, tu parles de l’occasion. Tu parles du coup !

Il paraissait juger tout naturel qu’un mari tire parti d’un cambriolage pour étrangler sa femme :

— T’imagines la vioque quatre-vingts berges ou quelque chose comme ça !

— Ah ouais eh cent berges ah dis donc le bahut ! gloussa Julien Roquin. Putain elle schlinguait si c’est qu’elle a fait dans son froc quand on l’a attachée ! Ah l’bahut dis donc ! Ah il a bien fait l’aut’ salaud !

— Eux ils racontent que c’est le bâillon, ça l’a étouffée, pas étranglée. Alors c’est pas de votre faute remarque. Pas plus que celle d’avant ! dit Marc Guillard.

— Mais non, non ! dit Théret. Non ! On lui a à peine mis à moitié dans la bouche, on a même pas serré, faut pas rigoler écoute.

— Rah ça l’empêchait pas d’péter avec son cul eh ! ricana Julien. Ah la vioque eh dis donc !…

— C’est pas ça c’est le dentier, fit Guillard.

— Le dentier ? Quel dentier ? dit René Théret.

— Le dentier. Les vieilles elles ont un dentier. Quand tu les bâillonnes elles l’avalent et ça les étouffe et elles claquent. Tout le monde il sait ça !

— Qui c’est qui en parle d’un dentier ? Le journal ?

— Non. C’est moi. Forcé j’te dis. Elle l’a bouffé quoi.

— Merde, murmura Théret.

— Ouais si c’est ça, dit Julien. Ah la conne merde. T’es sûr qu’elle en avait un eh Marc ?

— Tu parles, avec toutes ses dents. T’as vu qu’elle en avait un tas plein sur l’devant hein ? dit Marc.

— J’sais pas non. Tu sais on remarque pas, moi je l’ai pas reluquée dans la bouche, dit Théret. Et toi Julien ?

Julien non plus n’avait pris garde à l’état de la denture de madame Grandieu. Mais ça n’y changeait rien. Les vieilles, les vieux ont des râteliers, et les riches encore plus. Oui, ça oui. La tuile.

— Toi si t’es sûr qu’ça les étrangle ? suggéra Julien.

— Pas étrangler : étouffer, dit Guillard. Ouais ça doit.

— … T’as essayé ? insista l’enfant.

Marc Guillard ricana. Les mômes ils vous sortent des trucs incroyables. Ce qu’il faut pas leur expliquer…

— Et comment tu veux qu’j’aie essayé eh Dracula ? Où tu veux qu’je m’en foute un un dentier ? Au trou de balle ? Si on a des dents on peut pas ohé Nounours !

— Eh j’te dis pas sur toi… dit Roquin. Il n’aimait pas qu’on se moque de lui. Il n’aimait pas qu’un autre profite de son âge. Jamais plus personne n’aurait le droit d’être le plus fort avec lui. Jamais plus.

— J’te dis comme ça, sur quelqu’un… J’sais pas !

— C’est ça, dit Guillard. J’me promène dans la rue et quand je vois une vieille je lui dis madame vous pourriez pas avaler vos dents que je m’rende compte de l’effet ? C’est parce qu’y a un copain qui voudrait savoir ?

— … Y a autre chose, au fait, interrompit René Théret. François, tu sais, le fils de la prof, il paraît qu’il a perdu son masque là-bas. Pas ses gants : juste le masque.

Dans leurs expéditions nocturnes, les garçons prenaient un ensemble de précautions destinées à dissimuler leur identité et leur âge. C’étaient les plus grands qui attaquaient, après avoir fait l’obscurité et aveuglé de leurs lampes les habitants des lieux ; puis les autres enfants entraient en scène, visage masqué. Ces masques étaient ou bien ceux du mardi gras, ou bien des produits, grotesques ou sérieux, de leur propre artisanat.

D’ailleurs ils n’avaient encore commis que très peu de cambriolages. C’était spécialement difficile à mettre sur pied. Les risques, pourtant, leur semblaient moindres que ceux des opérations moins ambitieuses mais qui avaient lieu de jour et à visage découvert : vols dans les magasins, par exemple. Le monoprix de la place Nationale était la chasse favorite des petits, qui avaient la malice de ne jamais prendre ce qui eût dû intéresser des voleurs de leur âge : et un garçon qui était sorti avec un sac de mauvais chocolats avait été traité de fou et d’idiot par les autres.

Non : l’agrément des larcins résidait dans leur inutilité, leur incongruité, le plaisir de rouler les adultes, de déjouer leur surveillance et d’être le plus fort. On avait extraordinairement admiré un gamin du quartier nord, Puimorin, qui avait dix ou onze ans. Il avait volé deux slips de dame presque sous les yeux de la vendeuse ; il en avait laissé un dépasser ostensiblement de sa poche et il avait traîné à travers le magasin jusqu’à ce qu’on le remarque, qu’on l’interroge et qu’on le fouille. Les slips découverts, Puimorin avait pleuré, braillé, prétendu que c’était sa mère qui l’avait forcé, sous menace des pires sévices, à dérober ce linge. Et il avait récité tout d’un trait une liste de commissions du même genre : bas, collants, etc., que sa mère avait exigé qu’il vole. Il avoua qu’il avait bien du mal à trouver la taille juste ; singea, fit rire de son innocence, débita encore un millier de mensonges, fut menacé, réprimandé, craignit un instant qu’on le ramènerait chez lui, apitoya de toute urgence quelques vendeuses, fut soutenu, absous, relâché. Quant à sa méchante maman, voilà longtemps qu’elle avait filé, l’infâme créature.

L’audace de Puimorin dépassait la limite de ce que les enfants de la bande eussent osé entreprendre : et il n’était pas si malin, puisque désormais il ne pourrait plus mettre les pieds au monoprix et risquait même d’être identifié n’importe où par des employés du magasin ou des clients qui avaient assisté à la scène. Mais le garçon s’était reconverti dans les petites épiceries libre-service. Il y passait aux heures de pointe, en choisissant les plus encombrées. Là, il prodiguait des mines polies, polies, se faufilait entre les gens, se bourrait les chaussettes de victuailles, achetait du lait ou du vin ordinaire, ou une salade : et, tout brave, tout gentil, il repartait insoupçonné. On avait beau discréditer les vols utiles, on enviait un peu ceux-là. Ils étaient très dangereux.

— L’article en parle pas, du masque. Il est sûr de l’avoir perdu chez eux ?

— Il m’a dit qu’il l’avait posé dans la cuisine parce qu’il a bu de la bière, juste avant de partir. Quand on est partis.

— C’est un con Boitard ! dit Julien Roquin. Tu sais pas c’qu’il avait comme masque ?… En haut c’est un masque de Zorro, en bas c’est une fausse barbe toute rouge ! Avec un faux crâne de chauve en carton des fois. J’te dis qu’il est louf !

Julien, lui, se masquait simplement d’un passe-montagne. Les fantaisies de certains autres garçons lui semblaient indignes de leur groupe et de leurs actes.

Selon Marc Guillard, l’oubli du masque dans la cuisine des Grandieu n’était pas très grave, si François ne… Il s’exclama soudain :

— Merde ! Et les empreintes ! Dans le masque ! Ils vont voir que c’est un môme !… sinon ça existe des types qui en mettent des masques comme ça pour faire leurs coups. Ils auraient pensé quoi il a pas une grosse tête. Mais là…

— Un type il a le droit d’avoir des p’tits doigts sans être un gosse, remarqua René Théret. Tiens mon prof de dessin par exemple, il a peut-être des mains encore moins grandes que Julien. Et puis il est pas tellement petit François. C’est pas sûr qu’ils comprennent eux les flics.

Cependant, cette affaire de masque leur parut à tous très inquiétante. Et pourquoi les journaux taisaient-ils ce détail ?

Par contre, les garçons étaient étonnés qu’on décrive l’affaire comme un gros cambriolage : plusieurs millions anciens d’argenterie, de bijoux. Qui donc avait volé tout ça ? En principe, chacun emportait ce qu’il voulait, et on n’avait pas de comptes à rendre. Mais on se montrait les butins, on racontait, on échangeait, on détruisait ensemble. Or on ne se rappelait pas que quiconque eût volé chez les Grandieu ce que la presse énumérait.

Enfin, c’était secondaire. On fit le point de la situation des deux fugueurs. On envisagea, pour le repaire, un nouveau lieu d’implantation ; il restait à en apprécier plus complètement la sécurité. On discuta longuement de l’évolution des choses. Le petit noyau Guillard était encore assez sage : mais on sentait que ça tirait de tous côtés. On avait vaguement peur. Tout devenait possible ; et on ne savait plus vraiment ce qu’on faisait, ni pourquoi. Les deux garçons qui avaient quitté leur famille pesaient trop lourd : plus lourd que les deux vieilles estourbies — mortes sans qu’on les ait touchées, et donc de vieillesse, en somme. Une impression de culpabilité flottait ; on avait passé un point de non-retour : oui, on avait peur.

Sauf Julien Roquin, peut-être, et quelques autres petits. Ils étaient résolus… Mais à quoi ? Julien semblait rejeter sur les plus grands la responsabilité de leur malaise. Qu’ils se débrouillent ! Qu’ils fassent, qu’ils pensent ce qu’ils veulent ! Julien répéta qu’il n’avait pas besoin d’eux. D’abord trop de garçons connaissaient leur cachette, et même avaient déjà eu vent de la prochaine : c’était idiot. Et c’était idiot d’aller si nombreux faire les coups. Maintenant qu’on avait presque toutes les choses utiles qui avaient manqué, il fallait écraser. Se faire oublier. Et éliminer tous les crétins bavards comme le Boitard et tous ceux-là.

Julien se voyait parfaitement vivre jusqu’à l’âge adulte et au-delà, en sauvage, dans un coin désert de leur île. Il ne pouvait pas encore se passer réellement de complices, mais ça viendrait. Ensuite, il irait autour du monde. Il ne le leur dit pas : c’était son secret à lui seul, la clef de sa patience farouche, de son sang-froid. Voilà pour quoi il vivait. Et, malgré ses dix ans, tous les autres lui paraissaient n’être que des bébés qui jouent. Ça finirait sûrement mal pour eux à cause de ça. Julien, au contraire, s’en tirerait, vivrait cette aventure obscure qui, s’il y pensait un peu longtemps, le faisait transpirer, faisait battre son cœur. Il était sur un autre océan, sur une autre planète, et déjà parmi d’autres hommes. Il n’avait plus rien de commun avec ses camarades ; de si loin, il ne les entendait, ne les apercevait même plus. D’aussi loin que le temps, le futur immense où, quittant à jamais sa famille, il s’était engouffré.

Madame Lescot se demande pourquoi Joachim n’est pas venu l’embrasser : d’habitude il est couché à cette heure-ci. Il n’a quand même pas veillé jusqu’à onze heures et plus ! Le coquin, ou il aura encore relu sa pile d’illustrés ! Il lit, il lit, il lit tellement vite que parfois il saute tout le texte, ne suit que les images et ne comprend plus l’histoire. Alors il apporte l’illustré à sa maman pour qu’elle lui explique.

— Ma poule, mon poussin, eh bien tu ne sais plus lire mon chéri ? reproche, toute bonne, madame Lescot. Tu as déjà oublié comment on lit ?… Et voyez-moi ce petit âne qui ne sait rien, rien, rien lire, même pas dans ses illustrés, le petit, petit âne !… que je vais embrasser le chéri !

— Meuh ! Meumeu !… fait complaisamment Joachim.

Madame Lescot ouvre des moules sur le feu. Un client, de l’autre côté du comptoir, siffle des rhums debout et lui parle de croustades aux fruits de mer. Qu’a-t-il donc à aimer ces saletés ? pense Yvonne Lescot. Elle n’ose rien en dire. Les buveurs, ça a sa petite idée dans un coin et ça ne la lâche plus. Pas la peine de répondre, de discuter.

— Et attention ! Pas des soi-disant quenelles de ceci cela ! Attention ! C’est pas ça que je veux ! On m’a pas comme ça moi ! Pour bouffer de la farine moi j’aime mieux bouffer du pain ! Alors là attention !… Non mais c’est pas vrai ?

— Oui, oui, ah oui le pain, dit machinalement madame Lescot. Elle ne peut pas quitter ses moules, qu’on mange ici presque crues mais très chaudes : il faut l’œil. Elle ira voir après si Joachim est couché. Et une crêpe nature pour madame Bignon (une soûlarde, entre parenthèses, brave femme, ça n’empêche pas, et pas malheureuse avec la rente de son viager : c’est plutôt qu’elle s’ennuie), non, à la confiture : ah, Yvonne Lescot ne sait plus.

— À quoi déjà votre crêpe madame Bignon ? crie-t-elle vers un coin enfumé de la salle.

— À ce que tu veux ma petite ! répond madame Bignon. Elle a un ton de harengère mais une voix flûtée, roucoulée, aux notes très rondes : elle a dû apprendre le chant, jadis, à l’église ; et pousser la chansonnette sentimentale dans les noces, où son gros organe suraigu, son vibrato surprenaient. Ces mémères pleines de romances, leur énorme poitrine bombée comme une gorge de colombe, remuaient un sentiment filial chez madame Lescot.

Elle pensa qu’elle pourrait mettre une télévision pour les clients du soir ; ce serait gentil, s’ils étaient tous roucoulants, maternels et solides comme cette vieille madame Bignon. Et peut-être ils baisseraient un peu la voix. Madame Lescot n’était pas hostile à un certain vacarme, cependant ; son café ne lui plaisait jamais tant qu’aux heures d’affluence extrême, quand s’embrouillaient les conversations, les rires, les appels, les chocs de verres, les effluves alcoolisés, les grincements de chaises qu’on tire, de tables qu’on rapproche : et ce brouhaha, mêlé aux fumées bleues des cigarettes, étirait à travers la salle des longs fils souples, nouait des filets, des hamacs, d’étranges ponts suspendus où se mouvait madame Lescot, oscillante et affable, dans les vapeurs.

— Et ils vous bourrent ça de champignons de Paris ! disait l’ivrogne à croustade. Non mais ça pousse dans la mer les champignons dites-moi ?… Dans la mer cette blague !

— Non non vous pensez ! murmura madame Lescot, qui répondit plus fort à madame Bignon :

— Alors je vous la fais attendre deux petites minutes, je suis inquiète, je vais voir mon canard !

Avant, elle servit ses moules : et elle débouchait du blanc supérieur quand Joachim apparut dans la salle. Il était habillé, avec sa nouvelle culotte courte en velours bleu et son chandail rouge géranium, à petites étoiles jaune canari en forme de cristaux de neige. Madame Lescot, savante, tricotait ces jacquards aux heures creuses : surtout pour ne pas trop manger, car l’oisiveté lui donnait des fringales, elle se jugeait déjà un peu boulotte, elle n’avait pas peur d’un petit verre non plus, alors oui le tricot, les étoiles.

— Oh poussin ! gémit Yvonne Lescot comme si l’enfant était blessé, mais tu fais pas encore dodo ? Oh, chéri !

Joachim Lescot ne semblait pas le moins du monde ensommeillé ; la bouche riante, les pommettes pointues, les yeux en fleurs, c’était un vrai angelot, frais comme le matin : madame Lescot eut ce sentiment. Elle se demandait ce qui avait rendu son fils si joli, quand celui-ci commença un récit volubile où il était question de batailles, de pouilleux, de polissons, de pognon.

Effarée, madame Lescot comprit pourtant que Joachim avait passé la soirée à jouer aux cartes avec son cousin, Hervé Pellisson, et qu’ils avaient intéressé certaines parties. Joachim avait gagné cinq mille francs, prétendait-il. Et en un coup un seul.

Sa mère sourit : il se trompait encore dans les francs et centimes. Non non, jurait l’enfant, cinq mille ! c’était cinq mille ! Il les avait même dans sa poche.

— Au Relais Impérial, Royal et des Voyageurs ! Oui madame ! Voilà juste six ans ! Inoubliables ! Jamais on n’en a mangé des pareilles ! Je vous prie de me croire !

— Allons mon poulet il n’a pas cinq mille francs Hervé voyons !… Un autre oui monsieur ! Non pas de frites ce soir ! Du gratin ! Oui ! Deux belles oui !

— Si si si si si cinq cent mille francs !

— Cinq cents francs, poussin. Tiens, tu me montres ?

— Ma belle ma crêpe c’est pas que vous vous endormez dedans non ! réclama, joviale, madame Bignon.

— Elle est partie madame elle est partie, cria Yvonne Lescot. Tiens qu’est-ce que je te disais mon lapin c’est cinq francs ta pièce !… Cinq cents francs tu vois ?

En réalité, Joachim mentait sur l’origine de l’argent, mais il avait dit, au début, le chiffre exact : Hervé lui avait remis cinquante francs (cinq mille, comme comptait le gamin), qui était sa part de butin dans une petite affaire qui avait eu lieu ce soir-là, avec la seule complicité d’Alain Viaud. Et Joachim, bien qu’enthousiasmé, avait dû rendre l’argent aussitôt, car il ne pouvait pas le garder ; Hervé servirait de banquier ; la somme serait émiettée en piécettes et en douceurs. Joachim aurait préféré l’économiser pour son cadeau de la fête des mères : mais c’était impossible de l’employer à cela, bien sûr. Ils avaient inventé l’histoire des parties de cartes.

— Et ton cousin il n’est pas raisonnable ! D’abord se priver de tous ces cinq francs, comme s’il en avait tant que ça le pauvre ! Et puis te faire veiller jusqu’à minuit ou onze heures ! Et tu bâilles même pas coquin hein tu t’es bien amusé !… Et il est parti sans dire au revoir ?

Madame Lescot n’était pas étonnée que son petit garçon soit du soir, comme elle. Ça l’ennuyait seulement à cause des heures d’école. Joachim dormait largement ses dix heures. Sa mère n’aurait écourté son sommeil pour rien au monde : surtout pas pour la classe.

— Hervé lui maintenant c’est lui le chef ! C’est notre chef ! s’écria Joachim, incapable de se taire.

Mais il avait un sentiment juste du degré d’attention que sa mère lui accordait : et il profitait de cela pour avouer impunément presque tout ce qui lui tenait à cœur. Il eût raconté des crimes à madame Lescot, celle-ci, amusée, l’eût gentiment réprimandé de confondre ses lectures et la réalité : et c’est vilain, Joachim, de tuer et voler tout le monde comme ça, mon canard trésor.

— Il fait caca, c’est pour ça, c’est le gros boudin là là qui lui sort là ! Il… il pète du boudin ! Ah ! Ah !

— Ma poulette quelle horreur quel coquin qu’est-ce que tu me dis là avec Hervé et ce boudin ! Et moi qui me demandais pourquoi personne ne venait m’embrasser ! Eh bien on en pose des drôles de questions ! Oh mais vas-tu te taire !

Madame Lescot n’était pas bégueule : et les gros mots ou les plaisanteries scatologiques de son fils, qui adorait les fesses, ne la choquaient pas. Du boudin ! Elle rit, parce qu’elle imagina son neveu, Hervé, accroupi dans des cabinets à la turque, et une gigantesque spirale couleur chocolat suspendue à son arrière-train.

— Oh ! Quel canard !… Et qui ne fait toujours pas dodo !… Et le chef de quoi il est alors Hervé ?… De toi ?… Poussin, va !

— Mais on ne sait plus les faire ! Deux trois moules, deux trois coques, deux bouts de poisson, une crevette congelée, un vague jus d’arêtes… et ils appellent ça une croustade ! une timbale ! et on est au bord de la mer ! Qu’est-ce que je dis ? Dans la mer !… Dans la mer on y est ! Le cul dedans ! L’Océan !…

— Tu sais moi tu sais j’en mangerais bien un p’tit bout ! dit Joachim, devant une omelette au lard que sa mère venait de monter pour les frères Singlin, deux ouvriers célibataires. Ils faisaient les trois huit aux usines Sa. vi. co. et vendaient l’Humanité le dimanche matin : ils assistaient à la première messe pour être libres plus tôt. On les aimait beaucoup, ils étaient gros et moustachus, gros mangeurs, gros travailleurs, une voix flûtée. C’était drôle de les entendre, à table, échanger des répliques, polis l’un envers l’autre comme des fiancés timides qui osent à peine se prendre la main. Célibataires un peu de force, chuchotait-on.

Madame Lescot dissipa un lardon et le présenta aux lèvres de Joachim, qu’il le becquette. L’enfant se frotta le ventre de réjouissance et il suivit sa mère jusqu’à la table des frères Singlin. Il leur confia qu’il leur avait mangé un lardon dans le plat : c’était très bon ! Ça avait le goût du beurre ! Les frères Singlin rirent, bienheureux ; d’une même voix, ils offrirent à Joachim de prendre un autre lardon dans leurs assiettes : et comme le garnement était rigolo à croquer, ils lui donnèrent chacun une tape amicale sur le derrière. Joachim esquiva, se brûla les doigts et la gueule, expliqua que, non, demain matin il n’allait pas à l’école. Parce que. Ah voilà : parce que. Ouououuu-i !

Il rejoignit le comptoir en galopant. Hervé était avec madame Lescot. Tiens, il mangeait quelque chose ?

L’ivrogne à la croustade avait trouvé un interlocuteur, gastronome lui aussi, et qui s’attachait à lui dépeindre les langoustes les plus énormes qu’il avait rencontrées en ce monde. C’était le mariage de sa sœur, la communion de ses fils, le départ à la retraite de celui-ci, le gros gain au tiercé de celui-là : la vie semblait n’être qu’occasions à s’offrir des langoustes et, parsemée de langoustes dès le baptême, elle vous menait infailliblement à quelque langouste du dernier soupir, la plus gigantesque, sans doute, sinon la plus digeste. L’homme aux fruits de mer en tombait muet. Où placer ses crevettes, ses coques, ses coquilles Saint-Jacques en un tel entassement de crustacés ?

— … À douze on a mangé dessus monsieur ! À douze ! Et les portions pardon ! Les portions ! Maousses ! Les antennes…

Le café se vidait doucement et, insensiblement, les voix baissaient, tandis qu’on sentait l’air fraîchir. Cependant l’ambiance devenait plus familiale ; les habitués bénins se rapprochaient du comptoir, changeaient de table en portant leur consommation, comme s’il n’y avait bientôt plus eu qu’une lumière et qu’un feu, là où madame Lescot caquetait avec les deux enfants, les bourrait de gourmandises, les grondait d’être encore debout : mais délectée.

— Alors vous avez joué à la bataille ? Eh ben je suis bête, j’aurais dû aller vous voir dans la chambre ! C’est pourtant pas si loin !… Et mon gros trésor trésor qui me disait pas au revoir ! Je t’aurais bien cru tout mort perdu mon poussin !

Elle était à son rangement, lavait des verres, se formait une idée des commissions du lendemain. Joachim écarquillait les yeux sur les ivrognes du comptoir : il adorait cette sorte de gens. Il se tenait bien tout dressé, mais c’est à peine si son nez dépassait du zinc. Ses yeux rosissaient de fatigue et commençaient à le picoter.

Mais il regardait les figures, chaque soir. Plus elles étaient ridicules, plus il faisait des sourires extasiés. Vénération des poivrots. Il leur aurait donné toutes les bouteilles pour leur être agréable. C’étaient des maris usés qui fuyaient les femmes, les télés, la rengaine, les pièges à cons qu’ils s’étaient bâtis à eux-mêmes. Ces floués, ces dupés, ces salauds, Joachim s’en régalait, donc : il n’avait pas de papa, lui. Tout beau tout nouveau. Les soûlards étaient réellement passionnants : et même beaucoup plus que les gens qu’on peut connaître. D’ailleurs Joachim trouvait normal qu’on ait soif : seules les choses en très petits verres le déconcertaient.

— Oui maman ! Un panaché pour nous deux Hervé avant et puis après on se couche !

Joachim était le seul enfant que madame Lescot eût jamais entendu dire ma-man, juste comme cela s’écrit. C’est pourtant elle qui avait dû le lui enseigner. Prononçait-elle ainsi ? Impossible d’en juger : il faudrait parler sans s’écouter, pour que ce soit spontané, sinon on triche. C’est comme si, dans une glace, on voulait se voir regarder en l’air. Mais Yvonne Lescot aimait ce ma-man de Joachim ; elle y percevait un privilège dont elle jouissait ; l’une des choses du petit qui étaient siennes, à elle, à jamais.

— Ma bébé, s’écria Pellisson, t’es qu’un poivrot ! Moi j’aimerais mieux du lait tante si t’en restait ?

— Oui oui mon grand et toi Joachim tu en préfères pas du lait aussi ? C’est pas bien de boire du panaché en se couchant, oh t’as pas honte ?

Joachim accepta le lait, si on y versait du sirop de bananes. Pourquoi des bananes ? demanda Pellisson. Madame Lescot obéit et rit : autant chercher à savoir pourquoi un jour il pleut et l’autre il fait beau. Joachim fit goûter son lait à la banane : on le jugea délicieux.

— Mon grand Hervé, tes parents vont t’attraper, tu as vu l’heure ! Oh là là !… Ça fait bien un mois que tu es pas rentré aussi tard que ça. J’ai bien envie de t’accompagner mon petit Hervé : oh oui je vais venir avec toi !

Hervé refusa mollement. Yvonne Lescot insista. Elle craignait la sévérité de son frère et de sa belle-sœur. Il n’y avait pas deux minutes de dérangement : elle ramènerait le garçon et prendrait son retard sur elle. Un travail énorme au café, hein, Hervé dirait pareil ?

Le garçon accepta. Il dit que, maintenant, plus rien ne pressait. Madame Lescot dit qu’elle ne lui avait pas proposé cela pour qu’il en profite et qu’il traîne. Hervé répondit qu’elle ne pourrait pas sortir avant d’avoir fermé le café : il y avait encore des clients, elle ne les jetterait pas dehors.

— Et comment oui ! Minuit cinq !… Messieurs on ferme !

Elle répéta cela deux ou trois fois, éteignit aussi les lumières en deux ou trois fois. Quelques minutes après, les buveurs étaient à la rue et Joachim dans son lit, déjà emporté de gros sommeil, barbouillé de baisers, sucré de bananes, gorgé de lait, aussi heureux qu’on s’essayait à l’être à travers lui.

Le café éteint sentait bon ; madame Lescot aérait un grand coup par-derrière, à cause du tabac : et une fraîcheur plus dense, plus mouvementée que celle de la nuit extérieure pénétrait la salle enténébrée que traversèrent Hervé et sa tante.

Depuis le cambriolage, Hugo Grandieu s’interrogeait. Il jugeait l’affaire si extravagante qu’il avait peine à se convaincre de sa réalité. Et ce qu’il avait découvert sur lui-même l’étonnait encore davantage.

Il n’était pas vraiment surpris d’avoir tué sa femme. Le crime avait été presque abstrait. Non : ce que monsieur Grandieu ne comprenait pas, c’était d’avoir improvisé ce meurtre, auquel il n’avait jamais pensé auparavant. Et, surtout, de haïr si fort celle que, depuis qu’une ambulance avait emporté son cadavre, il appelait la vieille. Étrange cure de jeunesse que ce veuvage volontaire.

Grandieu s’était délivré très difficilement, après le départ des voleurs. Ils lui avaient lié les mains à l’aide d’un fil métallique fin mais câblé comme une drisse de voile, de drapeau. Endolori, la circulation freinée, Hugo Grandieu, finalement, avait réussi à casser son lien entre ses poignets, à force de les tortiller l’un contre l’autre, mains dans le dos. Il s’estimait extrêmement d’avoir réussi : une heure d’efforts au moins avait été nécessaire. L’échauffement du fil l’avait beaucoup brûlé.

Il était venu aussitôt secourir sa femme, ligotée plutôt lâche sur une chaise. Il s’était aperçu qu’elle était évanouie et, juste à l’instant de dénouer son bâillon, il…

Mais pourquoi cette inspiration ? Ses projets étaient bien arrêtés, il s’en était représenté chaque détail pendant qu’il travaillait à se délivrer : il libérerait madame Grandieu, téléphonerait à un médecin puis à la police. Ces actes étaient simples, concrets, raisonnables, ils rétabliraient l’ordre naturel des choses, ils nieraient, en somme, le cambriolage et les étranges gouffres qu’il avait ouverts dans l’univers bien sage et lisse de la villa.

Or, au lieu d’accomplir ce qu’il avait imaginé, monsieur Grandieu s’était soudain écarté de sa femme et avait quitté la pièce.

Il était un peu plus de minuit. Monsieur Grandieu avait décidé d’attendre deux heures du matin avant d’appeler la police. Si madame Grandieu vivait encore, il la délivrerait, la soignerait. Et, si elle était morte, seul le destin l’aurait voulu.

Grandieu avait visité la villa pièce par pièce. Les vols n’avaient ni rime ni raison. Il avait relevé des traces de vandalisme : objets brisés, urine, crottes. Enfin, dans la cuisine, ce masque étrange, ce déguisement d’enfant. Ç’avait été le choc. Monsieur Grandieu s’était rappelé subitement mille petites choses qu’il avait perçues pendant l’agression, des bizarreries, des anomalies dans les voix, les pas, les silhouettes, puis, lorsqu’on l’avait eu aveuglé et entravé, dans la rumeur. Il avait pensé, à ce moment-là, que les voleurs se faisaient aider par des enfants : une famille de gitans, peut-être. Il y en avait quelques stations sur la côte ouest.

Mais l’incohérence du cambriolage, les cochonneries, le masque (et jusqu’à la dimension des étrons, des traces de pisse), tout désignait la véritable identité de ses voleurs : une bande de gosses, sans Dieu ni maître.

Grandieu se rappela que cela existait. On lisait des faits divers de ce genre dans les quotidiens nationaux. La peste avait pu envahir l’île. Monsieur Grandieu y réfléchit encore, visita à nouveau la villa ; son soupçon devint certitude. Une poignée d’enfants, peut-être une demi-douzaine. Oui. Les nains à voix truquée qui avaient assailli et maîtrisé les Grandieu, tels une horde de singes dressés, étaient des mioches. La police serait inévitablement amenée à la même conclusion, si Grandieu racontait.

Seulement, cette vérité-là ne l’arrangeait pas du tout. Pas si madame Grandieu succombait à l’abominable agression. Quels que soient les vauriens qui avaient saccagé la villa, Hugo Grandieu répugnait absolument à leur faire endosser un homicide. Il décida d’améliorer le cambriolage, de lui donner un tour plus sérieux, plus adulte. Les assassins seraient des grandes personnes. Au reste, la mort de madame Grandieu n’en serait que plus crédible, plus banale.

« Pourvu qu’au moins ils n’aient pas laissé d’empreintes, ces petits imbéciles », pensa Grandieu. Il avait un vague souvenir visuel et tactile, qu’il approfondit. Oui, ceux qui tenaient des torches et ceux qui l’avaient ligoté portaient des gants de ménage tièdes, en caoutchouc rose, la pulpe du doigt hérissée de picots. Ces mains si légères, si rapides, si méchantes et si douces. Idiotes pattes de chat.

Mais lui aussi, au fait, mettre des gants. À présent il était son propre voleur, il devait être prudent.

Aller voir sa femme. Il se demanda si le bâillon serrait suffisamment : sinon ce pari, ce pile ou face était perdu d’avance. Et monsieur Grandieu était résolu à ne pas serrer davantage, à ne pas forcer le destin. Il revint dans la chambre, qui se trouvait au rez-de-chaussée. Madame Grandieu n’avait pas repris connaissance : c’était au moins ça. Elle râlait. Ce qu’on voyait de son visage était assez congestionné. Hugo Grandieu s’imagina, une fraction de seconde, en train de renverser sa femme tête en bas pour accélérer la suite. Mais ne serait-ce pas tricher avec sa résolution ?

Il se traita de jésuite : et se donna jusqu’à trois heures du matin. D’ailleurs il avait découvert que les gosses, non contents d’arracher le fil du téléphone, avaient emporté le combiné. Des débiles mentaux. Mais cela obligerait, chose excellente, à aller pleurer chez un voisin.

Monsieur Grandieu inspecta la villa une fois de plus, effaçant les traces de ce qui eût paru puéril (notamment il ramassa les crottes, élargit les flaques d’urine, essuya des objets, des poignées, des interrupteurs). Puis il se dévalisa dans les règles, mais habilement : c’est-à-dire en aggravant ce qui avait été commis. Il sacrifia même de belles choses, des livres, des vaisselles. Les bijoux de madame Grandieu l’embarrassèrent davantage, car leur valeur atteignait un chiffre très élevé. Il décida que les malfaiteurs auraient volé ceux que sa femme avait laissés sur sa coiffeuse, et dont il fournirait une description précise — en militaire doué du sens de l’observation. Le reste des bijoux serait à l’abri dans son coffre, que les cambrioleurs n’auraient pas su ouvrir. Des brutes vandales, des amateurs. Et Grandieu ferait réellement disparaître les bijoux prétendument volés, comme d’ailleurs tout le butin qu’il avait constitué. Car ce sont les demi-mesures, les avarices, les petitesses qui vous trahissent : et on ne ment jamais mieux qu’appuyé sur des faits vrais. Ce pillage de sa maison peina monsieur Grandieu. Alors, la mer allait engloutir toutes ces belles choses ? Grandieu calcula que la mort de sa femme lui coûtait près de soixante-dix mille francs. Une vraisemblance ruineuse. Les objets « volés » appartenaient presque tous à madame Grandieu, certes : mais ce serait autant de moins à hériter.

Et pourquoi ces idiots lui avaient-ils pris, à lui, sa vieille blague à tabac en caoutchouc ?

Il rassembla le butin dans un sac marin, y joignit le masque ridicule, et sortit discrètement jeter le tout à l’eau. Pas n’importe où : il connaissait sa grève. Et le sac contenait trop d’objets non périssables : il fallait donc que monsieur Grandieu puisse le récupérer, d’ici quelques jours, afin de détruire complètement et à jamais son contenu. Les affaires de molaires humaines qu’on retrouve, vingt ans après, en retournant et en fouissant les terres d’un jardin, le tourmentaient beaucoup maintenant : c’était presque son histoire — sinon que la sienne finirait bien. Il réfléchit aux moyens de volatiliser les pièces d’argenterie.

Au retour de son expédition, il vérifia la mise en scène du cambriolage. Il pouvait la contempler, l’étudier d’un œil neuf. Elle était parfaite. Il avait admirablement su composer, autour des traces authentiques subtilement mises en valeur, la physionomie d’un travail important et brutal. L’ensemble avait, grâce aux vestiges des petits salauds, une vulgarité qui ne s’invente pas : surtout quand on est capitaine de gendarmerie à la retraite.

Madame Grandieu ne mourut qu’à trois heures vingt. Monsieur Grandieu avait été étonné de n’éprouver ni compassion ni dégoût devant l’agonisante. Était-ce parce que le visage de madame Grandieu était dissimulé, en bas, par le bâillon, en haut par une grande serviette de table ? Mais la vieille, pour Hugo Grandieu, n’avait plus rien d’humain, ni même d’animal. Son agonie était un événement de la matière, comme l’éboulement d’un chemin en corniche, la rupture lente d’un poteau télégraphique, l’écoulement des eaux sales d’un bain. Monsieur Grandieu était certain de ne jamais en éprouver de remords. Aucun cauchemar possible : comment s’identifier à ça ? Aussi madame Grandieu ne mourut pas — faute de témoin pour l’avoir crue vivante.

La suite des démarches ne posa aucun problème au capitaine Grandieu. Les journaux avaient dûment attesté que la pauvre vieille, etc. La police — chers confrères, chers collègues, chers camarades — n’avait rien découvert ni cherché de suspect ; on avait fusillé (des yeux) un subalterne qui trouvait au fric-frac un relent de biberon, de gossaille. Grandieu était respecté ; sa femme était canonique ; par principe on attendait sa mort ; elle était morte de ça, bien, bien. Aucun mystère. On meurt d’un simple pet, à l’âge de mourir. Ah les sales voyous.

Mais à présent monsieur Grandieu ne comprenait plus son acte, qu’il se racontait du matin au soir, et même en dormant. Sans doute, il savait pourquoi c’était agréable, opportun, que sa femme fût morte ; d’ailleurs il la suivrait si vite… On se croit en parfaite santé, on n’a que soixante-neuf ans, on est mince, crinière de cheveux, on court, on bande, on a des couilles, on boit sec : et clac. Et c’est encore plus triste que de mourir jeune. Non, la difficulté n’était pas là, pensait-il. La vraie question, c’était celle-ci : à quoi bon avoir tué une moribonde ?

Car la vieille Grandieu n’était pas gênante. Elle s’était offert un superbe monsieur mûr pour la conversation, la prestance, le style, lui sucer la queue, être parfois foutue. Elle avait adoré cela à quatre pattes. Certes, Grandieu préférait la pêche : et n’aurait pas craché sur une fillette, sauf là où on pense. Mais l’honneur. Au fond, il la regrettait maintenant. Il s’ennuyait. Ses habitudes lui semblaient creuses ; il n’avait plus personne à qui se montrer et pour qui se discipliner.

Ce retour d’affection achevait d’effacer en lui toute angoisse. Il ne l’avait pas tuée, sa femme ! Elle n’aurait pas survécu. Et ces petits chenapans. Ce qu’on appelle tuer pour trois sous. Changer de bonne. En prendre une qui. Mais le veuvage. Peut-être un voyage pour. Et s’il ramenait une petite négresse d’Afrique du Sud, onze quatorze ans. La même chose qu’un boy, mais pour gendarmes. Oui, oui. Une… euh. Il rêva, se vit en croisière.

Le square Léon-Bloom est celui que préfère Alain Viaud. D’abord, le gardien est franchement gâteux. On lui volerait sa jambe de bois, il crierait qu’il en a assez qu’on lui marche sur les pieds. C’est un très, très ancien combattant. Il ne bouge jamais de sa guérite verte, comme si, une fois pour toutes, il avait compris que c’est sous ces abris-là que l’on garde le mieux : à preuve, l’entrée des casernes, des usines atomiques et des ministères. Mais la guérite du square Bloom n’a rien de stratégique. L’été, elle donne sur une marchande de glaces ; l’hiver, sur un marchand de marrons. Le reste du temps, il faut regarder bien plus loin pour voir quelque chose, particulièrement si l’on est un peu sourd : les durs d’oreille ont des yeux ébahis de myopes qui renoncent à lire. Le gardien du square Bloom ne dérange personne, on le traite fort bien. Qui prétendrait pouvoir réussir cet équilibre toujours miraculeux, même involontairement : n’être jamais ni grognon ni aimable ? Le gardien du square Bloom fait partie des saisons, des allées et des chaises. Il est nul. On ne l’imagine pas plus contrôler le jardin qu’on n’imagine une chaise refuser d’être sous vous, une allée d’être parcourue, une saison d’être nommée et aimée.

D’autre part, Alain Viaud va au square Bloom parce qu’il y passe beaucoup de gens et qu’il s’y passe beaucoup de choses. En particulier, les touristes y vont voir la statue du Baleinier maudit, une œuvre revancharde que, jadis, la municipalité commanda à Paris, où l’on était wagnérien. Le Baleinier est un harponneur à barbe, quelque Nick Land aux mollets découverts : et le miracle est sa main aux sourcils. Car elle est placée de telle sorte qu’on ne sait s’il se cache les yeux ou s’il cherche une proie. Et c’est pourquoi cet art parisien d’une journée a pu devenir provincial à jamais. Il y a tant à réfléchir !

Les touristes ricanent plutôt. Mais on connaît les riches : ils ont chaque fois ce sale rire devant les choses qu’on aime. Ils vous cracheraient dessus de ne pas aimer ce qu’il faut être riche pour aimer. Ah, Viaud les a bien espionnés, les touristes. Ça fait des têtes ceci cela, ça vous a l’air au-dessus du monde : mais en réalité leur sale petit œil tournicote sans arrêt et surveille les moindres présences aux environs. Un riche, ça a peur pour soi dès qu’une feuille d’arbre remue, puis ça dit Ah euh la délicieuse brise et quelle essence euh est-ce n’est-ce peuh. Impossible de les voler, avec ces yeux en trous de bite qui n’épargnent rien ni personne, comme s’ils avaient leur part à sucer dans tout ce qui vit, et qui passe, et qui est là. Là pour eux, évidemment.

Cependant, Alain Viaud s’y intéresse, aux touristes. Il n’irait pas les voir là où ils logent (quartiers pauvres d’époque, quartiers riches actuels) ; et il sait que les riches ne mettent pas les pieds dans les endroits sans visage où on habite. Mais il existe quelques régions intermédiaires, assez indigènes pour que Viaud y aille comme chez lui, assez singulières pour que les étrangers les visitent. La plage des Pins. Le Festival des Poteries, Coquilles peintes & Parasols. La rue piétonnière, avec ses chaînes où on se balance et ses commerces trop chers pour acheter, trop surveillés pour voler ; s’y promènent des gens beaux deux par deux, qui ne s’occupent que de se montrer avec la main, les yeux, combien ils se trouvent beaux l’un l’autre, et combien ils sont au-delà de ces sottises : les produits. À se demander pourquoi ils viennent tous ensemble, et aux mêmes heures, manifester — sourire voilé sur œil vitreux, œil alangui sur sourire mou — dans l’unique rue marchande de la ville, qu’ils sont au-delà de ça et n’ont de passion que pour l’amour d’eux-mêmes.

Lui, Viaud, il comprend très bien. C’est si luxueux d’être indifférent au luxe : mais où le montrer, sinon sur ces deux cents mètres de commerces ruineux ? Ce qu’il y a dans les vitrines et ce qu’il y a dehors se ressemblent : on ne sait plus ce qui est à acheter, ce qui est à vendre. Tout est à voir. Il suffit d’être un invisible, comme le petit Viaud, pour être fixé sur le rôle et la raison d’être de l’exquise vieille rue populaire. Encore Viaud ne sait pas que l’intelligentsia des deux bords adore son île et vient justement de Paris, de Bordeaux, de Lyon ou de Marseille, exhiber son nombril bronzé, son désintéressement et ses fates fadeurs dans la rue interdite aux moins de tant millions. Sinon, il devinerait que, lorsqu’il s’aventure là, son œil à peine louchon, sa drôle de tête butée et effrontée, ses habits mal fichus qui ne dessinent pas du tout les galbes de son corps et sont plutôt une collection de sacs, de besaces, d’étuis, de rideaux, de charpie et d’armures derrière quoi, frais et vif, il passe partout sans avoir encore une seule fois imaginé qu’il pouvait être regardé — cette dégaine d’autochtone abruti est exactement ce qui donne à la luxueuse rue sa touche de perfection. C’est pour qu’un Viaud les admire, les approuve, sente comme ils sont, au fond, au fond, proches de lui — les hommes, les hommes, chéri au fond l’Humain, bon l’Homme est mort mais l’Humain — et pour être ainsi sanctifiés par d’autres qu’eux-mêmes, que ces centaines de cabots et de chiennes dépensent des fortunes et se griment en mannequins décontractés, style vitrine de prisu, d’uniprix, de mammouth.

C’est cela qu’il vient voir, Viaud, justement. Les mannequins, les pantins. C’est brillant et ça bouge comme à Noël. C’est une chance d’être une île touristique : on a ça toute l’année. C’est des têtes qui frappent.

Cependant, le square Bloom est mieux. Il y a du sable, chose que Viaud, qui habite à deux ou trois cents mètres d’un rivage composé de galets, de cambouis et de rejets d’égout, prend pour une sorte de poudre d’or. C’est la précieuse petite fosse du square, serrée entre ses planches — à quatre enfants on s’y gêne. Et c’est l’immense moquette des plages payantes du littoral aisé, là-bas, quand on traverse toute la ville. Sur les plages, ces plages-là, ce n’est pas humide et granuleux comme au square Bloom : c’est tout sec, léger, ça glisse comme de l’eau entre les orteils, ça sent le produit solaire et les cacahuètes. L’ennui, avec tant de merveilles, c’est qu’on ne peut rien y faire. Il faudrait posséder des ballons, des enfants, des parents, des genres. Et puis Viaud n’a aucune envie de griller au soleil. Quand il voit, sur ces plages, des enfants de touristes allongés consciencieusement sur une très jolie serviette, lunettes noires sur le nez, étoffes à fleurs sur le zizi, et qui se dorent au soleil comme ils tendent le front — mais interminablement — quand on leur tamponne d’arnica un bobo, Viaud a envie de leur mordre les doigts, pour voir si ça bouge.

Mais, bien sûr, il ne touche pas à ces luxueux enfants, voués aux cures de beauté sur les plages à pognon.

Le Festival des Poteries, Coquilles peintes et Parasols est très différent de la plage des Pins, de la rue piétonnière. Les écoliers ont le droit d’y exposer leurs travaux, les choses qu’on leur apprend à imiter comme leurs professeurs. C’est très intéressant. Alain Viaud aime beaucoup le plâtre à modeler. Il modèle toutes, toutes les choses originales qu’on lui demande de faire : et après il défait tout. On s’y est résigné, à l’école : Viaud n’a pas de parents, c’est un caractériel. Il faut l’aimer, quoi, euh… euh… ff.

En tout cas, il aime beaucoup rendre visite (c’est gratuit) aux travaux pas cassés. Il les trouve très jolis. Il le dit. Les maîtresses disent alors, alors ?… Viaud ricane. Ça le chatouille. Il aimerait se promener le long des étagères, en passant la main comme s’il y faisait rouler une petite auto. Pour tout faire tomber. Ce serait vraiment encore plus joli. Il se fascine sur ces rangées d’objets à casser (et, d’ailleurs, qu’en faire d’autre) avec autant de passion que, dans les magasins, devant les rayons de choses à voler. Ce n’est pas écrit dessus, sans doute, mais Alain Viaud comprend quand même.

L’autre beauté du Festival, c’est le vide. Les gens font un petit tour vers midi à cause des restaurants des environs qui ne sont pas prêts. Ils repassent à cinq heures à cause du soleil qui est encore déjà ah oui enfin, on est mieux à l’ombre. C’est tout. Dans les grandes salles, qui sont une suite de couloirs moches et humides, où les piteux produits d’art local et scolaire s’émiettent la nuit et se craquellent le jour, il règne un silence à manger. Béat, épais, compact, plus gelé que celui des musées, plus timide que celui des églises entre les heures de service, un silence comme de l’eau arrêtée. Viaud est fou de ça. Il se cacherait pour rester dedans. Mais les institutrices veillent. Celles qui le connaissent entendent le socialiser, le guérir ; celles qui ne le connaissent pas y mettent moins de façons et le chassent tout de suite. On n’est pas si nombreuses pour surveiller, aux heures creuses, ce trésor d’humbles œuvres auxquelles chacune et chacun, le vieillard et l’enfant, la femme et l’homme, le maître potier et le touchant tout-petit, a mis a mis son cœur. Tout tout son cœur. Alors ouste, ou alors reste devant moi Viaud assez de comédie mon vieux respecte le travail des autres si toi tu ne. T’es en société.

Très difficile d’échapper aux jeunes filles ou femmes altruistes et respectueuses du Festival des pots. Dommage pour Viaud, qui sent dans les couloirs la seule beauté qu’il y ait là : l’absence, la nullité, le blanc. On ne l’éduquera jamais. Il n’y tient pas non plus.

Donc, de tous les endroits privilégiés, le meilleur c’est le square Léon-Bloom. Il a seulement l’inconvénient d’être un peu dangereux. Enfin, un peu curieux, des fois.

Alain Viaud ne s’en est pas aperçu depuis longtemps. Il a fallu des coïncidences. Par exemple, le mois dernier, Viaud a eu cette histoire-ci. Il était assis sur un banc en lattes, il s’occupait à défaire tous les nœuds d’une ficelle d’emballage poilue et mouillée qu’il avait ramassée par terre. Sur le banc d’en face, un monsieur lisait un livre.

Bientôt, Viaud a eu fini et s’est levé pour s’amuser à autre chose. Alors le monsieur s’est levé aussi et a montré son sexe au garçonnet.

Alain Viaud a planté son œil bigle sur ce machin-là et l’a minutieusement examiné, l’air méfiant. Puis il a ricané avec mépris et il a sorti le sien. Non mais. Ensuite il est parti en se reboutonnant et en s’écriant :

— Eh va t’faire habiller chez Tounu ! Et alors !…

Le monsieur, terrorisé, s’est enfui dans l’autre sens.

À la pissotière, Viaud attend patiemment les plus petits enfants. Quand il en voit un, en culotte courte, qui vient pisser, il s’en approche sournoisement, mine de rien, prépare son coup : et soudain, par la culotte, il lui enfonce tout droit un doigt dans le cul. Le petit s’écarte, se plaint. Viaud se renifle le doigt et hausse les épaules :

— Ça sent le caca, remarque-t-il. Ça sent très le caca. Ou alors la merde.

Et il s’éloigne nonchalamment, ce doigt au nez. Parfois un petit, au lieu de protester, trouve cela rigolo, se croit provoqué à jouer. Viaud ne change rien à sa réponse, ne sourit pas, renifle et s’éloigne tout pareil. Il trouve que, décidément, l’anus des gens sent assez mauvais. Mais il n’y a qu’au square Bloom qu’on peut contrôler cette importante vérité. Jadis, Viaud, à quatre pattes dans le sable, ou encore à l’école maternelle, mettait le doigt à quiconque se présentait, par hasard, dans une posture propice. L’anus des filles était en général d’un accès plus facile : du moins si elles portaient une robe. Il enfonçait son doigt raide comme un crayon : et il fourrageait de l’ongle avec violence. C’était très méchant pour les autres tout-petits. Il les faisait pleurer. On se méfia du garçon louche, on le dénonçait, il était puni ; il se reniflait le doigt, indifférent au reste.

À présent, si ses victimes se plaignent à leur maman ou au gardien, Viaud quitte le square et n’y pense plus. Il n’accorde aucune importance à son humble manie, et ignore qu’il en est atteint. Cependant, l’idée du square Bloom, les doigts au derrière, l’odeur spéciale qu’on en extrait sont intimement associés dans son esprit et s’imposent à lui, par intervalle, beaucoup plus vivement que la tentation même de voler. Alain Viaud est un solitaire : il se connaît parce qu’il s’écoute et qu’il ne fait jamais rien que de son gré. Il est probablement ainsi pour toujours, puisqu’il sait déjà tout ce qu’il y a à savoir.

Madame Thérèse Ambreuse leva un peu une main et protesta :

— Oh mais non je n’en ai aucune idée de où est ton père ma fille ! Si tu t’imagines qu’il me fait des confidences ! Ah il n’a pas changé ! Jusqu’au jour de sa mort ce sera comme ça. Ou de la mienne, plutôt.

La doctoresse Ambreuse eut poliment l’air scandalisée. Elle avait profité d’un moment creux pour venir accomplir une corvée familiale : informer qu’elle ne serait pas libre le jour de la fête des mères, et offrir à l’avance son cadeau. Ses relations avec madame Ambreuse étaient les plus neutres, les plus nulles qui soient. Le moindre mot, le moindre geste qui n’aurait pas exprimé cette insignifiance totale aurait choqué, indécent, les deux femmes. Le cadeau était à l’image de ce pacte de platitude. Chaque année Pauline Ambreuse apportait à sa mère un objet de cuivre pour la fête des mères, un objet d’étain pour son anniversaire, un objet de grès pour la Sainte-Thérèse, des marrons à Noël, des fleurs au nouvel an : et c’était presque toujours avec un léger décalage, avance ou retard, sur la date précise. L’alibi était son travail, le cabinet populacier, le service à l’hôpital. En vérité, si Pauline Ambreuse évitait soigneusement d’être là les jours de fête, c’est qu’une telle exactitude, elle aussi, aurait été de trop. Qu’y avait-il donc à fêter ? Évidemment rien. Rien du tout. Aucune circonstance, aucun événement, aucun être humain.

— Ne t’inquiète pas, il le verra bien, que tu ne seras pas là. Tu es encore trop bonne de te déranger pour nous prévenir. Je comprendrais, si tu téléphonais simplement, tu sais. Et puis moi, toutes ces soi-disant fêtes.

Madame Ambreuse ne disait pas cela pour blesser sa fille ou laisser entendre qu’elle pensait précisément le contraire : de telles subtilités de concierge lui étaient étrangères. Elle s’attachait seulement, et selon un protocole invariable, à annuler la visite de sa fille, le cadeau offert, l’absence à venir. Paraître leur accorder de l’importance eût été aussi affreux qu’un inceste ; et tout le temps de la visite était consacré à une suite de rituels dont chacun signifiait : ne pas se toucher, ne pas se parler.

Y avait-il un secret de froideur ou de haine sous ces précautions ? La doctoresse Ambreuse n’aimait pas y réfléchir. Effort inutile — et, lui aussi, vaguement malpropre. Pourquoi ne pas évoquer des souvenirs familiaux, tant qu’on y était ? Il semblait pornographique de croire que madame Thérèse Ambreuse et sa fille eussent jamais eu un autre âge, un autre état, une autre contenance que ceux qu’elles avaient aujourd’hui, dans ce salon banal, à dire des choses vides avec des gestes vides et un regard vide, comme pour respecter ou dessiner ce grand vide grisâtre entre elles et en chacune d’elles.

Pauline Ambreuse avait peu d’humour, mais appréciait celui d’autrui. Elle était de ces personnes qui sont exactement aussi vivantes et aussi intelligentes que leur entourage ou leur compagnie du moment, et qui en reflètent avec une inlassable fidélité les traits de caractère et même l’état d’âme. Elle se laissait remplir et vider tour à tour, se serait suicidée auprès d’un suicidaire, aurait eu une personnalité puissante auprès d’un génie : et là, près de sa mère, elle s’affadissait, croupie et raplapla.

— J’ai acheté une rôtissoire électrique, tiens, dit-elle.

— Tu as bien fait, dit madame Ambreuse. Je ne sais plus comment c’est dans ta cuisine, mais moi…

Non, sans conviction. Peut-être un tout petit peu piquée ?

— Euh, huit ou neuf cents francs, dit la doctoresse Ambreuse.

— Ah non, moi madame d’Alost a payé la sienne sept cent cinquante : enfin, c’est ce qu’elle m’a dit.

— Il y en a à plusieurs prix.

— Sans doute. Mais ce n’est déjà plus un premier prix, sept cent cinquante francs. Neuf cents francs non plus, dit Thérèse Ambreuse, la mère.

— Oui, il y en a de moins chères, dit Pauline Ambreuse.

— Elles sont plus petites : voilà. Madame d’Alost y met bien un poulet, un encore assez gros je crois.

— Elle doit être assez grande.

— Ah non : on peut quand même en mettre un même dans les plus petites. Sinon à quoi ça servirait.

Pauline Ambreuse sourit faiblement. La conversation s’arrêta. Elle lui avait paru un peu plus tendue qu’à l’accoutumée. Madame Ambreuse dissimulait, retenait quelque chose. Une confidence ? Impensable. Un mécontentement, plutôt. Monsieur Ambreuse ?…

— Bi-tension tu l’as prise, non ? fit madame Ambreuse : elle n’appréciait pas les silences qui s’étirent. Le protocole de nullité devait comporter obligatoirement une certaine production de mots, de phrases, d’intonations convenues.

— Oui, oui. On ne sait jamais. Bi-tension on a deux voltages, répondit sa fille. Si on doit déménager…

— Ah non, moi madame d’Alost elle l’a prise simplement en deux cent vingt. Elle ne risque plus de déménager tu penses. C’est ce qui peut expliquer la différence de prix.

— Oui, c’est pour ça. Ça peut être pratiquement la même.

— Oui, c’est-à-dire un modèle plus petit, mais du même ordre, dit presque chaleureusement madame Ambreuse. Remarque bien, pour elle toute seule… Et elle ne reçoit jamais. Ou alors elle peut faire autre chose si une fois par hasard elle a quelqu’un.

— Oui. Elle n’est pas forcée de…

— Non. D’ailleurs les poulets, je te dis, elle me dit qu’elle en a pour quatre fois. Quatre repas. Alors elle peut tout de même, si elle a des invités… mais c’est vraiment l’exception. Oui, ils peuvent manger à quatre. C’est certain !

Madame d’Alost était une voisine âgée que la doctoresse Ambreuse n’avait jamais vue, mais avec qui sa mère échangeait, parfois, des magazines. On ne se recevait pas, cependant : du moins pas pour boire ou manger.

— Et le four de sa cuisinière ? demanda Pauline Ambreuse, vaguement satisfaite d’avoir su lancer, avec cette histoire de rôtissoire, un sujet si riche de phrases à prononcer sans crainte qu’aucune d’elles puisse avoir un contenu.

— Naturellement, dit sa mère. En théorie elle n’a qu’à le mettre au four son poulet, s’il lui en faut deux.

— Un à la broche, et l’autre au four. C’est aussi bon. Ça doit pratiquement être cuit en même temps.

— Si c’était ça, ah non : bien sûr. Mais à son âge. C’est surtout pour ça. La rôtissoire elle la pose devant elle et…

— Oui et l’entretien, dit Pauline Ambreuse. Un four…

— Il faut penser à ça. Elle fait tout elle-même chez elle. Ça n’encourage pas à. Et le four est à gaz. Je t’avoue que moi aussi, quelquefois… quand on doit l’allumer.

Madame Ambreuse esquissa un rire sympathique : elle se moquait aimablement de sa peur des explosions.

— Non, les risques sont très… enfin… dit Pauline Ambreuse.

— Ah non, moi je crois pas que tout va sauter, mais !… Ah non, je demande à ton père. D’ailleurs on ne sait jamais.

Cette fois, ce fut la doctoresse Ambreuse qui esquissa un rire sympathique : et sa mère, ayant compris, l’accompagna. Ce qu’elle avait dit était si cocasse ! Non, bien sûr, elle ne sous-entendait pas qu’elle préférait voir son mari être victime de l’éventuelle explosion ! Il n’y avait aucun risque. C’était… une superstition, une phobie qu’il l’aidait à conjurer. Au reste, si la cuisinière sautait, toute la maison sauterait avec. Alors, être penché sur le four ou attendre à l’écart, il n’y aurait guère de différence. Non : une phobie.

— … Et depuis que je suis toute petite ! confia madame Ambreuse.

Elle avait passé soixante ans et, désormais, elle évoquait souvent sa petite enfance — les trois ou quatre premières années, pas davantage. Et seulement des souvenirs entièrement dépourvus de substance, de personnalité. Elle se rappelait une fleur, une pendule, une habitude, une personne stéréotypée mais de son temps, une coutume qu’elle n’avait pas connue mais qu’on lui avait décrite, et qui pouvait être aussi singulière que de boire frais l’été ou d’ouvrir un parapluie quand il pleut.

— … Je ne sais pas ce qui a pu se passer avec les fours, continua-t-elle. Ce qu’on m’a fait — peut-être peur — enfin, le fait est que, depuis ce temps-là… Toujours est-il que…

— Les gosses quelquefois… Ce qu’ils ont dans la tête, enfin, pour rien en fait finalement, approuva la doctoresse Ambreuse.

— Oui, c’est forcément quelque chose comme ça, ça je le crois, parce que qu’est-ce que ça pourrait être ? dit madame Ambreuse.

Elle proposa du thé, du café, une boisson alcoolisée, un jus de fruits : sa fille refusa mollement. C’était leur habitude aussi. Pauline Ambreuse concluait :

— Non, vraiment, je n’ai pas soif, merci.

— Je connais tes principes, ah non je te forçais pas, répondait madame Ambreuse.

Une jeune femme médecin avait, comme il convient, de sévères principes touchant toute chose que l’on peut s’introduire dans le corps. À commencer, bien sûr, par les aliments, les remèdes, les boissons, le tabac, etc. Madame Ambreuse, quant à elle, était moins disciplinée : et, par exemple, une tasse de lait chaud, ou même de bouillon de volaille, vers dix-sept heures, avec ses gouttes… La douleur térébrante qui, parfois, la perçait juste là : encore ces maladies psychosomatiques que tout le monde attrape de nos jours, même sous les meilleurs climats. Après cette politesse que rendait madame Ambreuse à la médecine, c’était l’heure que sa fille parte. Madame Ambreuse glissait dans une phrase le mot vocation médicale : c’était comme une discrète allusion au célibat obstiné de sa fille, et la seule chose vaguement personnelle de la conversation. La doctoresse Ambreuse ne répondait pas. Elle prenait congé. On entendait la voiture. « Encore vingt ou trente ans et je serai comme elle », pensait Pauline Ambreuse. « Mais moi je me débrancherai avant. »


Retour au sommaire