L’île atlantique : VI
et si vous pensez qu’ils ne sont pas respectés,
veuillez le faire savoir à la direction de BoyWiki,
qui mettra fin dès que possible à tout abus avéré.
Madame Seignelet examina la salle du restaurant, à travers la vitrine aux grands stores drapés :
— Non mais t’as vu ces fleurs sur les tables ! Non mais quel gâchis ! Alors là c’est vraiment de l’argent fichu en l’air. Parce qu’ils te les donnent pas ! Faut pas t’imaginer ça ! Tu les retrouves sur l’addition ! Y a rien de perdu t’inquiète pas ! Ils perdent rien !…
Monsieur Seignelet et les enfants se tenaient un peu en arrière — crainte, peut-être, que les clients du restaurant ne les observent — et ils attendaient le verdict de Raymonde Seignelet, qu’on fêtait aujourd’hui avec toutes les mamans.
Elle recula la tête. Elle n’était pas à l’aise. Elle se sentait mal fagotée dans son laid manteau de printemps, mal d’aplomb sur ses talons hauts qui la faisaient marcher en canard, comme une petite fille qui essaie les chaussures d’une femme. D’habitude elle portait des souliers mi-bas, à lacets : ou, chez elle, des pantoufles renforcées. Maintenant elle s’obligeait à avoir une contenance de dame, se cambrait, haussait le menton, sentait que sa mimique, son faciès patiemment modelé pour régner sur un pavillon de concentration, sortait tout blême, sec, revêche, creux et mesquin, face aux splendeurs paisibles du restaurant.
Elle serra entre ses dix doigts son sac à main sur son ventre, enfla la poitrine, eut un rictus dégoûté :
— Non, moi tous ces chichis, ces flaflas… Ils t’en foutent plein la vue et finalement c’est toujours dans ceux-là que tu bouffes le plus mal. Et t’as vu les prix ?…
Robert Seignelet commençait à être embarrassé et légèrement irrité. C’est lui qui avait pris l’initiative d’inviter femme et enfants au restaurant, en ce jour de fête des mères — un doux dimanche léger et frais comme on les a en juin par ici. La table pour six était réservée. Il insista courtoisement et voulut donner son bras à l’élégante madame Seignelet, toute permanentée.
Mais celle-ci se dégagea brusquement, les traits furieux comme si un flic voulait l’appréhender. Elle glapit à mi-voix, de son ton ânonné et agressif :
— Ah non ! Ah non ! Ah laisse-moi s’il te plaît ! Ah moi j’entre pas ! Ah non pas ici !… Allez-y si vous voulez ! Moi j’y vais pas !… Moi les flaflas les fliflis toute cette comédie !… Mais vas-y Robert ! Prends les enfants ! Allez-y vous ! Allez-y ! Je rentrerai à la maison ! Y a des taxis hein ! Y a des taxis ! J’ai pas besoin de vous ! Allez-y puisque ça vous plaît ! Je vous empêche pas ! J’peux rev’nir toute seule ! Qu’est-ce que ça me fait ! Robert prends les gosses et vas-y !…
Les Seignelet piétinèrent, penauds. Philippe, qui avait attrapé mal au cœur dans l’automobile (où Bertrand le casait sur ses genoux), respirait par rapides saccades et devenait verdâtre. Son café au lait du matin lui remontait, trois heures après, intact, mais tout aigre, plein de saveurs fielleuses : le goût de vomi. Il sentait aussi dans ses fesses le grouillement, l’élancement d’une colique liquide. Il n’osait rien dire. Mais si on ne rentrait pas très, très vite dans le restaurant… Là il demanderait tout de suite : et, devant les gens, ou à cause de la fête des mères, madame Seignelet ne crierait pas.
L’établissement s’appelait la Lycorne d’or, restaurant Tongres, Baveut & fils succ. Ces messieurs chérissaient le genre noble, hostellerye médyévale, seygneuryale, royale, ympéryale, mondyale, etc. Le restaurant était flanqué du grill-room des Amiraux, fondé en 1805, année de la bataille de Trafalgar, expliquait l’en-tête du menu. La Lycorne d’or était très réputée, on venait de très loin y manger de très bonnes choses très chères et très distinguées que cuisinait avec talent la brigade de MM. Baveut & fils. On donnait là les banquets du Rotary-club local. Et, en ce jour de fête, toutes les tables étaient, à déjeuner, réservées par des familles : non forcément les plus fortunées. Au contraire. Ce n’était pas le chic des clients, ce midi, qui aurait pu blesser madame Seignelet.
— Mais allez-y je vous dis !… Mais alors moi pas hein !
Au bord du désespoir, Philippe venait de confier ses tourments à Jean-Baptiste, qui avait fait des yeux sidérés et pleins de compassion et avait transmis la chose à Dominique. Celui-ci l’avait soufflé à l’oreille de Bertrand, qui avait jeté un rapide regard au visage du petit, comme pour apprécier l’imminence de la catastrophe. Un autre regard aux environs l’avait épouvanté : rien, pas un café où on aurait pu entrer sans gêne, pas un recoin, une ruelle, pas de travaux publics où Philippe aurait pu baisser culotte à l’insu des passants et de sa mère.
Enfin Bertrand risqua le paquet et, dérangeant monsieur Seignelet, il le mit au courant.
Robert Seignelet regarda le bambin, eut un long soupir excédé, fit un tour d’horizon comme avait fait Bertrand. Aucun recours. Il fallait entrer à la Lycorne d’or. Mais comment concilier les désirs de la mère et ceux de l’enfant ? Monsieur Seignelet se sentait assis sur une mule dont le train avant et le train arrière auraient voulu partir dans des sens différents : vite, retenir l’un par la bride et l’autre par la queue. Et rester calme.
Il envoya ses quatre enfants en avant-garde dans le restaurant : il se flattait, seul dehors avec madame Seignelet, de pouvoir la résoudre à les suivre. Il pensa qu’il l’invitait trop rarement en tête-à-tête. Mais c’était si peu l’habitude, ici. Et les repas en ville semblaient exciter avec une intensité étrange sa susceptibilité d’épouse, de mère et de cordon-bleu. Monsieur Seignelet savait qu’à la fin elle accepterait d’entrer. Divinité domestique sourcilleuse, elle exigeait simplement qu’un long cérémonial soit accompli, qui l’honore et confirme sa prééminence : alors, ses éclairs jetés, ses cris proférés, son tapage sacré trépigné sur la dalle, ses victimes déchiquetées, elle consentirait hautainement à visiter ce temple d’une déesse rivale : la Lycorne d’or, MM. Baveut & fils.
Bertrand, chargé de représenter le chef de famille dans le hall dudit temple, découvrit, consterné, qu’aucune pancarte n’indiquait les toilettes. Il allait être contraint de demander. À la rigueur, il aurait osé avec la jeune dame de la réception, mais trop tard : elle avait appelé un maître d’hôtel, elle lui avait livré les quatre Seignelet — tous endimanchés, chemise blanche, cravate, chaussures un peu grosses mais très bien cirées. Et maintenant Bertrand bafouillait, écarlate, la voix rauque mâtinée de couinements lamentables, son histoire de table pour six et de parents dehors.
Pendant ce temps, Jean-Baptiste et Dominique couvaient des yeux le petit Philippe, qu’avait décomposé la chaleur du hall. Ils étaient dans la machinerie d’un navire en perdition : un engin, devant eux, allait exploser d’une seconde à l’autre, ou une voie d’eau allait se déclarer, une chaudière gicler de toutes parts. Mais qu’attendait Bertrand ?
Soudain, Jean-Baptiste aperçut aux joues et au front de Philippe un nouveau changement de couleur, le clignotant qui, d’habitude, annonçait : attention, éjection immédiate. Il empoigna brusquement Philippe et s’écria :
— Où c’est les cabinets ? Vite il est malade !
Le maître d’hôtel évalua le danger et, pincé mais courtois, il désigna les chiottes. Il fallait traverser l’immense salle à manger. Bertrand retrouva enfin ses esprits. Il arracha Philippe aux mains de Jean-Baptiste et il l’emporta en courant et en lui répétant à l’oreille, avec le même grondement menaçant et le même sourcil courroucé que sa mère :
— Philippe tu rends pas ! Philippe tu rends pas !
Le maître d’hôtel, rassuré dès que le fléau eut franchi la porte du fond sans rien bousculer ni polluer, se pencha sur les deux autres Seignelet et invita dédaigneusement ces messieurs à prendre place. Jean-Baptiste et Dominique se regardèrent, très gênés. Comment entrer tout seuls dans la somptueuse salle à manger, écrasante d’objets coûteux, de desservants en grande tenue, dangereuse et humiliante, cauchemardesque de luxe, de protocoles ? Mais comment dire non au monsieur en habit, dont la liquette ou les grolles seules devaient coûter plus cher que tout le harnachement laborieux des quatre enfants ? Un larbin effrayant, avec sa bobine d’instituteur qui gifle, ou de croque-mort qui foudroie l’assistance du regard pour empêcher qu’on rie devant le catafalque. Et s’ils obéissaient, et atteignaient la table sans être injuriés ni mordus, qu’y feraient-ils ? Qu’oser toucher, qu’oser ne pas toucher ? Et comment leurs frères les retrouveraient dans ce chaos de tables, de nappes, de dressoirs, de chariots, de fauteuils ? Et si finalement madame Seignelet refusait d’entrer et qu’il fallait décamper après s’être assis ? Et si madame Seignelet finalement acceptait d’entrer et qu’elle et monsieur Seignelet voyaient les garçons installés à table sans leur permission, à se goberger, à grignoter — pourquoi pas, au point où on en était ! — les petits pains ? Et si, à l’entrée de leurs parents, ils se levaient respectueusement de table, et si tout le monde les trouvait ridicules et souriait avec mépris en se désignant la grotesque famille ? Et si tout s’arrangeait mais que Philippe était trop malade, comme ça arrivait quelquefois, et qu’on était obligé de repartir pour le coucher ?
— Moi j’reste debout ici, murmura enfin Jean-Baptiste.
— Oui alors on aime mieux les attendre ici, dit à son tour Dominique.
Le croque-mort s’inclina et disparut.
— Le salaud c’était exprès pour nous faire chier ! dit Jean-Baptiste d’une voix creuse.
— Chh ! conseilla Dominique.
La réceptionniste avait dû entendre.
— Tiens les voilà ! s’écria Dominique presque aussitôt, sur un ton joyeux.
C’étaient les parents Seignelet. Il fallait tout l’embarras où leur absence avait mis les enfants pour que ceux-ci soient heureux de les apercevoir. Madame Seignelet était miraculeusement calmée. Qu’avait donc pu dire son mari ? On aurait bien aimé connaître la recette.
Mais, à la vérité, il n’y en avait aucune. Sa scène achevée, et un pincement de faim, une gourmandise de bons cocktails la saisissant, Raymonde Seignelet se domptait elle-même. Elle tenait d’ailleurs à être distinguée dans les lieux distingués, ympéryaux, royaux, etc. Elle serait infiniment au-dessus de ces gens-là, ces loufiats, sommeliers, gastronomes, goinfres, bêcheuses, marmailles à lavallière, homards Empyre des Yndes et autres Gays lapyns. Elle, les chichis, les flaflas, elle y voyait clair. On ne la tromperait pas : et si l’aspic de langouste n’était que de la lotte, elle le décèlerait. Quelque chose lui disait déjà que ce serait de la lotte. Peut-être l’obséquiosité imperceptiblement narquoise du maître d’hôtel, peut-être le luxe époustouflant des tables et la splendeur des bouquets. Oui, elle savait (obligée d’abandonner son manteau de fausse soie grège au vestiaire) que MM. Baveut & fils, s’ils avaient tant d’argent à jeter en fleurs par les fenêtres, auraient pu au moins baptiser langouste de la lotte un peu fraîche, et non cette espèce de merluche à moitié pourrie rattrapée à coups d’épices et noyée de gélatine industrielle. De quoi avoir mal au ventre pour quelque chose, cette fois-ci.
Elle imagina les attitudes qu’elle aurait devant le menu, la carte, et comment elle démythifierait un à un les plats pour son naïf de mari et ses imbéciles de gosses, eux qui confondaient une étrille et une brosse à dents, ou qui croient que le ris de veau c’est du riz et du veau. Et ces fleurs intolérables ! Ça sentait même un peu. Oser mettre des fleurs qui sentent sur une table de restaurant. Elle grinça, la voix sourde :
— Mais si Robert je te dis qu’elles sentent. Moi je les sens. Je les sens. Je te dis fais-les enlever ou au moins écarte-les de là… Enfin, je te dis qu’elles sentent ! C’est une espèce qui sent ! C’est des… bon, enfin, si je te le dis !… Moi en tout cas je veux pas ces saletés à côté de moi !… Pour ce que ça vaut d’abord ils feraient mieux de pas nous empester avec, mais ça tu penses c’est tout ce qu’il y a de plus ordinaire ! Tout ce qu’il y a de plus ordinaire !…
Le maître d’hôtel, qui distribuait les cartes, entendit cette remarque ; il esquissa un geste pour s’emparer du vase :
— Les fleurs vous incommodent madame ?
— Non non laissez oh là là !… Pff… Ça fait rien ! geignit poliment madame Seignelet, comme si elle sous-entendait qu’avec une si longue habitude d’être maltraitée et torturée elle n’était plus à ces détails près. Elle avait fait sa « voix de sortie ».
Monsieur Seignelet, fermement résolu à être galant quoi qu’il arrive, dit au maître d’hôtel :
— Ma femme trouve que leur parfum, euh !… est trop fort.
Madame Seignelet lui envoya, sous la table, un coup de pied pour qu’il se taise. Mais elle le manqua, comme il était assis à sa droite et qu’elle devait l’atteindre du talon. Non quel crétin. Naturellement le loufiat triomphait.
— Ce sont des chrysanthèmes, qui n’ont aucune odeur madame, dit-il, urbain, en faisant ôter le vase. À la place, on disposa un candélabre en argent.
— … Des chrysanthèmes en juin il est fou ! murmura madame Seignelet. Et je sais peut-être pas ce que c’est des chrysanthèmes non, cette camelote, ce flafla ça n’a aucun rapport avec des chrysanthèmes ça, aucun rapport ! De toute façon c’est faux y en a qui sentent : il y en a. Et ceux-là c’en étaient qui sentaient ! Enfin, si c’en était… Et tu parles comme c’est agréable d’être espionné comme ça… Mais il est fou ce gosse ! s’écria-t-elle plus fort.
Elle jeta un coup d’œil circulaire dans la salle, devina qu’on l’avait entendue et reprit en chuchotant et en fusillant l’enfant du regard :
— Enfin Philippe tu vas me laisser ce pain oui ? Alors y a pas cinq minutes tu rends et maintenant tu manges du pain ? Complètement fou oui !… Et tu crois que… (Elle fit un faux rire qui sonna comme un cri de biquette effrayée.) Alors celui-là on le traîne dans un restaurant je sais pas combien d’étoiles et il bouffe du pain ! Il est fou !… Et t’as fait caca tout à l’heure au fait avec Bertrand ?… Il a fait caca ?… Parce que tu vas pas nous recommencer ta comédie pendant le repas hein je te préviens ! Ça ira mal !
Philippe fit non de la tête. Madame Seignelet lança encore quelques éclairs sur le garçonnet : puis elle estima avoir assez fait les gros yeux et elle entama son cocktail. Philippe avait reçu, tel une cible au cirque, sa collection de poignards. Cloué à sa place, il se tiendrait tranquille un bon moment.
Il se sentait bien. Pour la commodité du service, et puisqu’il était le benjamin, on l’avait assis à la plus mauvaise place de la table, tout à un bout, le dos au passage des serveurs. Il en était ravi. La salle était climatisée, on respirait très bien. Son nœud papillon à élastique ne lui serrait pas le cou. Son ventre complètement vide ne souffrait plus — sinon de faim. Les manières douces d’ici lui étaient délicieuses : les voix modérées, les gestes retenus, les figures sans grimace. Il était en sécurité. Enfin, la belle vaisselle brillante, la nappe amidonnée, la serviette si épaisse qu’il ne pourrait sûrement pas se la nouer tout seul autour du cou, le fauteuil bridge où il était enfoncé, pieds ballants, bien protégé par le dossier et les accoudoirs, lui inspiraient une affection et une confiance démesurées. Timide et peureux n’importe où ailleurs, Philippe était le seul des Seignelet à être à l’aise dans ce restaurant cossu. Il regretterait longtemps un endroit si bienfaisant et si paisible. Ça l’amusait aussi de voir tous ces gens à gauche et à droite, manger des tas de plats aux bruits inhabituels et qui ressemblaient par leur décor à des couvercles de soupière ou des vitrines de charcutier à Noël. La plus grande beauté qui existe ! Les enfants des autres tables, immergés dans ces océans de linge blanc, étaient comme des petits malades au lit, adossés à d’immenses oreillers pour boire un bol de bouillon : mais ici, au milieu des blancheurs, on voyait poindre des museaux alléchés et de grandes fourchettes en argent.
Et puis Philippe était très loin de madame Seignelet. Son estomac, son corps, son cerveau, subitement soulagés de ce poids, devenaient des petites bêtes étonnées qu’on déboucle leur collier et qu’on les lâche dans une prairie : et ces bêtes joueuses, surprises, ingénues, et cette joie, et même cette prairie, tout cela c’était Philippe, maintenant, immobile et muet à sa place, sage comme une image, presque envolé en paradis.
Il s’en était fallu de peu. Raymonde Seignelet, en effet, avait d’abord ordonné qu’il s’assoie près d’elle, qu’elle le surveille et l’empêche de chipoter et de se rendre encore malade. Mais c’était mal pratique : et Robert Seignelet, qui voyait déjà comment se déroulerait le repas si madame Seignelet assouvissait sa fantaisie, avait protesté, avec un ronronnement conjugal et un ton plaisant, qu’il voulait sa femme un peu à lui enfin, et que les enfants se débrouillent tout seuls.
— Ah c’est facile à dire !… avait glapi la Seignelet, comme si son mari avait osé suggérer qu’elle n’était pas indispensable aux gosses.
Mais il avait réparé cette gaffe diplomatique. Le cherry au kirsch, allongé de siphon, que dégustait madame Seignelet la rendait indulgente : et elle finit par désirer, elle aussi, être plutôt épouse que maman ce midi-là. N’était-ce pas — commenta, phraseur, monsieur. Seignelet — le vrai sens, au fond, de cette fête des mères ? Alors, stimulé par l’apéritif, il eut un rapprochement d’idées : c’était (la fête des mères) un jour pour être femme, n’être que femme (et quelle femme), de même que la fête du Travail était un jour chômé.
On rit, puis madame Seignelet, cependant conquise, prit un ton ronchon avec une face significative, les yeux de côté, un hochement de tête, un pincement excédé mais caricatural, donc aimable, des commissures des lèvres et elle dit :
— Oui ben moi fête ou pas c’est quand même le travail tous les jours hein. Tout ça c’est des mots c’est bien joli les mots mais l’boulot hein c’est moi qui m’le tape hein. Ah les mots c’est facile ! C’est facile ! Les mots ! Toujours des mots hein.
— Chérie… commença monsieur Seignelet, sa vaste lèvre mise en cœur, son œil voilé d’amour moelleux.
Et il dit on ne sait plus quoi sur la sainteté de sa femme. Alors Philippe eut le droit de déguerpir en bout de table : ses frères étaient quand même capables de le surveiller non, à défaut de faire mieux ils pouvaient quand même au moins un petit peu faire ça oui. Et lui il allait se décider quand même à être un peu tranquille pendant une heure non et ficher la paix à ses frères oui ?
Ce n’est qu’un peu plus tard que Philippe, sidéré par son bien-être, s’était mis à mâchonner béatement le bout de pain qui lui avait valu de tourmenter une fois de plus madame Seignelet. Mais ensuite elle avait pardonné.
À la maison, ce matin-là, les choses avaient commencé plutôt bien. Les garçons étaient entrés dans la cuisine, sur les neuf heures, pour offrir à la queue leu leu les cadeaux prévus. Faute d’argent de poche, Philippe seul n’offrait rien : par convention, on l’associait moralement à son frère aîné et c’est pour le cadeau de celui-ci que madame Seignelet fichait à Philippe une bise comme aux autres, bien qu’il eût les mains vides.
Les cadeaux étaient trois plantes en pot : un pandanus, un aucuba et un croton. Les enfants Seignelet offraient toujours des pots à leur mère. Cela représentait des économies de plusieurs semaines. Ils complotaient leurs achats avec la terreur de déplaire, de provoquer une face jaune et des petits yeux tirés de dépit, au lieu du masque paisible, absent, que prenait madame Seignelet quand sa notion du convenable était dûment respectée, incarnée sous ses yeux.
Ces pots-là, raisonnables, prudents, d’une laideur totale mais recommandée par les fleuristes, l’avaient d’ailleurs satisfaite. Elle avait soufflé au nez des quatre enfants son haleine fétide de café au lait ; elle avait flanqué les baisers que méritaient les paires de joues ; elle s’était laissé déposséder de la vaisselle et du ménage, selon la tradition locale. Désœuvrée, elle avait traîné en robe de chambre, pieds nus dans ses savates, et feint de se mettre à des grosses corvées (d’on ne savait quoi), puisqu’elle avait le temps et que c’était dimanche pour tout le monde sauf pour elle, fête ou pas fête. Bref, tout s’était passé à merveille jusqu’à l’entrée en scène de monsieur Seignelet.
— Quoi t’en as qu’un des roustons ? questionna François Boitard en tâtouillant le sac.
— Mais non j’ai les deux ! fit Camille Gassé, qui se regarda. C’est l’quel qu’est pas sorti ?… Ah ouais çui-là.
De deux doigts, Camille pressa un bombement sur un côté de son aine, tout près du sexe, dans la blancheur nacrée de son pubis. Le testicule fut projeté aussitôt dans les bourses, près de son frère jumeau.
François-Gérard, soufflé, voulut que Camille recommence. Assez fier maintenant, le petit Gassé (il avait onze ans) affirma qu’il pouvait les rentrer et les sortir tous les deux à volonté, et il le prouva. Il se les pinça comme des noyaux de cerise, les bourses se vidèrent et deux protubérances gonflèrent son pubis. Il appuya dessus, les bourses se remplirent. C’était carrément rigolo, quoiqu’un peu répugnant, surtout au moment de la peau vide.
François essaya, à son tour, de se les pousser à l’intérieur. Il ne réussit qu’à se faire mal. Par où donc il se les renfilait, Camille ?
— Toi t’as un trou alors ? Comme les filles ?…
— Non c’est deux trous moi, expliqua aimablement le petit Gassé. Un pour chaque !
— Camille aussi c’est un nom de fille ! T’es pas un type t’es une fille toi ! dit François.
— Non c’est aussi un nom de garçon. Moi c’est pas des vrais trous eh, ça s’ouvre pas !
Il recommença son expérience d’anatomie amusante et instructive. Il s’enfonça même l’index dans les canaux inguinaux pour prouver ce qu’il avançait.
Les deux garçons s’occupaient donc sagement dans la chambre de François. Dans l’autre chambre, Amélie-Lyane lisait ; et, au living, Laure Boitard préparait un article.
Ce n’était pas son habitude. Mais elle avait essuyé récemment des critiques de lecteurs, dont la rédaction du Républicain réuni lui avait fait part. Elle était profondément vexée. Elle trouvait cela injuste.
L’affaire était idiote. Un jeune compositeur local, Loys-Aymar Pion, quarante-neuf ans, professeur au conservatoire municipal, avait fait représenter au théâtre un opéra de sa façon, en première et ultime audition mondiale. Texte, musique, mise en scène de l’auteur, qui dirigeait aussi l’orchestre. L’œuvre, à deux personnages, avait reçu un accueil mitigé. En outre, les techniciens de la radio régionale (le compositeur avait l’oreille du pouvoir) s’étaient assoupis pendant la représentation, qu’ils étaient censés enregistrer en vue d’une diffusion ultérieure. D’où quelques singularités sur la bande, et même un long vide. L’auteur était désespéré, sinon vaincu.
Âprement sollicitée, Laure Boitard avait écrit un compte rendu enthousiaste, engagé, dont l’importance historique l’avait beaucoup frappée. Elle s’était vue prophétesse, elle était celle qu’on citerait, dans cent ans — seule auditrice lucide du grand homme incompris. Elle savait déchiffrer l’avenir. Certes (reconnaissait son article), c’était là un premier opéra et d’un tout jeune auteur : mais pourquoi cet ostracisme systématique envers la jeunesse, ce fossé cultivé obstinément entre les générations, ce racisme ? Le talent — il fallait le savoir — n’avait ni âge ni frontière. Oubliait-on, par exemple, que l’illustre auteur de l’Ouverture de Guillaume Tell avait écrit dès l’âge de vingt-cinq ans — mais oui : vingt-cinq ans ! — sa célèbre Pie qui Chante ?
Ce petit lapsus et cette ouverture, qui avaient échappé aux doigts trop agiles et à la pensée trop rapide de Laure Boitard, avaient été remarqués. Plusieurs lecteurs (de ces maniaques qui signent toujours « un vieil abonné » ou bien « Anselme Ledoyen, instituteur retraité, quarante-huit ans d’instruction primaire ») avaient ironisé, dans le style propre aux vieillards qui s’embêtent et qui consacrent une journée à polir trois phrases qu’ils croient spirituelles, françaises et de bonne venue. Les vieux cons. Croyaient-ils la Boitard inculte au point qu’elle confonde une marque de bonbons et un titre d’opéra, etc. ? Ne pouvait-on lui rendre au moins cette justice de supposer qu’elle, etc. ? N’avait-on nul égard au fait que, etc. ? Non : les vieux cons, ravis de l’épingler, avaient eu leur occasion de lettre à la rédaction, ils en jouissaient dans leur froc, ils en pissaient de la prostate. Des misogynes, une fois encore.
Furieuse, Laure Boitard était cependant assez flattée. Jusque-là, elle avait été persuadée qu’on ne la lisait jamais. L’article sur Pion avait démontré le contraire. (« … Une nouvelle étape… Au fond c’est ça… Je suis lue. Lue. Je suis une… une vraie journaliste. Authentique. Différente. Personne d’autre au Républicain ne… Tous anonymes. Insignifiants. Interchangeables. Des ratés. Sauf Maurice et moi. Moi. Lui. Je le sais. Aujourd’hui. Vieux cons. Le pas. Les mépriser. Exister. Sortir de. Cette île. Illusion. Devenir… nationale. Nous. Un destin. Voilà : il faut le savoir. Nous avons. Un. Destin. »)
La conclusion s’imposait : elle soignerait ses articles davantage, à présent (et négligerait un peu plus ses cours). Elle oserait exprimer ses idées. Secouer ce public conformiste et radoteur. Ces provinciaux, ces ploucs ferrés sur les confiseries — oui monsieur : des bonbons ! justement ! il y a des lapsus au fond plus vrais que… — de Rossini mais sourds au génie contemporain. Incapables de comprendre les Pion, les Glairat. Incapables de décrocher de leur culture primaire et de leurs vieux tics. Elle avait finalement, l’autre soir, accompli quelque chose d’immense. Pour elle. Pour eux. Pour les hommes. Désormais s’affirmer, lutter à découvert. Elle se défoncerait mais, merde, elle ne finirait pas prof à Saint-Rémi. Le succès. La chose dont il s’agit. Ça y était.
Elle rêva d’un nouveau Saint-Germain-des-Prés. Elle et Glairat en seraient les héros. Ils écriraient des articles retentissants, elle en plus féminin, lui en plus viril. Ils pousseraient tout le monde et referaient tout partout. Elle vit très bien l’appartement qu’elle occuperait, avec vue sur…, sur… ce café, là, où… Elle eut subitement envie de relire un Beauvoir. Elle feuilleta le Républicain, songeuse : tiens, la fête des mères. Aujourd’hui ? Heureusement qu’il y avait les journaux. Si romantique ! Elle négligeait toutes ces niaiseries de petites gens. L’orthographe. Les fleurs. Les mamans. Non : relire Beauvoir. Vomir. Réussir. Vite.
François-Gérard entreprit d’expliquer à Gassé ce qu’il faisait prétendument à sa sœur. Camille, naïf, crut à ce baratin. Il demanda des détails : ses questions étaient si singulières que François y aperçut une ingénuité plutôt propice à un certain projet qui lui trottait à travers le corps. Camille Gassé avait de très larges oreilles très décollées et très jolies, et les cheveux courts, presque tondus, blond terne. Son père, le président Gassé, recevait Maurice Glairat. Monsieur Gassé présidait, bien entendu, les parents d’élèves : l’enseignement le passionnait. Les vues hautes, audacieuses, compétentes du plus brillant professeur de l’île, l’importaient (selon son expression), lui, Gassé. Glairat, pour complaire au notable — un non-conformiste si charmant qu’on l’aurait cru célibataire —, marmonnait ou trompettait en canard une quantité d’idées improvisées qui en jetaient. L’éducation des filles l’inspirait spécialement. Il citait Fourier, osait Sade : le président Gassé était aux anges. Et votre grande Amélie-Lyane ?
— Là ! J’ui mets là !… Non, pas là. Là ! Ouais. Là !
François-Gérard montrait avec le doigt sur le corps nu de Camille. Ce dernier, candide, se laissait tout faire. Raides comme des lapins, ils n’en pouvaient plus. François-Gérard employait les plus extraordinaires gros mots pour décrire le corps de sa sœur et les relations qu’il entretenait avec elle. Le petit Gassé commentait : « Hhhh ! T’en as d’la chance d’avoir une sœur ! » et il était sur le point de se laisser mettre à plat ventre. François tenait absolument à lui montrer ce qui se fait aux sœurs. Pour ne pas qu’on les féconde, tiens ! Il sentirait l’effet, le petit Gassé : et après il raconterait à François si c’est bien.
— Oui, je te dirai ! promit énergiquement Camille.
Et François satyre lui fit écarter les fesses. Petit blanc rose.
C’était le premier essai de leur vie, en matière de coït. Il était rigolo, le derrière à Camille. Plus joli que lui. Le derrière des oreilles aussi. François-Gérard coïtait sans trop s’appuyer à Gassé. En bas, les petites fesses, les hémisphères, le tuyau du trou étaient épatants. Ça s’ajustait au millimètre. C’était pire qu’agréable, pensait François déchaîné, le cul battant comme un jeune chien, et qui s’excitait en plus de son plaisir parce que, avant même d’avoir fini, il se disait qu’il recommencerait aussitôt. L’idée de cette deuxième fois doublait son appétit pour la première.
— Après, on l’refait ! annonça-t-il aux oreilles de Gassé.
— Après quoi ? demanda Camille.
— Après maintenant, fit l’autre.
Camille Gassé soupira, mais gentiment :
— Ça dure combien ?…
François-Gérard ne répondit pas. Docile, Camille ajouta :
— J’te dirai c’qu’on sent, après… On l’avait dit, ça.
— Ah oui hein, haleta distraitement le jeune Boitard.
Le dimanche, monsieur Seignelet n’apparaissait à sa famille que vers dix heures : rasé, peigné, cravaté. Il attachait un grand prix à ces soins. Sa dignité, son personnage auraient été gravement compromis par un relâchement. Mais ce protocole matinal régissait seulement son entrée en scène. Dès le repas de midi, il tombait la veste, dénouait sa cravate ou au moins la desserrait. Après le repas, où il s’avinait méthodiquement, il renonçait à jouer en tenue. L’été, il se mettait en maillot de corps. Son ventre bombé, ses bras courts et sans muscles, velus, sa poitrine boursouflée par la graisse flasque, aqueuse, grisâtre et satinée des alcooliques, inspiraient aux enfants une sorte de terreur nauséeuse. Heureusement, monsieur Seignelet ne touchait que pour battre, et ne battait pas débraillé.
Heureusement aussi, ces exhibitions étaient brèves. Mais elles suffisaient pour que les garçons, y songeant, apprécient presque jusqu’à l’affection le spectacle de leur père bien vêtu — son corps maladif et lourd, à chair de ver blanc, hideux de disproportion entre le tronc massif et les pattes grêles, entre celles-ci et la violence éléphantesque des coups, ce corps de cauchemar engoncé sous un costume qui le reconstruisait et en effaçait à la fois l’horreur matérielle et la brutalité. Il sentait le tabac brun, le bureau.
Aimable, paisible, sûr de son chez-soi, Robert Seignelet avait souhaité la fête des mères à sa femme. Raymonde Seignelet, en hardes de ménagère, échevelée, sans maquillage, les fesses basses dans sa robe de chambre avachie, les pieds jaunes dans ses savates à renforts, contrastait risiblement avec son mari déguisé en bourgeois dominical. Elle avait perçu cela, et senti le pénible des amabilités verbeuses et des ronds de jambe que lui faisait monsieur Seignelet. Les mains de celui-ci, tant qu’il n’avait pas bu son premier apéritif, tremblaient, gauches, incapables du moindre geste précis. Ses lèvres aussi tremblaient : et, sirotant son café, il paraissait chercher et craindre le bord de la tasse, comme si c’était à la fois flou et coupant.
Mais la tasse tremblait dans sa main. Ou bien elle était le seul objet fixe, étrangement fixe, entre une bouche et des doigts bougés, inconsistants, fantômes.
Là gisait l’autre motif du costume et des soins matinaux. Monsieur Seignelet, au sortir du lit, souffrait d’un manque intolérable. En semaine, il pouvait avaler très tôt son premier verre, avant de se rendre au bureau. Mais le dimanche il n’avait pas d’alibi pour aller en ville dès qu’il s’éveillait ; et il n’aurait pas osé boire chez lui à une heure indue. Il rongeait son besoin dans les soins de toilette et d’habillement. Il venait enfin prendre son café et avait aussitôt le prétexte des courses à faire pour le déjeuner : il filait.
Femme et enfants en étaient soulagés. Il rentrait d’excellente humeur, sans retard, souvent avec de menus cadeaux, des friandises, un petit bouquet. Il s’installait au salon, devant la télévision de midi, en compagnie de sa femme et de sa progéniture, convoquée à assister au rite paternel : c’était un devoir. Commençait alors le second cycle d’alcoolisation, qui était fort long.
Vers quatorze heures, ou parfois moins, les Seignelet se mettaient enfin à table. Monsieur Seignelet inaugurait son troisième cycle, fait de vins fins du dernier choix : il était connaisseur.
Après le repas, c’était le quatrième cycle, composite, et le seul qui fût dangereux pour les proches de monsieur Seignelet. Eaux-de-vie médiocres, liqueurs précédaient un retour au vin ordinaire. À ce moment, il arrivait que l’humeur de Robert Seignelet vire au noir. Il se défiait de ses mouvements de colère : il les transformait plutôt en volonté de police, de justice et d’exécution. Peu soucieux de provoquer les démences aiguës de sa femme, il osait rarement l’asticoter : c’était une audace périlleuse, que lui inspiraient peut-être certains mélanges ou certains dosages particuliers d’alcool. En général, ses enfants seuls lui servaient de victimes. Détective, monsieur Seignelet recherchait dans la vie, la scolarité, les affaires, les manières, les réponses, les lectures, les chambres de ses fils les indices d’un délit. Magistrat instructeur, il questionnait, expertisait, construisait l’accusation. Procureur, il requérait. Juge suprême, il condamnait. Bourreau, il exécutait la sentence. À cette parodie de justice (qui aboutissait à des sévices froids ou à des tortures morales appliquées aussi longtemps qu’en avait décidé le tribunal éthylique : une semaine, un mois, une saison, une année scolaire), il ne manquait qu’un avocat de la défense — et des coupables. Les enfants n’avaient pas à répondre : ils purgeaient leur peine. Cette soumission équivalait, en somme, à une preuve.
Le cinquième cycle de boissons était l’apéritif du dîner. Monsieur Seignelet l’enchaînait sans pause au cycle précédent. Embrumé et — s’il y avait eu lieu — assouvi, il s’enfermait en soi ou devenait, au contraire, trop expansif, d’une gaieté puissante qui faisait peur. Le sixième cycle était le vin du repas. Il conduisait au septième cycle : le vin après le repas. Ce dernier cycle durait jusqu’à l’extinction des feux, dans l’hébétude. La face rouge, monsieur Seignelet tremblait à nouveau, renversait son liquide, se couchait comateux, orgueilleux, lourd de sens.
En semaine, il buvait moins. Il dépassait rarement, ou plutôt il atteignait souvent, le quatrième cycle, celui de l’humeur policière. C’est pourquoi les sentences du dimanche, si elles étaient à effet prolongé, s’accomplissaient avec rigueur. Qu’il ait peu bu, on échappait : le casier judiciaire redevenait vierge, les crimes les mieux constatés la veille n’avaient jamais eu lieu. Monsieur Seignelet, cependant, ne se départait pas de son sérieux, de sa rigueur, et ses principes gardaient toute leur étendue, leur vigilance, leur droiture. C’est pourquoi ses enfants (même si, peu à peu, les aînés prenaient conscience des excès de leur père) ne se voyaient pas victimes d’un délire, d’un malade. Ils avaient un père comme les pères doivent être : un chef. Ils le respectaient extraordinairement — ou plutôt le craignaient, et ses procès plus infernaux encore que ses punitions. Ils craignaient sa présence, et de penser à lui, et d’imaginer ou de savoir quoi que ce soit de lui, et d’être dans sa pensée.
Le seul instant où monsieur Seignelet apparaissait à nu, c’était donc ces dimanches matin, avant qu’il sorte faire les commissions de sa femme et son tour des cafés. Là, blême, faible, muet, il évoquait un grand opéré vidé de tout son sang et qu’on eût obligé à se lever, à s’habiller, à partir. Il effrayait comme un mort. Il fallait qu’une perspective délicieuse, pique-nique de printemps, fête, banquet, l’attendît pour qu’un peu de roseur, malgré le jeûne, apparût à sa figure, et qu’il devînt disert sans avoir bu.
Mais madame Seignelet haïssait par-dessus tout ce bébé désarmé, qu’il fût rose ou verdâtre, aphasique ou bavard. Elle avait repéré depuis longtemps le rapport qui existait entre le degré d’imbibition de monsieur Seignelet et sa sociabilité. Elle le savait insupportable à jeun, fréquentable pendant son deuxième cycle, impossible après. Quand elle voulait l’attaquer, demander de l’argent, régler quelque chose, elle surveillait attentivement son état. Elle ne comptait même pas les verres. La figure, les mains, les yeux, la voix, les postures, les réactions la renseignaient sur-le-champ, et un coup d’œil au niveau des bouteilles.
En tout cas, aussi longtemps qu’il demeurait à jeun, il n’était pour elle qu’une sorte de détritus qu’elle avait envie de pousser aux ordures à coups de balai.
Elle accueillit sans aménité les compliments de fête. Toutes ces singeries, ces flaflas. Puis monsieur Seignelet révéla la surprise qu’il avait organisée : cette sortie dans un grand restaurant. Ainsi sa femme serait soulagée, ce jour-ci, des corvées culinaires.
Madame Seignelet avait explosé de rage. À quoi rimaient ces surprises imbéciles, à la dernière minute ? Elle avait arrêté son repas de midi, commandé un rôti de veau, une glace. Et maintenant ? Quand est-ce qu’on les mangerait ? En semaine ? Elle n’avait pas les moyens — qu’il se le figure ! — de leur payer du rôti de veau en semaine ! Et la glace ? Elle fondrait : ce n’était pas dans ce vieux frigo d’on ne savait combien d’années qu’elle tiendrait jusqu’au soir. D’ailleurs le soir personne ne mange jamais rien, après ces espèces de gueuletons au restaurant qui finalement vous coupent l’appétit plus qu’autre chose. Alors ?
Monsieur Seignelet, intimidé de devoir affronter sa femme sans une goutte d’alcool dans le ventre, raisonna :
— Écoute, chérie : c’est pour te faire plaisir ! Pourquoi s’énerver comme ça… quand il s’agit… de…
Que c’était agaçant ces comédies ! pensa Raymonde Seignelet. Faire plaisir ! De quoi se mêlait-il, de quel plaisir de qui, ce vieil ivrogne ? Le sien, oui. Le sien. Pas le sien à elle. Le sien à lui. À lui. Parce que ce qu’elle s’en foutait, elle !
Elle voulut savoir le nom du restaurant. Monsieur Seignelet prétendit lui réserver la surprise. Elle râla encore. Il fallait quand même qu’elle sache comment habiller les gosses non. Elle, par contre, c’était vite réglé : de toute façon, ce qu’elle avait ou rien.
Robert Seignelet avait conseillé qu’on s’habille du meilleur. Madame Seignelet annonça aigrement que sa meilleure robe était au teinturier. On n’a pas besoin de se nipper pour ces fêtes-là. On reste en famille. Et lui, Robert, il n’allait tout de même pas sortir dans un costume pareil.
— Ah tes idées !… soupire-t-elle. Encore heureux que j’étais chez le coiffeur vendredi ! Et que ton plus neuf au moins j’l’ai.
Il la crut adoucie. Il présenta alors son cadeau, une broche en argent comme en portent les grands-mères pauvres de la région. Raymonde Seignelet bondit :
— Mais t’es piqué ! Mais qu’est-ce qui t’a pris d’acheter cette horreur-là ? Mais c’est pour les mémères ! Mais t’as acheté ça dans la sciure !
Elle faisait allusion aux bimbeloteries moches et aux bijoux tocards des marchands forains. Elle y tâtait, d’ailleurs : mais de là à tolérer un cadeau qui en vienne… Son mari protesta. Elle exagérait. Elle prenait feu pour rien. La broche était d’argent massif, il l’avait choisie à la bijouterie Roze.
— Ça ?… gémit la Seignelet, écœurée de pitié. Ça ?… Et d’abord pourquoi tu me fais un cadeau ? Depuis quand t’es mon fils ? Alors t’es mon fils maintenant ?… Il est fou ! Il est piqué ! Voilà ! Il est fou.
Elle voulut absolument savoir le prix. Stupéfaite, elle hurla qu’il s’était fait rouler. Ce machin hideux, à ce prix-là !
— Il t’a blousé l’père Roze ! Il t’a pigeonné ! Il a vu le jobard !… Il t’a roulé oui ! T’étais rond c’est pas possible.
— Je t’en prie, coupa sévèrement monsieur Seignelet.
Toute allusion à son vice, en effet, était une déclaration de guerre à quoi il réagissait avec une indignation jupitérienne. La pire offense. Le seul crime absolu. Non, Robert Seignelet ne buvait pas. Il n’admettait pas qu’on l’en accuse — comment ! qu’on le suppose. Il appréciait, certes, les bons vins, les spiritueux qui fortifient. Mais il avait un « coffre », il tenait l’alcool comme nul autre. Quelqu’un pouvait-il se vanter de l’avoir jamais vu ivre ? Jamais ! Jamais. Et jamais il ne pardonnerait une injure aussi immense, aussi inouïe, si l’un des siens, ou quiconque, osait, par impossible, la proférer. Sur place. Il tuerait le coupable sur place. Il n’y a pas de clémence pour des crimes pareils. Parricide. Blasphème.
Madame Seignelet n’avait aucune envie de provoquer une scène, du moins si tôt dans la journée. On n’en sortirait pas. Elle effaça d’un « bon, bon… bon : mais en tout cas c’est une horreur » l’adjectif infamant qu’elle avait prononcé. Monsieur Seignelet, calme, mou, mais encore froissé, répondit comme un pédant :
— Dis qu’elle ne te plaît pas. Mais ne dis pas qu’elle est laide. Tu as parfaitement le droit de ne pas l’aimer. Elle ne te plaît pas : soit. C’est normal : normal. Tu en as le droit. Je ne discute pas ton droit : je ne le discute pas ? Bon.
Il affirma que, selon Roze, la broche était une authentique copie d’ancien, ciselée à la main.
— Une copie d’ancien ! ricana sa femme. Ah ben il doit être joli le modèle ! Ah il doit être joli ! Ah ! Ah ! Une copie !…
Plus tard, Robert Seignelet avait suggéré qu’on rapporte la broche chez Roze : il l’échangerait contre une autre.
Madame Seignelet refusa :
— Ah mais non ! Il t’en donnera une encore pire ! J’aime mieux garder celle-là ! On sait ce qu’on a, on sait pas ce qu’on aura. Non mais tu me diras pas : quelle horreur.
L’échauffourée avait pris fin là-dessus. Le reste de la matinée, madame Seignelet s’était contentée de houspiller sans conviction les quatre enfants, qu’ils tâchent d’être un peu propres et pas trop fagotés. Monsieur Seignelet remarqua qu’on aurait peut-être besoin de pain, etc., pour le soir, et disparut de la maison jusqu’à tantôt midi. Il revint cérémonieux, affable, amoureux et patient, comme s’il avait appris des manières dans les vermouths, le blanc limé et les anis. Il avait réussi à décommander la glace et le rôti.
— Quoi la fête des mères ? glapit grossièrement François.
— Chéri, ne crie pas ! fit Laure Boitard. C’est amusant, non ?
— La fête des mères, tu parles ! répéta le garçon, crevé.
Il toisa le petit Gassé :
— Tu la fêtes toi Gassé la fesse des merdes euh ?
— Je t’en prie, intervint Amélie-Lyane. Ça n’a rien de spécialement comique… (Elle était venue lire au salon.)
— Maman oui à midi oui, dit Camille, la fête oui.
— Et t’y as acheté un pot de fleurs eh ? à ta mère des fêtes ?… Oh, eh ! Écoute, Amélie : ta mère des fêtes ! Eh ! Tu comprends ? (Il ânonna.) Ta-merde-est-faite.
Camille Gassé rit béatement. Laure Boitard fronça un sourcil indulgent. L’irrespect, soit : mais la vulgarité, François-Gérard… Et c’était mal devant le petit Gassé : la famille du président avait ses traditions, ses convictions, il fallait…
— Lui Camille il a ses couilles coincées dans la portière ! répliqua François-Gérard. Il craignait un peu que le garçon, trop innocent, lâche une bourde sur ce qu’ils avaient fait dans la chambre. Cette allusion l’intimiderait.
Camille Gassé, en effet, devint tout rouge. Mais il ne crut pas à une méchanceté de François. Parce que François c’était un ami vraiment bien : personne n’avait encore expliqué et montré à Camille tant de choses sur l’existence.
Amélie-Lyane, narquoise, fredonna la chanson d’excursion qui parlait de couilles, de cocher, de portière. (Mais comment savait-elle ? pensa Camille, dont les joues viraient au bordeaux.)
— Ah c’est marrant ! dit soudain Amélie à sa mère. Figure-toi qu’y a une seconde, là, je te regardais, et j’ai eu l’impression que tu repassais !… Tu te rends compte ? Ah ça fait marrant ! On est un peu dingue quand même !…
Laure Boitard se relisait debout, appuyée des paumes à sa table de travail. Elle eut un sourire distrait.
« … Car en effet on peut se demander si, ce 5 mai 1818-là, Karl (Charles) Marx se doutait que, 99 ans plus tard, célèbre sinon riche, son œuvre provoquerait la fameuse révolution russe. Au moins il faut savoir que, né très jeune dans une famille inconnue, rien ne disposait le petit Charles à découvrir un jour le marxisme. Mais cependant… »
Elle raya disposait, pensa à prédisposait, écrivit destinait. Cet article ne passerait pas inaperçu. C’était un gros morceau : il y avait un ou deux communistes de droite à la rédaction du Républicain réuni, on éplucherait son texte. On la dénigrerait. On penserait : « De quoi se mêle-t-elle ? » Mais on ne la négligerait plus. On attendrait ses prochains articles. Elle serait un pouvoir.
— Ma pauvre Amélie-Lyane !… Quand je pense à toutes ces bobonnes qu’ils fêtent aujourd’hui ça me flanque le cafard. La fête du repassage, comme tu dis…
— C’est parce qu’elle est jalouse ! cria, très énervé, François-Gérard. C’est parce que ses fausses couches elles peuvent pas la lui fêter sa fête à Amélie ! Tu sais les p’tits fœtus qui pleurent dans les poubelles ! Ouin-beuh !
— Mais écoute François t’es cinglé ! dit Amélie-Lyane, réprimant un rire. Elle était venue pour ça.
La plaisanterie sur les fœtus pleurards datait des campagnes que certains milieux avaient menées contre l’avortement. Ça recommençait au moins une fois l’an, à Saint-Rémi. Les médecins qui refusaient de pratiquer l’opération avaient publié leurs noms en bas d’un manifeste. C’étaient tous les notables à belle clientèle, gros revenus, patrimoine, foi en Dieu. Selon eux, les fœtus mal tués perturbaient de leurs cris déchirants les aubes chastes de Saint-Rémi.
« … Mais pour se représenter Marx enfant, il faut oublier le doctrinaire à forte barbe brandissant l’Internationale. Mieux vaut évoquer ses frères et sœurs morts de tuberculose, ou sa famille composée d’enfants et de parents qui ignoraient tout du prestigieux destin de leur deuxième petit garçon : car Charles fut d’abord si sage, si travailleur ! Il faut le savoir pour comprendre que… »
Elle se demanda si elle avait raison de passer sous silence la conversion des parents Marx au protestantisme : en fait, ces questions-là sont toujours mal vues, et les confrères du P.C.F. risquaient de l’accuser de Dieu sait quoi. Antisoviétisme ? Elle raya la phrase entière. Elle sentit qu’elle était vraiment en progrès : elle œuvrait pour autrui, maintenant. Elle rayonna.
« … l’Internationale. Mieux vaut évoquer ses frères et sœurs morts de tuberculose (quatre sur les huit enfants Marx) : mais, heureusement ou non, le petit Charles devait réchapper au terrible fléau qui… »
Chercher des détails sur la tuberculose (« comment ils appelaient ça ? Phtisie ? Phthisie ? ») dans l’Encyclopedia Universalis de Glairat. Quoi, François ?… Mais non chéri elle est fermée la piscine le dimanche, où veux-tu aller ?
— On s’fait chier chez toi Laure, dit François plaintif.
Il désirait impressionner le petit Gassé, chez qui on ne disait pas de gros mots en famille. Les parents Gassé — le vieux monsieur, la toute petite femme — étaient fort doux, et vraiment délicieux avec leurs enfants. Mais, par douceur, justement, on évitait les gros mots, la langue familière, le vocabulaire concret. Les deux garçonnets du président Gassé en étaient fades et bons enfants, convenables sans même aucune intention de l’être.
— Peut-être la plage des Pins ? suggéra la Boitard.
— Brrrr ! Alors non ! Alors c’est là qu’on en attrape, des…
Il ne sut plus quoi. Il avait eu l’idée d’un jeu de mots abusivement laborieux sur rhume de cerveau, serre-veau, pieds de veau, quelque chose de ce genre. Il avait aussitôt imaginé sa sœur bêlant :
— C’est faible, François-Gérard… Faible, faible…
Au lieu de cela il dit :
— … des… Dis donc c’est plein d’pédés ta plage Laure ! Alors toi tu m’envoies chez les pédouilles ! Ben dis donc ! Prrrr !…
— Qu’est-ce que tu racontes François-Gérard. Enfin ! dit Laure Boitard. Tu sais que je finirai par me poser des questions sur ton éducation. Vraiment je t’assure. Tu manques de… d’élégance.
— On peut téléphoner si elle est ouverte, dit Camille Gassé. La plage !… Moi j’irais bien. À la plage. Si on y allait.
— Ho-ais, dit François. Mais alors si Amélie elle vient avec nous. Sinon moi les péducs… Hein Amélie ?
— Si tu crois qu’t’es beau qu’ils vont te courir après, fit Amélie-Lyane. Elle se sentit une petite envie de sortir avec les gamins.
— Non pas moi ! C’est les oreilles à Camille ! C’est ça qu’est chiément bandatif ! cria François-Gérard. Moi ça m’agite la cramouille les oreilles à Gassé ! Ça m’fait zig-zig !…
On se formalisa. Déjà l’âge ingrat, alors ? Ça allait être gai. Et comme c’était aimable pour Camille. Il avait une patience de saint, cet enfant, estima Laure Boitard. Étrange façon d’avoir des amis, renchérit Amélie-Lyane. Quelqu’un de gentil pareil.
Elle ajouta cependant que François avait raison sur un point : on s’em-me-nuyait foutrement aujourd’hui. Tâter le soleil à la fenêtre. Si c’était assez chaud, au fond… Et puis téléphoner. Il y avait plus d’un kilomètre jusqu’à la plage, on n’allait pas se déranger pour des nénettes.
— Des quoi ? dit François en fausset.
Le petit Gassé était aux anges. Il trouvait seulement Amélie-Lyane attristante. Grande et grosse comme deux fois lui, ce n’était pas une fille dont il pourrait jamais baisser le slip. Lui François c’était normal, il était tellement culotté. Et puis plus vieux, plus grand. Et puis c’était sa sœur d’abord. Camille eut les pommettes toutes malheureuses et brillantes d’une envie d’embrasser. Il rit.
Or Amélie-Lyane le regarda et le trouva mignon, pour un gosse, avec ses oreilles d’intellectuel ou d’idiot de village. Un physique dans le genre de… ah, qui ça… Jean-Paul Sartre enfant ? Non. Lui c’était les yeux. Non. Jean-Paul Beauvoir… Non, c’est pas Jean-Paul celui-là. Ah flûte. Les oreilles quoi. Mais gentilles. Ils devaient se regarder la quéquette, pensa Amélie-Lyane. Non idiote, pas Sartre et Beauvoir : Camille avec son frangin. Les gosses, tous les petits phallos, ça s’explore, ça se compare. Amélie-Lyane se passa des images du bas-ventre de François. Elle avala de la salive. Non mais ce mioche. Elle se rappela aussi l’odeur dans le nez.
— Alors qui c’est qui y téléphone, à la plage ? dit-elle en se soulevant vaguement du sofa où elle était allongée.
Camille Gassé se proposa. On accepta. La plage était ouverte.
« … Or son père mourut dès l’âge de vingt ans, à cinquante-six ans pour être précis. Ce fut un coup pour le jeune Karl, juste âgé de vingt ans et dont le rapport-au-père n’était pas facile tous les jours. N’avait-il pas quitté pour Bonn la bonne ville natale de Trèves ? Aussi ce décès irréversible, il faut le savoir, peut être considéré au fond comme un événement familial indéniable. Mais heureusement que, cependant, Charles Marx allait épouser cinq ans plus tard la future Jenny Marx — qui, jeune fille, n’hésitait pas à porter le nom de von Westphalen. Celui de sa famille, en dépit de laquelle elle et son mari étaient restés fiancés presque huit ans. Persévérance qu’atteste l’écriture régulière et menue des cahiers de notes (20 000 pages, dit-on) que Marx devait remplir pendant tant d’années de lectures et d’études. Car en effet… »
— Non finalement j’ai pas chaud. J’y vais pas. T’as vu le temps quand même hein François ? dit Amélie, flasque.
Camille Gassé fut extraordinairement déçu. François, lui, pensa aux fesses de son copain. Ce con de Gassé ! On pourrait l’enculer en lui jurant qu’il bouffe de la tarte à la crème. Non quel taré. Tu parles qu’il allait lui foncer au cul, François, à la plage des Pins.
— M’an tu nous paies un tax’… ? Non pardon : Laure ! Dis ?
— François-Gérard ! Est-ce au-dessus de ton niveau euh, de demander un peu moins… brutalement… ? Et tu sais où est mon… ?
— Oh dis donc mais si z-y vont en tax’ ! fit Amélie-Lyane.
Camille lui jeta un regard amoureux de couturier : il la mettait en maillot de bain. Un deux-pièces, à spirales rouges imprimées partout.
Tout d’un coup, il s’imagina la figure entre les belles cuisses de la grande sœur à François. Sa queue piqua un nez en l’air. Il eut envie de pleurer. Comment c’était ?… Quand ce serait ?… Elle n’avait pas l’air si gentille, bien sûr. Mais qui alors ?…
— Oh puis non i m’fait chier, dit Amélie-Lyane. Excuse-moi Camille c’est pas pour toi : mais mon frangin il est trop con.
— On dit pas trop con, on dit crottons, antistropha François-Gérard.
Camille Gassé retint un air malheureux. Il ne s’intéressait plus à la plage. On haussa toutes les épaules.
— On le refera ! suggéra, canaille, François Boitard quand ils furent ensemble dans le taxi.
Gassé ne répondit pas. Il avait trop de tristesse, trop d’amour grave, sans idées. Ce serait si long, avant d’être heureux. On était grand à… à…
— Quel âge elle a ta sœur ? demanda doucement Camille.
— Mais attends ! Pas ici ! Non ce type ! tonitrua François.
La plage était presque vide. Ce serait entièrement ennuyeux. Il y avait quelques garçons comme eux, quelques fillettes, quelques mères. Camille Gassé devina que François allait refaire le truc dans la cabine. Son bon petit nez se dressa un coup de plus. C’était chiatique de pas pouvoir. D’ailleurs il était trop timide pour oser se masturber avec l’autre. Déjà le verrou de la porte.
— Eh Ca-camille ! eh vanille ? T’en as déjà estourbi toi des vieilles ? s’écria François-Gérard en baissant sa culotte. Il avait un sac de sport avec des serviettes et deux maillots de bain, un pour lui et un de l’année dernière pour Gassé parce qu’il était plus petit.
— Quoi tu veux dire tué ? demanda l’enfant.
— Évidemment : moi ça fait deux. Toi je parie qu’non.
Camille Gassé se trouva bien dans le maillot. Il fut heureux que François oublie de lui montrer une fois de plus ce qu’on faisait avec les sœurs. Il tira le verrou, sortit : non, on n’avait pas froid. Amélie-Lyane aurait dû venir. Même on allait nager. Qu’est-ce qu’il avait dit François Boitard ?… Ah. Oui. Il tuait deux vieilles ! Il était marrant c’est vrai. Quel mec.
— Mais des vraies d’vieilles ou alors — tiens, comme ta sœur ?
— Eh tu pécroutes dans la choudale ! répondit François, particulièrement ravi d’écraser le timide enfant de riche. Pas ma sœur ! Des vieilles vieilles ! Des mémés ! Qu’on a chié dessus et chlac et glup, les éconocroques ! T’attrapes ça, Camomille ?
Non, Camille n’attrapait pas très bien : mais François lui dit tout.
D’ailleurs y avait plein de, et on, on, on. Il fallait que Gassé en fasse partie, de la bande. Il aurait tous les trous de bite des filles. Ouais. Les gouillasses c’est con mais il en faut. Et leurs ronds !
Ça devenait affolant. Dans le maillot de bain, le petit nez de Camille se tendit désespérément, frissonna, tortillé de malheur. Il parlait trop, Boitard. Camille aurait mangé du sable, de fureur de toucher. Mais qui, où ça ?
— Eh il a la trique ah dis donc ! s’esclaffa Boitard, qui n’avait rien perdu des émotions de sa victime. Aussitôt il inventa qu’il fallait, pour entrer dans cette bande où on forniquait, accomplir des épreuves extraordinaires. Lui, justement, François, il avait le droit de faire entrer qui il voulait ; de faire passer les examens. Si Gassé voulait être reçu…
Tous les trous de bite, c’était juré. Mais les épreuves d’abord.
— Tout de suite ? demanda Camille.
— Forcément ! dit François-Gérard, épaté par la confiance du garçon. T’as qu’à tuer juste quelqu’un maintenant.
Camille Gassé ne répondit même pas.
— Nous tous on en a tué une ! renchérit François. Et moi deux !
Ils étaient jusqu’aux chevilles dans l’eau grise de la plage. Des écumes, des mousses blanches leur dansaient aux pieds, aux mollets ; et l’eau séchait en leur tirant la peau, piquait, abandonnait du sel. L’horizon était bleu froid. François Boitard avait une vilaine cicatrice sur l’avant-bras gauche : comme si on lui avait tatoué ou incrusté un gros mille-pattes rougeâtre. Il avait, disait-il, chopé ça à Méribel-les-Allues, quand il avait six ou sept ans et descendait déjà l’effrayante piste noire. Se casser un bras à skis, quel zinglouillé ! se vantait-il. Et il expliquait l’accident, avec les gestes. Il faisait l’arbre et bing.
Un long bateau passait au loin. Un paquebot blanc, presque bleu ou rosé comme si le crépuscule, là-bas, sur l’horizon courbe, était tombé d’avance : on croyait voir des fuseaux horaires, ceux de l’école ou des vols d’avions. Un phénomène optique projetait sur fond or et bleu pâle ce navire d’un autre monde où c’était déjà la nuit : on faisait des musiques, on devait y danser, montrer des toilettes, secouer des drinks.
Mais ici, sur la plage, c’était encore le plein soleil. Camille Gassé avait une grande envie de voyager sur le bateau énorme, blanc, bleu et rose, que l’on n’allait plus voir. Mais il ne désirait vraiment pas tuer quelqu’un. Vraiment pas aujourd’hui.
— C’est forcé ? gémit-il.
L’eau n’était pas froide. Camille entendit la réponse sarcastique de François Boitard. Alors il courut se noyer. Il nageait très bien. Frileux, François ne le rejoignit pas tout de suite. L’eau, à la mer, quand on est dedans, empêche de parler : François n’était pas pressé de tomber dans ce bruit. Il regarda le petit Gassé fendre les vaguelettes et approcher le soleil d’or. Le bateau minuscule avait disparu au-delà de la sphère d’eau papillotante qui ressemblait au monde entier. Camille se retourna, secoua sa figure et rit. Il était loin dans l’eau huileuse. François ne venait pas. La gentillesse de Gassé l’humiliait.
Madame Seignelet avait dénigré le menu spécial que, pour la fête des mères, MM. Baveut & fils avaient imaginé à l’intention des familles à mamans :
— Mais c’est le moins cher, je te dis pas !… Chéri. Je te dis pas. Mais c’est tous leurs rogatons de la semaine qu’ils te traficotent pour les refiler aux gens tu parles !
Elle jubila :
— Tu parles c’est le jour rêvé tous les gens rappliquent tu parles c’est partout pareil ! Ça fait six mois qu’ils les ramassent leurs rogatons c’est ça qu’i te vendent et trois fois le prix, encore !
Monsieur Seignelet avait fait valoir que la langouste rôtie au beurre blanc de ce menu « Fête des Mères » était pêchée à l’épuisette dans ce grand vivier d’eau de mer — sans mauvais calembour, chérie.
Madame Seignelet rendit un glapissement suraigu à en briser les cristaux :
— Mais tu m’fais rigoler ! Mais ça vaut dix ! Ça vaudisse ! C’est tordant c’qu’tu t’fais avoir à tous les coups ! Tu vaudisses ! C’est comique c’que tu crois ! Ah Robert c’est sidérant ! C’est comique ! Faudrait qu’tu t’voies ! Faudrait qu’tu t’voies ! Mais tu y crois ! Tu y crois !… Et t’as vu les prix ? Non. Enfin. Pf… !
Monsieur Seignelet répéta mollement que les viviers, quand même… (Il avait d’ailleurs prévu un gros budget : car c’était à ses yeux la plus grande fête de l’année, avec Noël.)
— Les viviers ! triompha sa femme. Les vi-vi-ers ! Mais tu vaudisses chéri ! Tu vaux vraiment dix !… Toi tes viviers !
Elle n’avait pas prévu d’éreinter les viviers ; elle cherchait, elle glapissait en attendant, comme un mauvais boxeur s’accroche, avec des bras noueux de singe et un geste de mante religieuse, aux bras de son adversaire. Et parfois l’adversaire qui reçoit cet ennuyeux bouquet de bras à grosses paumes enflées le fait durer, pour qu’il ne se passe rien. De même, Robert Seignelet attendit l’argument poussif de sa femme. Elle prit une gorgée ; elle sortit la langue pour sucer le cocktail, le garder quand elle eut reposé le verre, et enfin annoncer qu’elle parlerait :
— Sllllllh… Et moi je peux te dire que c’est que du kirsch fantaisie dans leur saleté. Tu parles un dimanche pareil c’est l’coup où jamais. Parce qu’écoute faut être de bonne humeur oui ou merde ? Alors on va pas engueuler personne et eux ils en profitent ils te filent ce qu’ils veulent. Parce qu’on engueule pas c’jour-là. Ah les brutes !
Monsieur Seignelet insista encore, cependant, sur les langoustes qu’on mangerait, pour ainsi dire, vivantes — dans le menu spécial-mamans. Ce menu coûtait cent vingt francs par tête, dont une langouste vivante pour quatre personnes. Demi-portion et réduction de 15 % aux moins de dix ans.
Tout le monde, d’ailleurs, choisissait ce menu.
Madame Seignelet eut enfin son argument, qu’elle chuchota en sifflant entre ses dents les consonnes :
— Tu veux savoir, les viviers ? Tu veux savoir ? Eh ben j’vais t’dire. Ils les pêchent devant toi d’accord ! Ça impressionne toujours les gogos ! Ensuite ils les emportent à la cuisine ! Tu les vois plus. Et toi gros malin tu crois qu’c’est celles-là qu’i t’ramènent ?… Tu penses ! Tu penses oui ! Là-bas ils les refoutent dans un seau et toi ils t’apportent d’la congelée ! Tu penses !… Mais ça marche ! Les gens s’laissent avoir ! Ils s’laissent tous avoir !… D’la congelée !
Cependant, elle finit par accepter le menu : mais sans la langouste. D’ailleurs elle était pour quatre. Les enfants prendraient sa part. Non, elle ne voulait même rien à la place. Tout ça ça puait le truqué, pas la peine de se flanquer un supplément par-dessus le marché. Une belle arnaque oui, les fêtes de famille. Une honte.
Durant le repas, elle continua ses imprécations, ses dénigrements. Mais elle mangea beaucoup, à sa façon avide de chien qui vomit. Elle goûta la langouste de son mari, la jugea non seulement congelée mais pas fraîche et même pas assez cuite. Quant au célèbre beurre blanc de MM. Baveut, ce n’était que du vinaigre à cornichons battu dans de la margarine, et sûrement enrichi de fécule pour être aussi épais. Un vrai repas de frime, oui… Enfin, le rôti — réchauffé — était copieux. Monsieur Seignelet, qui avait assis Bertrand face à lui, donnait à mi-voix des leçons d’œnologie, récitait des châteaux, des climats, des millésimes, émettait des jugements, prononçait du vocabulaire : puis il voulut enseigner à son fils aîné le rite grave de la dégustation, le fit mâchouiller, tastouiller, glouglouter, hausser un regard absent mais concentré, claquer de la glotte, de la langue, des lèvres. Plus rouge que le vin, Bertrand dut obéir. Les bouteilles, au reste, étaient fort mauvaises, car l’érudition de monsieur Seignelet en ce domaine était aussi pompeuse qu’illusoire, et son palais était mort.
Le déjeuner fut très long, très fatigant, très abondant. Madame Seignelet, fortement éméchée et blessée à mort par tant de faste, peinait à contenir sa voix. Elle lardait sa famille de regards rouges : on aurait cru qu’elle arrachait des cœurs, éviscérait, tranchait les têtes. Ses enfants s’étaient conduits monstrueusement, avaient tout aimé, tout mangé, avaient montré du plaisir, n’avaient pas commis de bévue remarquée (Jean-Baptiste vola deux couverts).
Philippe ne fut pas malade. Il s’était endormi sur son petit bedon enfin pacifié. On l’éveilla pour le dessert.
Ce jour-là laissa à madame Seignelet tout un mois de rancune et d’humeur aigre. Dès le soir, elle reprit son gouvernement et ses mœurs.