Ramoneurs savoyards

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De tout temps, les petits métiers réservés aux garçons (pages, grooms, cireurs de chaussures, mousses, etc.) ont donné lieu à des pratiques pédérastiques variées, allant de l’acte sexuel isolé, accompli avec un client que l’enfant trouve sympathique, jusqu’à la prostitution pure et simple, dans laquelle la profession peut n’être plus qu’un prétexte. En France, les petits ramoneurs savoyards, jusqu’au début du XXe siècle, en étaient un exemple d’autant plus typique qu’ils réunissaient plusieurs conditions favorables. Ils pratiquaient occasionnellement, outre le nettoyage des cheminées, les métiers de cireurs de chaussures, montreurs de marmottes, joueurs de vielle, chanteurs, livreurs de charbon, ou simples mendiants.

L’exil des petits miséreux

Les petits ramoneurs qui exerçaient leur métier en France étaient originaires de Savoie, région qui jusqu’en 1860 fut italienne, ou plutôt sarde. En patois savoyard, on les appelait “farias”, et “ramonas” dans le langage populaire du XIXe siècle. Les villages de montagne, qui en fournissaient le plus fort contingent, étaient particulièrement pauvres. Climat rude, sol difficile à travailler, familles nombreuses, telles étaient les raisons d’une importante émigration enfantine, temporaire ou définitive, vers des provinces plus riches. Un vieux Savoyard, dont le père était parti comme ramoneur en 1905, évoque ce passé misérable :

« Il n’y a pas si longtemps – il y a cent ans – on était ce que vit le tiers-monde aujourd’hui : on était dans ces conditions de pauvreté, les paysans savoyards de la montagne, avant que l’industrie s’installe.[1] »

D’autres pays ont eu leurs petits ramoneurs, en particulier l’Allemagne et le Royaume-Uni, où la condition de chimney-sweep semble avoir été aussi misérable, sinon plus, qu’en France. William Blake évoque leur sort dans deux poèmes des cycles Songs of Innocence et Songs of Experience :

Quand ma mère mourut j’étais très jeune
Et mon père me vendit […]
C’est pourquoi je ramone vos cheminées, et je dors dans la suie.

Les “farias” quittaient leurs villages entre six et quinze ans. La taille moyenne était alors moins élevée qu’aujourd’hui, à cause du manque d’hygiène et de nourriture, et pour les mêmes raisons la puberté arrivait plus tardivement : un garçon de quinze ans pouvait avoir le gabarit d’un préadolescent actuel, ce qui lui permettait encore de se glisser dans bon nombre de cheminées :

« Il y avait un chef. Et ces chefs avaient des secteurs à ramoner. Alors ici, dans le canton, ils se constituaient une équipe, avec des jeunes dont l’âge pouvait s’échelonner entre sept ans et quinze ans. Parce qu’il y avait une question de gabarit, suivant la force, et aussi le diamètre des cheminées : les tout grands ne pouvaient pas passer dans certaines cheminées, alors il fallait des plus petits. Alors, ils se formaient comme ça, les gosses : c’étaient les plus grands qui prenaient les petits – pas sur leurs épaules, mais le petit passait d’abord dans la cheminée, et le grand derrière, au cas où il y ait une chute… C’est comme ça que l’apprentissage se faisait. […] Dans la cheminée, ils montaient, un peu comme des alpinistes dans une “cheminée”, s’aidant avec les coudes, le derrière, les genoux, les fesses et les talons.[2] Ils se coinçaient là-dedans, et en montant, ils ramonaient deux faces ; et en descendant ils raclaient les deux autres faces. Ils avaient leurs raclettes.[1] »

La racle ou raclette était l’instrument métallique triangulaire qui servait à gratter la suie dans les cheminées ; le ramoneur avait aussi une tringle à nettoyer. Le hérisson, attaché à une corde, lui servait à ramoner depuis les toits. Une courte échelle permettait d’accéder au conduit par le bas. Avec ses nippes, le ramoneur portait en général des sabots, ainsi qu’une culottière et des genouillères pour l’aider à escalader. Enfin, le long bonnet était nécessaire pour couvrir tout le visage de l’enfant dans la cheminée, évitant ainsi que la suie pénètre trop dans les bronches et qu’elle irrite les yeux.[3]

Beaucoup de ces enfants revenaient en Savoie pendant l’été, pour garder les troupeaux ou pour aider aux travaux des champs. D’autres ne revoyaient leur famille qu’après plusieurs années. Mais dans tous les cas, ces petits ramoneurs exerçaient leur activité principale loin de chez eux, ce qui empêchait la surveillance des parents, du curé, ou simplement du milieu habituel. C’est une réalité sociologique bien connue que l’enfant des villes est livré à lui-même, au milieu de nombreuses personnes indifférentes, alors que le petit villageois vit presque toujours sous le regard de quelqu’un qui le connaît. Dès le XVIIIe siècle, des ecclésiastiques ont déploré cet abandon moral, qui était à leurs yeux l’origine de bien des débauches :

« On les connaît ces pauvres enfants que la misère arrache dès leurs plus tendres années du sein de leur famille et de leur patrie, répandus de tous côtés dans les rues de Paris, et uniquement occupés à gagner leur vie par les services les plus bas qu’ils rendent au public : ils vivent au milieu de nous, dans une terre étrangère comme s’ils étaient abandonnés ; privés des secours que des enfants de leur âge ont coutume de trouver auprès d’un père et d’une mère chrétienne, ils passent ici le plus souvent leur vie entière dans l’ignorance des principales vérités de la Religion.[4] »

Les ramoneurs ne fréquentaient pas seulement les grandes villes. Partis des vallées alpines après la moisson, on les retrouvait en Champagne, en Lorraine, et jusqu’en Languedoc. Souvent ils aidaient aux vendanges, sans parler de bien d’autres petits travaux à leur portée :

« Il fallait qu’ils soient dans la Marne au moment des vendanges. Donc ils partaient bien avant l’hiver. […] C’était vrai aussi pour des équipes qui partaient vers le sud, vers Carcassonne et ailleurs. […] C’étaient surtout des gens de Maurienne qui partaient dans la direction du sud. Alors, ils ne faisaient pas que ramoner, parce que je sais par mon père que, les jours de non-ramonage, quand ils étaient dans les villes, on les faisait installer dans des coins, et ils ciraient les chaussures, par exemple. […] Dans certains cas on les faisait mendier. Mais je crois qu’on devait employer les plus grands pour d’autres travaux, dans certains cas, quand il n’y avait pas du ramonage pour tout le monde.[1] »

Les soirs de vendanges, on imagine aisément ces gamins livrés à eux-mêmes, se mêlant à l’ambiance de beuverie et de franche paillardise qui régnait à cette occasion. Plus d’un, certainement, ne s’est endormi dans la paille qu’après avoir trouvé un peu de chaleur entre les bras d’un robuste vendangeur…

Un tel éloignement du foyer familial crée souvent chez l’enfant un fort sentiment de solitude, qui le rend particulièrement sensible aux démonstrations d’amitié : être cajolé, caressé, embrassé, recevoir du plaisir, et parfois des cadeaux ou de l’argent, pouvait alors compenser bien des heures de tristesse, bien des jours de travail sale et pénible.

Quelques semaines plus tard, lorsqu’ils arrivaient en ville, le moindre luxe suffisait à les éblouir, eux qui n’avaient jamais connu que le plus extrême dénuement. Il était alors difficile de résister aux tentations du plaisir et de l’argent réunis.

Paul Canler, qui entra dans la police parisienne en 1820, et qui dirigea la Brigade de Sûreté à partir de 1849, explique ainsi les principales causes de la débauche des garçons dans la capitale :

« Les souillures dont les jeunes garçons de huit à douze ans peuvent être victimes sont le résultat de coupables promesses d’abord, puis de cette promiscuité qui règne dans les pauvres réduits des grandes villes, d’une instruction morale entièrement négligée, des mauvais exemples et des conversations corruptrices de l’atelier.[5] »

Pour l’essentiel, ces conditions de vie étaient celles des enfants ramoneurs : pauvreté au sein d’une société plus riche, promiscuité, absence d’éducation morale suivie, fréquentation d’enfants et d’adultes “débauchés”. À cela s’ajoutait encore la solitude affective.

Les chefs ramoneurs

Si les ramoneurs souffraient d’une certaine solitude affective et morale, ils n'étaient pas pour autant totalement livrés à eux-mêmes. En général, ils faisaient partie de petits groupes, originaires d’une même paroisse ou d’un même canton, qui étaient dirigés par des hommes adultes. Ceux-ci se montraient souvent durs, autoritaires et avides d’argent :

« Ils partaient avec un chef. Quand ils tombaient sur un bon chef, ça allait. Mais quelquefois ils tombaient sur des chefs qui les brutalisaient. Il ne faut peut-être pas être trop pessimiste et vouloir faire du misérabilisme, mais je crois que, quand on faisait travailler des gosses de huit ans, c’est qu’on avait déjà une conception un peu spéciale des enfants ! Et je crois qu’à l’époque, d’une manière générale, on n’avait pas beaucoup de considération pour les enfants, et à plus forte raison pour des gosses qui ne vous appartenaient pas.[1] »

Ces hommes, ces adolescents et ces enfants vivaient ensemble, sans femmes, et dans la plus totale promiscuité :

« Ils logent dans les faubourgs, parce que les loyers y sont moins chers ; tous ceux d’un même évêché occupent le même quartier, et sont distribués par paroisses, huit ou dix dans une même chambrée, qui est conduite par un chef.[6] »

Toujours par mesure d’économie, il n’y avait pratiquement jamais de lits individuels. Certes, en 1713 déjà, Jean-Baptiste de La Salle, dans sa Civilité chrétienne, avait affirmé qu’« il n’est pas séant que des personnes d’un même sexe couchent ensemble » ; et il rappelait que saint François de Sales, évêque de Genève, avait particulièrement recommandé que les enfants fussent séparés pour dormir. Mais ces recommandations ne pouvaient guère être appliquées dans les milieux pauvres. En 1904 encore, dans une ville de province, les garçons ouvriers partageaient la même couche, tel Laurent Fénix à l’âge de douze ans :

« Il y avait un petit bâtiment sans étage, où il y avait deux chambres. Dans la première couchait le charbonnier, dans l’autre il y avait trois grands lits, un pour le charretier, les deux autres pour les petits ramoneurs. Alors on m’a fait coucher dans le même lit que les autres.[7] »

À plus forte raison à Paris, où la place manquait, et dans les siècles précédents, où les sentiments de pudeur étaient moins vifs, hommes et garçons couchaient souvent sous les mêmes couvertures. On devine aisément ce qui pouvait en résulter.

Il n’y avait pas de femmes, mais y avait-il des petites filles parmi les ramoneurs ? Aussi étrange que cela paraisse au premier abord, cela pouvait arriver.

Au XVIIIe siècle, dans Jacques le Fataliste et son maître, Diderot décrivait déjà deux “marmottes” (jeunes Savoyards montreurs de marmottes et joueurs de vielle) qui étaient incontestablement du sexe féminin :

« Au dessert, deux marmottes s’approchèrent de notre table avec leurs vielles ; Le Brun les fit asseoir. On les fit boire, on les fit jaser, on les fit jouer. Tandis que mes trois convives s’amusaient à en chiffonner une, sa compagne, qui était à côté de moi, me dit tout bas : “Monsieur, vous êtes là en bien mauvaise compagnie : il n’y a pas un de ces gens-là qui n’ait son nom sur le livre rouge [de la police]”. »

Ces jeunes filles étaient vraisemblablement d’anciennes ramoneuses reconvertis en musiciennes, montreuses d’animaux, et sans doute prostituées (« marmotte » est l’un des nombreux termes ayant désigné les prostituées dans la langue française : il trouve sans doute son origine dans la profession occasionnellement exercée par de jeunes Savoyardes).

En 1821, Claude Genoux, un petit vagabond qui avait lui-même été ramoneur, remarqua à Joigny deux collègues bien étranges :

« Après les avoir observés un moment, il me fut aisé de reconnaître à leur tournure, et plus encore à l’excessive timidité de leurs regards, deux filles habillées en garçons ; deux nambos, comme les nomment dans leur patois indigène les habitants de la Tarentaise supérieure.[8] »

Ainsi on appelait nambo une fille travestie en garçon. Mais à la page suivante, le mot semble changer de sens, ce qui met peut-être sur la piste de pratiques pédérastiques occultes. En effet, le petit Claude, qui a dix ans, retrouve un ancien compagnon de son oncle, chef d’une équipe de ramoneurs garçons et filles ; et cet homme, en raison de ses liens étroits avec la famille de l’enfant, décide de l’intégrer à son groupe :

« Conclusion faite, il argua de tout ceci qu’il s’emparait de moi, et que de droit j’étais son nambo.[9] »

Un peu plus loin, la nature particulière des relations entre Claude et son nouveau maître est précisée :

« Je m’en allai, toujours avec le maître qui m’avait fait son favori, ramoner dans un château.[10] »

Ainsi, il apparaît que nambo signifie également “favori”, “petit ramoneur préféré par son maître”. Il pouvait donc s’agir parfois d’un garçon qui servait de fille entre les bras du chef ramoneur. Certes, on n’a aucune preuve que l’intimité entre Claude et son maître ait été poussée aussi loin, mais peu importe : l’enfant, qui manifestement avait beaucoup de charme, était l’objet d’une préférence marquée. Par deux fois, d’ailleurs, dans ce même chapitre, il évoque le grand plaisir – apparemment pas très partagé ! – que les hommes éprouvaient à l’embrasser :

« Tous voulurent avoir leur tour ; barbus ou barbouillés, tous collèrent leur figure sur la mienne, pas un ne me fit grâce ! […] « C’est toujours toi, Claude, c’est toujours toi ! viens que je t’embrasse », dit-il ; et sans attendre que je manifestasse la moindre volonté de coller ma figure à la sienne, il m’étreignit dans ses longs bras, de manière à me briser la colonne vertébrale.[11] »

Ses Mémoires montrent en effet que le petit Claude était fort mignon, et qu’il suscitait souvent chez les adultes des élans de tendresse :

« Une allure dégagée, une petite tête éveillée qui ne manquait pas d’expression, jointes à un esprit plein de finesse pour son âge, intéressaient en sa faveur.[12] »

La relation entre les deux significations de nambo, dans les passages en question, pourrait donc être celle-ci : il s’agit d’un ramoneur qui se comporte, ou qui est traité, comme s’il appartenait à un autre sexe que le sien.

Durs travaux et riches clients

Les petits ramoneurs devaient entrer dans les habitations afin d’y racler les cheminées. Là, personne n’allait vérifier ce qui se passait entre l’enfant et son client. Et si celui-ci n’avait pas la patience d’attendre qu’un jeune Savoyard vienne lui proposer ses services à domicile, il n’avait qu’à descendre dans la rue pour en trouver un, parmi les enfants qui se déplaçaient de maison en maison pour ramoner, ou encore parmi ceux qui exhibaient une marmotte apprivoisée. Comme tous les travailleurs ambulants, les ramoneurs s’annonçaient de loin par un cri particulier :

« Ils parcourent les rues depuis le matin jusqu’au soir, le visage barbouillé de suie, les dents blanches, l’air naïf et gai : leur cri est long, plaintif et lugubre.[13] »
« Dans la rue, […] des ramoneurs savoyards passaient sous le ciel brumeux, avec leur plaintif appel qui s’entend chez nous à l’automne, comme le glas des beaux jours.[14] »

À l’occasion, lorsque le travail manquait, ils se faisaient également cireurs de chaussures à un coin de rue, ou mendiants (la mendicité des enfants de moins de seize ans, ainsi que leur emploi dans la profession de montreur d’animaux, fut interdite par la loi du 20 décembre 1874, mais celle-ci resta en général peu et mal appliquée) :

« Ils tombaient parfois sur des chefs qui les faisaient mendier, le dimanche, à la porte des églises ! […] C’était assez courant. Mon père me disait : il y en avait qui les frappaient, parce qu’il y avait des gens qui leur donnaient des pourboires – un peu d’argent, quelques sous ; eh bien, on les frappait pour récupérer cet argent. Ils n’avaient absolument rien. Rien, aucune autonomie.[1] »

Parfois, l’exploitation ne se limitait pas à leur travail et à la mendicité : il arrivait même que les chefs ramoneurs vendent les dents des enfants, transplantées ensuite sur de riches bourgeois :

« Au XVIIIe siècle, cette opération [la transplantation dentaire] était pratiquée couramment. Les petits ramoneurs étaient en quelque sorte les fournisseurs attitrés de bonnes dents pour transplantation. Ces petits ramoneurs de Paris étaient ordinairement d’excellente santé ; la pauvreté et l’ignorance du prix de leurs dents les portait à se les faire arracher pour de l’argent et les dentistes les arrangeaient pour être mises à la place de celles qu’ils voulaient remplacer.[15] »

Malgré cette emprise des chefs, la surveillance des enfants était de nature plus économique que morale (comme tous les peuples pauvres, les Savoyards étaient avides d’argent). Témoin la liberté dont jouissait le petit Claude Genoux dès l’âge de huit ans :

« Loin de le corriger toutes les fois qu’il était en retard et qu’il revenait les mains pleines de gros sous, les maîtres ne manquaient pas de le caresser et de faire son éloge.[16] »

Dans un tel milieu, le petit ramoneur perdait vite son innocence. Grandissant sous la garde d’hommes rudes, au contact des réalités de la vie, il faisait rapidement connaissance avec toutes les manifestations de la sexualité. Parfois même il gagnait quelques sous en interprétant, devant un auditoire amusé, une chanson grivoise apprise auprès des grands, et à laquelle sa voix angélique donnait un charme plus coquin.[17] Car les petits Savoyards chantaient volontiers, que ce soit pour leur plaisir ou pour gagner quelque argent : Claude Genoux et Laurent Fénix, à presque un siècle d’intervalle, se rencontrent sur ce point. On peut évoquer aussi, au XVIIe siècle, la figure du fameux Philippot, dit “le Savoyard”, chanteur des rues aveugle et débauché qui fit imprimer plusieurs recueils de chansons ; lorsque Charles Dassoucy (musicien, poète burlesque, aventurier et pédéraste célèbre) le rencontre en 1655, il le trouve accompagné d’un enfant :

« Il tira de sa poche un petit livre couvert de papier bleu, et, l’ayant donné à un jeune garçon qui lui servait de guide, ils unirent tous deux leurs voix, et tous deux, le chapeau sur l’oreille, ils chantèrent ces agréables chansons.[18] »

Quoi de plus facile pour un pédéraste que de faire comprendre à ces petits miséreux la nature de ses désirs ? On venait le chercher jusque dans sa maison, ou du moins sous sa fenêtre. Lorsqu’il avait convié un de ces gamins à rentrer chez lui, et qu’il l’avait amadoué par quelque friandise, il lui faisait peut-être vérifier, pour le principe, l’état de sa cheminée ou cirer quelques paires de bottes. Puis il pouvait par exemple, sans se compromettre, proposer à l’enfant de prendre un bon bain chaud : si le petit acceptait, sans se soucier outre mesure du retard qu’il allait prendre dans son travail, c’est sans doute qu’il avait compris où l’aimable bourgeois voulait en venir… Et une fois décrassés, les garçons révélaient souvent au regard de leurs clients la singulière beauté des races alpines, où se mêlent de mille façons la svelte blondeur germanique et la carnation italienne, plus brune et plus ronde :

« La plupart des petits ramoneurs intéressent par leur gentillesse et leur gaieté, sous leurs vêtements noirs et délabrés.[19] »

Probablement certains chefs ramoneurs étaient-ils au courant de ces rencontres, et ils pouvaient être tentés d’en profiter pour leur propre compte, par exemple en proposant quelques-uns de leurs plus beaux garçons à de riches pédérastes. Dans ce cas, où il s’agissait d’une véritable prostitution organisée, le travail de ramoneur proprement dit devait être épargné aux plus « rentables » de ces jeunes garçons.

  1. 1,0 1,1 1,2 1,3 et 1,4 Robert Lathuraz, Les Farias (interview par Adolphe Losserand, diffusée sur Radio-Morzine). Ce document étant inédit sous forme écrite, on en citera ici de larges extraits, malgré l’incorrection et les redites inévitables du style parlé.
  2. Ce mouvement d’escalade porte d’ailleurs le nom de “ramonage”. Buffon en attribue l’invention à la marmotte, qui « monte entre deux parois de rochers, entre deux murailles voisines, et c’est des marmottes, dit-on, que les Savoyards ont appris à grimper pour ramoner les cheminées » (« La marmotte », in Histoire naturelle des animaux).
  3. Joseph Laurent Fénix, Histoire passionnante de la vie d’un petit ramoneur savoyard, Paris, le Sycomore, 1981, p. 68-70, 76-77. – Laurent Fénix (1892-1958), petit paysan des environs d’Albertville, commença à travailler comme berger vers l’âge de dix ans, puis comme ramoneur, à Dole, de douze à quatorze ans. Il fit ensuite l’apprentissage du métier de menuisier, avant d’être grièvement blessé au visage en 1915. Il relate cette existence misérable et courageuse dans un langage populaire, souvent fautif, mais avec le talent d’un cœur simple blessé par la vie. La première édition de son ouvrage date de 1979.
  4. René-François du Breil de Pontbriand, Projet d’un établissement déjà commencé pour élever dans la piété les Savoyards qui sont dans Paris, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1735, p. 4.
  5. Paul Canler, Mémoires de Canler, ancien chef du Service de Sûreté, Paris, Mercure de France, 1968, p. 317.
  6. Pontbriand, Projet d’un établissement déjà commencé pour élever dans la piété les Savoyards qui sont dans Paris, p. 7.
  7. Fénix, Histoire passionnante de la vie d’un petit ramoneur savoyard, 1981, p. 57.
  8. Claude Genoux, Mémoires d’un enfant de la Savoie, Montmélian, Impr. Arc-Isère, 1983, p. 36-37. Cette édition est la reproduction en fac-similé de la première édition intégrale, parue à Paris chez Armand Le Chevalier en 1870. – Claude Genoux (1811-1874) vécut sa petite enfance au village de Saint-Sigismond, près d’Albertville, avant de partir à l’âge de huit ans comme ramoneur. S’étant vite séparé de la petite équipe conduite par son oncle, il vagabonda sur les routes et par les villes, plus ou moins solitaire selon les occasions, se joignit à une troupe de saltimbanques, fut hébergé dans un hôpital, puis aux Orphelins de Paris, d’où il s’enfuit pour devenir à nouveau ramoneur, puis serviteur à Romorantin, mousse en Italie, décrotteur dans un hôtel de Chambéry, et tout ceci avant l’âge de seize ans ! Sensible et charmeur, féru de liberté, optimiste, poète à ses heures, débrouillard mais honnête, il représente une sorte de Gavroche savoyard, qui a su profiter de toutes les occasions offertes plutôt que de se laisser exploiter par des adultes. La seconde partie de ses Mémoires, qui ne fut éditée qu’en 1870 (la première partie avait paru dès 1846), raconte ses aventures autour du monde, et particulièrement en Amérique du Sud, puis sa carrière d’imprimeur et de militant ouvrier à Paris. Cet ouvrage, au style agréable, possède une vraie valeur littéraire ; mais il est probable que de nombreux épisodes ont été “arrangés” ou édulcorés, pour en relever l’intérêt ou pour masquer quelques indécences.
  9. Genoux, "Mémoires d’un enfant de la Savoie", 1983, p. 38.
  10. Genoux, Mémoires d’un enfant de la Savoie, 1983, p. 41.
  11. Genoux, Mémoires d’un enfant de la Savoie, 1983, p. 38-39.
  12. Genoux, Mémoires d’un enfant de la Savoie, 1983, p. 4.
  13. Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, vol. IV.
  14. Pierre Loti, « Vacances de Pâques », in "Figures et choses".
  15. Henri Lamendin, Petites histoires de l’art dentaire d’hier et d’aujourd'hui : anecdodontes, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 124.
  16. Genoux, Mémoires d’un enfant de la Savoie, 1983, p. 4.
  17. Fénix, Histoire passionnante de la vie d’un petit ramoneur savoyard, 1981, p. 73 ; Genoux, Mémoires d’un enfant de la Savoie, 1983, p. 40-41.
  18. Charles Dassoucy, Aventures burlesques, Paris, Garnier frères, 1876, p. 94-100.
  19. Alexandre Guiraud.