Ramoneurs savoyards

De BoyWiki

De tout temps, les petits métiers réservés aux garçons (pages, grooms, cireurs de chaussures, mousses, etc.) ont donné lieu à des pratiques pédérastiques variées, allant de l’acte sexuel isolé, accompli avec un client que l’enfant trouve sympathique, jusqu’à la prostitution pure et simple, dans laquelle la profession peut n’être plus qu’un prétexte. En France, les petits ramoneurs savoyards, jusqu’au début du XXe siècle, en étaient un exemple d’autant plus typique qu’ils réunissaient plusieurs conditions favorables. Ils pratiquaient occasionnellement, outre le nettoyage des cheminées, les métiers de cireurs de chaussures, montreurs de marmottes, joueurs de vielle, chanteurs, livreurs de charbon, ou simples mendiants.

L’exil des petits miséreux

Les petits ramoneurs qui exerçaient leur métier en France étaient originaires de Savoie, région qui jusqu’en 1860 fut italienne, ou plutôt sarde. En patois savoyard, on les appelait “farias”, et “ramonas” dans le langage populaire du XIXe siècle. Les villages de montagne, qui en fournissaient le plus fort contingent, étaient particulièrement pauvres. Climat rude, sol difficile à travailler, familles nombreuses, telles étaient les raisons d’une importante émigration enfantine, temporaire ou définitive, vers des provinces plus riches. Un vieux Savoyard, dont le père était parti comme ramoneur en 1905, évoque ce passé misérable :

« Il n’y a pas si longtemps – il y a cent ans – on était ce que vit le tiers-monde aujourd’hui : on était dans ces conditions de pauvreté, les paysans savoyards de la montagne, avant que l’industrie s’installe.[1] »

D’autres pays ont eu leurs petits ramoneurs, en particulier l’Allemagne et le Royaume-Uni, où la condition de chimney-sweep semble avoir été aussi misérable, sinon plus, qu’en France. William Blake évoque leur sort dans deux poèmes des cycles Songs of innocence et Songs of experience :

Quand ma mère mourut j’étais très jeune
Et mon père me vendit […]
C’est pourquoi je ramone vos cheminées, et je dors dans la suie.

Les “farias” quittaient leurs villages entre six et quinze ans. La taille moyenne était alors moins élevée qu’aujourd’hui, à cause du manque d’hygiène et de nourriture, et pour les mêmes raisons la puberté arrivait plus tardivement : un garçon de quinze ans pouvait avoir le gabarit d’un préadolescent actuel, ce qui lui permettait encore de se glisser dans bon nombre de cheminées :

« Il y avait un chef. Et ces chefs avaient des secteurs à ramoner. Alors ici, dans le canton, ils se constituaient une équipe, avec des jeunes dont l’âge pouvait s’échelonner entre sept ans et quinze ans. Parce qu’il y avait une question de gabarit, suivant la force, et aussi le diamètre des cheminées : les tout grands ne pouvaient pas passer dans certaines cheminées, alors il fallait des plus petits. Alors, ils se formaient comme ça, les gosses : c’étaient les plus grands qui prenaient les petits – pas sur leurs épaules, mais le petit passait d’abord dans la cheminée, et le grand derrière, au cas où il y ait une chute… C’est comme ça que l’apprentissage se faisait. […] Dans la cheminée, ils montaient, un peu comme des alpinistes dans une “cheminée”, s’aidant avec les coudes, le derrière, les genoux, les fesses et les talons.[2] Ils se coinçaient là-dedans, et en montant, ils ramonaient deux faces ; et en descendant ils raclaient les deux autres faces. Ils avaient leurs raclettes.[1] »

La racle ou raclette était l’instrument métallique triangulaire qui servait à gratter la suie dans les cheminées ; le ramoneur avait aussi une tringle à nettoyer. Le hérisson, attaché à une corde, lui servait à ramoner depuis les toits. Une courte échelle permettait d’accéder au conduit par le bas. Avec ses nippes, le ramoneur portait en général des sabots, ainsi qu’une culottière et des genouillères pour l’aider à escalader. Enfin, le long bonnet était nécessaire pour couvrir tout le visage de l’enfant dans la cheminée, évitant ainsi que la suie pénètre trop dans les bronches et qu’elle irrite les yeux.[3]

Beaucoup de ces enfants revenaient en Savoie pendant l’été, pour garder les troupeaux ou pour aider aux travaux des champs. D’autres ne revoyaient leur famille qu’après plusieurs années. Mais dans tous les cas, ces petits ramoneurs exerçaient leur activité principale loin de chez eux, ce qui empêchait la surveillance des parents, du curé, ou simplement du milieu habituel. C’est une réalité sociologique bien connue que l’enfant des villes est livré à lui-même, au milieu de nombreuses personnes indifférentes, alors que le petit villageois vit presque toujours sous le regard de quelqu’un qui le connaît. Dès le XVIIIe siècle, des ecclésiastiques ont déploré cet abandon moral, qui était à leurs yeux l’origine de bien des débauches :

« On les connaît ces pauvres enfants que la misère arrache dès leurs plus tendres années du sein de leur famille et de leur patrie, répandus de tous côtés dans les rues de Paris, et uniquement occupés à gagner leur vie par les services les plus bas qu’ils rendent au public : ils vivent au milieu de nous, dans une terre étrangère comme s’ils étaient abandonnés ; privés des secours que des enfants de leur âge ont coutume de trouver auprès d’un père et d’une mère chrétienne, ils passent ici le plus souvent leur vie entière dans l’ignorance des principales vérités de la Religion.[4] »

Les ramoneurs ne fréquentaient pas seulement les grandes villes. Partis des vallées alpines après la moisson, on les retrouvait en Champagne, en Lorraine, et jusqu’en Languedoc. Souvent ils aidaient aux vendanges, sans parler de bien d’autres petits travaux à leur portée :

« Il fallait qu’ils soient dans la Marne au moment des vendanges. Donc ils partaient bien avant l’hiver. […] C’était vrai aussi pour des équipes qui partaient vers le sud, vers Carcassonne et ailleurs. […] C’étaient surtout des gens de Maurienne qui partaient dans la direction du sud. Alors, ils ne faisaient pas que ramoner, parce que je sais par mon père que, les jours de non-ramonage, quand ils étaient dans les villes, on les faisait installer dans des coins, et ils ciraient les chaussures, par exemple. […] Dans certains cas on les faisait mendier. Mais je crois qu’on devait employer les plus grands pour d’autres travaux, dans certains cas, quand il n’y avait pas du ramonage pour tout le monde.[1] »

Les soirs de vendanges, on imagine aisément ces gamins livrés à eux-mêmes, se mêlant à l’ambiance de beuverie et de franche paillardise qui régnait à cette occasion. Plus d’un, certainement, ne s’est endormi dans la paille qu’après avoir trouvé un peu de chaleur entre les bras d’un robuste vendangeur…

Un tel éloignement du foyer familial crée souvent chez l’enfant un fort sentiment de solitude, qui le rend particulièrement sensible aux démonstrations d’amitié : être cajolé, caressé, embrassé, recevoir du plaisir, et parfois des cadeaux ou de l’argent, pouvait alors compenser bien des heures de tristesse, bien des jours de travail sale et pénible.

Quelques semaines plus tard, lorsqu’ils arrivaient en ville, le moindre luxe suffisait à les éblouir, eux qui n’avaient jamais connu que le plus extrême dénuement. Il était alors difficile de résister aux tentations du plaisir et de l’argent réunis.

Paul Canler, qui entra dans la police parisienne en 1820, et qui dirigea la Brigade de Sûreté à partir de 1849, explique ainsi les principales causes de la débauche des garçons dans la capitale :

« Les souillures dont les jeunes garçons de huit à douze ans peuvent être victimes sont le résultat de coupables promesses d’abord, puis de cette promiscuité qui règne dans les pauvres réduits des grandes villes, d’une instruction morale entièrement négligée, des mauvais exemples et des conversations corruptrices de l’atelier.[5] »

Pour l’essentiel, ces conditions de vie étaient celles des enfants ramoneurs : pauvreté au sein d’une société plus riche, promiscuité, absence d’éducation morale suivie, fréquentation d’enfants et d’adultes “débauchés”. À cela s’ajoutait encore la solitude affective.

Les chefs ramoneurs

Si les ramoneurs souffraient d’une certaine solitude affective et morale, ils n'étaient pas pour autant totalement livrés à eux-mêmes. En général, ils faisaient partie de petits groupes, originaires d’une même paroisse ou d’un même canton, qui étaient dirigés par des hommes adultes. Ceux-ci se montraient souvent durs, autoritaires et avides d’argent :

« Ils partaient avec un chef. Quand ils tombaient sur un bon chef, ça allait. Mais quelquefois ils tombaient sur des chefs qui les brutalisaient. Il ne faut peut-être pas être trop pessimiste et vouloir faire du misérabilisme, mais je crois que, quand on faisait travailler des gosses de huit ans, c’est qu’on avait déjà une conception un peu spéciale des enfants ! Et je crois qu’à l’époque, d’une manière générale, on n’avait pas beaucoup de considération pour les enfants, et à plus forte raison pour des gosses qui ne vous appartenaient pas.[1] »

Ces hommes, ces adolescents et ces enfants vivaient ensemble, sans femmes, et dans la plus totale promiscuité :

« Ils logent dans les faubourgs, parce que les loyers y sont moins chers ; tous ceux d’un même évêché occupent le même quartier, et sont distribués par paroisses, huit ou dix dans une même chambrée, qui est conduite par un chef.[6] »

Toujours par mesure d’économie, il n’y avait pratiquement jamais de lits individuels. Certes, en 1713 déjà, Jean-Baptiste de La Salle, dans sa Civilité chrétienne, avait affirmé qu’« il n’est pas séant que des personnes d’un même sexe couchent ensemble » ; et il rappelait que saint François de Sales, évêque de Genève, avait particulièrement recommandé que les enfants fussent séparés pour dormir. Mais ces recommandations ne pouvaient guère être appliquées dans les milieux pauvres. En 1904 encore, dans une ville de province, les garçons ouvriers partageaient la même couche, tel Laurent Fénix à l’âge de douze ans :

« Il y avait un petit bâtiment sans étage, où il y avait deux chambres. Dans la première couchait le charbonnier, dans l’autre il y avait trois grands lits, un pour le charretier, les deux autres pour les petits ramoneurs. Alors on m’a fait coucher dans le même lit que les autres.[7] »

À plus forte raison à Paris, où la place manquait, et dans les siècles précédents, où les sentiments de pudeur étaient moins vifs, hommes et garçons couchaient souvent sous les mêmes couvertures. On devine aisément ce qui pouvait en résulter.

Il n’y avait pas de femmes, mais y avait-il des petites filles parmi les ramoneurs ? Aussi étrange que cela paraisse au premier abord, cela pouvait arriver.

Au XVIIIe siècle, dans Jacques le Fataliste et son maître, Diderot décrivait déjà deux “marmottes” (jeunes Savoyards montreurs de marmottes et joueurs de vielle) qui étaient incontestablement du sexe féminin :

« Au dessert, deux marmottes s’approchèrent de notre table avec leurs vielles ; Le Brun les fit asseoir. On les fit boire, on les fit jaser, on les fit jouer. Tandis que mes trois convives s’amusaient à en chiffonner une, sa compagne, qui était à côté de moi, me dit tout bas : “Monsieur, vous êtes là en bien mauvaise compagnie : il n’y a pas un de ces gens-là qui n’ait son nom sur le livre rouge [de la police] ”. »

Ces jeunes filles étaient vraisemblablement d’anciennes ramoneuses reconvertis en musiciennes, montreuses d’animaux, et sans doute prostituées (« marmotte » est l’un des nombreux termes ayant désigné les prostituées dans la langue française : il trouve sans doute son origine dans la profession occasionnellement exercée par de jeunes Savoyardes).

En 1821, Claude Genoux, un petit vagabond qui avait lui-même été ramoneur, remarqua à Joigny deux collègues bien étranges :

« Après les avoir observés un moment, il me fut aisé de reconnaître à leur tournure, et plus encore à l’excessive timidité de leurs regards, deux filles habillées en garçons ; deux nambos, comme les nomment dans leur patois indigène les habitants de la Tarentaise supérieure.[8] »

Ainsi on appelait nambo une fille travestie en garçon. Mais à la page suivante, le mot semble changer de sens, ce qui met peut-être sur la piste de pratiques pédérastiques occultes. En effet, le petit Claude, qui a dix ans, retrouve un ancien compagnon de son oncle, chef d’une équipe de ramoneurs garçons et filles ; et cet homme, en raison de ses liens étroits avec la famille de l’enfant, décide de l’intégrer à son groupe :

« Conclusion faite, il argua de tout ceci qu’il s’emparait de moi, et que de droit j’étais son nambo.[9] »

Un peu plus loin, la nature particulière des relations entre Claude et son nouveau maître est précisée :

« Je m’en allai, toujours avec le maître qui m’avait fait son favori, ramoner dans un château.[10] »

Ainsi, il apparaît que nambo signifie également “favori”, “petit ramoneur préféré par son maître”. Il pouvait donc s’agir parfois d’un garçon qui servait de fille entre les bras du chef ramoneur. Certes, on n’a aucune preuve que l’intimité entre Claude et son maître ait été poussée aussi loin, mais peu importe : l’enfant, qui manifestement avait beaucoup de charme, était l’objet d’une préférence marquée. Par deux fois, d’ailleurs, dans ce même chapitre, il évoque le grand plaisir – apparemment pas très partagé ! – que les hommes éprouvaient à l’embrasser :

« Tous voulurent avoir leur tour ; barbus ou barbouillés, tous collèrent leur figure sur la mienne, pas un ne me fit grâce ! […] « C’est toujours toi, Claude, c’est toujours toi ! viens que je t’embrasse », dit-il ; et sans attendre que je manifestasse la moindre volonté de coller ma figure à la sienne, il m’étreignit dans ses longs bras, de manière à me briser la colonne vertébrale.[11] »

Ses Mémoires montrent en effet que le petit Claude était fort mignon, et qu’il suscitait souvent chez les adultes des élans de tendresse :

« Une allure dégagée, une petite tête éveillée qui ne manquait pas d’expression, jointes à un esprit plein de finesse pour son âge, intéressaient en sa faveur.[12] »

La relation entre les deux significations de nambo, dans les passages en question, pourrait donc être celle-ci : il s’agit d’un ramoneur qui se comporte, ou qui est traité, comme s’il appartenait à un autre sexe que le sien.

Durs travaux et riches clients

Les petits ramoneurs devaient entrer dans les habitations afin d’y racler les cheminées. Là, personne n’allait vérifier ce qui se passait entre l’enfant et son client. Et si celui-ci n’avait pas la patience d’attendre qu’un jeune Savoyard vienne lui proposer ses services à domicile, il n’avait qu’à descendre dans la rue pour en trouver un, parmi les enfants qui se déplaçaient de maison en maison pour ramoner, ou encore parmi ceux qui exhibaient une marmotte apprivoisée. Comme tous les travailleurs ambulants, les ramoneurs s’annonçaient de loin par un cri particulier :

« Ils parcourent les rues depuis le matin jusqu’au soir, le visage barbouillé de suie, les dents blanches, l’air naïf et gai : leur cri est long, plaintif et lugubre.[13] »
« Dans la rue, […] des ramoneurs savoyards passaient sous le ciel brumeux, avec leur plaintif appel qui s’entend chez nous à l’automne, comme le glas des beaux jours.[14] »
Petit ramoneur portant un message
(dessin de Morburre, 2008)

À l’occasion, lorsque le travail manquait, ils se faisaient également cireurs de chaussures à un coin de rue, ou mendiants (la mendicité des enfants de moins de seize ans, ainsi que leur emploi dans la profession de montreur d’animaux, fut interdite par la loi du 20 décembre 1874, mais celle-ci resta en général peu et mal appliquée) :

« Ils tombaient parfois sur des chefs qui les faisaient mendier, le dimanche, à la porte des églises ! […] C’était assez courant. Mon père me disait : il y en avait qui les frappaient, parce qu’il y avait des gens qui leur donnaient des pourboires – un peu d’argent, quelques sous ; eh bien, on les frappait pour récupérer cet argent. Ils n’avaient absolument rien. Rien, aucune autonomie.[1] »

Parfois, l’exploitation ne se limitait pas à leur travail et à la mendicité : il arrivait même que les chefs ramoneurs vendent les dents des enfants, transplantées ensuite sur de riches bourgeois :

« Au XVIIIe siècle, cette opération [la transplantation dentaire] était pratiquée couramment. Les petits ramoneurs étaient en quelque sorte les fournisseurs attitrés de bonnes dents pour transplantation. Ces petits ramoneurs de Paris étaient ordinairement d’excellente santé ; la pauvreté et l’ignorance du prix de leurs dents les portait à se les faire arracher pour de l’argent et les dentistes les arrangeaient pour être mises à la place de celles qu’ils voulaient remplacer.[15] »

Malgré cette emprise des chefs, la surveillance des enfants était de nature plus économique que morale (comme tous les peuples pauvres, les Savoyards étaient avides d’argent). Témoin la liberté dont jouissait le petit Claude Genoux dès l’âge de huit ans :

« Loin de le corriger toutes les fois qu’il était en retard et qu’il revenait les mains pleines de gros sous, les maîtres ne manquaient pas de le caresser et de faire son éloge.[16] »

Dans un tel milieu, le petit ramoneur perdait vite son innocence. Grandissant sous la garde d’hommes rudes, au contact des réalités de la vie, il faisait rapidement connaissance avec toutes les manifestations de la sexualité. Parfois même il gagnait quelques sous en interprétant, devant un auditoire amusé, une chanson grivoise apprise auprès des grands, et à laquelle sa voix angélique donnait un charme plus coquin.[17] Car les petits Savoyards chantaient volontiers, que ce soit pour leur plaisir ou pour gagner quelque argent : Claude Genoux et Laurent Fénix, à presque un siècle d’intervalle, se rencontrent sur ce point. On peut évoquer aussi, au XVIIe siècle, la figure du fameux Philippot, dit “le Savoyard”, chanteur des rues aveugle et débauché qui fit imprimer plusieurs recueils de chansons ; lorsque Charles Dassoucy (musicien, poète burlesque, aventurier et pédéraste célèbre) le rencontre en 1655, il le trouve accompagné d’un enfant :

« Il tira de sa poche un petit livre couvert de papier bleu, et, l’ayant donné à un jeune garçon qui lui servait de guide, ils unirent tous deux leurs voix, et tous deux, le chapeau sur l’oreille, ils chantèrent ces agréables chansons.[18] »

Quoi de plus facile pour un pédéraste que de faire comprendre à ces petits miséreux la nature de ses désirs ? On venait le chercher jusque dans sa maison, ou du moins sous sa fenêtre. Lorsqu’il avait convié un de ces gamins à rentrer chez lui, et qu’il l’avait amadoué par quelque friandise, il lui faisait peut-être vérifier, pour le principe, l’état de sa cheminée ou cirer quelques paires de bottes. Puis il pouvait par exemple, sans se compromettre, proposer à l’enfant de prendre un bon bain chaud : si le petit acceptait, sans se soucier outre mesure du retard qu’il allait prendre dans son travail, c’est sans doute qu’il avait compris où l’aimable bourgeois voulait en venir… Et une fois décrassés, les garçons révélaient souvent au regard de leurs clients la singulière beauté des races alpines, où se mêlent de mille façons la svelte blondeur germanique et la carnation italienne, plus brune et plus ronde :

« La plupart des petits ramoneurs intéressent par leur gentillesse et leur gaieté, sous leurs vêtements noirs et délabrés.[19] »

Probablement certains chefs ramoneurs étaient-ils au courant de ces rencontres, et ils pouvaient être tentés d’en profiter pour leur propre compte, par exemple en proposant quelques-uns de leurs plus beaux garçons à de riches pédérastes. Dans ce cas, où il s’agissait d’une véritable prostitution organisée, le travail de ramoneur proprement dit devait être épargné aux plus « rentables » de ces jeunes garçons.

Ramonage et affaires de mœurs

Au siècle des Lumières

L’abbé Pierre-François Guyot Desfontaines, ancien jésuite devenu critique littéraire, fut l’un de ces amateurs de petits Savoyards, dont au moins six cents déambulaient chaque hiver dans les rues de Paris (ceux qui travaillaient sur la rive gauche, où logeait l’abbé, étaient originaires de l’évêché de Genève).[20] Les visites discrètes des jeunes ramoneurs lui faisaient courir moins de risques que les adolescents qu’il avait d’abord hébergés sous son toit, et qui lui avaient valu d’être interné par deux fois à Bicêtre,[21] où il fut même flagellé. Dans sa biographie de Voltaire, Roger Peyrefitte évoque la vie secrète de ce pédéraste effréné :

« L’abbé Desfontaines n’avait pas changé de mœurs, mais seulement de quartier. Pour faire peau neuve, il avait quitté la rue de l’Arbre-Sec, où était son domicile précédent, et il logeait à l’hôtel d’Espagne, rue de Seine, au coin de la rue du Colombier, sur la rive gauche. […] Il ne se risquait plus à avoir à demeure des jeunes gens qui, sous couleur de travailler avec lui, étaient en réalité ses bardaches. […] Mais il se contentait désormais de ces jeunes Savoyards qui venaient ramoner les cheminées et montrer les marmottes. Beaucoup de ces enfants se prêtaient au « péché philosophique ». On les débarbouillait quand ils descendaient des toits, et les pédérastes se les passaient les uns aux autres. Avec sa cheminée, Desfontaines se croyait désormais à l’abri des investigations de la police.[22] »

Voltaire, avec qui il s’était brouillé après avoir été de ses amis, se vengea bassement en le persiflant, d’abord dans sa correspondance, puis dans ses écrits publics. Voici, dans une lettre du 19 novembre 1736 au marquis d’Argens, le premier récit des prétendus démêlés de l’abbé avec des petits Savoyards :

« Cet abbé est un ex-jésuite à qui je sauvai la Grève[23] en 1723 et que je tirai de Bicêtre où il était renfermé pour avoir corrompu, ne vous déplaise, des ramoneurs de cheminée qu’il avait pris pour des amours à cause de leur fer et leur bandeau.[24] »

Réitérant ses attaques, Voltaire les mit en vers dans une de ses Poésies, datée de 1738 :

L’abbé Desfontaines et le ramoneur

Un ramoneur à face basanée,
Le fer en main, les yeux ceints d’un bandeau,
S’allait glissant dans une cheminée,
Quand de Sodome un antique bedeau
Qui pour l’Amour prenait ce jouvenceau,
Vint endosser son échine inclinée.
L’Amour cria : le quartier accourut ;
On verbalise ; et Desfontaines en rut
Est encagé dans le clos de Bicêtre.
On vous le lie, on le fait dépouiller,
Un bras nerveux se complaît d’étriller
Le lourd fessier du sodomite prêtre.
Filles riaient, et le cuistre écorché
Criait : Monsieur, soyez touché,
Lisez de grâce et mes vers et ma prose.
Le fesseur lut ; et soudain plus fâché
Du renégat il redoubla la dose :
Vingt coups de fouet pour son vilain péché,
Et trente en sus pour l’ennui qu’il nous cause. [25]

Enfin, dans une note ajoutée en 1769 à l’article « Amour nommé socratique » du Dictionnaire philosophique, Voltaire dramatisait à plaisir les ennuis de l’abbé (lequel, mort depuis longtemps, n’était plus là pour démentir) : en le faisant presque condamner, rétrospectivement, à la peine capitale, il le mettait sur le même plan que le criminel Benjamin Deschauffours – un célèbre proxénète, violeur et assassin de garçons, qui avait été brûlé vif le 25 mai 1726 :

« L’abbé Desfontaines fut sur le point d’être cuit en place de Grève pour avoir abusé de quelques petits Savoyards qui ramonaient sa cheminée ; des protecteurs le sauvèrent. Il fallait une victime : on cuisit Deschauffours.[26] »

Comme souvent, Voltaire se montrait là un calomniateur fort habile : si Desfontaines, en effet, avait utilisé volontiers les services de petits ramoneurs complaisants ou intéressés, il n’en avait jamais violé aucun. Jamais non plus on ne le menaça du bûcher. S’il fut incarcéré et fouetté, ce ne fut pas pour son libertinage avec les jeunes Savoyards (preuve que ceux-ci savaient tenir leur langue), mais à cause de ses livres et de ses gravures érotiques, ainsi que de ses relations avec un ancien élève pour lequel il avait eu des faiblesses.[27]

En général cependant, les petits ramoneurs de cette époque ne pratiquaient pas une véritable prostitution régulière :

« La plupart des beaux messieurs qui raccrochent[28] aux Tuileries se contentent de glisser une pièce de 20 sols dans la main de leur éphémère compagnon : bonne aubaine pour le décrotteur ou le petit ramoneur savoyard qui empochera gaiement son pourboire. Mais les professionnels se montrent plus exigeants.[29] »

Les petits ouvriers savoyards couraient bien d’autres dangers en se rendant chez des clients inconnus. Ceux qui avaient eu affaire à l’abbé Desfontaines pouvaient s’estimer heureux d’avoir attiré l’attention de ce prêtre cultivé, plutôt que d’être tombés entre les griffes de son brutal contemporain Deschauffours. Cette mésaventure était arrivée au jeune Thomas Vaupinesque, dit « Chambéry », qui ne s’en était pas tiré sans encombre. Originaire d’Annecy, il était âgé d’une quinzaine d’années au moment de sa rencontre avec Deschauffours (ce qui correspond à peu près, pour le développement physique, à un garçon de treize ans aujourd’hui). C’était probablement un ancien ramoneur devenu trop grand, car il faisait maintenant profession de « décrotteur de souliers place du Palais-Royal » :

« J’ai rencontré Deschauffours il y a deux ans, rue de l’Arbre-Sec, près de la Croix de Trahoër. Il m’a demandé si je voulais faire quelques messages et que je lui paraissais assez adroit pour cela. Je l’ai suivi jusqu’à chez lui. Il habitait rue Plâtrière, au second étage. Il m’a remis un paquet avec une lettre à porter chez une personne de condition appelée le sieur de Montizelli ou Monzelli, je ne me souviens plus exactement, et de rapporter la réponse qu’il attendait. Je me suis donc rendu rue de Vaugirard, Faubourg Saint-Germain, en face du mur du Luxembourg, chez ledit sieur de Montizelli ou Monzelli. Je ne l’ai pas trouvé, mais j’ai eu affaire à un laquais vêtu de gris qui m’a dit de laisser la lettre, que son maître était sorti, qu’il ne rentrerait que le soir, qu’il ferait réponse et qu’il irait la porter le lendemain chez le sieur Deschauffours. Mais je n’ai voulu laisser ni la lettre ni le paquet et je suis revenu chez le sieur Deschauffours auquel j’ai raconté mon histoire. Celui-ci s’est écrié : « Que diable ! Il était donc bien pressé ? Que n’a-t-il attendu toute la matinée ! »… Le lendemain matin, je suis retourné chez le sieur de Montizelli que j’ai trouvé en robe de chambre. Après avoir lu la lettre, il m’a examiné très attentivement, puis il m’a dit d’attendre la réponse. Après avoir écrit et cacheté sa lettre, il me l’a remise et m’a dit, avec une petite tape sur l’épaule : « Va, mon enfant, je crois que je pourrai faire quelque chose pour toi. » Quand je suis revenu chez le sieur Deschauffours, il a ouvert la lettre et après l’avoir lue, il m’a posé des tas de questions, m’a demandé mon âge, ce que je faisais, qui j’étais, etc. Alors, il m’a dit que le sieur de Montizelli paraissait fort bien intentionné à mon égard, que c’était un homme assez riche et généreux, mais qu’il fallait que je sois habillé un peu plus proprement. Je lui ai dit que je n’avais pas de plus beaux habits que ceux que je portais. Alors, il m’a répliqué qu’on y suppléerait et qu’il fallait que je revienne sur les onze heures et demie. Je suis revenu à l’heure indiquée. Le sieur de Montizelli était là ; il m’a dit que si je voulais, il me prendrait à son service. Je répondis que je ne souhaitais rien d’autre que de gagner ma vie honnêtement. Montizelli m’a encore posé plusieurs questions, puis il m’a fait dîner et m’a donné quarante sols, en me disant de revenir chez lui le lendemain, vers huit ou neuf heures au plus tard, qu’il voulait m’habiller.[30] »

Il convient de faire ici quelques remarques. Tout d’abord, le jeune Savoyard dit avoir rencontré Deschauffours rue de l’Arbre-Sec vers 1723 : or c’est justement là qu’habitait l’abbé Desfontaines à cette époque. Est-ce un hasard ? On remarque ensuite l’habileté de Deschauffours : il rencontre un beau garçon, il lui propose un travail différent de son emploi habituel (jouant à la fois sur l’attrait d’une situation meilleure et sur le goût du changement, il vérifie en même temps que Thomas est assez libre de ses mouvements) ; il le flatte, puis il l’envoie chez son client, pour s’assurer que la “marchandise” conviendra bien à l’usage prévu ; quand Montizelli a définitivement “passé commande”, il s’inquiète des antécédents et des relations du garçon, afin d’éviter toute plainte ou recherche ultérieure. Enfin, il sait bien qu’il n’y a rien de tel qu’un bel habit pour plaire à un adolescent :

« Quand je suis revenu le lendemain, j’ai aperçu dans son antichambre un habit de droguet et du linge. Étant entré dans sa chambre, j’y ai vu le sieur Deschauffours qui causait avec lui. Montizelli m’a dit de prendre les habits qui étaient dans l’antichambre et de les lui apporter. Ayant obéi, il m’a ordonné de me déshabiller. Comme je n’osais pas le faire devant ces messieurs, le sieur Deschauffours m’a dit : « Va, va, mon garçon, ne fais point de façons ; il ne faut pas être honteux. » Il m’a fait ôter mon justaucorps, ma culotte et ma chemise. Alors, le sieur de Montizelli m’a examiné longtemps tout nu et manié par tout le corps, en regardant de temps en temps le sieur Deschauffours, lequel a dit : « Montizelli, je crois que c’est là ce qu’il te faut ; il est fait sur mesures. » L’autre a répliqué : « Je le crois bien et j’en suis fort content. » Là-dessus, ils m’ont dit tous deux de prendre le linge et les hardes qui consistaient en une chemise, un habit veste et une culotte de droguet gris mêlé et de m’habiller, ce que je fis. Le sieur de Montizelli m’a dit alors qu’il me prenait à son service au prix de trente écus par an.[31] »

On imagine mal, de nos jours, un employeur éventuel faisant déshabiller un apprenti avec autant de facilité, le caressant et le touchant sans vergogne, et discutant tranquillement avec une tierce personne des charmes physiques de l’adolescent nu. Et il est difficile de croire qu’un gamin des rues de Paris, à l’âge de quinze ans, ait été assez innocent pour ne pas comprendre où les deux hommes voulaient en venir. La vérité, c’est que ce témoignage de Thomas Vaupinesque n’est qu’une déposition de police – non seulement les paroles réelles du garçon ont été complètement transformées (car ce n’est guère là le style d’un petit cireur ignorant), mais il savait que tout aveu de complicité risquait de lui valoir les pires ennuis avec la justice. C’est pourquoi il insiste à plusieurs reprises, et jusqu’à l’invraisemblance, sur le fait qu’il n’a jamais consenti à rien :

« Deux jours plus tard, le sieur Deschauffours étant venu chez mon nouveau maître, m’a dit d’entrer dans la chambre où ils étaient tous deux, puis il ferma la porte et demanda à Montizelli s’il était content de moi. « Je n’ai pas encore essayé ce que peut faire ce petit fripon », répondit celui-ci, et il ajouta : « J’ai envie d’en tâter tout de suite. » Là-dessus, le sieur Deschauffours m’a dit d’approcher, m’a pris entre ses bras, a défait ma culotte, et le sieur Montizelli s’est mis à me connaître charnellement, malgré mes cris et ma résistance. Cela fait, sans me laisser le temps de me remettre, le sieur Deschauffours a dit qu’il voulait lui aussi avoir sa part, selon leurs conventions, et que même il aurait dû avoir les prémices, et il m’a connu pareillement, malgré toutes mes prières et mes supplications. Après quoi, le sieur de Montizelli m’a donné deux écus en me disant : « Ne pleure pas, mon enfant, je ne veux que te faire du bien. »[32] »

Montizelli, qui a attendu deux jours pour « en tâter », semble avoir fait preuve là d’une retenue remarquable. Mais faut-il croire Thomas Vaupinesque sur ce point ? Le garçon ne donne-t-il pas le prétexte de la présence de Deschauffours pour alléguer un viol ? Viol sur la réalité duquel, d’ailleurs, on peut avoir quelques doutes : car sodomiser de force un garçon de quinze ans, « malgré ses cris et sa résistance », n’est sûrement pas chose facile – surtout deux fois de suite, même s’il se contente la deuxième fois de « prières » et de « supplications ». La suite n’est pas moins équivoque :

« Étant pauvre et étranger et ne sachant pas la conséquence de ce que je venais de faire, je n’avais pas osé sortir de la maison. Huit jours plus tard, le sieur de Montizelli me fit venir un soir dans sa chambre et me dit que mon lit n’était pas assez bon et qu’il voulait que je couche avec lui cette nuit-là. C’est ce que j’ai fait par crainte. Cette nuit-là, le sieur de Montizelli m’a encore connu charnellement trois fois de suite. Le lendemain matin, il m’envoya porter un mot au sieur Deschauffours. Celui-ci m’a demandé si j’étais content de mon maître. J’ai répondu oui. Alors, il s’est mis aussitôt en devoir de me connaître charnellement, mais j’ai refusé en le menaçant de crier en cas de violence. Il m’a laissé aller en me disant qu’il ne voulait rien de force.[33] »

Le jeune Thomas insiste sur son ignorance de la gravité des actes en question : il rencontre pourtant régulièrement son confesseur, comme on verra plus loin, qui a bien dû le mettre en garde contre les péchés de la chair. Le voici donc qui passe la nuit avec son maître, acceptant par trois fois ce qu’il refusera le lendemain à Deschauffours (lequel reste d’ailleurs bien raisonnable dans ses propositions). Tout ceci n’est guère cohérent, et on ne peut se défendre de l’idée que l’adolescent était en réalité beaucoup moins innocent et plus consentant qu’il ne veut l’avouer devant les enquêteurs. En réalité, c’est un religieux qui parviendra à le culpabiliser vraiment, jusqu’à le faire renoncer à son nouvel emploi :

« À cinq ou six jours de là, je suis allé voir mon confesseur habituel, le père Anselme, jacobin, du couvent de la rue Saint-Honoré, et lui ai raconté fidèlement tout ce qui m’était arrivé. Le père Anselme m’a dit que j’avais commis un crime horrible et détestable devant Dieu et devant les hommes, pareil à celui des Sodomites qui furent brûlés du feu du Ciel, et que si la justice le savait, je serais puni très sévèrement. Épouvanté par ces paroles, je lui ai répondu que j’ignorais les conséquences de ce que j’avais fait et que j’y avais toujours été forcé. Sur quoi le père Anselme m’a dit que je ne devais pas rester un moment après la première violence qu’on m’avait faite et que je ne devais pas non plus recevoir d’argent. Comme je lui demandais si je devais dénoncer à la justice lesdits sieurs Deschauffours et Montizelli, il m’a dit que non et que tôt ou tard, le Seigneur en prendrait vengeance, mais qu’Il aurait peut-être pitié de moi, eu égard à mon innocence et à ma jeunesse, mais que je devais sur-le-champ faire une sincère pénitence ; qu’outre cela, je devais quitter ledit sieur de Montizelli, lui renvoyer mon habit, mais n’y pas aller moi-même et donner aux pauvres les deux écus que j’avais reçus. Sans cela, non seulement il ne me donnerait pas l’absolution, mais il ne voudrait plus jamais m’entendre à confesse. En sortant, j’ai rencontré rue Saint-Nicaise un de mes camarades savoyards. Je lui ai demandé de venir avec moi chez mon hôtesse où se trouvaient mes hardes. Là, je me suis déshabillé, j’ai repris mes anciens habits et donné les neufs à mon camarade pour qu’il les rapporte au sieur de Montizelli. Ce que mon camarade ayant exécuté, ledit sieur de Montizelli fit réponse qu’il n’avait pas envie de courir après moi, qu’il était bien aise d’être débarrassé de ma personne, car il en était déjà las. Après cela, j’ai donné mes deux écus aux pauvres.[34] »

Le confesseur, lui, n’est pas dupe de la prétendue innocence du garçon : il lui rappelle que recevoir de l’argent pour s’être fait posséder, et surtout accepter de rester dans la place après de tels incidents, c’est être consentant. Certes, Thomas Vaupinesque ne s’est sans doute pas laissé faire par goût des relations homosexuelles ; il a plutôt agi par intérêt : quand on est pauvre, on ne quitte pas facilement une bonne place, peu fatigante et bien payée. L’adolescent a même si peu l’intention d’abandonner son emploi, que le jacobin doit se fâcher et le menacer d’une sorte d’excommunication. L’emprise des prêtres était encore très forte, à cette époque, sur certains Savoyards de Paris, même s’ils échappaient à l’atmosphère traditionnelle de piété des communautés montagnardes. Mais on verra plus loin, avec l’abbé de Pontbriand, qu’il n’en allait pas toujours ainsi, et que certains Savoyards échappaient complètement au contrôle de l’Église.

Ce n’est peut-être pas par hasard que l’abbé Desfontaines avait fréquenté cet autre prêtre, René-François du Breil de Pontbriand. Lorsqu’il fut interné à Bicêtre pour la seconde fois, en 1725, il demanda même qu’on fasse intervenir en sa faveur ce digne ecclésiastique : « Faites agir de Gesvres et d’Avoust, aussi bien que l’abbé de Pontbriand. Je me recommande à eux tous. »[35]

Quelques années plus tard, en 1731 ou 1732, l’abbé de Pontbriand s’intéressera de très près à la condition misérable des ramoneurs. Il ranimera pour eux l’œuvre des « Petits Savoyards », un institut pour les enfants pauvres qui avait été créé une soixantaine d’années plus tôt par le jeune Bénigne Joly, futur chanoine de Dijon, puis repris par Claude Hélyot, après la mort duquel il avait périclité.

Touché de l’abandon dans lequel se trouvaient les jeunes Savoyards, Pontbriand reprit l’œuvre en main. Il lui consacra son temps et sa fortune, veillant tout d’abord à l’instruction religieuse des enfants des rues ; ouvrant pour eux des « écoles de charité » gratuites ; et enfin leur apportant toute l’aide dont ils avaient besoin. Très vite il étendit son ministère aux petits ouvriers venus d’autres régions, en particulier les Normands et les Auvergnats, qui étaient plusieurs milliers à travailler dans les rues de la capitale ; il mit en place également des structures destinées aux adultes. Ses écrits brossent un tableau des petits métiers de Paris à cette époque :

« Les Savoyards sont frotteurs, scieurs de bois, et font plusieurs autres ouvrages. Ils sont divisés par évêchés et par paroisses, vivent en communauté avec les petits Savoyards, dont ils ont soin. […] Les Auvergnats sont presque tous porteurs d’eau ; ils ont avec eux plusieurs petits enfants dont ils sont les chefs, comme parmi les Savoyards. […] Les Normands sont tailleurs de pierre, paveurs et marchands de fil.[36] »

Pour les jeunes Savoyards arrivés à l’adolescence, et qui, ne retournant pas vivre au pays, voulaient s’engager comme domestiques, l’abbé de Pontbriand s’efforçait de trouver de bons maîtres. Ceux-ci, comme le note Peyrefitte, pouvaient être pédérastes :

« Il était sensible à la misérable condition des petits Savoyards qui venaient à Paris ; le plus souvent leurs familles les abandonnaient au vice, et il s’occupait de les faire admettre dans l’institut, fondé en 1665 par l’abbé Joly, pour les enfants pauvres. Il les plaçait également chez des particuliers ; quelquefois, les enfants passaient du vice public au vice privé. Mais, si l’abbé de Pontbriand était un recruteur de la manchette, c’était certainement à son insu.[37] »

Le bon prêtre n’était peut-être pas aussi naïf que Peyrefitte semble le croire, car il était nécessairement en contact fréquent avec des jeunes garçons débauchés ou prostitués. On peut même penser qu’il sublimait en partie des tendances pédérastiques, comme c’est le cas de nombreux éducateurs, et qu’il dissimulait bien ce qu’il n’en sublimait pas. Peut-être pensait-il donc qu’un petit ramoneur serait mieux loti d’être aimé par un seul maître, plutôt que d’être utilisé par plusieurs clients successifs ; et qu’à tout prendre, il valait donc mieux le placer chez un pédéraste bienveillant et discret que de lui laisser courir les rues. À sa mort en 1760, ce bienfaiteur de l’enfance malheureuse fut remplacé par l’abbé de Fénelon, qui devait mourir plus tard sur l’échafaud révolutionnaire.

Cette action humanitaire avait son revers dans un inévitable embrigadement moral : les petits travailleurs des rues furent repérés, recensés et recrutés par l’abbé de Pontbriand – avec la collaboration active des enfants les plus dociles et de certains chefs. On put alors leur rabâcher les principes chrétiens, non seulement deux fois par semaine lors des réunions de catéchisme, mais jusque dans leurs lits :

« Comme nous les trouvons huit à dix dans une même chambrée ; qu’ils se couchent et se lèvent presque à la même heure, nous leur avons promis une Prière par écrit qu’ils diront tous ensemble ; par là chaque chambrée sera une petite communauté où on priera Dieu soir et matin. […] Dans la suite nous aurons dans tout Paris quelques-uns des plus sages d’entre eux à notre disposition pour nous avertir de tout ce qui se passera dans les chambrées, et pour nous informer de ceux qui sont les plus éloignés des sacrements.[38] »

Le démon de la chair fut-il chassé par toutes ces oraisons et toutes ces délations ? Sans doute quelque peu, et pendant un certain temps… On peut cependant faire confiance à la lubricité naturelle du mâle humain, qu’il soit homme ou garçon, pour reprendre finalement le dessus contre tous les endoctrinements. D’ailleurs, le brave abbé ne se faisait pas trop d’illusions sur les motifs qui poussaient les enfants à s’intéresser à la religion :

« Comme ces enfants sont ici livrés à eux-mêmes, pour les attirer dans nos instructions, nous sommes obligés de leur donner beaucoup de récompenses.[39] »

Les ramoneurs au XIXe siècle

On peut s’étonner qu’il ne subsiste guère de traces d’activités pédérastiques concernant les petits Savoyards, dans les mémoires populaires ou dans les actes de justice. Pour ces derniers, la chose est normale : le garçon était en général consentant ; et même si ce n’était pas tout à fait le cas, il était trop jeune pour se plaindre, dans un pays qui n’était pas vraiment le sien, et en utilisant une langue qu’il maîtrisait mal.[40] Il était de plus sous la coupe d’un chef adulte qui pouvait l’empêcher de faire un scandale inutile.

À l’occasion, les autorités religieuses intervenaient pour tenter de mettre fin à une situation “scandaleuse” quand, par exemple, le petit Savoyard avait eu l’imprudence de confesser quelques gros péchés de la chair. On en a vu un cas typique avec le jeune Thomas Vaupinesque, qu’un religieux avait obligé à abandonner son maître. Peut-être faut-il interpréter dans le même sens ce curieux extrait d’une missive envoyée le 28 mai 1841 par le vicaire général d’Annecy au curé d’un village de montagne :

« Dans une lettre écrite de Metz à la Supérieure du couvent de la Visitation d’Annecy, on lui parle d’un petit ramoneur nommé François, fils de François Lathuraz, de Cons-Sainte-Colombe. Il paraît que cet enfant se conduit assez mal et est exposé à prendre une bien mauvaise direction. Veuillez bien en avertir le père, et l’engager à faire venir son fils au pays, où il pourra également gagner sa vie, afin qu’il puisse être instruit et surveillé.[1] »

Il ne venait pas à l’esprit du brave vicaire général que si un enfant s’était exilé si loin, et si ses parents l’avaient laissé partir, c’était justement parce qu’il lui était impossible de vivre au pays ! Tout d’ailleurs dans cette lettre respire le conformisme bien-pensant : les sous-entendus pudibonds, la méconnaissance de la situation réelle des pauvres, et la condamnation moralisatrice d’actes sans doute bien innocents… Avec son bon sens paysan – et avec sa pudeur savoyarde – un lointain parent de ce gamin aux mœurs dissolues s’en indigne à juste titre :

« Je pense que ce vicaire général parle comme un grand, grand monsieur de l’époque, soucieux de morale – de moralité ! Mais qu’est-ce qu’elle pouvait bien être, la moralité d’un gamin ? Vous comprenez, c’était certainement… Alors que peut-être, la morale, elle se plaçait ailleurs. Est-ce que la morale, elle n’était pas ce que ce monsieur a l’air d’ignorer : que des parents soient obligés d’envoyer leurs gosses si loin pour gagner leur vie, pour manger ? […] Oui, elle était là, la morale. Ou l’immoralité. L’immoralité était là ! Maintenant, ce que ce pauvre gosse pouvait faire… Je ne sais pas ce qu’il pouvait faire ! Évidemment, il y avait des fréquentations… Il pouvait peut-être… il était peut-être très… c’est peut-être justifié…[41] Mais enfin, moi, ce qui me gêne dans cette lettre-là, voyez, c’est cette façon superficielle, cette méconnaissance d’une situation : « Dites au père de le rappeler, parce qu’à Sainte-Colombe il pourra gagner sa vie »… Mais il n’y avait rien à glaner à Sainte-Colombe, figurez-vous ! Il n’y avait rien ! Alors, c’est un peu léger, vous ne trouvez pas ? […] C’était du moralisme. Le moralisme tenant lieu, finalement, de pas mal de choses ![1] »

Quant aux textes écrits par des Savoyards pour raconter leur enfance de ramoneur, ils sont très peu nombreux, la plupart de ces petits paysans étant bien incapables de rédiger leurs mémoires :

« Ces gosses n’allaient pratiquement pas à l’école. Ils partaient ramoner l’hiver, ils revenaient l’été pour aller garder les chèvres. Alors, il y avait peu de temps scolarisé. […] Ces gosses étaient illettrés.[1] »

Bien entendu, tous les ramoneurs ne pratiquaient pas la pédérastie. Enfin, et surtout, il faudrait méconnaître complètement le caractère du montagnard de cette époque – taciturne, catholique fervent, pris dans un tissu social extrêmement conformiste – pour penser qu’il ait pu avouer par écrit, une fois adulte, de telles “turpitudes”.

À titre d’exemple, on peut citer la remarquable discrétion de Claude Genoux : non seulement il fut longtemps un petit vagabond solitaire, mais, âgé de onze à douze ans, il passa quatorze mois dans l’hospice des Orphelins de Paris (et l’on sait ce que pouvaient être les pratiques sexuelles dans un tel milieu) ; avant cela, il avait été incarcéré trois jours de suite à la Préfecture de police, au milieu d’environ deux cent cinquante malfaiteurs[42] ; et à treize ans il devint mousse sur un vaisseau sarde (on sait à quoi servaient souvent les mousses). Il est impossible de croire qu’en toutes ces occasions, pas un seul client, pas un seul chemineau de rencontre, pas un seul orphelin, pas un seul prisonnier, ni un seul matelot n’ait fait des avances à un garçon si charmant qu’il subjuguait, selon ses dires, bon nombre des personnes qu’il rencontrait. Et pourtant ses Mémoires ne soufflent pas un mot des propositions dont il fut nécessairement l’objet.

Cependant, il convient peut-être de lire certains épisodes entre les lignes. Ce même Claude Genoux, qui exerça bien des métiers dans sa jeunesse outre celui de ramoneur, rapporte malgré tout de singulières générosités à son égard ; et l’on peut penser qu’il vend un peu la mèche lorsqu’il conclut ses pérégrinations enfantines par cette phrase désabusée :

« Je compris de suite, aux regards des bons messieurs, que l’intérêt que j’inspirais à douze ans, je ne pouvais plus l’inspirer à quinze.[43] »

Un siècle plus tard, c’est Laurent Fénix, un autre ancien “faria”, qui relate son étrange rencontre, à l’âge de treize ans, avec un jeune mondain qui visite la cathédrale de Dole. Le bourgeois, qui a peut-être suivi l’enfant, sympathise avec lui et propose de le prendre à son service :

« Un dimanche que je sortais seul l’après-midi, je voulais aller voir au-dessus de la grande tour de la cathédrale. Je suis donc monté au sommet par un escalier en pierre et il fallait que je m’arrête de temps en temps tellement il fallait tourner en rond. […] Et il y avait un bon moment que j’admirais le lointain quand monte un jeune homme richement vêtu ; il s’approche de moi et je fus surpris de le voir me sympathiser avec sa tenue de mondain et certainement il aura compris que j’étais un petit ramoneur. Mais d’après ma tenue et ma [mine] il ne se trompait pas. Et ce qui l’a attiré à me demander des explications. Alors je lui ai expliqué. Lui, il me disait qu’il habitait Paris, que ses parents étaient très riches, qu’ils occupaient beaucoup de domestiques et que si je voulais il m’embarquerait avec lui. Je lui répondis que je ne pouvais pas, je n’avais pas loin d’un an encore à faire d’après mon engagement. Alors il m’a dit : « Eh bien, quand tu auras fini, tu seras bien chez mes parents, tu verras. » Il m’a donné son adresse et il m’a sorti un gros cigare et il m’a remis une pièce de dix francs en or, et je l’ai bien remercié. Il a descendu la grande tour.[44] »

Le riche jeune homme s’était-il amouraché du petit ramoneur, au point de vouloir le ramener chez lui en le faisant passer pour son valet ? Ou cette offre d’une situation stable dans la capitale n’était-elle pas plutôt l’une de ces propositions mirifiques avec lesquelles les proxénètes éblouissent leurs naïves victimes des deux sexes, avant de les faire glisser plus ou moins brutalement dans la prostitution ? Étant donné l’époque et les circonstances étranges de la rencontre, les deux hypothèses sont vraisemblables. Elles ouvrent d’intéressantes perspectives sur ce qu’a dû être le sort de nombreux autres garçons pauvres. Au hasard d’une rencontre avec un homme séduisant, ils pouvaient aussi bien être hissés à un niveau social plus élevé que le leur, ou plongés dans la débauche la plus totale.

Mystérieuses disparitions d’enfants

De nombreux petits Savoyards ont disparu loin de chez eux sans laisser de traces. Beaucoup, certes, ont été victimes d’accidents mortels (un pédéraste célèbre, le compositeur anglais Benjamin Britten, écrivit un opéra de poche intitulé Le petit ramoneur, qui raconte comment le jeune héros fut abandonné par ses maîtres dans une cheminée, avant d’être sauvé par d’autres enfants).[45] D’autres mouraient de maladie ; mais dans ces cas-là, comme après un accident, on avertissait en général la famille :

« On a un faire-part d’un petit ramoneur qui est mort à Belfort – c’est le curé qui a été averti. Il est mort, on ne sait pas comment : il est mort à l’hôpital de Belfort. Mais il y en a combien qui mouraient en route, qui disparaissaient !… Moi, j’ai un grand-oncle qui est parti : il a disparu. D’où la légende : il y a peut-être un oncle en Amérique. Mais le pauvre gosse, il n’est pas en Amérique, il est certainement mort en route.[1] »

Il est probable aussi que des ramoneurs aient été enlevés pour être prostitués, en France ou à l’étranger. Le commerce des jeunes garçons était alors une réalité incontestable, et les “farias”, pourvu qu’ils fussent jolis et isolés, représentaient des proies faciles. Certains chefs ramoneurs ont même pu, à l’occasion, céder à prix d’or un de leurs protégés. Une telle transaction était sans doute trop périlleuse pour être régulièrement pratiquée, car l’adulte était malgré tout responsable devant la communauté villageoise, à son retour au pays :

« Ils avaient un patron qui était du pays ; et ce patron pouvait toujours, un jour ou l’autre, rendre des comptes. […] Dans le canton, on dit qu’un patron ramoneur, qui était particulièrement odieux et dur par rapport aux gosses, a été attendu au retour ; et il a été frappé, et tellement frappé qu’il a été laissé pour mort ; et il est mort.[1] »

Mais un seul très beau garçon pouvait faire la fortune de son chef, si celui-ci acceptait de le vendre secrètement à un trafiquant spécialisé. Les pièces du procès de Benjamin Deschauffours prouvent que des jeunes garçons enlevés à Paris, sous le règne de Louis XV, ont été vendus à des seigneurs britanniques, polonais, etc.[46] Au moins jusqu’à la fin du XIXe siècle, il était également possible de les faire sortir d’Europe : les enfants risquaient alors de finir dans un harem de Turquie ou d’Arabie – parfois castrés, et définitivement prisonniers –, ou même dans un bordel spécialisé :

« Il existait un trafic de garçons, qui expédiait de jeunes Français en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Des petits Français étaient proposés à la vente, en privé, sur les marchés d’esclaves du Maroc, et dans le harem du Sultan de Turquie. Au XIXe siècle, aucun bordel de garçons n’aurait été considéré comme complet s’il n’hébergeait pas quelques beaux petits Français – et ces garçons n’avaient souvent pas plus de… six ans ![47] »

Il ne faut pas croire cependant que les relations pédérastiques, pour les petits ramoneurs, représentaient systématiquement une déchéance dans le cadre d’une prostitution plus ou moins forcée. Dans la plupart des cas, il s’agissait sans doute d’un simple moment de plaisir partagé, d’une lueur de tendresse dans la dure vie d’un enfant travailleur.

Parfois aussi, sans doute, l’amour s’en mêlait. Alors, avec un peu de chance et d’astuce, un homme et un garçon pouvaient décider de vivre ensemble : certaines disparitions d’enfants ne furent probablement que des adoptions cachées… Dépouillé de ses guenilles, ayant mis au rancart sa raclette et son hérisson, parfois un joli ramoneur avait l’occasion de devenir un jeune bourgeois, ou du moins un ouvrier respectable. Il avait enfin droit au bien-être, à l’éducation et à l’amour qui lui avaient fait défaut sur les routes de France ou même dans son village natal. Une fois de plus, dans ces occasions, la pédérastie pouvait se révéler une étonnante force de brassage social.

Mythe et initiation

Une éducation initiatique

Notre société occidentale moderne n’est plus celle des xviiie et xixe siècles, pas plus qu’elle n’est comparable à celle du tiers-monde. Sans nier les bienfaits de l’instruction et de l’hygiène généralisées, sans méconnaître le progrès que représentent certaines formes de protection de l’enfance, on ne peut se contenter de juger le passé selon nos critères. C’est pourquoi, même si l’on s’apitoie sur les petits Savoyards d’autrefois, on peut aussi mettre en lumière les aspects positifs, pour leur époque, d’une vie aussi dure à un âge si tendre.

Le sort des ramoneurs reproduisait en réalité des structures initiatiques que l’on rencontre dans nombre de sociétés primitives, qu’elles soient indo-européennes, africaines, mélanésiennes ou amérindiennes.[48] On peut faire à ce sujet quelques parallèles :

— prise de responsabilités et autonomie précoces (on l’a vu, les petits Savoyards intégrés à un groupe dépendaient étroitement de leur chef ; mais ils prenaient quand même plus de responsabilités, dans leur travail, que bien des enfants actuels) ;

— sortie temporaire de la cellule familiale et du milieu villageois, pour aller gagner sa vie sur un territoire extérieur à celui de la communauté (pour les ramoneurs, bien sûr, cette phase durait beaucoup plus longtemps que dans une initiation traditionnelle) ;

— vie au sein d’un petit groupe exclusivement masculin (même s’il pouvait se trouver des filles parmi les Savoyards émigrés, les témoignages montrent qu’elles n’étaient qu’une petite minorité, presque sans importance réelle et sans rôle social spécifique) ;

— relations pédérastiques, soit à l’intérieur de cette communauté de mâles, soit avec des personnes extérieures (bien que l’attitude répressive de l’ensemble de la société vis-à-vis des pédérastes n’ait pas encouragé cet aspect des choses chez les Savoyards, on a vu que de nombreux cas s’étaient produits, ceux que nous pouvons détecter ne représentant certainement que la partie émergée de l’iceberg) ;

— prise en charge de l’apprentissage des plus jeunes par des adolescents plus âgés, et direction de l’ensemble du groupe par des hommes adultes ;

— souvent, l’enfant qui sortait de son village était chaperonné par son oncle, ou par un ami de la famille (cette relation, connue sous le nom de “fostérage”, est l’une des formes essentielles de l’éducation chez les peuples indo-européens ; elle a persisté en particulier pendant tout le Moyen-Âge, sous la forme des pages et des apprentis).[49]

Il n’est pas question de dire, bien entendu, que le sort des petits ramoneurs était directement hérité de l’initiation des garçons dans les antiques sociétés indo-européennes. Les ressemblances tiennent plutôt au fait que la société savoyarde – peut-être parce qu’elle était d’origine indo-européenne – a pu donner naissance petit à petit à un système similaire, lorsqu’elle en a éprouvé le besoin sous la pression des circonstances économiques.

D’autre part, les structures archaïques traduisent sans doute des constantes psychologiques valables en tous lieux et en tous temps. De même qu’il y a des universaux du langage (règles universelles valables pour presque tous les idiomes), il existe probablement des universaux sociologiques – ce qui expliquerait par exemple qu’un système initiatique européen, où le rôle de la pédérastie est essentiel, puisse se retrouver presque semblable chez certains peuples des antipodes. Les éléments de nature initiatique, dans le cas des jeunes Savoyards émigrés, sont dus pour une part, tout simplement, à des processus éducatifs naturels (y compris dans les relations hommes-garçons).

La vie des petits ramoneurs, on l’a vu, était fort rude. Pauvreté, solitude, exploitation par des adultes, ignorance, dangers de toutes sortes, tout cela est incontestable. Mais ces enfants étaient-ils pour autant toujours écrasés, malheureux, ou déséquilibrés ? On peut en douter : les témoignages font état, au contraire, de leur gentillesse, de leur débrouillardise et, surtout, de leur bonne humeur.

On doit se féliciter que le progrès ait rendu impossible, dans nos pays, que des enfants soient soumis à des conditions de vie aussi pénibles. Mais n’a-t-on pas été trop loin dans ce sens, en oubliant la valeur éducative de la difficulté, de la responsabilité réelle, de la collaboration avec les adultes ? Et surtout, en limitant trop souvent l’éducation à l’instruction ? Sur ces questions, les petits ramoneurs du passé nous interrogent.

Combien d’enfants, aujourd’hui, feraient preuve du même cran et de la même forte personnalité que le petit Claude Genoux voici près de deux siècles ? Combien seraient capables, malgré tant de traverses et d’aléas, de se bâtir une existence aussi mouvementée et aussi passionnante ? Combien d’enfants et d’adolescents, aujourd’hui, sont simplement capables, comme lui, d’être autonomes et heureux ?…

Le mythe des petits ramoneurs

Plus encore que le mousse, le petit ramoneur a donné lieu à toute une imagerie stéréotypée, tantôt idyllique, tantôt misérabiliste. Au XVIIe siècle déjà, la marquise de Sévigné signalait qu’on ne peignait plus des amours sur les éventails, mais des ramoneurs, qui étaient fort à la mode.[50] Deux siècles plus tard, les poésies élégiaques d’Alexandre Guiraud lui répondaient, sur un registre moins léger.[51]

Mais c’est Victor Hugo, dans Les Misérables, qui donne vraiment ses lettres de noblesse à la figure du petit ramoneur, avec le personnage de Petit-Gervais. On se souvient de cette scène où l’ex-bagnard Jean Valjean, bouleversé par la bonté de l’évêque de Digne, médite dans la campagne :

« Il tourna la tête, et vit venir par le sentier un petit savoyard d’une dizaine d’années qui chantait, sa vielle au flanc et sa boîte à marmotte sur le dos ; un de ces doux et gais enfants qui vont de pays en pays, laissant voir leurs genoux par les trous de leur pantalon.
Tout en chantant l’enfant interrompait de temps en temps sa marche et jouait aux osselets avec quelques pièces de monnaie qu’il avait dans sa main, toute sa fortune probablement. Parmi cette monnaie il y avait une pièce de quarante sous.[52]
»

Jean Valjean pose le pied sur la pièce blanche que l’enfant a fait tomber, et il refuse de la lui rendre. Or la symbolique nous apprend que le pied est un symbole phallique, et que la monnaie est une image de l’âme[53] : on perçoit alors dans cette scène une coloration secrètement pédérastique. On sait d’ailleurs que Jean Valjean est le jumeau littéraire de l’homosexuel balzacien Vautrin – les deux personnages étant inspirés de Vidocq. Certains critiques ont remarqué en outre qu’il témoigne une évidente tendance pédophile à l’égard de Cosette, et une non moins évidente homosexualité latente à l’égard de Marius.[54] Son contact bref et ambigu avec Petit-Gervais s’inscrit aussi dans cette problématique d’une sexualité inavouable et refoulée.[55]

Petit-Gervais réclame sa pièce, « avec cette confiance de l’enfance qui se compose d’ignorance et d’innocence », et il proteste vigoureusement ; puis, effrayé par cet homme hagard, il s’enfuit en pleurant (pour Hugo, le mal absolu est celui qui est fait à un enfant). Alors Jean Valjean se convertit, définitivement et radicalement : le désespoir d’un petit garçon, après la bonté du vieillard, a enfin touché son cœur endurci par les injustices de la société.

Petit-Gervais, si brève que soit son apparition, est le nœud d’un réseau de correspondances qui irrigue le grand roman hugolien. Il achève et couronne l’action psychologique de l’évêque (les archétypes de l’enfant et du vieillard sont équivalents dans la psychologie des profondeurs).[56] Enfant rédempteur, pauvre et travailleur, fragile et solitaire, il constitue en quelque sorte le pendant masculin de Cosette. Enfin, il est à la fois le précurseur et la contrepartie campagnarde de Gavroche, cet « étrange gamin fée ».

Certes, le petit ramoneur mis en scène par Hugo est assez peu vraisemblable : opérant pour son propre compte (ce qui était fort rare), transportant une marmotte sur son dos et encombré d’une vielle (tout ce barda ne l’empêche d’ailleurs pas de batifoler en jouant aux osselets avec son argent !), Petit-Gervais ressemble bien plus à un savoyard de Paris qu’à un petit ouvrier errant en pleine campagne. Mais peu importe ! plus qu’un quelconque ramoneur, Petit-Gervais est véritablement le prototype des ramoneurs : un enfant libre, pauvre, gai, courageux, profondément lié à la nature (il possède une marmotte, animal mi-sauvage mi-apprivoisé), artiste (puisqu’il chante et joue de la vielle), capable de traiter d’égal à égal avec un adulte. Il fait partie, au même titre que Gavroche ou Angus, de « la fantastique mythologie pédophile de Hugo ».[57] L’amour chaste et total que Jean Valjean vouera plus tard à Cosette, l’ancien forçat n’est pas encore assez purifié pour le donner à ce petit vagabond lumineux (« l’enfant tournait le dos au soleil qui lui mettait des fils d’or dans les cheveux »). La brute ne sait pas encore aimer, mais déjà, grâce à ce garçonnet, elle apprend à ne plus haïr.

Petit campagnard attiré par la ville… Enfant pauvre volé de sa seule richesse… Jeu de la haine et de l’amour… On pourrait chercher là un sens archétypal : le petit ramoneur représentant l’union des contraires en une opposition dynamique et constructive. La noirceur de la suie sur son visage révèle, sous-jacente, la clarté d’une peau juvénile. La gaieté lui sert d’antidote à la misère et à la peine. À l’âge de l’insouciance, il accomplit déjà un dur labeur adulte. Et Hugo confirme cette vision dialectique en attirant notre attention sur les genoux (symbole de puissance)[58] des petits savoyards : au-delà de cet aperçu charnel du corps enfantin, c’est une autre opposition positive – la force du faible – qui est ici mise en lumière.

Le petit ramoneur, c’est enfin l’étranger, mais si proche de nous qu’il pénètre jusqu’au cœur du foyer. C’est le puer æternus qui, par la cheminée, établit une communication mystérieuse entre la terre et le ciel.[59] Magnifique symbole garçonnier que cet enfant-homme, aux facettes opposées et complémentaires, qui s’engouffre hardiment dans l’enfer obscur de la cheminée pour déboucher enfin, au terme d’une périlleuse ascension, sur la lumière céleste.

Voir aussi

Bibliographie

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  • Dejammet, Monique. L’album du petit ramoneur savoyard. – Montmélian : La Fontaine de Siloë, 2000.
    Contient : « Lecture de peintures, gravures et estampes sur les ramoneurs » / Céline Carrier ; « Étude de cartes postales sur les ramoneurs » / Aurélien Gigord ; « La langue des ramoneurs » / Dominique Vuillerot.
  • Delaporte, P. Victor. Une œuvre ouvrière sous l’ancien régime : les petits ramoneurs, étude augmentée de documents nouveaux. – V. Retaux, 1900. – 96 p.
  • Désormaux, J. « Mélanges savoisiens. VIII, Le faria », in Revue de Philologie Française, t. XXVI, p. 77-91. – Lyon.
  • Cerlogne, abbé J.-B. Vie du petit ramoneur. – Pessinetto : Impr. J.-B. Cerlogne, 1895.
  • Favre, Abbé. « Les ramoneurs de Maurienne », in Travaux de la Société Savoisienne d’Histoire et d’Archéologie, t. XI, 1954.
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  • [Fénix, Joseph Laurent]. Histoire passionnante de la vie d’un petit ramoneur savoyard : écrite par lui-même / [publié par Marcel Peyrenet]. – Paris : Le Sycomore, 1979 (Vincennes : impr. Rosay). – 196 p. : ill. ; 17 cm. – ISBN 2-86262-006-8
  • [Fénix, Joseph Laurent]. Histoire passionnante de la vie d’un petit ramoneur savoyard : écrite par lui-même / [préf. par Madeleine Rebérioux] – Paris : Le Sycomore, 1981 (Mayenne : impr. Floch). – VII-196 p. : ill., couv. ill. ; 18 cm. – ISBN 2-86262-006-2 (erroné)
  • Fénix, Joseph Laurent. Histoire passionnante de la vie d’un petit ramoneur savoyard : écrite par lui-même / [publ. par Marcel Peyrenet]. – Lyon : M. Chomarat, 1994 (Chassieu : Impr. Delta). – 122 p. : fac-sim., couv. ill. ; 22 cm.
  • Fénix, Joseph-Laurent. Histoire passionnante de la vie d’un petit ramoneur savoyard : écrite par lui-même. – Montmélian : La Fontaine de Siloé, 1999 (Aubenas : Impr. Lienhart). – 183 p. : ill., couv. ill. ; 22 cm. – (Carnets de vie). – ISBN 2-84206-093-8
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  • Hermann, Marie-Thérèse. La Savoie traditionnelle.
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  • Pontbriand, abbé René-François du Breil de. Projet d’un établissement déjà commencé pour élever dans la piété les Savoyards qui sont dans Paris. – Paris : Jean-Baptiste Coignard, 1735.
  • Pontbriand, abbé René-François du Breil de. Progrès de l’établissement commencé depuis peu pour les Savoyards qui sont dans Paris : seconde partie. – Paris : Jean-Baptiste Coignard, 1737.
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  • Le Ramoneur. – Aoste : Édouard Duc, 1895, 1896, 1898, 1900, 1904, 1907, 1912, 1915, 1916, 1917, 1922, 1923, 1925, 1926.
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  • Tetzner, Lisa. Die Schwarzen Brüder. – 1940-1941.
  • Tetzner, Lisa. Die Schwarzen Brüder : Erlebnisse und Abenteuer eines kleinen Tessiners. – Düsseldorf : Sauerländer im Patmos Verlagshaus. – ISBN 978-3-7941-2231-8
  • Tetzner, Lisa. Die Schwarzen Brüder : Roman in Bildern / mit Illustrationen von Hannes Binder. – Düsseldorf : Sauerländer im Patmos Verlagshaus, 2002. – ISBN 978-3-7941-4900-1
  • Tetzner, Lisa. Les Frères Noirs. – Éd. L’École des Loisirs, 1982. – 2 t. : ill. en coul. ; 19 × 13 cm. – (Medium). – ISBN 2-211-09075-3
  • Tetzner, Lisa. Les Frères Noirs / trad. Svea Winkler, Boris Moissard ; ill. Hannes Binder. – Éd. L’École des Loisirs, 2005. – 156 p. : ill. en coul. ; 19 × 13 cm. – (Neuf). – ISBN 2-211-07486-3

Iconographie

Discographie

  • Britten, Benjamin. The little sweep, op. 45. – 1949.
  • Lathuraz, Robert. Les farias / interview par Adolphe Losserand. – Diffusé sur Radio-Morzine, ca 1990.

Filmographie

  • Chandelle, André. Les hirondelles d’hiver / avec Max Boublil (Carrousel), Lorant Deutsch (Peau de Lapin), Samuel Dupuy (Gervais), Malkiel Golomb (Petit-Benoît), Julie-Marie Parmentier (Hérisson), Charles Pestel (Jean-Jean), Patrick Raynal (Rattenfänger). – France : France 2, 1999. – Téléfilm (1e diffusion 20 décembre 1999).
  • Kuzuha, Kōzō. ロミオの青い空 [Romio no aoi sora] = Romeo and the Black Brothers / Yoshiharu Satou. – Nippon Animation, 1995.

Articles connexes

Notes et références

  1. 1,00 1,01 1,02 1,03 1,04 1,05 1,06 1,07 1,08 et 1,09 Robert Lathuraz, Les farias (interview par Adolphe Losserand, diffusée sur Radio-Morzine). Ce document étant inédit sous forme écrite, on en citera ici de larges extraits, malgré l’incorrection et les redites inévitables du style parlé.
  2. Ce mouvement d’escalade porte d’ailleurs le nom de “ramonage”. Buffon en attribue l’invention à la marmotte, qui « monte entre deux parois de rochers, entre deux murailles voisines, et c’est des marmottes, dit-on, que les Savoyards ont appris à grimper pour ramoner les cheminées » (« La marmotte », in Histoire naturelle des animaux).
  3. Joseph Laurent Fénix, Histoire passionnante de la vie d’un petit ramoneur savoyard, Paris, Le Sycomore, 1981, p. 68-70, 76-77. – Laurent Fénix (1892-1958), petit paysan des environs d’Albertville, commença à travailler comme berger vers l’âge de dix ans, puis comme ramoneur, à Dole, de douze à quatorze ans. Il fit ensuite l’apprentissage du métier de menuisier, avant d’être grièvement blessé au visage en 1915. Il relate cette existence misérable et courageuse dans un langage populaire, souvent fautif, mais avec le talent d’un cœur simple blessé par la vie. La première édition de son ouvrage date de 1979.
  4. René-François du Breil de Pontbriand, Projet d’un établissement déjà commencé pour élever dans la piété les Savoyards qui sont dans Paris, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1735, p. 4.
  5. Paul Canler, Mémoires de Canler, ancien chef du Service de Sûreté, Paris, Mercure de France, 1968, p. 317.
  6. Pontbriand, Projet d’un établissement déjà commencé pour élever dans la piété les Savoyards qui sont dans Paris, p. 7.
  7. Fénix, Histoire passionnante de la vie d’un petit ramoneur savoyard, 1981, p. 57.
  8. Claude Genoux, Mémoires d’un enfant de la Savoie, Montmélian, Impr. Arc-Isère, 1983, p. 36-37. Cette édition est la reproduction en fac-similé de la première édition intégrale, parue à Paris chez Armand Le Chevalier en 1870. – Claude Genoux (1811-1874) vécut sa petite enfance au village de Saint-Sigismond, près d’Albertville, avant de partir à l’âge de huit ans comme ramoneur. S’étant vite séparé de la petite équipe conduite par son oncle, il vagabonda sur les routes et par les villes, plus ou moins solitaire selon les occasions, se joignit à une troupe de saltimbanques, fut hébergé dans un hôpital, puis aux Orphelins de Paris, d’où il s’enfuit pour devenir à nouveau ramoneur, puis serviteur à Romorantin, mousse en Italie, décrotteur dans un hôtel de Chambéry, et tout ceci avant l’âge de seize ans ! Sensible et charmeur, féru de liberté, optimiste, poète à ses heures, débrouillard mais honnête, il représente une sorte de Gavroche savoyard, qui a su profiter de toutes les occasions offertes plutôt que de se laisser exploiter par des adultes. La seconde partie de ses Mémoires, qui ne fut éditée qu’en 1870 (la première partie avait paru dès 1846), raconte ses aventures autour du monde, et particulièrement en Amérique du Sud, puis sa carrière d’imprimeur et de militant ouvrier à Paris. Cet ouvrage, au style agréable, possède une vraie valeur littéraire ; mais il est probable que de nombreux épisodes ont été “arrangés” ou édulcorés, pour en relever l’intérêt ou pour masquer quelques indécences.
  9. Genoux, Mémoires d’un enfant de la Savoie, 1983, p. 38.
  10. Genoux, Mémoires d’un enfant de la Savoie, 1983, p. 41.
  11. Genoux, Mémoires d’un enfant de la Savoie, 1983, p. 38-39.
  12. Genoux, Mémoires d’un enfant de la Savoie, 1983, p. 4.
  13. Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, vol. IV.
  14. Pierre Loti, « Vacances de Pâques », in Figures et choses.
  15. Henri Lamendin, Petites histoires de l’art dentaire d’hier et d’aujourd'hui : anecdodontes, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 124.
  16. Genoux, Mémoires d’un enfant de la Savoie, 1983, p. 4.
  17. Fénix, Histoire passionnante de la vie d’un petit ramoneur savoyard, 1981, p. 73 ; Genoux, Mémoires d’un enfant de la Savoie, 1983, p. 40-41.
  18. Charles Dassoucy, Aventures burlesques, Paris, Garnier frères, 1876, p. 94-100.
  19. Alexandre Guiraud.
  20. Pontbriand, Projet d’un établissement déjà commencé pour élever dans la piété les Savoyards qui sont dans Paris, p. 17-21 (il précise que six catéchismes d’une centaine d’enfants « seraient suffisants pour instruire tous les Savoyards qui sont dans Paris ») ; p. 7. – La population de Paris était alors d’environ 600.000 personnes.
  21. Prison située au sud de Paris.
  22. Roger Peyrefitte, Voltaire : sa jeunesse et son temps, vol. 2, Paris, Albin Michel, 1985, p. 237.
  23. C’est sur la place de Grève, à Paris, qu’avaient lieu les exécutions capitales.
  24. Voltaire, Correspondance complète, t. 1, Paris, Gallimard, 1968.
  25. Arcadie, n° 257, p. 276-277. – Peyrefitte, dans Voltaire et Frédéric II, vol. 1, Paris, Albin Michel, 1992, p. 85-86, donne une version un peu différente de cette pièce, que Voltaire aurait d’abord faussement attribuée à Lériget de La Faye.
  26. Voltaire, « Amour nommé socratique », in Dictionnaire philosophique, 1764, rééd. 1769.
  27. Maurice Lever, Les bûchers de Sodome : histoire des “infâmes”, Paris, Fayard, 1985, p. 288-290, 307 ; Peyrefitte, Voltaire : sa jeunesse et son temps, vol. 2, p. 214-220, 237-244. – En ce qui concerne les détails de la vie de Desfontaines, Lever fait trop de crédit à Voltaire et donne plusieurs indications erronées. Peyrefitte, plus précis, corrige plusieurs de ses erreurs.
  28. Raccrocher : draguer.
  29. Lever, Les bûchers de Sodome, 1985, p. 307.
  30. Lever, Les bûchers de Sodome, p. 345-346. – Ce texte, comme ceux qui lui font suite, est la transcription exacte en style direct, par Maurice Lever, de la déposition de Thomas Vaupinesque, notée par le greffier en style indirect. L’instruction du procès de Deschauffours dura du 16 juillet 1725 au 16 mai 1726 : il reconnut finalement avoir sodomisé de nombreux garçons, dont certains avaient été violés, en avoir prostitué ou vendu d’autres – ceci pendant sept ou huit ans (il aurait eu plus de deux cents clients, essentiellement des nobles français ou étrangers) –, avoir assassiné un enfant d’une dizaine d’années, avoir fait châtrer un jeune homme, etc. Les pièces de ce procès sont conservées à la Bibliothèque Nationale (Manuscrits, fonds français 10970, 530 pages).
  31. Lever, Les bûchers de Sodome, p. 346-347.
  32. Lever, Les bûchers de Sodome, p. 347.
  33. Lever, Les bûchers de Sodome, p. 347-348.
  34. Lever, Les bûchers de Sodome, p. 348-349.
  35. Peyrefitte, Voltaire et Frédéric II, vol. 1, p. 241. – Peyrefitte commente ainsi cette énumération : « Le duc de Gesvres, grand et petit ami de M. le Duc, était un des plus célèbres chevaliers de la manchette [homosexuel, dans le jargon de l’époque] et M. d’Avoust un des plus honorables ». Cela permet de supposer que Pontbriand, cité en troisième lieu, avait les mêmes mœurs que les deux premiers. Il n’y a là aucune certitude, mais l’innocence de l’abbé de Pontbriand n’est pas aussi évidente qu’on pourrait le croire à première vue.
  36. R.-F. du Breil de Pontbriand, Progrès de l’établissement commencé depuis peu pour les Savoyards qui sont dans Paris : seconde partie, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1737, p. 14-15. – Au XVe siècle, le mot “ramoneur” avait un sens obscène (organe qui “ramone” une femme). Puis il a remplacé, peu à peu, l’ancien “ramoneux”, nom de l’ouvrier. C’est sans doute pour éviter cette équivoque sexuelle que l’abbé de Pontbriand emploie plutôt le terme générique de “frotteurs”.
  37. Peyrefitte, Voltaire et Frédéric II, vol. 1, p. 241-242. – Selon son propre témoignage dans le Projet d’un établissement déjà commencé pour élever dans la piété les Savoyards…, imprimé en juillet 1735, Pontbriand aurait eu pour la première fois l’intention de s’occuper des petits Savoyards « il y a trois ans », c’est-à-dire vers 1732. Peyrefitte anticipe de plusieurs années son action en la situant dès 1725, au moment de la seconde incarcération de Desfontaines. Il semble donc que celui-ci ait eu quelque autre motif de connaître Pontbriand. Ou alors il faut croire que l’intérêt de Pontbriand pour les ramoneurs était beaucoup plus ancien qu’il ne l’a reconnu dans ses ouvrages, et peut-être d’une tout autre nature… Il est possible que l’abbé, sous une influence que nous ne connaissons pas et après une vie dissolue, se soit converti vers 1730, ce qui expliquerait à la fois ses accointances antérieures avec Desfontaines, et son action ultérieure d’évangélisation auprès des Savoyards.
  38. Pontbriand, Projet d’un établissement déjà commencé pour élever dans la piété les Savoyards…, p. 22 ; Progrès de l’établissement commencé depuis peu pour les Savoyards…, p. 22.
  39. Pontbriand, Progrès de l’établissement commencé depuis peu pour les Savoyards…, p. 24-25. – En 1739, l’abbé de Pontbriand fit paraître chez le même éditeur un troisième tome, intitulé Suite du progrès de l’établissement pour l’instruction de tous les enfans et de tous les ouvriers des rues de Paris…
  40. Outre le patois savoyard, qui s’apparente à l’arpitan (ou francoprovençal), le milieu des ramoneurs avait son jargon très particulier : le tarastiu – prononcer “tarachtiou” (Lathuraz, Les farias). Voir aussi Fénix, Histoire passionnante de la vie d’un petit ramoneur savoyard, 1981, p. 61, 70.
  41. On a reproduit ici, à dessein, les hésitations et les réticences verbales qui apparaissent dans le texte enregistré lors de l’interview de Robert Lathuraz. Si les choses ne peuvent décemment se dire, on comprend cependant de quoi il retourne…
  42. Genoux, Mémoires d’un enfant de la Savoie, 1983, p. 56-59 :
    « Cette prison était une salle de trente mètres de longueur sur douze à quinze de largeur, garnie, dans toute son étendue et des deux côtés, d’un lit de camp semblable à ceux des corps de garde. Elle pouvait contenir trois cents prisonniers. Là étaient enfermés tous les repris de justice, les malfaiteurs, les vagabonds arrêtés durant les trois jours précédents. Fange, propos cyniques, blasphèmes, tout ce que l’on peut concevoir de plus abject se trouvait là dans sa laideur, dans toute sa nudité. On eût même dit qu’il y était de rigueur, de bon goût, de posséder tous les vices. Celui qui ne les avait pas devait les singer. […] Il y avait trois jours que je croupissais dans ce cloaque, quand l’autorité prit enfin le parti de me caser. »
    On imagine ce qu’a pu endurer un joli garçon de onze ans dans cette ergastule.
  43. Genoux, Mémoires d’un enfant de la Savoie, 1983, p. 109.
  44. Fénix, Histoire passionnante de la vie d’un petit ramoneur savoyard, 1981, p. 88-89.
  45. Benjamin Britten, The little sweep, op. 45, 1949 ; Humphrey Carpenter, Benjamin Britten : a biography, London, Faber and Faber, 1992, p. 273-277.
  46. Lever, Les bûchers de Sodome, p. 335-367.
  47. Dennis Drew, Jonathan Drake, Boys for sale : a sociological study of boy prostitution, New York, Brown Book Company, 1969, p. 34 (trad. BoyWiki).
  48. Sur l’initiation pédérastique chez les Indo-européens, on consultera en particulier les deux ouvrages de Bernard Sergent, L’Homosexualité dans la mythologie grecque, Paris, Payot, 1984, et L’Homosexualité initiatique dans l’Europe ancienne, Paris, Payot, 1986.
  49. Émile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, t. 2, Paris, Éd. de Minuit, 1969, p. 85-88 ; Jean Markale, Les Celtes et la civilisation celtique : mythe et histoire, Paris, Payot, 1988, p. 160, 166, 275 ; Sergent, L’Homosexualité dans la mythologie grecque, p. 85-86 ; Sergent, L’Homosexualité initiatique dans l’Europe ancienne, p. 190-191.
  50. Mme de Sévigné, Lettres, 8 mai 1676 :
    « Le chevalier de Buous vous porte un éventail que je trouve fort joli : ce ne sont plus de petits amours, il n’en est plus question ; ce sont de petits ramoneurs les plus jolis du monde. »
  51. Alexandre Guiraud, Élégies savoyardes, Paris, C.-J. Trouvé, 1823 ; Poëmes et chants élégiaques, Paris, A. Boulland, 1825 ; Le Petit Savoyard, Paris, A. Lemerre, 1897. À notre époque, on peut citer un petit roman pour enfants de Marie-Christine Helgerson, Dans les Cheminées de Paris, Paris, Flammarion, 1985, qui retrace avec assez de fidélité la condition des ramoneurs à la veille de la Révolution.
  52. Victor Hugo, Les Misérables, I, II, chap. XIII. – Contrairement à l’imagerie populaire, relayée ici par Hugo, l’enfant ne venait pas de Savoie avec sa marmotte ; on lui en confiait une sur place, à Paris :
    « Il n’y avait pas de ramoneur qui partait d’ici avec une marmotte sur l’épaule ! […] La marmotte, c’était un animal que les Parisiens ne connaissaient pas : ils n’étaient jamais allés en montagne. Alors une marmotte, cet animal qui hiberne pendant tout l’hiver !… C’était comme le petit montreur d’ours : c’était une façon de faire du profit comme une autre, et de mendier ; et de favoriser la mendicité. Alors, au gosse, on lui mettait une marmotte, et allez ! dans le coin de rue, et puis il montrait sa marmotte. » (Lathuraz, Les Farias)
  53. Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, « Monnaie », « Pied », in Dictionnaire des symboles : mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris, Robert Laffont, Jupiter, 1969.
  54. Dans « La Vie amoureuse de Jean Valjean » (in Contes cuistres, Lausanne, L’Âge d’homme, 1987, p. 127-143), Pierre Gripari évoque sur le mode humoristique une homosexualité supposée de Jean Valjean :
    « Une dernière fois, sur la grand’route, l’homme se conduit comme un salaud, et vole un petit garçon (après l’avoir ou non violé, nous ne le saurons jamais). »
    Pince-sans-rire, Gripari conteste avec le plus grand sérieux le « témoignage » du dessinateur Gotlib, selon lequel Jean Valjean, après avoir aidé Cosette à porter un seau d’eau trop lourd pour elle, se serait « fait payer par elle en nature, en l’induisant à pratiquer sur lui une certaine opération, difficile à désigner dans des termes honnêtes, mais pour laquelle nous disposons du mot latin fellatio. […] À l’extrême rigueur nous admettrions que Jean Valjean ait pu se faire faire l’opération susdite par Petit-Gervais, pour le voler ensuite. »
    Gripari opine cependant qu’en règle générale « Jean Valjean aime les hommes, les jeunes hommes, mais il dédaigne les petits garçons. »
  55. Il est étonnant qu’un si beau sujet d’étude ait échappé au psychiatre pédéraste Morris Fraser, dans son ouvrage The Death of Narcissus (London, Secker and Warburg, 1976), où il répertorie et analyse les personnages symboliques de la pédophilie dans les grandes œuvres littéraires.
  56. Sur l’archétype de l’enfant, outre le livre de Morris Fraser, on consultera avec profit l’étude de Charles Kerényi « L’Enfant divin », et celle de Carl-Gustav Jung « Contribution à la psychologie de l’archétype de l’enfant », dans leur ouvrage commun Introduction à l’essence de la mythologie, Paris, Payot, 1980.
  57. Michel Tournier, Le Vol du vampire : notes de lecture, Paris, Mercure de France, 1981, p. 181.
  58. Chevalier, Gheerbrant, « Genou », in Dictionnaire des symboles.
  59. Chevalier, Gheerbrant, « Cheminée », in Dictionnaire des symboles.