L’Élu – Chapitre II

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Chapitre II


Comme sur notre place Pigalle, mais avec la fière allure des végétaux maintenus dans la zone attiédie hors laquelle pâlissent leurs feuillages anémiés, Pierre vit arriver les modèles, les ciociari. Là-bas, à Paris, minables épaves égarées parmi nos boues ; dans la splendeur ambrée de Rome, misérables mais glorieux types de beauté, modèles d’élégance rude et sans apprêt, inconsciente, désinvolte et superbe comme les héros de l’Acropole… Jeunes filles, jeunes hommes, femmes, gamins ou vieillards, ils descendaient, dans leurs hardes polychromes, solitaires ou par groupes, corolle unique ou touffe rutilante de couleurs vives. Fleurs ils étaient, même devant les gerbes magnifiques habilement disposées en étalages serrés à la base des degrés fauves de la Trinità de’ Monti, devant la Barcaccia où Pierre se grisait de leurs parfums et de la grâce légère qui de toutes parts issait de l’amphithéâtre vermeil.

Les ciociari arrivaient par la via Sistina qui relie Santa-Maria-Maggiore, leur quartier général, aux terrasses supérieures de la Trinità de’ Monti et à celles toutes proches de la Villa Médicis et du Pincio. Avec une nonchalance parée de quelque noblesse l’un d’eux se montre et descend ; d’autres suivent. Celui-ci a dix-sept ou dix-huit ans. Éphèbe robuste, la jeune architecture de son corps s’enferme, pour le torse sinueux, dans une chemise de grosse toile dont la blancheur se plaît aux chaudes carnations de la nuque et du cou ; un gilet, qui fut de velours bleu, mal dissimule son délabrement sous une veste courte, vert bouteille d’une nuance décolorée, qui fait valoir merveilleusement la culotte de velours rubis, carmin épuisé, dans la pourpre duquel le soleil a longtemps mordu de ses dents brûlantes en lui abandonnant de son éclat, de sa chaleur et presque de sa majesté, tant les cuisses du jeune gars et ses hanches sensuelles paraissent d’une olympienne et durable beauté… Il descend lentement, les yeux fixés au loin, guetteur… L’exquise harmonie de son corps bien formé magnifie ses belles attitudes et rehausse le bariolage puissant des loques collées à ses membres pleins de sève… Il descend, pas à pas, sans heurts. Des lanières de cuir se croisent autour de ses chevilles et montent de ses ciocie, mi-sandales, mi-brodequins, jusqu’à ses mollets énergiques aux rondeurs qui se dilatent suivant la marche sous l’épais tricot des chausses bleues ou rouges. De grands cheveux bruns, sur son front et sur l’ovale sévère de son visage, tombent d’un feutre où se débattent les feux de juillet et les averses de mars sous la garde cavalière d’une plume érigée de plusieurs rubans hauts en couleur.

Le jeune homme a des yeux voilés d’ombres mélancoliques, une bouche ardente, rouge de sensualité. Et le doux éclat de ses prunelles, le pli dédaigneux de ses lèvres, mieux que ses vêtements éblouissants, le rejettent hors de notre monde faux et composé dans ce monde qui n’est plus, où rien ne primait le paganisme riant et sans inquiétude, les joies faciles et souveraines de la chair…

Et c’est, dans les tonalités amorties des grenats, des bleus, des céladons, des ocres vives, des jonquilles et des vermillons, dans le linge écru des chemises et l’outremer des jambes nerveuses lacées de cuir fauve, dans le noble encadrement des chevelures ébouriffées, une apparition d’humanité superbe et bien au-dessus de nos raffinements sans grandeur. Tels que Pierre les voit, ces ciociari, rudes et archaïques, gracieux et félins, voluptueux ou paisibles, la préciosité mesquine de notre civilisation lui paraît singulièrement factice et misérable auprès de leur quiétude abandonnée aux inéluctables destinées sur quoi continuent peut-être de veiller ces dieux indulgents dont nous avons renversé les autels !

Devant lui une averse de soleil inonde cette muraille dont chaque moellon est une gerbe de fleurs scellée à d’autres par des joints de feuillages : pensées à l’œil de cyclope velouté de mauve, d’écarlate ou de noir ; marguerites blanches au cœur d’or moulu ; marguerites d’or au cœur de sang noir ; œillets aux cent nuances ; roses aux longues tiges aristocratiques dont les pétales en boule laissent tomber la tiédeur de lourds parfums ; résédas, lilas, anémones et mimosas ; arums monstrueux au long sexe d’albâtre cunéiforme que féconde de pollen l’inlassable érection d’un phallus d’or ; bottelées de violettes délicates et de mièvres myosotis avec, crénelant le faîte de ces murailles clouées de rouges soucis en cuivre, les soieries retombantes lamellées d’opale et de nacre des iris nonchalants.


Las ! déjà, de belles filles, comme à Paris, ont rejeté les vêtements étranges et les coiffes gracieuses des montagnes de la Sabine où demeurent, en attendant l’émigration assassine, leurs sœurs de Sarracinesco, d’Anticoli, de Subiaco, d’Allatri, de Capranica ou de Rovignano… et la ragazzina jolie n’est presque plus qui s’efface devant la fille commune.

Las ! Les jeunes hommes pittoresques dans leur jeunesse sans combats, veules un peu et vivant tant bien que mal de leur corps, envient le souteneur habillé de vestons aux coupes britanniques, et tirant loyer du corps d’autrui… et le ragazzo brun et joueur, riant et effronté n’est plus !

Lui ne connaît sa beauté que pour la souiller. Elle rêve chapeaux tapageurs. Elle a délacé le corsage de velours éclatant qui contient – avec quelle grâce ignorée de nos orthopédies modernes ! – la chemisette, gousse un peu dure, où finissent de s’épanouir librement les jeunes seins. Elle a défait la robe demi-longue, et dénoué l’étroit tablier de la laine bariolée. Et les broches de pacotille, les bracelets de doublé mal incrustés de strass menteur ont chassé les fibules d’or et les pendants d’argent, les vieux bijoux d’amples contours et de charme sévère. La rue des Gravilliers clame sa victoire sur les divines parures des Étrusques et tantôt l’ignominie de la pute matriculée effacera jusqu’au souvenir de l’adorable canéphore…

Et de la pitié sourd, mouillée de pleurs, à voir ce jeune peuple encore très joli, où de la joie seule voudrait sourire, heureuse et soleillée.


Aussi comme Pierre veut dissiper la vision de ce qui sera pour ne voir que l’enchantement de Rome vivante encore dans cette Italie lumineuse d’où toute poésie prit l’essor, et, dans Rome, la simplicité inoubliable et pénétrante de cette place d’Espagne, cirque vermeil devant les degrés éblouissants de la Trinità de’ Monti et les proches verdures du Pincio dont les rameaux semblent bruire encore des gloires douces ou tumultueuses de la ville assise devant leur lenteur balancée, entre le Pincio, le Palatin, le Janicule et le Vatican.

L’enchantement ! Si de l’amour pouvait, de tout cela, jaillir et ajouter aux rutilances du soleil, aux arômes des fleurs, à la jeunesse du printemps l’éclat de sa jeunesse, l’arôme de son avril et la fleur de sa chair adolescente…

L’enchantement ! Depuis les pavés roses aux durs cahots jusqu’aux dalles rongées de lumière, là-haut, sur les paliers où des bambous et des palmiers se penchent, depuis la Barcaccia jusqu’à l’obélisque qui pointe entre les tours carrées de l’église, quelle subtilité de nuances endormies dans l’ombre nette des toits en auvent, quelle effervescence de coloris divers, distincts comme les notes d’un carillon et comme elles harmonieusement liées en un chant qui pénètre l’âme par tous les pores dilatés et avides de plus de joie encore, de plus de joie toujours…

Elle est là, cette joie ; incomplète ; mais elle est là. Pierre s’en émeut. Elle est là, non pas sournoise et maladive, mais saine et franche. Cette gamine la tient dans ses yeux, qui vient importuner le jeune homme et retourne, affairée et jamais lasse pourtant, offrir aux passants ses menus bouquets de blêmes violettes de Parme, d’œillets fripés et de pensées à l’œil cillé de velours. Ce gamin en déborde, piccolo ciociaro, dont les mains audacieuses, l’œil élargi dans le visage éveillé, la bouche, blessure victorieuse et qui chante, supplient, offrent, imposent le bouquet de giroflées, d’anthémises, de pâquerettes. Il est ici, le bambino joliment costumé, puis tôt là-bas ; le voilà qui revient, se faufile entre deux voitures, glisse sous les chevaux tandis que ses bras hardis et vigoureux déjà, en un geste ravissant de grâce et d’espièglerie, élèvent ses gerbes minuscules. Et dans le creux de sa main son éventaire de printemps répète l’ineffable jeunesse de ses yeux veloutés et les corolles épanouies de ses lèvres… Cependant que la nonchalance dédaigneuse des grands – les jeunes hommes, les vieux et les matrones – se désintéresse de l’âpreté joueuse, des courses cent fois recommencées et des offres cent fois repoussées, mais que le moindre soldo jeté dans une menotte sale vite fait oublier. À peine daignent-ils intervenir si, d’une victoria, une pièce de monnaie s’égare entre la mêlée turbulente et met en conflit bruyant filles et garçons, cheveux épars, poings érigés, cris caressant dans le vol des chapeaux empennés, des fleurs écrasées emmi la turbulence adolescente en bataille sous le ciel bleu du matin qui sur elle étend la sérénité pâle de ses ondes frangées d’or.


Sur de vieux bronzes prisonniers des campaniles ajourés immobiles autour de la place d’Espagne, des marteaux chevrotants, neuf fois, en tremblant, font leur meâ culpâ. Des sonneries aux timbres passés et caducs répondent ; et c’est, dans l’air heureux et limpide, le chant métallique et monotone des cloches.

Neuf heures ! Pierre veut se souvenir enfin du rendez-vous et que Jean Bérille l’attend à l’Académie de France… Le souvenir revit en lui, gai et coloré comme la marmaille qui se chauffe au soleil, de ce Jean Bérille, charmant rêveur d’antan… Lorsque Jean était gamin, lui, Pierre, était presque enfantelet. Jean demeure très joli aussi dans son souvenir, le Jean de la « balle au chasseur » collégien de seize ans passés qui était amoureux de quelque chose et aurait bien voulu que ce fût de Pierre… Aussi, pour l’amour de cela, Pierre en quittant la Barcaccia consent à prendre des petites pattes sales d’un ciociaro de treize ans – qui est bien, dans sa culotte de velours bouton d’or, sa veste héliotrope et sa ceinture écarlate, le plus mutin de tous les petits ciociari – un bouquet de pensées que l’enfant met, en lui souriant, hors la pochette du veston de son client. Un autre gamin a vu qui arrive avec des fleurs aussi et prétend être le cousin du premier. Comment refuser aussi son bouquet à ce petit cousin en culotte de velours réséda et veste amarante ? Et le petit drôle a des mollets tellement têtus dans ses chausses bleues que ses beaux yeux enjôleurs sous les boucles soyeuses de sa chevelure, sont comme d’un angelot qui serait diable aussi, beaucoup…

Pierre traversa le mur fleuri et gravit les premières marches de l’escalier abîmé sous le soleil. Une ragazza, deux ragazze, trois, quatre ragazze se précipitent avec des fleurs que, très effrontées, plus effrontées que les suppliants petits bambini, elles mettent dans le gilet, dans les poches et jusque dans les manches de Pierre. Pierre a eu tort d’accepter encore les offres de ces filles. Tous les ragazzi et les ragazze et les bambini accourent ainsi que, aux Tuileries, une trôlée de moineaux au-devant d’une mie de pain. Pour s’en débarrasser Pierre lance au loin quelques sous ; par quoi il s’assure que le charme de sa personne n’est pour rien dans l’accort empressement des filles et l’impertinence engageante de certains garçons. Arrivé sur le premier palier, assailli de nouveau, la netteté de son refus fait tomber l’enthousiasme des quémandeurs en retard. Il se détourne ; la dégringolade des marches au-dessous de lui le ravit. Coiffant les maisons d’en bas, déjà, de lointaines toitures découvrent la bure vétuste et rouillée de leurs tuiles. Pierre adore cette couleur, cette vieillerie, le démantèlement de quelques masures très pittoresques et, tout à ses pieds, l’or fauve des degrés, les fleurs, les filles, les jeunes hommes éblouissants de couleur et de charme lumineux et blond – et, limpide, l’eau gazouillante de la Barcaccia

… Si de l’amour pouvait, de tout cela, jaillir et ajouter aux ondoiements du soleil, aux fleurs embaumées, à la mutinerie délicieuse du printemps – la clarté de beaux yeux, la grâce accueillante d’un geste, et l’arôme de lèvres adolescentes épanouies dans un jeune sourire !…

« Est-ce joli ! » pense en lui-même Pierre ravi dans son âme tellement accessible à toute beauté que des larmes lui viendraient aux yeux pour ce rayonnement qui l’illumine… et pour l’inutilité de ce rêve d’amour ! « Est-ce joli ! »

Pourquoi inutile, Pierre ?

Alors, comme il regardait le chaos des bicoques penchées sur un jardinet au-dessus de la place Mignanelli, une voix encore, auprès de lui, d’un être qu’il n’a vu ni monter ni descendre, qui était là – offre des fleurs. Instinctivement Pierre repousse l’offre lassante à la fin ! Mais comme on n’insiste pas du tout, il s’étonne, se retourne et voit là, sous ses yeux, si parfait que jamais son imagination vagabonde n’avait rien rêvé de semblable, un jeune page de Belle-au-Bois-Dormant qui, tombé parmi nous des enluminures d’un missel, aurait vêtu de pauvres hardes son étincelante beauté pour n’être pas reconnu et accomplir plus aisément les messages de sa belle maîtresse…

L’adolescent était habillé de pièces disparates, d’un mauvais pantalon noir élimé, d’un gilet aux boutonnières rompues ; ses épaules élégantes s’abîmaient emprisonnées dans l’étau d’un méchant veston beige trop étroit. Les vieilles bottines sans boutons qui le chaussaient étaient encore trop grandes et décelaient la grâce menue de ses petits pieds. Comme une certaine recherche persistait dans la détresse de ces choses, Pierre devina aussitôt qu’elles n’avaient pas été empruntées, mais que la misère et surtout – oh ! Pierre fut navré de cette certitude – l’absence d’un être aimé sœur ou mère étaient causes de leur désolante tristesse. Il n’avait pas la tête coiffée d’un chapeau, comme les ciociari, mais une course affolée de boucles presque blondes charriait de l’or sur son jeune front… Pierre demeura une minute immobile, extériorisé, bien que les yeux fixés sur le page florentin. Ce que voyant, l’adolescent osa proposer à nouveau ses petits bouquets d’un sou puisque le forestiere ne le repoussait plus… Et Pierre sentit que l’enfant le considérait sans effronterie mais avec une sorte de confiance apeurée avec, aussi, dans ses yeux bleus adorables, deux perles brillantes contenant de l’espoir… Autant que Pierre put en juger, il avait seize ans peut-être embellis du surplus de quelques mois. Toute son attitude exprimait la confusion d’un aussi modeste métier, l’inexpérience de l’exercer et la gêne que lui imposait l’obligation de gagner quelques sous sur la vente de ses humbles petites fleurs… en outre il souffrait visiblement d’être confondu avec la trôlée de marmailles campées comme dans une citadelle conquise au milieu de la place et de l’escalier monumental. Il cachait sa honte dans un petit coin ; et Pierre s’imaginait que, s’il l’eût rudoyé, l’enfant aurait été capable de pleurer tout seul, silencieusement, en regardant passer aussi celui-là… Combien devaient passer à qui l’enfant très mignon demandait en vain l’aumône d’un sou !…

Tandis que Pierre marchandait – il eût vidé l’or de sa bourse pour l’amour d’elles dans les petites mains d’une délicatesse inouïe qui lui offraient des fleurs – il regardait cette vision magnifique et l’invraisemblable beauté de ces yeux dans la tristesse simple de cette apparition… Il avait seize ans ; sa voix était blonde… elle avait seize ans aussi.

— … Oh ! non, signor, ce n’est pas cher !

— Et celui-ci ?

— Un soldo aussi, signor…

— Je préfère le premier.

— Al suo commodo, signor.

— Comment appelles-tu, piccolo mio… – Et Pierre se reprenait – Comment appelez-vous ces fleurs ?

L’enfant étonné regardait Pierre avec ses beaux yeux bleus, foncés comme du velours et clairs aussi comme du ciel, dans son jeune visage extrêmement pâle et mat, et d’une si troublante expression de fatigue.

— Mais – il dit : monsieur, cette fois – ce sont des violettes, monsieur.

— Et celles-ci ?

— Mais celles-ci, monsieur, ce sont des pensées… Et sa voix contenait des intonations d’une grisante mélodie… Il ne comprenait pas, apparemment, qu’un jeune homme aussi distingué que Pierre pût ignorer le nom de ces fleurs communes ; et le mystère de ces interrogations le troublait un peu. Cela était visible à ses yeux inquiets et à ses lèvres… Ses lèvres étaient des conques fragiles et fraîches où tenait un océan de grâce et de jeunesse ; et Pierre les entendait bruire à ses oreilles, attentives comme bruit la plainte éternelle de la mer…

— Prenez trois bouquets pour deux soldi, s’il vous plaît, monsieur…

— Mais il m’en faut davantage, mon petit homme !

Et Pierre sentait que toute son âme frappait les parois fragiles de ses tempes rien qu’à voir, sur le front précieux de l’éphèbe tout neuf, des boucles de cheveux châtains frottés d’or se relever comme avec orgueil, puis se pencher d’un côté comme avec tendresse et retomber sur un de ses yeux de saphir étoilé pour répandre sur ces yeux des caresses ambrées dont il parut à Pierre que le monde se remplissait à mesure que, les regards fixés aux regards inquiets du petit mendiant, il s’immobilisait sous l’emprise de sa beauté…

— Alors, monsieur, vous pouvez en prendre comme il vous plaira pour le prix que vous voudrez bien.

L’enfant attendait, lente à venir, la décision de Pierre. Pierre était absorbé ; il regardait non pas les fleurs qui avaient cessé d’être fleurs auprès des oreilles mignonnes du jouvenceau, mais sa chevelure autour de ces oreilles pressée qui le faisait beau comme une réincarnation de l’Éros antique… L’enfant se pencha pour choisir lui-même dans une pauvre petite corbeille posée à ses pieds, les humbles bouquets d’un soldo ; et c’était très compliqué ce choix qui mêlait ses doigts longs, blancs et fuselés aux feuillages des marguerites et des violettes, c’était très compliqué parce qu’il voulait trouver les plus beaux et que les plus beaux avaient encore un petit air bien malheureux quoique les fleurs en fussent d’une fraîcheur incontestable. Pierre se penchant à son tour se rapprochait ainsi de lui. Il vit son cou de chair souple et ferme, d’un modèle aussi pur que celui des madones de Raphaël, contenu dans la chemise trop large, de sorte que ses épaules tièdes et très pâles laissaient voir à Pierre comment elles étaient, dans leur intimité, joliment rattachées aux courbes déliées qui les unissaient au cou duveté d’or sur la nuque ambrée. De même les poignets de sa chemise étaient usés, de façon que ses bras, ainsi que deux bijoux d’ivoire, livraient très haut leur juvénile rondeur. Et le petit mendiant sentait les fleurs par tout lui.

— Alors vous en prenez cinq, monsieur ? – Et comme on n’avait jamais acheté cinq bouquets d’un seul coup au joli gamin, il ne put contenir un très naïf et très étonné et presque honteux ; c’est beaucoup ! – craignant de voir qu’ainsi on voulût lui faire l’aumône…

Ses yeux adolescents scrutaient Pierre et lui versaient dans les yeux tout le ciel d’un beau soir d’été, tout le ciel avec les étoiles. Et le tour adorable de ses yeux puérils et fatigués, un peu seulement – pour qu’ils en soient plus beaux – était, à la naissance des joues charmantes, nacré comme un clair de lune qui pâlit ; son menton clair achevait l’ovale innocent, pas très innocent – et fier de son visage dans un sourire où Pierre vit tant de sympathie prête à s’avouer et se contenir soudain dans une telle attitude de tristesse résignée que le regard douloureux de l’adolescent lui meurtrit le cœur, en se croisant avec le sien.

— … Oui, je prends cinq bouquets. Combien cela fait-il ?

— Eh bien ! ce sera quatre soldi, monsieur.

L’enfant voyant l’hésitation de son client ajouta pour l’engager, tremblant qu’il réduisît encore son maigre bénéfice, et s’efforçant de lui sourire :

— … Mais les fleurs sont bien jolies, monsieur, ce n’est pas cher… je vous assure…

De ses minces doigts élégants il fourrageait les pétales des bouquets déjà en train de se faner au soleil, pour leur rendre l’éclat qui allait se mourant.

Pierre écoutait sans lassitude cette voix harmonieuse ; elle lui paraissait si bien avoir seize ans ! Il eût voulu en prolonger le charme exquis ; mais outre que son rendez-vous le lui interdisait, aucun moyen raisonnable ne s’offrait dont il pût user pour satisfaire son désir…

Le petit marchand de fleurs donna ses bouquets – les tiges en étaient tièdes de la tiédeur de ses doigts – et attendit que Pierre eût trouvé de l’argent dans sa poche pour tendre sa main. Il avança cette main merveilleuse dont Pierre avait tout de suite admiré la finesse. Sa première pensée avait été de la remplir d’or, de quelques pièces d’or, d’une pièce d’or au moins, mais il craignait d’être inconvenant. Le jeune garçon paraissait dans une situation si exceptionnelle et mystérieuse qu’il eût craint de le blesser ; et d’ailleurs en ces quelques minutes de marchandages Pierre se sentait incapable d’aucune suite dans les idées. Il pensa seulement que le petit malheureux n’ayant pas encore étrenné, se trouverait dans l’impossibilité de lui rendre aucune monnaie, mais que toutefois la pièce offerte ne pouvait avoir une trop grande valeur sans risquer de la voir refuser. Il tendit au jouvenceau une pièce de deux lire :

— Hé ! monsieur, je ne peux pas vous rendre de monnaie.

L’enfant voyait déjà ses cinq petits bouquets à quatre sous lui rester pour compte… Ses yeux admirables se fermèrent douloureusement comme pour écarter de lui cette appréhension terrible. Mais Pierre :

— C’est bien, mon petit, tout est pour vous.

« Mon petit » ressentit une joie visible corrigée de quelque honte. Pierre s’en aperçut, et, très gentiment :

— … Je vous prendrai des fleurs un autre jour en passant, n’est-ce pas ?

Et ses bons yeux, à Pierre, suivirent, en s’éloignant à regret, la vision ravissante du mendiant si joli… Il venait de faire à peine quelques pas qu’une sorte d’invincible force le repoussa vers le gamin. Comme s’il n’avait pas eu son cœur prêt à se rompre d’abandonner là, sur les pavés hostiles aux malheureux, cet adolescent très charmant et très fin, avec une négligence qui refoulait mal son inquiétude il l’interrogea :

— Comment vous appelez-vous, mon petit ami ?

L’enfant intéressé d’abord parut craindre beaucoup cette intrusion d’un étranger dans sa pauvre existence navrée. Pourtant il répondit :

— Luigi, monsieur.

— Mais, petit Luigi… votre autre nom !

— …

— … Le nom de votre papa ?

— J’aime mieux ne pas le dire, monsieur.

— … De quel pays êtes-vous ?

— De Palerme, monsieur.

Puis, comme s’il eût voulu corriger sa réserve, sa méfiance vis-à-vis d’un jeune homme aussi gentil et distingué que Pierre dont la bienveillance affable et confuse un peu, par cela plus délicate, ne lui avait pas échappé, le page florentin continua :

— Vous êtes Français, monsieur ?

— Pourquoi le supposez-vous, joli petit Sicilien ?

Le « joli petit Sicilien » hésita une seconde, puis, très bas, regrettant cette affirmation qu’il lui fallait expliquer mieux que par l’emploi d’une langue communément en usage chez un grand nombre d’étrangers, en laissant monter à ses joues ravissantes une buée rose tôt évanouie, il expliqua, bien intimidé :

— … Parce que les Français ne sont pas comme les autres…

Pierre comprit sur-le-champ, et que cette statuette fragile d’éphèbe au seuil candide encore de l’adolescence avait reçu de lévites sacrilèges un encens qu’il n’agréait pas. Le jeune homme n’en voulut rien laisser paraître et offrit deux lire encore pour ce compliment ; le petit marchand de fleurs refusa, mais avec un regard et un geste qui faillirent arracher à Pierre les sanglots demeurés suspendus à ses yeux ; l’adolescent lui tendit en souriant un autre bouquet… Pierre le reçut, serra les doigts du jeune garçon et se sauva rapidement vers la Villa Médicis.


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