L’Élu – Chapitre XI
Chapitre XI
Le matin, de très bonne heure, le soleil lamine à travers les volets, dans la pénombre bleue de la chambre, des feuilles d’or sur lesquelles dansent lentement des poussières capricieuses. Pierre s’est levé vite.
De la rue montent des clameurs assourdissantes. Ce sont les petits laitiers juchés sur une mauvaise carriole plate chargée de paniers d’où émergent des quantités de fiaschi pleins de lait. Les galopins crient leur marchandise et modèrent d’un gémissement guttural le trot paisible cependant de leur mule. Ah ! les petits hurleurs ! quel vacarme ils font dans leur gosier de treize, quatorze ou quinze ans qui jongle avec des éclats de voyelles et les lance haut dans la rudesse de leur chant matinal.
Mais aussi quel soleil ! dès que Pierre écarte ses volets. Quel soleil inonde la chambre blanche et vient, entre les tapis, se jouer sur le dallage des marbres de couleur ! Ces rauques mélopées, cette atmosphère d’or, c’est Rome ; c’est, toute proche, la place d’Espagne et c’est, tout près surtout, oh ! surtout ! c’est tout près le jeune dieu ruisselant de beauté vers qui s’élève, dès le matin radieux, la prière amoureuse de Pierre. Luigi dort encore. Et Pierre voudrait bien voir ses jolis yeux clos couvrir de leurs longs cils ombreux ses joues où les fatigues mauves s’épuisent, et se diluent les voiles de luxure dans le repos de sa jeune chair apaisée.
Oh ! cette femme d’hier soir, cette Trasteverine brune, sauvage et goulue – et canaille. La maîtresse de Luigi !!!
Comment Pierre a-t-il voulu aller jusque-là !…
Pierre pourrait bien les voir ses jolis yeux clos… Les yeux de Djino, quand Djino dort, c’est ça qui doit être joli ! – Mais Pierre veut aussi, pour garder possible cette amitié dont le frais arome l’enivre et la beauté originale le fascine, se refuser aux possibles, aux gamines tendresses de l’enfant qui ne comprendrait pas ou comprendrait mal l’intrusion de ce jeune homme très charmant et très câlin dans l’intimité si étroite de son être et le secret de sa chambrette d’adolescent…
Quel réveil sera le sien, tout à l’heure, quand le soleil joueur va fondre sur les boucles blondissantes de ses tempes et faire, dès qu’éveillés, se refermer ses yeux apeurés par tant de lumière. Et la surprise de ce réveil tout pareil à un beau rêve qui recommence ! Quel sera le bonjour matinal de ce joli gamin qui jamais, depuis sa lointaine enfance d’orphelin, jamais n’a, sur le seuil du jour, échangé de ses lèvres en fleurs le salut affectueux d’autres lèvres amies, et dont la faiblesse gracieuse, qui tantôt va s’émanciper, est encore avide de protection et se confie si gentiment au bras qui la défend ?
Pierre la veut ménager, la candeur effarouchée de Luigi ; il veut que dans ses prunelles demeurées étonnées et limpides sous les ardeurs audacieuses et troubles de la Sanguisuga, le plus longtemps elle sommeille cette candeur que n’ont point absorbée tout entière les épuisements de sa chair – et que demeure saine, franche et fière l’amitié offerte au jeune drôle sauvé du gouffre où se perdait avec ses forces la précieuse merveille de son adolescence.
Même Pierre se reproche d’avoir, hier, laissé Djino s’humilier jusqu’à découvrir les pudiques émois de sa nudité blonde et d’avoir osé solliciter du cœur, qui souvent suit l’impulsion de la chair, le compte de ses affections. Et Pierre se demande s’il vient de faire pis ou mieux qu’une bonne action. Pierre aime donc cet enfant à cause de sa beauté charmante et souveraine ; à cause du sortilège bleu de ses regards ; à cause du rouge tendre et brûlant de ses lèvres et de la fierté triste de son front ; à cause des formes helléniques de son corps bientôt d’éphèbe ; à cause des caresses inconscientes de ses mains d’enfant dont chaque geste à l’unisson du visage expressif dénonce son intelligence suraiguë…
Et le souvenir de cette fille qui dans ses bras inassouvis faisait râler ces lèvres rouges de Djino et, de ses mains expertes, ourlait ces yeux gamins du plomb magnifique et pesant des luxures en soutirant à cet être tout neuf abîmé de volupté les essences mêmes contenues dans son âme, son corps et son jeune cerveau, le souvenir de cette femme déchire le cœur jaloux de Pierre, et le cœur jaloux de Pierre répond en frémissant : Oui j’aime Djino !…
On frappe à la porte. Est-ce lui ?
— Entrez…
Oui. C’est lui, Lui ! – Et Pierre souffre comme hier sur les degrés vermeils de la place d’Espagne et dans les ténèbres du Trastevere.
— Bonjour, monsieur Pierre.
Et Pierre, si doucement, si tendrement, si respectueusement câlin, à Luigi très éveillé, très joli, mieux que joli avec son haut col et sa cravate bleue et blonde, et très disposé à rire, tellement heureux maintenant.
— Bonjour, petit Luigi.
— Luigino !
— Luigino, c’est vrai. Déjà levé, Luigino ? Pourquoi !
— Pour vous voir tout de suite, donc !… Je n’ai pas bien dormi, vous savez !
— Par exemple ! Voyons ces yeux-là ? Encore un peu fatigués… Nous nous reposerons de bonne heure ce soir… Tournez-vous. Là… Vous êtes superbe, Luigino, superbe, ce matin…
Toute la jolie figure mutine de Djino sourit avec une petite moue d’incrédulité un peu indifférente à ce compliment, en apparence au moins, car un petit coquin comme lui aime bien à s’entendre dire qu’il est joli, pardi !
Ses lèvres sont moins rouges que Pierre ne l’imaginait. Il y a sur tout lui comme une pâleur exquise qui l’enveloppe en entier et laisse sa silhouette un peu floue dans le brasier d’or du soleil. Ce qui est très beau en Luigi c’est, outre l’élégance jeune de sa taille et l’inexprimable perfection de ses jambes à peine un peu longues dans le pantalon très seyant – c’est la clarté de sa chair, le véritable ruissellement de lumière satinée qui va, dans ce qui est visible de lui, de la partie inférieure des joues se cacher sous le menton en touchant le lobe minuscule des oreilles et s’infléchir vers le cou où cette chair satinée, fraîche et ferme devient tout à coup affolante dans le virginal éclat de son adolescence savoureuse, gentille, jolie, spirituelle et… mais le col très haut, juste à cet endroit, s’empare de toute cette fraîcheur câlineuse, et les épaules complaisantes s’en font dans le secret du linge blanc une albe et tiède parure…
Et Pierre qui le mange des yeux ne peut se retenir de crier :
— Est-il joli, tout de même, ce petit gosse !
— Monsieur Pierre ?
— … Pierre !
— Pierre… c’est vrai… qu’est-ce que c’est « un petit gosse ? »
Pierre est bien ennuyé ; mais « tout de même » il faut définir. Pour écouter, Djino s’est avancé jusque devant le bureau où Pierre terminait une correspondance commencée de bonne heure. Ses petites mains de jeune garçon s’appuient sur le bord, près de l’encrier. Elles sont – issues des manchettes d’un blanc immaculé piquées chacune de deux olives d’argent ciselé reliées par une courte chaînette – de formes pures et légères, et comme vivantes, dans leur flexible fusèlement, d’une sève d’intelligence délurée et de fine expression mordante comme ses yeux. Les paumes sont roses à peine ainsi que l’extrémité des doigts. Mais le dessus très étroit effile dans son ivoire la caresse bleue des veines estompées sous la peau délicate. On dirait la pulpe poudrée d’un fruit pâle dont même une abeille blonde ne s’est pas approchée. Oh ! les petites menottes espiègles et jolies… Et Pierre songe en les regardant, diaphanes sur le palissandre de son bureau : Comment ne les a-t-elle pas brisées, celle du Borgo San-Michele !
Mais ses yeux ont bien résisté, si fragiles, qui sont là, clairs comme du ciel.
Alors Pierre cherche à l’un des doigts de Djino un petit anneau de cuivre que l’enfant portait hier soir encore. L’anneau a disparu…
— … Un petit gosse, Djino, c’est, quand nous avons du chagrin, nous qui ne le sommes plus, la présence d’un jeune visage rieur dont les yeux ne connaissent que les larmes superficielles, celles qui ne sont pas encore descendues jusqu’au cœur ; c’est de jeunes mains joueuses dans quoi ne s’est pas encore appesanti une pauvre tête lourde de soucis ; ce sont des lèvres mignonnes qui rient et chantent et ne savent pas maudire mais prêtent aux baisers leur doux parfum de fleur et leur saveur de fruit ; c’est la grâce alerte des petites jambes ignorantes des fatigues, pour qui ne sont que les jeux sans lassitude ; c’est le jeune front sans souvenirs ni regrets ouvert à l’avenir et à ses espérances, le jeune cerveau dans la fraîcheur première de ses impressions naïves ; c’est la rosée bonne aux lèvres brûlées de fièvre, la beauté naissante douce aux yeux qui s’épuisent, l’aube qui va être le jour, le printemps qu’embaument les espoirs cachés au cœur des pâles fleurs de mai et qui disperse sur le monde ce vent éternel de folie douloureuse et délicieuse que l’on nomme l’Amour…
Pierre se tut un instant ; et comme Luigi attendait encore en ouvrant au printemps les corolles épanouies de ses yeux :
— … Un petit gosse, Djino, – Pierre prit ses menottes roses et blanches, bleues et blondes, effervescentes ainsi que l’avril qui s’éveille – un petit gosse c’est Luigi De Simone !…
Et Luigi De Simone renversa un peu en arrière sa jolie tête blonde en riant de toutes ses dents éclatantes, trouvant exquises ces choses un peu graves que certainement il n’avait pas déchiffrées entièrement, mais dont la conclusion, avec l’air que lui donnaient les affectueux regards de Pierre, le ravit :
— Alors je suis un petit gosse ?
Pierre avait gardé dans ses mains les doigts légers de l’enfant :
— Vous êtes un petit gosse, Djino !
— Je ne suis pas un birichino, comme vous disiez hier à Manlio ?
— Non, vous n’êtes pas un birichino, Luigi, mais, j’espère, un petit garçon très raisonnable et très sérieux ; ce qui n’empêchera pas que vous restiez encore longtemps un petit gosse… Voyez, Djino, j’écris en France, à Paris, pour annoncer votre arrivée.
— C’est vrai, Pierre ?… Puis-je voir ? dit Djino dont ce nom magique : Paris, transforma tout à coup les puériles gentillesses en un recueillement intéressé. Il lut : Monsieur Marc de Bricey, 102, avenue d’Iéna, Paris.
— Et l’autre enveloppe, Djino ?
— L’autre enveloppe !… Mademoiselle Gilberte Pélissier, château de Meiras par Montmélian, Savoie. Mais, c’est à Paris que nous irons.
— Oui, Djino, à Paris, en passant par Meiras.
— Ah !… Qui est Marc de Bricey ?
— C’est un ami que Pierre aime beaucoup.
— Nous irons le voir ?
— Certes !
— À Paris !
— À Paris, Djino.
— … Et mademoiselle Gilberte Pélissier ?
— C’est la petite sœur de Pierre.
Alors Djino continua mi-espiègle, mi-sérieux :
— … Que Pierre aime beaucoup.
— Naturellement. Que Pierre aime beaucoup. Pauvre petite sœur gentille ! Djino, vous aimerez bien l’ami et la petite sœur de Pierre ?
— Presque autant que j’aime beaucoup Pierre…
Et nous irons aussi voir mademoiselle Gilberte Pélissier ?
— Nous irons, Djino.
Pierre aimait particulièrement interpeller son jeune ami en employant chaque fois le diminutif de Djino. Ce petit nom si court se parait de nuances infinies suivant que la demande était grave ou joueuse, triste ou gaie, suivant aussi que l’appréhension ou la tranquillité s’épandait sur lui.
Quand Pierre attira cette dernière fois l’attention de Luigi, son « Djino » avait quelque chose de particulièrement mélancolique. Il fallait bien aller aux Bene fate, fratelli, ainsi que l’avait recommandé M. Peterson ; et l’adolescent d’ailleurs se prêtait de la meilleure grâce à cette nécessité dont il ne paraissait pas, après les incidents du Borgo San-Michele, redouter beaucoup les conséquences.
— Djino ?
— Pierre…
— Nous allons descendre, mon petit, voulez-vous ?
— Je veux, Pierre…
— Et nous déjeunerons, voulez-vous ?
— Je veux aussi…
Mon petit, mon grand, mon petit gas, faisaient encore partie, avec d’autres appellations affectueusement réduites ou transformées, d’un répertoire minuscule où Pierre puisait toujours quelque gentillesse sans banalité.
Pierre n’aimait pas s’encombrer les mains sans utilité, mais il avait fait porter un petit jonc à béquille d’argent que Djino maniait avec une rare désinvolture ; et Pierre, dans l’escalier, en voyant descendre devant lui ce petit bonhomme si jeune vraiment, si gracieux, si charmant, ne put maîtriser un nouveau :
— Est-il gentil, tout de même, ce petit gosse !
Djino se retourna et leva dans l’ombre, vers son ami, ses beaux yeux ravissants en répétant, amusé, dans la rue où tous deux étaient arrivés :
— Petit gosse…
— Djino ?
— Pierre !
— Qu’est-ce que Djino va prendre pour son déjeuner ?
— Du chocolat… si vous voulez, Pierre.
Et Pierre s’amusait aussi de cette adorable convoitise qui brillait dans le coin des beaux yeux spirituels et gamins, ah ! Dieu, si gamins et mignons et gentils de Djino… Et depuis combien de temps Djino rêvait-il à ce chocolat inaccessible !
— Je veux, Djino. Du chocolat !
— Et vous, Pierre ?
— Du chocolat aussi… si vous voulez, Djino…
— Je veux aussi, Pierre…
Pierre rit beaucoup parce que Djino s’évertue à répéter exactement ses paroles pour être certain d’exprimer avec correction le français que de temps à autre il maltraite passablement dans le gazouillis gracieux et musical de son accent sicilien.
C’est Djino qui a jeté à la poste les lettres pour la France. Il n’était jamais entré dans ce cloître délicieux de la Poste Centrale, où des camélias déjà décoraient leurs feuillages luisants de larges fleurs de neige ou d’un rose transparent de sorbet à la fraise. Il y avait encore d’énormes palmiers, des bambous flexibles aux jeunes verdures suspendues en languettes d’émeraudes pâles le long des fils ténus. Le soleil dorait les fresques élégantes de l’attique ; et le cloître, sous les portiques ombreux et dans le jardin aux belles végétations tropicales, était d’une fraîcheur exquisement nonchalante.
… Pierre aimait beaucoup aussi faire déjeuner ou dîner de ces pauvres gamins qui jamais – jamais – n’ont connu, et sans doute ne connaîtront, ces douceurs que nos palais d’hommes blasés n’apprécient plus guère mais dont ces petites bouches toujours affamées sont friandes. Cela est si naturel que des petits enfants soient gourmands ! Ceux, surtout, qui dînent d’un morceau de pain après avoir déjeuné – quand ils ont déjeuné – d’un mauvais fruit ramassé au hasard de la chance. Combien de ces enfances dolentes – pour qui, lorsqu’elles nous appartiennent, nous n’avons pas assez de tendresses – ne se sont jamais reposées à aucune table même si frugale et si triste, et ne connaissent, des jouissances de savourer un mets délicat que le luxe inutile des restaurants et l’odeur des cuisines auxquels jamais ne participera leur misère !
Et ces « jamais » sont terribles quand on songe aux privations de ces enfantelets, à l’épanouissement de leur joie pour la moindre parcelle de friandise inespérée et si brève ! à la somme effroyable de convoitises refoulées chaque jour, résignées à ne jamais être satisfaites, dans un milieu où débordent pour d’autres les satisfactions désirées… Si l’on voulait penser à cela en traversant les rues et ne jamais laisser un enfant pauvre supputer en vain de ses petits yeux douloureux, à travers la glace impitoyable d’une devanture, les humbles voluptés contenues dans les crèmes exquises d’un inaccessible gâteau de trois sous, ou les douceurs sans égales cristallisées dans les transparences rouges, vertes, roses ou dorées d’un impossible sucre d’orge d’un sou !… jamais !… impossible !… inaccessible !… Et des yeux d’enfants attendent que trois sous fassent descendre dans leur petite bouche sans douceur un peu de paradis, dans leur petite âme sans affection un peu de reconnaissance !
Si nous avions été ces enfants ?…
Allons ! on entre dans la boutique ; on cueille le gâteau en laissant ses deux ou trois sous sur le comptoir ; et l’on va porter cette fleur de joie, soi-même, au petit gosse qui oublie de dire merci, mais qui aura, par vous, connu un instant de bonheur… Un instant, c’est beaucoup ! Et n’est-ce pas joli de laisser du bonheur autour de soi ?…
Oui, Djino aime bien le chocolat. Mais, las ! quelle simplicité discrète et délicieuse dans chacun de ses mouvements. Pierre les admire et les aime. Il suit de ses regards charmés les moindres gestes de l’adolescent qui se brûle d’abord un peu en approchant ses lèvres rouges du filet d’or de la tasse et, comme Pierre l’a vu, l’avoue d’une façon si drôle en employant la « troisième personne » parce que c’est plus commode aussi.
— Djino se brûle…
Alors il se verse de l’eau glacée et met un peu de froid sur le feu de sa jeune langue trop pressée. Il tient sa canne à béquille d’argent entre ses genoux qui s’accusent très beaux dans le tissu fin du pantalon un peu collant de par les exigences de la mode, de sorte que, suivant la grâce des attitudes, la tension du drap mince précise avec une audace captieuse les plus impertinents détails de son architecture…
Chemin faisant, Pierre réfléchit. Il éprouve une joie très grande à discerner dans son petit ami les affinités qui le rapprochent de lui et déjà offrent à son affection le pouvoir de hâter l’essor d’une intelligence avide de savoir. Et c’est très bon et très doux cet ascendant sur un jeune être prêt à se laisser guider vers ce qui est bien et ce qui est beau par l’âme sœur en possession de toute sa confiance.
Comme Luigi est d’une indicible beauté qu’exalte maintenant l’élégance charmante de ses vêtements – oh ! son petit menton effronté sur le bleu de sa cravate et le cramoisi de son gilet de velours ! – souvent on se retourne sur son passage ; et Pierre se sent fier d’appartenir à cet adolescent paré de toutes les grâces, des plus pures et des plus dangereuses pour sa jeunesse.
Mais aussi Pierre s’interroge gravement au sujet de cet enfant dans lequel il veut voir – et déjà, d’ailleurs, se révèlent d’elles-mêmes – d’autres influences que celles d’une plastique miraculeusement attirante.
Pierre est chaste. Mais, en dehors des femmes envers qui cette vertu – dont l’intégralité, même échappant à leur contact, lui paraissait à peu près irréalisable déjà – n’existe pas, il entend simplement par chasteté l’abstention des actes qui simulent ou figurent l’accouplement, ou en procurent artificiellement l’ivresse, ou le préparent immédiatement en le rendant dès lors inévitable. Pour les autres caresses dont l’érotisme est inconscient, imprécis, lointain, il ne veut pas les flétrir comme contraires à la chasteté, mais les louer, encourager, cultiver, enseigner, comme étant la politesse naturelle des corps et rendant plus conscient et difficile, donc plus délicat et méritoire, le sacrifice d’une communion totale.
Et Pierre se demandait ce que pouvaient être ces jeunes hommes dont les images demeuraient pour lui, dans les éblouissements du sanctuaire, presque divines et toutes proches de la sublime figure de Jésus : Louis de Gonzague, Jean Berkmans, Stanislas Kostka !… Leurs beaux yeux, un peu naïfs, avaient été un des ravissements de son enfance, mais leur vertu restait l’énigme qu’elle fut alors quand son jeune corps très sensible s’abandonnait aux neuves extases de la chair emmi la solitude printanière de son petit lit, au dortoir paisible et blanc du collège, – et que les primes frémissements de sa puberté le contrariaient si douloureusement en heurtant de leurs exigences l’exaltation juvénile de sa foi.
Tout le reste, hors ces immarcescibles visions magnifiées des autels catholiques, était faux, faux et faux !
En avait-il interrogé de jeunes yeux adolescents, ce Pierre très curieux et très tendre ! Combien restaient fleuris de lys dans l’éclat puéril et candide de leurs regards ? – Aucun ! Mais des violettes et des bluets purs encore – autant que quelque chose en nous peut demeurer sous la magie de ce mot « pur » dès que notre humanité peccable prend conscience d’elle-même – des violettes et des bluets délicieux et fins dormaient en les yeux clairs de quelques-uns. Et ces yeux clairs de jouvenceaux, à peine marqués de stigmates précis, témoins indubitables de leurs faiblesses, avivaient la curiosité douce et affectueuse de Pierre. Il souffrait avec eux en reconnaissant les émois dont fut son adolescence, dont toutes les adolescences furent, quelque jour, étonnées d’abord, endolories peut-être, mais ensuite ravies dans le secret et l’orgueil de ces joies nouvellement conquises…
Aussi quand les seize ans fleuris de Djino allaient à ses côtés, scandant le rythme martial et charmeur de la Jeunesse, Pierre se livrait à cette musique suggestive et ne craignait pas d’en cueillir les accords jusque dans les yeux complaisants de son petit compagnon.
Hier soir, d’ailleurs, sollicité de nommer Pierre, tout court, celui dont la volonté venait de l’arracher à la plus atroce misère et au vice le plus odieux, Djino ne s’était pas mépris sur l’affection qui se voulait consacrer à chérir son printemps. Lui-même avait ressenti dès qu’il eut aperçu le jeune Français, la plus vive attraction pour sa personne. Comme une harmonie inconnue jusque-là avait aussi bercé son âme de gamin tendre habitué aux seules bestiales étreintes – et puisque Pierre aimait ce chant d’amour, Djino l’avait laissé en trouver les modulations paisibles jusque sur ses lèvres plaisantes…
Leur amitié reposait tout entière dans le plaisir de se voir et de se confier l’un à l’autre sans arrière-pensée. Elle s’affirmait assez élevée pour que l’esprit de Pierre n’en conçût aucune inquiétude. Elle échappait suffisamment à tout instinct morbide ou déréglé pour qu’il n’eût pas à chercher d’excuses, ni pour soi-même ni pour ceux qui le connaissaient, à cet élan très simple et sans artifice de deux cœurs décidés à se connaître, à communier en toutes leurs joies spirituelles et à trouver même dans une sympathie moins éthérée l’élément discret et raisonnable – en tout cas libre de préjugés – d’une affection dont il ne reconnaissait à personne le droit d’en soupçonner le caractère.
Pierre s’était d’abord effrayé de la promptitude de son attachement pour le merveilleux petit marchand de fleurs. Un moment il avait craint de céder à des sollicitations sans élégance. Et vraiment ce n’eût pas été la peine d’être arrivé à se soustraire à de misérables jougs pour rechercher ailleurs des joies qui ne pouvaient plus en être s’il les fallait trouver parmi les ruines de sa dignité, de sa délicatesse et du respect affectueux de l’être aimé.
Or tant d’ignominies l’avaient frôlé jusque-là, retroussées dans le linge douteux et commode de la faveur universelle à qui le mot normal obstrue une intelligence déjà remarquablement atrophiée – que Pierre trouvait, sinon quelque originalité, au moins quelque audace dans le mépris qu’ainsi il crachait aux bourgeois. Une liaison n’a d’intérêt, pour ceux-ci, ne mérite de considération que par ses conséquences sexuelles. Pour eux encore la croupe et le bassin de Vénus sont les seuls exutoires d’un enthousiasme, d’une existence, d’un idéal, d’un amour, si l’on peut dire, qu’ils conçoivent aussi niais, aussi rabougri, aussi rampant, aussi sale que possible. Encore ces apanages féminins doivent-ils n’être, pour ces intransigeants, qu’un thème à variations immondes et comme la base, le fondement d’opérations susceptibles de reculer encore les frontières de leur chauvinisme vénérien. Cela est. Il est bon que les prudes conformistes se l’entendent dire, dont les traités de psychiatrie et les recueils tératologiques révèlent les turpitudes incomparablement supérieures en aberrations aux débauches – d’ailleurs infâmes et boueuses – qu’ils qualifient contre nature quand la Fille n’en est pas la « Complice ». Ils devraient avoir le courage d’ajouter la « Victime » car la malheureuse ne « marche » souvent dans ces débauches exigées des servants de la Callipyge, que pour le morceau de pain qu’il lui faut devoir, par un compromis monstrueux entre la faim et le viol, à ces philanthropes huguenots feuilledevignistes, et normaux. Et si les rites de Sodome et les leçons de Malthus combinés, par hasard ne sauvent point cette fille de la maternité clandestine, il suffit que ces pharisiens l’entendent murmurer, hâve et grelottante, l’horrible : « Je suis enceinte » pour qu’ils cherchent, par de lâches faux-fuyants, à se dérober aux devoirs qu’un vitriol mordant de temps à autre vient rappeler à leur pudeur austère…