L’Élu – Chapitre XXIV

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Chapitre XXIV


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— Eh bien ! Justin ?…

— Eh bien ! monsieur, il n’est pas encore là ce matin…


…………………………………………………………………


Non, non Pierre ne pouvait plus ; il était à bout ; il ne voulait plus mentir ! Il lui devenait impossible de dévorer son chagrin et de paraître tranquille entre Gilberte et Marc. Gilberte ! Non, non il ne pouvait plus boire ses larmes sans rien dire à Gilberte. Sœurette gentille comprendrait peut-être. Certainement elle comprendrait… Et puis quoi, Luigi n’est qu’un petit vagabond ; alors il pourrait expliquer que le vagabondage l’a repris. Voilà tout !

Voilà tout !

Voilà tout ! Et Pierre s’enfermait dans le salonnet de l’atelier encore marqué des empreintes de sa beauté… Il prenait l’album, le fameux album qu’il avait envoyé relier, en Italie pour que nul ne connût, à Paris, la merveille éblouissante de sa nudité. Et, là, seul, il faisait glisser devant ses yeux la vision exquise de cet adolescent, de ce jouvenceau, de cet enfant, de ce jeune garçon, de ce gamin, de ce petit drôle, de ce gosse, de cet éphèbe au doux visage merveilleux, au corps juvénile dont chaque courbe, chaque fossette, chaque relief d’un pur modelé était un monde d’enchantement et contenait des refuges cloîtrés où demeuraient et se plaisaient des caresses… Puis il tournait les feuillets, et tout le soleil de Rome dansait parmi les sanguines lumineuses où se jouaient les lauriers roses frôleurs des belles épaules de Djino. Dans les vert olive, des tapis soyeux rampaient, humbles, sous les pieds en jade translucide de Luigino. Les bleu outremer contenaient la couleur de ses yeux bleu pâle et noirs qui charmaient sous l’ombre des boucles folles répandues des tempes au front malicieux. Dans les sépia et les noir, petit sultan d’un Islam de ténèbres et de clair de lune, Alhambra mystérieux des nuits andalouses, – un large turban ceignait sa tête délicate, et ses lèvres, les lèvres de Djino, souriaient, sensuelles un peu mais si fines que l’on ignorait vraiment l’emprise chaude des baisers d’une bouche goulue sur ces lèvres de chérubin… Après, aux pages suivantes, ourlée d’un filet d’or, la tête de Djino ciselée comme une médaille, sur tous profils et toutes faces vivait, riait, rêvait, se dérobait avec une moue séduisante, ou se penchait comme une douce fleur de mélancolie, ou s’offrait dans une ardente floraison d’amour…

Voilà tout !

Pierre ne retenait plus ses larmes.

Il pleurait comme un petit gosse…

Pourquoi ne revenait-il pas ?… Pourquoi ne revenait-il pas ?… Que faisait-il ?… Que lui avait-on fait ?… Où l’aller chercher ?… Où, où, où l’aller chercher ?… Djino, le gamin blond de la place d’Espagne… Djino, Djino, pourquoi ne reviens-tu pas !… Djino…

Et Pierre se tordait les mains !…


Djino revenait…

Il y avait deux semaines déjà…

Avant le déjeuner Pierre avait décidé de parler à Gilberte. Il s’était tu encore.

— Ce sera pour dîner, cette fois, ce sera pour dîner. Je ne peux plus… Je ne peux plus !…

Tout le vitrage de son atelier était couvert de feuillages roux. Les marronniers se dépouillaient dans le ciel pâle parce que le temps de la mort était venu. Octobre paraissait aux branches nues des arbres et frissonnait déjà, sous la pluie, parfois…

… Alors, cet après-midi que Pierre était seul, il entendit ouvrir la porte, doucement. – Quand on ouvrait la porte il croyait toujours que c’était Djino. Ce n’était jamais Djino. – Et Pierre avait envie de chasser ces gens qui l’empêchaient de pleurer en pensant à lui… Alors donc, on ouvrit doucement la porte sur la rue… oh ! si doucement… qu’on eût dit, derrière cette porte, un fantôme de gamin pas assez grand pour atteindre le loqueton de cuivre froid aux menottes enfantines… Puis on tardait beaucoup à traverser le petit vestibule et à ouvrir la seconde porte de l’atelier où des feuilles mortes bruissaient sur le vitrage blême… On tardait beaucoup !… À la fin on frappa un tout petit peu… pas fort… comme si l’on tremblait… de froid ou de honte… comme un pauvre. Alors Pierre prépara des sous… Pourtant, des pauvres, il n’en venait jamais qu’à l’hôtel voir mademoiselle Gilberte. Qu’est-ce qu’ils seraient venus faire dans un atelier !… Comme un pauvre… et Pierre avait des sous dans sa main frémissante aussi qui comprimait les battements de son cœur… Le pauvre frappa encore une toute petite fois, puisque on ne lui avait pas répondu… C’est vrai, Pierre avait oublié de répondre. Vite il se reprit :

— Entrez !

Et puis Pierre n’eut pas le temps de crier, ni Djino non plus… Ils s’étouffaient sous leurs caresses, le petit enfant qui pleurait et le grand qui sanglotait…

Et sous le vitrage fleuri de larges nappes transparentes d’ambre roux, de chrysoprase et de bronze oxydé, de cuivre vermeil et de cuivre vert, le soleil cinglait l’air échauffé de lames d’or ; et la place d’Espagne, et Rome étincelante de beauté, vermeille et blonde aussi, et le petit marchand de fleurs, pour la première fois, se donnaient en spectacle aux yeux extasiés de Pierre ; et comme des cloches sonnaient autour de lui, en volée, dans d’invisibles campaniles…

Pierre se penchait et recueillait dans ses bras défaillants le doux visage meurtri du petit vagabond, aussi pâle, aussi navré, aussi joli… non, plus pâle, plus navré, plus joli, plus douloureux, avec des yeux plus beaux, des lèvres plus délicieuses, avec plus de souffrance dans tout son être suppliant qui venait se jeter aux genoux de l’ami et, bien que silencieux, criait par toutes ses attitudes exténuées et défaites

— Pitié… pitié…

… Alors Pierre se pencha vers lui et, de sa main fraternelle, ferma la bouche gémissante de l’enfant :

— Chut ! Djino chéri…

Il avait presque envie d’ajouter, comme là-bas :

— … Frà Serafino me dira.

Cela n’était pas nécessaire : Il savait !… Il savait !…

Il le releva et le berça comme un petit gamin et ne voulut pas que Djino dit aucune parole, pas un mot…

— Pierre ne sait rien, Djino ; Pierre sait seulement que Djino est là ; Djino n’a pas besoin de rien dire. On a fait du mal à Djino et Pierre l’aime beaucoup… encore plus qu’avant… Voilà tout !!!

Il l’embrassa longuement sur ses lèvres pâles et sur ses yeux où de larges auréoles blêmes agrandissaient démesurément le saphir étoilé de ses prunelles enfantines…

Et Djino noua ses mains autour du cou de son ami en lui offrant les lèvres qu’il aimait…


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