Affaire des Kulders

De BoyWiki

En 1864 éclate en Belgique une affaire de mœurs mettant en cause Ferdinand de P…,[1] en religion frère Bernard, membre de la congrégation catholique des Frères de la charité de Gand,[2] éducateur à l’orphelinat dit « des Kulders ».

Accusations et condamnation

Le frère Bernard, âgé de cinquante-trois ans, est d’abord accusé de plusieurs attentats à la pudeur sur des adolescents hébergés dans l’établissement charitable des Kulders, à Gand, qui accueille environ deux cent cinquante garçons orphelins ou nécessiteux. Cette première qualification, rapidement abandonnée, est remplacée par celle moins grave d’outrage public à la pudeur. Les faits, que le congréganiste nie entièrement, auraient été commis sans violence, pendant la nuit dans les dortoirs, auprès d’élèves consentants âgés d’au moins quatorze ans ; ils ont eu pour témoins de nombreux autres garçons, en raison d’un éclairage resté allumé en permanence.

En Belgique à cette époque, les actes reprochés au frère Bernard n’étaient pas punissables en raison de leur nature, ni de l’âge des élèves impliqués, mais uniquement à cause de leur caractère public.

Le 24 septembre 1864, le tribunal correctionnel de Gand condamne le frère Bernard au maximum de la peine prévue par l’article 330 du code pénal : un an de prison et cinquante francs d’amende.

À la suite de ce scandale, l’administration des hospices civils de Gand retire aux Frères de la charité la responsabilité de l’orphelinat, qu’elle confie à une direction laïque.

Il peut être intéressant de noter que ces événements inhabituels sont survenus au cours d’un conflit très dur opposant les Frères de la charité, dirigés par Grégoire Banckaert, et l’évêque de Gand Louis-Joseph Delebecque, qui depuis 1862 tentait vainement d’imposer son autorité à la congrégation.

Compte rendu de La Belgique Judiciaire




TRIBUNAL CORRECTIONNEL DE GAND.
outrages à la pudeur. — publicité.


Pour qu’il y ait outrage public à la pudeur, il n’est point exigé que les faits contraires à la pudeur aient été commis dans un lieu ou public, ou exposé aux regards de personnes se trouvant dans un lieu public ; la publicité peut résulter du nombre de personnes qui se trouvaient dans le lieu où ces outrages se commettaient.

Spécialement, les outrages à la pudeur commis de nuit, par un religieux, dans un dortoir d’orphelinat, sur des enfants confiés à sa surveillance et ayant d’ailleurs atteint l’âge où ces faits cessent d’être punis de peines criminelles comme attentats aux mœurs, revêtent un caractère suffisant de publicité pour tomber sous le coup de l’art. 330 du code pénal, si le dortoir où ils ont été commis était éclairé par le gaz, que les faits contraires à la pudeur pouvaient être vus par un grand nombre d’élèves couchant au nombre de 60 dans le même dortoir, et qu’en réalité ils ont été aperçus par plusieurs élèves.


(le ministère public c. de p… en religion frère bernard.)


L’hospice dit des Kulders à Gand, est un orphelinat pour garçons, dépendant de l’administration des hospices civils de Gand, et desservi depuis 1833 par la congrégation des frères de charité, sous la direction d’un prêtre catholique ayant le titre de régent.

Au moins telle était la situation au moment des poursuites intentées par le ministère public contre un membre de cette congrégation, Ferd. de P…, en religion frère Bernard, âgé de 53 ans, du chef d’attentats à la pudeur commis sur plusieurs des enfants confiés aux soins de la congrégation.

Il est utile de remarquer, pour l’appréciation de la question de droit que ces poursuites soulevèrent, que les enfants au nombre de 250 environ, reposent la nuit dans trois grands dortoirs où brûlent constamment quelques becs de gaz, et où les frères de charité étaient de surveillance, à tour de rôle, de manière que le tour du frère Bernard pour veiller sur les enfants et empêcher tout désordre dans le dortoir où il était de garde, revenait périodiquement.

Le frère Bernard fut arrêté sous la prévention d’attentats à la pudeur commis dans ces circonstances sur plusieurs orphelins ; mais à défaut de violence, et à défaut de victimes d’un âge inférieur à 14 ans parmi les témoins entendus, la prévention d’attentats à la pudeur fut abandonnée, et la question surgit de savoir si les faits monstrueux imputés au frère Bernard constituaient l’outrage public à la pudeur de l’art. 330 du code pénal, ou s’ils échappaient à toute peine.

La chambre du conseil qualifia les faits d’outrages publics à la pudeur, en raison du grand nombre d’élèves couchant dans les dortoirs où ils avaient été commis, et de l’éclairage des salles pendant la nuit.

Devant le tribunal, l’audition des témoins ne se borna pas aux victimes, qui déclarèrent n’avoir pas résisté, l’une de crainte de se mettre mal avec le frère, l’autre par l’espoir d’obtenir plus aisément, comme le frère le promettait, un remplaçant pour satisfaire à la milice. On entendit aussi tous ceux qui avaient connu les faits, soit pour les avoir vus de leurs lits, soit pour les avoir, à une époque rapprochée, appris de la bouche de ceux qui les avaient vus. Un des témoins dit qu’il n’y avait pas dans la maison cinq enfants qui n’eussent point connaissance de ces faits.

Ils sont d’une monstruosité telle qu’ils ne se racontent point.

Un des témoins dépose qu’ayant crayonné au charbon un bonhomme sur les murs de la cour, le frère Bernard qui vint à passer, lui montra qu’il avait à corriger son dessin, en ajoutant des parties sexuelles. La correction faite et le frère parti, l’enfant effaça le dessin de honte, et raconta à un de ses camarades (qui en dépose également) ce qui venait d’arriver.

Plusieurs témoins racontent que le frère leur enseignait, pour toutes les choses qui ne se nomment point entre honnêtes gens, l’emploi de termes beaucoup plus grossiers encore que tous ceux qui s’écrivent ou s’emploient par le peuple ; et l’on sait que la langue flamande est riche en expressions peu déguisées ; cela ne satisfaisait point le frère qui apprenait aux orphelins un argot approprié à la dépravation et à la bestialité de son imagination et de ses instincts.

Naturellement les frères entendus comme témoins sur les circonstances de la fuite du frère Bernard qui a été arrêté à Ostende sur un bateau à vapeur, ne savent absolument rien des faits de la prévention.

Un jeune orphelin voyant la première fois, de son lit, les attentats que commettait le frère Bernard, et convaincu, dit-il, que de pareils faits ne pouvaient rester ni inconnus, ni impunis, mais qu’il pouvait être un jour appelé à en déposer, inscrivit immédiatement à la craie la date sur le pied de son lit : 9 novembre 1863. La trace de cette inscription, à demi effacée, pouvait se voir encore sur le lit au moment des poursuites.

Le frère Bernard nie tous les faits.

Le tribunal, après délibération en chambre du conseil, prononce un jugement qui, relatant les faits de la prévention, les déclare établis à suffisance de droit ; et relevant cette double circonstance du nombre des enfants présents dans les dortoirs et de l’éclairage des dortoirs pendant la nuit, déclare que ces circonstances constituent une publicité suffisante pour que les outrages à la pudeur tombent sous l’application de l’art. 330 du code pénal.

En conséquence il condamne le frère Bernard au maximum de la peine comminée par cet article, un an de prison, et 50 fr. d’amende. (Du 24 septembre 1864.)

Le condamné n’a point appelé.

Observations. — I. La question de savoir quand il y a publicité, dans le sens de l’art. 330 du code pénal, ne manque pas d’être délicate, et se présente fréquemment devant nos tribunaux. Ainsi le tribunal de Termonde a eu à examiner si les outrages à la pudeur commis dans la cour d’un couvent, où plongeaient les regards de personnes se trouvant dans des maisons voisines, et commis avec gestes sollicitant ces regards, réunissaient les caractères de publicité voulus par l’art. 330 du code pénal ; et il a décidé cette question affirmativement. (En cause du bénédictin Inghels, Belgique Judiciaire, t. XXI, p. 928).

Le même tribunal avait précédemment décidé, en cause d’un frère de Notre-Dame de la Miséricorde, en religion Raphaël, que les outrages à la pudeur commis sur un grand nombre de jeunes détenus, à l’intérieur d’une maison de détention (la prison d’Alost), et dans des circonstances telles que la possibilité d’être surpris en flagrant délit devait être prévue, présentaient les caractères de publicité voulus pour l’application de l’art. 330 du code pénal. (V. Belgique Judiciaire, t. XVII, p. 870).

Toutes ces décisions se résument en cette proposition : que la publicité exigée par l’art. 330 du code pénal peut exister sans que celui qui commet les actes contraires à la pudeur et ceux qui en sont ou peuvent en être les témoins, se trouvent dans un lieu accessible au public ; mais que la publicité dans le sens de la loi, peut résulter du grand nombre des témoins.

Il est d’ailleurs à remarquer que dans le procès du bénédictin Inghels, jugé à Termonde, les fenêtres d’où les regards plongeaient dans les cours du couvent d’Afflighem, ne s’ouvraient point sur la rue et n’étaient séparées du couvent par aucun espace dépendant de la voirie. Dans cette espèce comme dans les autres que nous venons de mentionner, témoins et coupables se trouvaient dans des lieux non publics, et ne pouvaient d’ailleurs être vus d’aucun lieu public.

II. À la suite du procès dont nous venons de rendre compte, la commission des hospices de Gand, a placé l’orphelinat des Kulders sous une direction laïque et a donné congé aux frères de charité.

Le procès du frère Staes, en religion Alphonse, de la même congrégation des frères de la charité, condamné aux travaux forcés aux assises de Gand, avait eu, dans le temps, une suite analogue : en ce sens que la commission des hospices leur avait retiré la jouissance de l’immeuble où était établie leur école de sourds-muets, laquelle a été rasée. (Comparez Belgique Judiciaire, t. XIX, p. 89).

De même les frères de Notre-Dame de la Miséricorde ont cessé d’avoir la surveillance et la garde de jeunes détenus dans Alost, après les faits révélés dans le procès du frère Raphaël jugé par le tribunal correctionnel de Termonde. (Belgique Judiciaire, t. XVII, p. 370).

Enfin, pendant le procès du bénédictin Inghels (Belgique Judiciaire, t. XXI, p. 923) et du père Knuffmann (XXI, 1378), les jeunes gens qui se préparaient à la vie religieuse, dans le couvent d’Afflighem à Termonde par les soins des bénédictins, quittèrent l’établissement pour n’y plus rentrer, et le couvent d’Afflighem cessa d’être un établissement d’instruction.

C’est un effet remarquable des procédures dont nous avons rendu compte, que le changement de destination ou de régime intérieur dans les maisons où l’œil de la justice est parvenu à percer.

III. Qui voudra comparer la pratique ancienne des tribunaux ecclésiastiques avec la nôtre au sujet des faits dont s’agit plus haut, lira avec intérêt la sentence suivante dont nous empruntons le texte à un recueil manuscrit provenant d’un membre de l’ancien conseil de Flandre :

« Vu la cause pendante, indécise devant nous Maximilien Van­der­cruyssen, doyen, Jean Lemonnier, trésorier, et official de Gand, et Corneil Pirins, chanoine gradué de l’église immédiate de Saint-Bavon à Gand, comme juges délégués de Sa Sainteté en la cause d’entre M. Emmanuel Van­der­haeghen, procureur fiscal en cette cause, demandeur, contre M. Pierre-Ernest De Mercy, prévost de l’église collégiale de Saint-Pierre à Lille, deffendeur :

« Nous ayant consté que le deffendeur est diffamé du crime de sodomie et suspect de s’estre approché déshonnêtement d’aucuns jeunes gens à ce attirez et réciprocquement commis pollution aucunes fois réitérées, lesquelles choses pesées et considérées meurement, par le commandement de Sa Majesté Royale, après communication à lui donnée, condamnons le deffendeur que dans trois prochains mois il permutera canoniquement et traitera de ladite prévosté avec personne agréable à Sa Majesté, et aussi de son prioré de Fisves, se réservant une raisonnable et modérée pension sous peine que les trois mois passés, que de ceste prévosté et prioré Sa Majesté pourra en disposer comme vacquante, en deffendant aussy au deffendeur l’entrée, en dix ans, dans les villes de Bruxelles et de Lille, à peine de trois mille florins d’amende applicable à l’hospital royal de Malines et est condamné aux dépens des mises de justice dont la taxe nous est réservée.

« Donné et prononcé en présence de M. Emmanuel Vander­haeghen et de M. Jacques Lamzone, advocat du deffendeur à Gand, le 5 mars 1661. »

IV. Le procès du frère Bernard comme celui du frère Raphaël révèle une lacune regrettable dans notre loi pénale. Les victimes avaient plus de 14 ans, et elles consentaient : dès lors, aux termes de la loi du 15 juin 1846 combinée avec l’art. 330 du code pénal, la publicité seule pouvait rendre punissables les attentats commis sur elles. Encore n’entraînaient-ils qu’un emprisonnement d’un an. Qu’un instituteur, religieux ou laïc, souille et corrompe dans les débauches les plus immondes des élèves prudemment choisis parmi ceux de plus de 14 ans, la conscience se révolte à l’idée qu’il restera impuni pourvu qu’il commette ses crimes dans l’obscurité. Qu’importe même, à tout considérer, le consentement des élèves, puisque ce consentement ne fera que prouver le plus souvent, comme dans le procès du frère Bernard, jusqu’à quel point l’instituteur a réussi à corrompre les enfants qui lui étaient confiés. S’il y a publicité et condamnation en vertu de l’art. 330 du code pénal, la loi est encore incomplète et vicieuse, puisqu’elle ne punit qu’en raison de la pudeur outragée de ceux qui ont vu ou pu voir les faits, non de ceux qui les ont subis. Et la condamnation prononcée, le sentiment public s’indigne de la disproportion entre la peine prononcée (un an de prison au maximum) et l’énormité du crime.



Voir aussi

Bibliographie

  • La Belgique Judiciaire : gazette des tribunaux belges et étrangers, t. XXII, n° 88, jeudi 3 novembre 1864, col. 1401-1404. – Bruxelles, 1864.

Articles connexes

Notes et références

  1. On n’a pas retrouvé le nom complet de ce frère, sans doute d’origine flamande.
  2. Il ne faut pas confondre la congrégation des Frères de la charité de Gand (Broeders van Liefde en flamand), avec l’ordre hospitalier de Saint-Jean-de-Dieu, couramment appelé Frères de la charité sous l’Ancien Régime (Broeders van liefde en medelijden en flamand).