Aspects d’Afrique du Nord (André Lavaucourt, mars 1955)
Aspects d’Afrique du Nord
Abdallah vient me voir. C’est, paraît-il, « pour une affaire ». Allons-y donc.
Abdallah doit avoir dans les douze ans. Il parle très bien le français. Il l’écrit même. Moins brillamment, je dois le dire. Il a été élevé par des religieuses. Maintenant, on lui apprend aussi je ne sais quel travail manuel. Il paraît sérieux, réservé, honnête ; c’est un gentil petit garçon.
Nos bonnes relations datent d’hier matin. Nous nous étions un peu perdus dans les ruelles de la médina et le gamin, quand il a vu l’embarras des deux Français, s’est proposé pour leur servir de guide. Je lui ai donné mon adresse et je vois qu’il s’en est souvenu.
Sa visite est gentille mais nullement désintéressée. Tout de suite il commence à m’entretenir de ses difficultés financières. Il m’apprend qu’il m’a réservé un rôle de commanditaire dans un grand projet qu’il médite et qui consiste, je crois, à louer une bicyclette pour la journée du lendemain. Ça coûtera cent francs. Après tout, il ne s’agit peut-être que d’aller au bordel.
J’ai donné les cent francs et il me remercie avec dignité, sans exagération ni platitude. Il y a, du reste, quelque mérite : Abdallah parle une langue où le mot merci n’existe pas.
L’enfant fait partie d’une tribu de la montagne ; il appartient donc à cette race qui, à l’origine, peuplait l’Afrique du Nord et que les conquérants arabes ont repoussée dans les endroits inaccessibles. Ces gens-là, les Berbères, qui sont de beaucoup les plus nombreux, n’ont jamais pardonné aux Arabes. Ils les haïssent. Il va s’en aller, la pièce de cent francs dans sa poche, mais au moment de passer la porte il se ravise. Alors il prend à deux mains la boucle de sa ceinture et, du ton que doit employer un petit garçon bien élevé pour offrir à une vieille dame de lui porter son sac :
— Vous voulez faire quelque chose, monsieur ?
Oui, je voudrais faire quelque chose. Je voudrais rappeler à des gens qui l’oublient que la morale ne fait pas partie des sciences mathématiques. La morale que nous pratiquons ne nous paraît universelle que parce que c’est celle des pays qui nous intéressent. Le juge anglais qui condamnait Oscar Wilde, le député qui s’indigne au nom de la famille bafouée, le tribunal soviétique qui expédie l’homophile dans un camp de concentration ont, en fait, tous la même morale. C’est le vieux fond de la morale juive que les pays touchés par l’influence romaine ont accommodée à la sauce chrétienne. La morale d’Abdallah procède, elle aussi, de la morale juive mais on l’a préparée à la sauce arabe et le résultat est bien différent. Qu’il me soit permis de citer, au risque de paraître irrespectueux, la réflexion d’un de mes amis :
— On sait bien, dit-il, que la sauce fait passer le poisson !
Abdallah ne pense pas que les choses de la vie sexuelle soient fort importantes. Ce qu’il estime ne pas devoir faire, il ne le fera jamais, mais il ne lui paraît pas qu’une suite de tabous sexuels incompréhensibles puissent constituer une morale.
L’enfant a trouvé tout naturel de venir me demander de l’argent puisqu’il n’en avait pas mais, comme il est honnête, il a voulu me montrer sa reconnaissance. Si je lui ai rendu un service, il ne pourra pas, le pauvre, m’inviter à déjeuner, ni m’envoyer une boîte de chocolats de la Marquise ! Il m’offre ce qu’il a et il me l’offre avec simplicité parce qu’il a bon cœur et qu’il est bien élevé.
Nous sommes à dix mille lieues de la prostitution que nous connaissons. La petite ordure qui traîne le soir à Pigalle prétend, elle aussi, monnayer ses charmes bien qu’ils soient le plus souvent douteux. Mais ce voyou attache à l’événement une importance considérable. On ne lui ôtera pas de l’idée qu’il recèle sous son pantalon tous les trésors de Golconde. Au contraire, Abdallah se propose parce que c’est une affaire qui n’a pas la moindre importance et que c’est pour lui la chose la plus naturelle du monde. Si nous étions chez lui, il me verserait du thé à la menthe et l’un et l’autre geste auraient à ses yeux la même signification.
Nous aurions pourtant bien tort de croire Abdallah indifférent aux choses de la morale. Le bien et le mal sont à ses yeux — bien plus qu’aux nôtres — des réalités vivantes. Toute sa vie, les dames Augustines qui dirigent son école l’ont conduit régulièrement à la mosquée. Bien sûr, elles préféreraient le voir bon catholique, mais l’apostolat est défendu et les bonnes religieuses ne peuvent prêcher que d’exemple. Abdallah restera musulman.
Inutile aussi de répéter que sa religion est pour lui plus qu’elle n’est pour nous. Elle est partout ; elle régit tout ; il en observe scrupuleusement les rites et n’est pas prêt à transiger là-dessus. Il y a des choses qui sont bien, des choses qui sont mal et son sens moral est bien plus chatouilleux que le nôtre. J’insiste : jamais il ne transigera.
Inutile de dire également que nous sommes pour lui un perpétuel sujet de scandale. Toute la journée l’enfant voit faire aux Européens des choses criminelles ou répugnantes. Si toutes les orgies de Babylone le laissent indifférent, la vue d’un homme ivre dans la rue est à ses yeux, non seulement l’abomination de la désolation, mais une condamnation sans appel de notre morale. Je ne vous cacherai pas que je suis, à ce sujet, un tout petit peu de son avis…
S’il boit un jour un verre de vin, il aura conscience de faire quelque chose de honteux que peut seul conseiller un désir infamant. Il se cachera pour le faire et il n’en parlera qu’à des gens atteints du même vice. Je gage encore qu’il en deviendra un peu bizarre, comme le sont tous ceux qui pratiquent des passions réprouvées.
Je ne sais pas si ma concierge est colonialiste mais, de toute façon, je lui soupçonne là-dessus des idées un peu simples. Coloniser, ça doit consister pour cette dame à exporter en bloc dans un pays vaincu notre civilisation, notre production commerciale et nos manières de vivre. On maintient le tout par la force jusqu’au jour où on se fait sortir avec vélocité. En attendant, on a fait des affaires et on a travaillé pour la bonne cause.
Sans résultat malheureusement et c’est la raison pour laquelle je crains que ma concierge n’éprouve des déconvenues.
Maintenant, si vous avez une autre conception des aventures coloniales, je crois qu’on ne saurait trop vous rappeler ceci :
Les seules entreprises au-delà des mers qui aient jamais réussi sont celles qui ont comporté un échange franc, total et complet de tout ce qu’apportait l’un et l’autre. Coloniser, c’est changer d’âme et ceci est si vrai que Rome qui s’y connaissait bien ne s’y lançait pas à la légère. Souvenons-nous que les Romains ayant détruit Carthage hésitèrent pendant cent ans à s’y installer réellement.
Ils ne pouvaient pas se dissimuler que s’établir en Afrique c’était apporter à la vie romaine des changements considérables. Si le culte d’Isis, officiellement institué dans l’empire, pouvait bien inquiéter quelques-uns, que dire alors du fils de Caracalla qui voulut marier les dieux de Rome avec la déesse de Carthage ! On peut bien trouver le tout ridicule. Oui, mais c’est efficace. L’Afrique romaine est restée romaine trois cents ans après la chute de Rome.
Il faudrait apprendre l’histoire aux Français d’Afrique du Nord. Ainsi, quand Abdallah commencera à défaire sa ceinture, notre compatriote y regardera peut-être à deux fois avant de crier au scandale et de se faire, de ce petit garçon, un ennemi définitif.
Car à la vérité, je me méfie : Abdallah, Embark ou Abdelkader sont des gens charmants. Ce sont des « Occidentaux ». Ils n’ont pas la même formation mais ils ont la même espèce d’intelligence que nous. Ils mesurent exactement ce que nous leur avons apporté. Ils nous aiment bien. Mais ils n’aiment pas qu’on les embête. N’oublions pas que, pour eux, c’est à la religion de leur dire ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas faire. Or, si le Coran émet bien une condamnation de principe de l’homophilie, le droit coranique est, là-dessus, d’une tolérance infinie. En outre, l’islamisation des Berbères n’a jamais été bien orthodoxe.
Vouloir changer les habitudes d’un peuple qui les pratique depuis toujours, qui y a trouvé un merveilleux équilibre et qui en est satisfait, ce serait aller au-devant d’une hostilité générale et de complications sans fin. L’expérience a prouvé que chaque fois que nous avons voulu substituer par la force nos principes à ceux qui existent, nous obtenions des résultats désastreux. Un Nord-Africain qui se détache de sa religion et des autorités traditionnelles de son peuple devient une fois sur deux un bandit.
Si l’attitude du petit Abdallah peut bien tout de même vous sembler bizarre, permettez-moi de vous raconter autre chose : il s’agit d’un groupe de jeunes danseurs. Ils ont à leur tête un chef qui a non seulement pour rôle de régler les danses, mais surtout d’assurer le bon ordre et l’exercice minutieux des devoirs de piété. Or, savez-vous de quoi vit la troupe ? De la prostitution. Ces jeunes gens, qu’on a choisis fort beaux, vont de ville en ville, pour danser, bien sûr, mais aussi pour apaiser les ardeurs des messieurs bien rentés. Le tout a un caractère religieux et nous serions sots de nous en étonner. Carthage connaissait des prostitutions publiques à caractère sacré et les ancêtres d’Abdallah ont été carthaginois six siècles.
Allez donc demander à cet enfant s’il est homophile ! La question, pour lui, n’aurait aucun sens. L’idée ne lui viendra jamais qu’il appartient à une minorité, d’abord parce que la vie qu’il mène n’est pas de nature à lui créer des complexes, ensuite et surtout parce que ce n’est pas vrai, tout le monde étant comme lui. Quand il sera de deux ou trois ans plus vieux, il trouvera tout naturel de se marier puisqu’il faut avoir des enfants, mais il ne cessera pas de faire, au point de vue sexuel, ce qui lui fait plaisir.
Seulement, Abdallah a oublié d’être bête. Transporté dans une dizaine d’années rue de la Goutte d’Or ou boulevard de Grenelle, il va découvrir deux choses à la fois : d’abord que ce qui lui paraît si normal passe à nos yeux pour un crime, ensuite que, de ce crime, on peut tirer beaucoup d’argent. Il va trouver que notre morale est stupide, inhumaine, distraite de son vrai but et quelque peu inconvenante. Mais il va bien voir aussi que nous faisons tout ce que nous pouvons pour la tourner sans avoir le courage de la dénoncer. Il n’aime pas ça.
Car enfin, imaginons un conte : passé minuit, Abdallah devenu grand a rencontré sous le métro de la Chapelle un monsieur digne et respectable. Ensemble ils sont allés à l’hôtel meublé. Rien jusque-là qui puisse étonner notre ami. Ce qu’il a fait avec son bourgeois, il trouve ça très normal.
Mais il s’aperçoit alors que le monsieur, lui, n’a pas trouvé ça naturel et quand il le rencontrera le lendemain, vert de peur, affolé à l’idée que sa femme pourrait apprendre quelque chose, prêt à toutes les lâchetés plutôt que de s’avouer à lui-même ce qu’il est, quelle opinion voulez-vous qu’il se fasse, lui pour qui la lâcheté est à peu près le seul vice inexcusable ?
Je vous l’ai dit, Abdallah est moral parce que sa religion lui a dit de l’être. Le temps du bien désintéressé n’est pas encore venu pour lui. Avez-vous la candeur de croire que, s’il perd sa morale à lui, ce sera pour en adopter une autre ? Ce vieux monsieur de l’hôtel meublé vient de lui donner le spectacle d’un homme qui se fichait éperdument de sa morale mais qui en conservait les apparences. C’est un exemple effroyable parce que si, lui, il en vient à admettre ça, c’est sa morale tout entière qu’il rejettera en bloc. Alors nous lirons le matin dans notre journal le titre suivant : « Un crime à Montmartre : un Nord-Africain égorge un ami de rencontre », et c’est là ce que notre hypocrisie aura fait du petit garçon confiant qui me demandait sans bassesse si je voulais faire quelque chose.
On ne dira jamais assez ceci aux Français, ni, du reste, aux autres : la pédérastie est courante en Afrique du Nord. Dans certains pays berbères cent pour cent des hommes sont ou ont été pédérastes. Cette homophilie généralisée cadre si bien avec la façon de vivre qu’elle est indispensable à l’ordre et c’est le moment de répéter avec Colette : « La pédérastie forte comme une institution ». Nous, nous ajouterons qu’il est imprudent de bousculer les institutions très anciennes…
Les frères d’Abdallah ont été le peuple le plus colonisé du monde mais ce fut toujours à leur profit. Ils ont accueilli tout le monde les bras ouverts : Syriens, Carthaginois, Juifs, Vandales, Arabes, j’en passe et des meilleurs. Mais ils n’ont jamais accepté ce qui ne leur plaisait pas. Cinq siècles durant, les ancêtres de ce petit garçon ont tenu à bout de bras l’empire romain qui s’écroulait. Ces gens-là qui sont, sans discussion, les meilleurs soldats du monde, ont conquis l’Espagne pour les Arabes, la Sicile pour Carthage, et certaines choses pour les Français… Ils ont été indifféremment papes des Chrétiens ou califes des Croyants, gouverneurs des Gaules, trois fois empereurs de Rome, tout ce que voulaient les nouveaux venus et toujours à la première place. Chacun s’est dit qu’il les avait modelés à son idée puisqu’ils étaient Ibn Khaldoun quand ils étaient arabes, saint Augustin quand ils étaient chrétiens.
Voire ! En définitive, ils ont colonisé tout le monde. On se dit qu’ils changent aussi souvent qu’on veut, qu’ils deviennent tout ce qu’on veut ? Ils ne changent jamais. Nous nous émerveillons quand nous leur découvrons par exemple l’organisation démocratique des tribus des montagnes. Nous nous disons que ces gens-là raisonnent en Occidentaux, qu’ils sont de bons élèves. Oui. Eh bien, l’organisation en question existait trois siècles avant la fondation de Carthage. C’est nous les élèves. Des millions d’envahisseurs, trente et un siècles de guerre incessante n’ont rien changé du tout. Ce peuple reste ce qu’il a toujours été et le jour n’est pas près de venir où il se pliera autrement qu’en apparence aux fantaisies des uns ou des autres.
Pour en revenir à leur homophilie, conseillez donc aux Européens qui s’en vont en Afrique du Nord de ne pas s’en étonner, de ne pas, surtout, lutter contre elle. Les Berbères (et un peu aussi les Arabes) l’ont intégrée dans leurs mœurs. Il n’y aurait pas d’attitude plus sotte que d’essayer d’instaurer chez des gens qui n’en ont jamais voulu une morale dont ne veulent plus les meilleurs d’entre nous.
Ce serait en outre parfaitement inutile. Les goûts profonds du Berbère ne changeront pas plus que lui, ni maintenant ni jamais. Soyez bien assuré que dans cinq mille ans d’ici, un petit Abdallah quelconque ne trouvera rien de mieux pour remercier un étranger que de déboucler sa ceinture en demandant poliment :
— Vous voulez faire quelque chose, Monsieur ?
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