Gerusalemme liberata (Torquato Tasso)
Gerusalemme liberata est un poème épique italien que Torquato Tasso, dit en français Le Tasse, commença à composer dès l’âge de quinze ans, et qu’il ne termina qu’à trente et un ans, en 1575. La première édition complète date de 1581.
En vingt chants formés de stances de huit vers, le récit décrit de manière largement fictive et parfois même fantastique la première croisade, menée en 1096-1099 par les chevaliers chrétiens contre les Sarrasins musulmans afin de prendre Jérusalem.
Cette œuvre majeure de la littérature mondiale a été plusieurs fois traduite en français sous le titre La Jérusalem délivrée.
Un combat meurtrier
Le personnage central de La Jérusalem délivrée est Godefroy de Bouillon, mais le chant IX met en avant le personnage du sultan turc Soliman.
Une lutte acharnée se déroule sous les murs de Jérusalem (surnommée Solime) entre les chevaliers chrétiens et l’armée conduite par Soliman. Celui-ci a déjà tué l’Italien Latinus et ses cinq jeunes fils « à peine sortis de l’enfance », malgré l’armure qui « charge leurs membres encore tendres et délicats » : après l’aîné, ce fut le tour d’Aramant, de Sabin, et enfin des jumeaux Pic et Laurent.
Mais une douleur comparable à celle d’un père attend à son tour Soliman, lorsque son page Lesbin sera tué au combat…
La mort de Lesbin
[…] 81. Un paggio del Soldan misto era in quella 82. Sotto ha un destrier che di candore agguaglia 83. Mentre il fanciullo, a cui novel piacere 84. Ed al supplice volto, il qual in vano 85. Soliman, che di là non molto lunge 86. E in atto sí gentil languir tremanti 87. Ma come vede il ferro ostil che molle 88. Né di ciò ben contento, al corpo morto |
[…] Dans la foule des guerriers est un page du sultan : les roses de l’enfance brillent encore sur son teint ; la sueur qui mouille son visage a l’éclat des perles et de la rosée : la poussière couvre ses cheveux flottants et les embellit ; la fierté dont il arme son front lui donne des grâces nouvelles. La neige qui vient de tomber sur l’Apennin n’est pas plus blanche que son coursier ; dans ses sauts, dans ses bonds, il est plus rapide que l’éclair, plus léger que la flamme : le jeune guerrier est armé d’une sagaie ; un sabre recourbé pend à son côté ; le fourreau qui le couvre est tissu d’or et de pourpre ; ouvrage superbe où brillent tout le luxe et tout l'art de l’Asie. Avide d’une gloire dont les premières douceurs flattent son jeune courage, il est partout, il porte partout le désordre et le trouble. Argillan, qui l’observe, perce son coursier d’un coup imprévu, et le saisit lui-même au moment où il se relève. En vain l’infortuné Lesbin implore sa pitié ; d’une main inexorable, le cruel dirige le fer à son visage : le fer semble devenir sensible, et, plus humain que son maître, s’égare et se détourne ; le barbare redouble, et la pointe trop fidèle à sa rage déchire ses traits, l’orgueil de la nature. À l’aspect du danger qui menaçait son favori, Soliman a pressé les flancs de son coursier : il a immolé, renversé tout ce qui s’opposait à son passage : il arrive trop tard pour le secourir, il arrive pour le venger : il voit, hélas ! il voit son cher Lesbin étendu sur la poussière, tel qu’un lis que le fer a moissonné. Il voit ses yeux languissants prêts à se fermer, sa tête penchée sur son cou, et la pâleur de la mort qui rend encore sa beauté plus touchante. Son cœur, tout marbre qu’il est, s’amollit à cette vue, et, malgré son courroux, des larmes coulent de ses yeux. Tu pleures, Soliman, tu pleures, toi qui, d’un œil sec, as vu tomber ton trône et périr ton empire ! Mais le fer de l’ennemi fume encore d’un sang qui lui fut si cher ; à cet aspect, la sensibilité fuit, la colère se rallume et s’enflamme ; il fond sur Argillan, et du même coup il fend son bouclier, son casque et sa tête. Furieux encore, il se précipite sur ce cadavre sanglant, le perce et le déchire. Tel un chien dans sa rage mord la pierre qui l’a frappé. Vain remède à sa douleur ! Argillan n’est plus qu’une terre insensible.[2] |
Historicité
La dynastie turque des Seldjoukides, qui régna sur une grande partie du Moyen-Orient du XIe au XIIIe siècle, a fourni deux sultans au nom de « Soliman », l’un et l’autre à la tête du sultanat de Roum en Anatolie : Süleyman Ier Shah, qui régna de 1074 à 1086, et Süleyman II Shah, de 1196 à 1204.
La première croisade s’étant déroulée entre 1096 et 1099, il ne peut s’agir d’aucun de ces deux souverains : Süleyman Ier était mort depuis une dizaine d’années, et Süleyman II ne règnerait qu’un siècle plus tard. En réalité, le sultan témoin de la prise de Jérusalem fut le jeune Kılıç Arslan (ou Kilitch-Arslan), fils et successeur du premier.
Mais l’œuvre du Tasse ne se veut pas d’une grande fidélité historique. Plutôt que d’évoquer un sultan au nom quasi inconnu en Europe, l’auteur a préféré prolonger de quelques années la vie de Süleyman Ier, qui avait été un grand conquérant. Par ailleurs, au moment où il rédigeait son épopée, le règne de Soliman le Magnifique (de 1520 à 1566) venait de s’achever : la chrétienté, inquiète de la puissance ottomane, ne pouvait qu’être sensible au récit d’une victoire contre un sultan du même nom.
Dans ces conditions, on peut se demander si le personnage du page Lesbin est historique. Certes, les sultans turcs ont souvent témoigné d’un goût prononcé pour les garçons. Mais à ce jour aucun document fiable ne confirme, ni n’infirme, l’émouvante anecdote racontée par Le Tasse.
Un « vice » étranger
La Jérusalem délivrée fut rédigée et publiée dans le contexte réactionnaire de la Contre-Réforme (le concile de Trente s’était tenu de 1545 à 1563). Après la liberté de pensée et de mœurs de la Renaissance, il s’agissait d’un retour notable à l’ordre moral. Cela explique que la passion d’un homme pour un garçon ne puisse plus être montrée que comme un « vice » étranger, propre aux « infidèles ».
Cependant, si Le Tasse établit un parallèle avec l’amour paternel de Latinus pour ses cinq enfants, il n’emploie pas un seul terme négatif pour qualifier le sentiment du sultan à l’égard de son page. Au contraire, c’est le seul moment où le terrible souverain turc se montre humain et émouvant, puisque la perte du garçon aimé le touche bien plus que celle de son royaume.