Qalandariyya

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La qalandariyya ou qalandarîyä est une confrérie soufie “irrégulière” (بِلا شَرْع bilaā šarå « sans règle ») caractérisée par une philosophie et des pratiques antinomistes (opposées à toute loi). Elle regroupait des derviches, sortes de moines mendiants musulmans, dans une grande variété de communautés dispersées, dont les principaux points communs étaient l’errance et le non-conformisme tant social que religieux.

L’amour des garçons tenait une place importante au sein de cette confrérie, y compris parfois sous sa forme la plus charnelle.

Vocabulaire

Les adeptes de la qalandariyya sont appelés qalandars ou qalandarîs. Ce mot s’orthographie parfois en français, de façon moins exacte, calandar, calander, calender,[1] kalandar, kalenderi[2] ou kalender.

Selon certains, cette appellation viendrait d’un surnom attribué au fondateur d’un de ces groupes, et qui signifie « or pur ».

qalandar qalandariyya
arabe قَلَنْدَرِ qalandari
قَلَنْدَرِيّ qalandariyy
قَلَنْدَرِيّة qalandariyyaħ
farsi قلندر qalandar قلندریه qalandariya
ourdou قلندر qalandar قلندرىہ qalandariya
hindi क़लन्दरिय्या
bengali ক়লন্দরিয়্য়া
turc kalender Kalenderîlik
Kalender’îyye
azéri qələndəri Qələndərilik

Histoire

Origines

On attribue souvent la fondation de la confrérie mystique qalandariyya à un Arabe d’Espagne, Qalandar Yûsuf al-Andalusî.

Le Persan Jamâl ad-Dîn as-Sâwijî (en arabe محمد بن يونس الشيخ جمال الدين الساوجي muḥammad bn yuūnus eł-šayx jamaāl eł-diyn eł-saāwijiyy), mort à Damiette en 1218, aurait également fondé un groupe de qalandars.[3]

Le voyageur Ibn Battûta, au XIVe siècle, rapporte cette histoire sur le fondateur de la qalandariyya : ayant été attiré dans un piège par une vieille femme qui agissait en faveur d’une coquette et servait ses intérêts, il ne trouva d’autre moyen d’échapper à ces manigances que de se raser la tête et de se présenter dans un état parfaitement déplaisant. Cette anecdote, d’un ton humoristique, montre bien ce qui frappait dans les coutumes des qalandars, et laisse deviner une critique amusée qui rappelle que de telles pratiques étaient peu appréciées en Islam.[4]

D’autres pensent que la qalandariyya est apparue en Asie centrale dans les débuts de la malâmatiyya, école philosophique et mystique soufie dont elle semble dériver. Celle-ci lui aurait transmis des influences bouddhiques, et peut-être aussi hindouistes. Quoi qu’il en soit, le mouvement qalandar est mentionné au XIe siècle dans le Khorâsân, d’où il s’étendit ensuite vers l’Inde, la Syrie et l’Ouest de l’Iran.[5]

L’existence des qalandars est mentionnée pour la première fois dans un ouvrage persan en prose du XIe siècle attribué à Ansarî Harawî, le Qalandar-nâmah (Le livre du qalandar). Le terme « qalandariyya » semble avoir été utilisé pour la première fois par Sanâî Ghaznavî (mort en 1131) dans des œuvres poétiques où il décrit diverses pratiques soufies.

Développement et répression

Qalandars actuels

Au Pakistan et dans le Nord de l’Inde, des descendants de qalandars forment aujourd’hui une communauté distincte dénommée Qalandar biradari (fraternité Qalandar) ou Qalander Faqir.

Doctrine et mode de vie

L’ascétisme originel

À l’origine, les qalandars s’adonnaient à un ascétisme rigoureux et à une parfaite continence. Ils se rasaient la tête, la barbe et les sourcils, s’habillaient d’une simple couverture ou de courtes chemises de laine, et condamnaient l’usage des drogues. Vivant par petits groupes en déplacement perpétuel, ils marchaient pieds nus et vivaient d’aumônes.

Les novices prononçaient un vœu de chasteté renforcé par la pratique du « cadenas » (قُفْل qufl) : le maître leur fixait une chaînette de fer dans les parties sexuelles — sans doute, selon Louis Massignon, après avoir pratiqué le « percement de l’urètre » (تَثْقِيب الإِحْلِيل taŧqîb el-íḥlîl).[6]

Évolution contestataire

Peu à peu les pratiques des qalandars évoluèrent, délaissant l’ascétisme originel pour un rejet total des limitations morales et religieuses. Allant parfois complètement nus, ils se faisaient remarquer par leur mépris des normes de la société islamique, par leur consommation d’alcool et de drogues (haschich, etc.), et par d’autres comportements répréhensibles. Philosophiquement, ils considéraient tous les actes comme légitimes.[7]

La poésie des qalandars fait souvent référence aux jeux de hasard et aux divertissements, à l’utilisation de substances euphorisantes et à la « contemplation des imberbes » (النَظَر إلى المُرد eł-naẓar ílaā el-murd) — pratiques considérées par les musulmans orthodoxes comme relevant de la mécréance ou de l’impiété.

Les poètes les plus connus de cette école sont Fakhr-ed-Dîn Irâqî et Farîd-ed-Dîn Attâr. On peut citer également Jalâl-ed-Dîn Rûmî, un qadi (juge musulman) qui renonça à sa situation sociale antérieure pour voyager d’Iran en Syrie avec un compagnon qalandar.

Les œuvres des qalandars ne visent pas seulement à exposer diverses sortes de libertinage. Elles affirment, à partir d’actions négatives, des conceptions fondamentalement antinomistes, c’est-à-dire refusant par principe toute loi humaine ou divine. Pour cette raison, la confrérie fut souvent considérée avec suspicion par les autorités.

Panthéisme

Certains qalandars allaient jusqu’à s’identifier à Dieu dans une optique résolument panthéiste. La consommation de drogues — en particulier le Habbat-el-Khasra, une sorte de haschisch — était pour eux un moyen d’atteindre l’extase mystique. Ils déclaraient volontiers que le paradis est en ce monde, ici et maintenant, proclamant que les garçons avec lesquels ils couchaient étaient des « épouses angéliques ».

Désir d’opprobre social

Il existe une différence majeure entre la qalandariyya et les autres écoles du soufisme : alors que la plupart des soufis tentent de s’unir à Dieu en rejetant le monde temporel, le qalandar veut faciliter cette union avec le divin en se faisant lui-même rejeter par le monde.

Mouvements religieux similaires

Plusieurs groupes religieux — musulmans, chrétiens, hindous — ont eu une doctrine et des pratiques très proches de la qalandariyya.

On peut citer par exemple la heddawiyya, communauté créée au Maroc par Sidi Héddi.[8]

Pédérastie mystique

Comme d’autres confréries soufies, les qalandars accordaient une signification religieuse à la beauté des garçons. Mais au lieu de l’exigence de chasteté qui accompagne généralement la « contemplation des imberbes », ils pratiquaient en général une pédérastie beaucoup plus sensuelle, allant jusqu’à célébrer des mariages entre hommes et garçons.

Pour eux, l’extase mystique rejoignait l’expérience du plaisir charnel. De plus, la réprobation sociale dont leurs pratiques faisaient l’objet les éloignait de la société humaine pour les rapprocher de Dieu.

Entre de nombreux autres poèmes, on peut citer celui-ci comme particulièrement significatif de ce mysticisme pédérastique :

Ô garçon à la beauté divine,
En toi Dieu renaît.
Tu es la parole de Dieu
Qui nous dispense la joie sur terre.

Parmi les poètes de la qalandariyya figure Temennayi, auteur des vers suivants :

Seul le fou paie comptant,
Tout est gratuit sur la terre de Dieu.
Regarde, ami soufi,
Cet ange-garçon est à moi.

Des communautés religieuses où l’on célébrait la pédérastie active comme un véritable sacrement attiraient forcément de nombreux adeptes, qui n’avaient pas tous des motivations mystiques. Les excès dont certains se rendirent coupables conduisirent les autorités à les réprimer, et finalement à les massacrer.[9]

Les qalandars dans la littérature

Des qalandars sont mis en scène dans plusieurs contes des Mille et une nuits. En voici les références dans les principales éditions :

  • Les mille et une nuits (trad. Antoine Galland) : « Histoire de trois calenders, fils de rois, et de cinq dames de Bagdad » (28e à 37e nuit) ; « Histoire du premier calender, fils de roi » (37e à 40e nuit) ; « Histoire du second calender, fils de roi » (41e à 46e nuit) ; « Histoire du troisième calender, fils de roi » (53e à 62e nuit).
  • Les mille et une nuits (trad. Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel) : « Conte du portefaix et des trois dames » (Nuits 10 et 11) ; « Histoire du premier calender » (Nuits 11 et 12) ; « Histoire du deuxième calender » (Nuits 12 à 14) ; « Histoire du troisième calender » (Nuits 14 à 16).

Voir aussi

Bibliographie

  • « Calenders », in Marie-Nicolas Bouillet et Alexis Chassang (dir.), Dictionnaire universel d'histoire et de géographie, 1878.
  • « Qalandarī », in Grand Larousse encyclopédique : en dix volumes. T. 8e, Paris, Librairie Larousse, 1963.
  • « Qalandarīyah », in The New Encyclopædia Britannica. Vol. 9, Micropædia: Ready Ref­erence, 15th ed., Chicago, London, Encyclopædia Britannica, Inc., 2002. ISBN 0‑85229‑787‑4
  • « Qalandariyya », in Encyclopædia Universalis. Vol. 20, Thesaurus-index : polo-zyriane, Paris, Encyclopædia Universalis France, 1968.
  • « The Qalandariyyat in Persian Mystical Poetry from Sana’i », in The heritage of Sufism, 2003. ISBN 1-85168-189-2
  • Dahlén, Ashk. « The Holy Fool in Medieval Islam : the Qalandariyat of Fakhr al-din Araqi », Orientalia Suecana, vol. 52, 2004.
  • De Bruijn. « The Qalandariyyat in Persian mystical poetry from Sana’i », in The heritage of sufism, 2003.
  • Fakhroddin ‘Iraqi. Divine flashes (The Lama’at), transl. and introd. by William C. Chittick and Peter Lamborn Wilson, New York, Paulist Press, 1982.
  • Fakhroddin Iraqi. Kulliyat, Téhéran, S. Nafisi, 1959.
  • Fakhroddin ‘Iraqi. The song of lovers (Ushshaq-nama), transl. A. J. Arberry, Oxford, Islamic Research Association, 1939.
  • Köprülü, F. « Abdal », in Türk halk edebiyatı ansiklopedisi, I, p. 23-56, Istanbul, 1935.
  • Mélikoff, Irène. Hadji Bektach : un mythe et ses avatars : genèse et évolution du soufisme populaire en Turquie, p. 53-55, Leiden, Brill, 1998. ISBN 90-04-10954-4
  • Murray, Stephen O., Roscoe, Will. Islamic homosexualities : culture, history and literature, p. 120-122, New York & London, New York University Press, 1997. ISBN 0-8147-7467-9 & ISBN 0-8147-7468-7
  • Ocak, A. Yaşar. Osmanlı İmparatorluğunda marjinal Sûfılik : Kalenderîler (XIV-XVII yüzyıllar), Ankara, 1992.
  • Wilson, Peter Lamborn. Scandal : essays in Islamic heresy, New York, Autonomedia, 1988. ISBN 0-936756-13-6 & ISBN 0-936756-15-2
  • Zarcone, Thierry. « Pour ou contre le monde, une approche des sociabilités mystiques musulmanes dans l’Empire ottoman », p. 21-30, in Vivre dans l’Empire ottoman : sociabilités et relations intercommunautaires (XVIIIe-XXe siècles), dir. Paul Dumont et François Georgeon, Paris, L’Harmattan, 1997 ISBN 2-7384-5038-5.

Articles connexes

Notes et références

  1. J. de Thévenot, Troisième partie des voyages de M. de Thévenot, 1684 ; Anatole France, Le lys rouge, 1894 ; Blaise Cendrars, Bourlinguer, 1948.
  2. Briot, Histoire de l’état présent de l’empire ottoman […] trad. de l’anglois de M. Ricaut, 1670.
  3. Grand Larousse encyclopédique : en dix volumes. T. 8e, Paris, Librairie Larousse, 1963, p. 933.
    L’Encyclopædia Universalis, vol. 20, Thesaurus-index : polo-zyriane (Paris, Encyclopædia Universalis France, 1968, p. 1576-1577) mentionne erronément Djamāl Muḥammad b. Yūnus as-Sāfiji à Damas en 1219 (au lieu de Muḥammad b. Yūnus Djamāl ed-Dīn as-Sāwiji mort à Damiette en 1218).
  4. Encyclopædia Universalis. Vol. 20, Thesaurus-index : polo-zyriane, Paris, Encyclopædia Universalis France, 1968, p. 1576-1577.
  5. The New Encyclopædia Britannica. Vol. 9, Micropædia: Ready Reference, 15th ed., Chicago, London, Encyclopædia Britannica, Inc., 2002, p. 831.
  6. Encyclopædia Universalis. Vol. 20, Thesaurus-index : polo-zyriane, Paris, Encyclopædia Universalis France, 1968, p. 1576-1577.
  7. The New Encyclopædia Britannica. Vol. 9, Micropædia: Ready Reference, 15th ed., Chicago, London, Encyclopædia Britannica, Inc., 2002, ISBN 0-85229-787-4, p. 831.
  8. Voir entre autres la description qu’Auguste Mouliéras donne des Héddaoua dans Le Maroc inconnu, 2e partie, Exploration des Djebala, Paris, Augustin Challamel, 1899, sous le titre « Confrérie religieuse de Sidi Héddi », p. 183-193.
    Cependant Mouliéras, qui s’étend souvent sur les « débauches infâmes » des habitants du Rif avec des « gitons », reste muet sur ce point pour les Héddaouas.
  9. Anthony Reid, ed., transl., The eternal flame : a world anthology of homosexual verse (c. 2000 B.C. – c. 2000 A.D.), Vol. 1, Greece, Italy, Islam, France, Elmhurst, Dyanthus Press, 1992, p. 357-358.