Quand mourut Jonathan (20)

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Jonathan ne tenait guère à retourner en ville. Serge paraissait oublier les trois enfants ; d’ailleurs il aurait pu aller les voir seul, mais il ne le proposait pas non plus. Cette expédition aurait été sans risques, Serge savait se débrouiller ; et ses façons ouvertes et solides, son rire, son attention aux gens, son impertinence, sa vitalité, séduisaient même les abrutis, les renfrognés, voire une partie des femmes : il n’irait nulle part sans plaire et sans être aidé.

Ce caractère de Serge est ce que le jeune peintre aimait. Il pouvait imaginer l’enfant haut d’un mètre quatre-vingts, couvert de poils, ou même abîmé de rides et de convictions, sans que ce nouveau Serge l’attriste, pourvu qu’il lui suppose l’humeur et l’âme du gamin (mais c’est ce qui n’existe pas).

Après quelques jours, le pendentif barbare ne fut plus au cou du petit. Jonathan ne posa pas de question. Il était naturel que l’épisode s’achève ainsi.

Mais, un matin, Serge dit :

— Eh, on prend le car ? on y va ?

Et les voici en ville. Ils retrouvent rapidement la maison, l’étage, la porte. Ils sonnent : on ne répond pas. C’est pourtant presque l’heure du déjeuner.

— Peut-être il y a classe, dit Jonathan. Il ignorait la date des vacances scolaires. Serge demanda :

— Mais où c’est qu’ils bouffent alors ?

— Sûrement à la cantine, et leur mère travaille, dit Jonathan. On reviendra après manger.

Il se reprocha d’être si éloigné du monde normal : ce dégoût et cette liberté lui fermaient l’accès des labyrinthes et des prisons où l’on engouffre la population enfantine, qu’il ne savait plus comment rejoindre. L’immense déportation quotidienne qu’elle subissait le laissait effaré et désarmé.

Et, comme Serge n’appartenait plus à ces élevages, les enfants lui devenaient tout aussi inaccessibles qu’à Jonathan.

Ils déjeunèrent.

Serge, à Paris, avait été infernal dans les restaurants. Il parlait très fort ; il dévisageait et voyait tout le monde ; il renversait son assiette et fabriquait des patouilles de mangeaille sur la nappe ; il secouait la table, choquait les verres, les remplissait de pain, laissait tomber sa fourchette et la suivait par terre où, fourré à quatre pattes entre les jambes des grandes personnes, il s’ébattait bruyamment ; il commandait trois plats et y renonçait pour un croûton, il pêchait avec ses doigts dans les assiettes ou les émaillait de ses propres aliments ; et surtout il riait, s’excitait, polissonnait Jonathan, provoquait les serveurs.

Jonathan vénérait cette turbulence. Il lisait à travers elle. Sous les désagréments de la situation, il sentait une vérité que montrait l’enfant ; et il reconnaissait, sous des façons qu’il n’approuvait pas, un modèle qu’il eût voulu suivre. Car il était, devant Serge, comme un disciple errant qui, des montagnes aux vallées, des rivières aux forêts et des plaines aux rivages, a cherché un maître — c’est-à-dire un témoin — et qui le trouve enfin. Mais ce maître ne sait pas qu’il sait ; seuls ceux qui, une fois rejetés les charlatans et les grands hommes, l’auront cherché, lui, pourront comprendre sa leçon ; les autres se moqueront, seront humiliés, persécuteront, s’éloigneront.

Par la suite, Serge était devenu attentif au déplaisir qu’il causait. Maintenant, ses repas en public étaient sages. Invariablement, il s’y nourrissait d’un steak presque cru et de frites grasses, après une charcuterie dont il ne mangeait que le beurre et les cornichons, et avant une glace au chocolat, couverte de Chantilly, qu’il hachait et mélangeait pour fabriquer une bouillie qu’il abandonnait dès que c’était trop froid, c’est-à-dire dès qu’il entamait le dessous. Il était inutile de conduire le petit dans un bon restaurant ; cependant, Jonathan les choisissait bourgeois, pour être au calme et que les viandes aient de la mine.

Après ce déjeuner, ils montèrent à nouveau chez les trois enfants, sonnèrent, tapèrent à la porte, vainement. Ils renoncèrent, et ils cherchèrent à s’occuper en attendant le car.

L’unique cinéma de la ville ne donnait pas de matinées. Il y avait un programme de films pornographiques hétérosexuels, projetés le samedi après minuit dans une salle annexe.

La ville était déserte. Pas même un gosse dans les rues. Donc les vacances n’étaient pas commencées et on n’était pas mercredi.

— C’est le camp de travail, murmura Jonathan. Il ne faut pas venir les mauvais jours.

— Moi je savais pas, s’excusa Serge.

La remarque de Jonathan n’exprimait rien pour l’enfant : mais il voyait les rues vides, les cafés vides, la rivière nue, les commerçants désœuvrés, il éprouvait ce silence où résonnaient leurs pas.

Ils traînèrent. Quand les boutiques ouvrirent, ils se mirent à faire mollement des achats inutiles.

Puis il y eut une chance : sur une belle place, fournie de peupliers et garnie d’une pissotière, ils découvrirent des baraques et des toiles de forains. Ce n’était pas fermé ; il y avait une douzaine de badauds, pépés et mémés trop vêtus pour la saison, adolescents de pauvre aloi.

Ils s’approchèrent d’un jeune forain presque nu, qui réparait une roue. Jonathan regarda ses muscles, sa posture, et regarda Serge ensuite. L’homme lui parut en plâtre ou en caoutchouc : un spectacle sans être, conformément à l’idéal universel de ce temps. Les rondeurs de ce corps lisse évoquèrent pour Jonathan une suite de crânes chauves, ou les grappes de ballons d’un marchand.

Ils parlèrent tous trois. Le garçon dit que l’illusionniste donnait justement une séance. C’était là, tout près : une roulotte que prolongeait une avancée de toile verte, dont la porte ou plutôt le rideau s’ouvrait à l’arabe. Jonathan appréhenda que la représentation eût lieu devant des bancs vides ; mais Serge tenait à voir. En même temps il grimpa à Jonathan, se fit balancer et porter, comme si l’aspect athlétique du forain lui avait donné des idées de jungle. De l’autre côté de la bâche verte, on était dans la pénombre ; et l’illusionniste, prudemment, se tenait sous un éclairage médiocre et biais aux couleurs sinistres, rouge sale et vert pomme, avec une seule lampe blanche qui écrasait les reliefs. Par terre, le sol beige et poussiéreux de la place.

Le spectacle était commencé. Il montrait des tours communs. On pouvait rester au fond, il y avait quelques clients sur le devant. L’illusionniste était un adolescent grêle, silencieux et gai, à figure laide et plaisante. Il avait dû se mettre au travail, malgré l’heure creuse, parce qu’on le lui avait ordonné ; il prenait cela de bon cœur, et jouait adroitement avec ses accessoires. Mais l’impression de tristesse et de dénuement était si grande que, souvent, Jonathan détournait les yeux de lui. Il se sentait gêné comme s’il avait commis une indiscrétion en étant là, ou blessé un timide amour-propre.

Serge suivait les tours de magie avec le sang-froid d’un enfant qui a la télévision. Tout de même, c’était en chair ; et la tenue bleue presque neuve du garçon, ses cheveux coupés si courts qu’on aurait cru qu’il venait travailler entre deux séjours à la caserne, sa petite cape de vampire, c’était ressemblant, c’était cela. Le tour qui impressionna Serge fut celui des lames de rasoir. Le jeune homme en prit une et trancha du papier pour montrer combien elles coupaient, puis il en mangea un grand nombre, vite et des deux mains. Il gonflait gloutonnement ses joues maigres, prenait des yeux en bille, mastiquait, se serait presque frotté le ventre de délice. Enfin, par un miracle ignoré des profanes, il retira les lames de sa bouche — et elles formaient à présent une longue guirlande, un chapelet cliquetant et brillant. Ce matériel devait coûter cher ; à moins qu’il l’eût façonné lui-même, car il semblait aimer ses doigts.

— Ce qui est bien, c’est avec du feu, remarqua Serge en dépit de sa satisfaction.

Il fallait applaudir. Sans la présence du petit, Jonathan se serait plutôt caché sous son banc. Il eut envie d’aller voir le magicien après la séance. C’était sûrement pour se réconforter lui-même. Jonathan, qui se souciait peu de beauté ou de laideur, sentait simplement qui il aimait approcher, embrasser, toucher. Et il reconnaissait l’enfance dans ceux qui ne l’ont plus, comme son manque dans ceux qui l’affichent. Il aima le magicien, et n’eut plus honte de l’avoir vu. Dans la fragilité, l’innocence d’autrui, il trouvait un moyen de moins souffrir de la sienne. Les villageois tapèrent leurs paumes bien fort.

— C’est un gosse, c’est encore un gosse, dit une mémère à son mari quand le public s’en alla. Le mari resta muet.

Dehors, Jonathan jeta un coup d’œil vers la roulotte, qui servait de coulisses. Il ne vit rien. Il s’approcha avec l’enfant. Il essaya de regarder à travers les fenêtres, qui reflétaient les arbres voisins. Mais aucun mouvement à l’intérieur : la roulotte était vide. Le garçon avait disparu.

Pourtant ce n’était pas un tour de magie, l’adolescent devait être simplement en train de pisser, il réapparaîtrait. Mais pas le temps d’attendre, Serge s’impatientait. Il voulut escalader à nouveau Jonathan, qui le prit, l’embrassa et, de la main qui tint Serge sous les cuisses, lui chercha et lui ballotta les couillons. Serge n’y fit pas attention et montra les carabines d’un stand.

Ce jeu n’était pas autorisé aux petits enfants, qui n’étaient d’ailleurs pas assez hauts. Mais Jonathan parlementa avec le forain, tira deux ou trois balles pour servir d’alibi, et, comme il avait payé d’un bon billet et refusé la monnaie, ils aidèrent tous deux l’enfant. Jonathan agenouillé souleva Serge de vingt centimètres par la taille ; le forain saisit et orienta le canon de la carabine. Ce n’était pas un mauvais homme : Serge fit deux fois mouche. Il emporta un petit nougat et une poupée de fausses plumes. Et ses deux cartons percés net.

Il donna les trophées à Jonathan et garda à la main ses diplômes de tireur. Il parla beaucoup de la carabine. C’était mieux que le fusil à fléchettes ; d’ailleurs, ça faisait des trous. Il demanda à Jonathan si on pouvait tuer quelqu’un avec. Jonathan supposa que oui, car il n’en savait rien : en ce cas il osait rarement répondre non.

— Alors j’te tue avec ! conclut Serge, qui riait.

Jonathan l’embrassa de nouveau : il n’avait jamais été aimé au point qu’on lui dise cela.

Il fallut passer une dernière fois chez les trois enfants. Serge tenait à offrir son cadeau (que promenait Jonathan depuis le matin, et que les trophées de tir augmenteraient), et il ne se laissait pas rebuter pour si peu que deux échecs.

Avant même qu’ils sonnent, ils surent qu’on ouvrirait : on entendait des voix derrière la porte. Serge en frétilla et enfonça le bouton de sonnette avec l’énergie qu’il mettait à lever la main pour dire bonjour. Il rit à la porte et au paillasson. Jonathan, au contraire, était mal à l’aise. Si la mère était là, comment s’expliquer ? De quel droit Serge revenait-il ? Et, si la jeune femme renonçait un instant à séquestrer ses fils, Jonathan et elle, pendant que les quatre gosses se retrouveraient, devraient s’accommoder l’un de l’autre. Quand des mémères à chien se rencontrent, les chiens se voient, se plaisent, se battent, reniflent et se chatouillent au cul, mais les vieilles les retiennent — qu’ils ne familiarisent pas trop avec la sale bête de cette femme-là. Elles s’envoient des aigreurs polies, des rictus ménopausés : que faire, avec ces animaux sans pudeur qui les obligeraient presque à être humaines ?

Et ici ce sera pire : Jonathan n’est pas une femme, il n’a pas le droit d’opposer un seul mot à ce que celle-là, grimpée sur ses échasses de mère, prétendra décider.

La porte s’ouvrit. Jonathan et Serge aperçurent, avec le même ravissement, les joues rondes et le petit nez réjoui de Thomas : l’enfant montra dans son sourire une dentition de lait aveugle d’une incisive, qui lui mettait à la bouche le carré noir que les pirates portent à l’œil. Ils se secouèrent la main à se démettre l’épaule. Maman n’était pas là, ils furent heureux. Les deux visiteurs s’échappèrent un peu avant son retour.


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