Quand mourut Jonathan (24)
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Quand les trois petits frères de la ville furent emmenés, eux aussi, en vacances, les environs devinrent vraiment trop inhabités. Jonathan craignit que Serge s’embête ; il lui proposa qu’ils aillent ensemble quelque part, au bord de la mer ou n’importe où. Mais l’enfant refusa. Il se trouvait très bien là et n’en voulait pas bouger.
Malgré ses escapades, il était d’esprit sédentaire, et il préférait jouir de sa place et de ses habitudes, comme il n’était contraint ni à l’une ni aux autres et qu’il les aménageait à sa manière. Recommencer chaque jour les mêmes choses, avec les variantes, les destructions, les restaurations que sa fantaisie lui inspirerait, semblait sa seule ambition. En ce lieu, en ce mode de vie que Jonathan jugeait incapables d’intéresser quelqu’un, Serge découvrait cent mille ressources. Monotones d’apparence, ses journées étaient saturées d’inventions, d’artisanats, de sensations, de coquineries, de bavardages, de caresses, de recherches, de violences et d’études qui le passionnaient sans relâche. Ce trop-plein, fruit de son intelligence, lui offrait à chaque heure un monde inépuisable — où Jonathan était une source comme une autre. Il se tenait à son rang, peut-être humble, dans la mystérieuse collection de Serge ; il servait à des opérations, des progrès, des essais, des humeurs où il n’était pour rien. Disponible, il laissait l’enfant industrieux s’accroître de lui et de tout.
Assez longtemps pendant l’été, Jonathan fut préoccupé par le retour de Barbara. Il s’obligeait encore à ne voir en Serge qu’un être passager, comme un matin de lumière, l’une des rêveries qu’on forme dans la solitude, un bonheur de la main quand on dessine. Plus tard, il ne parvint plus à aimer l’enfant avec tant de précautions. Il craignit l’automne. Il eut des idées secrètes de rapt, de fuite à l’étranger. Ou il se voyait réinstallé à Paris, et luttant pied à pied avec Barbara.
Puis il comprit que ce ne serait pas seulement Barbara. Ce serait l’ordre des choses — qui devait inéluctablement s’emparer de Serge et le transformer en l’un de ces hommes innombrables que Jonathan avait fuis. Tout, les séductions de tout, les pouvoirs de tout, contraindrait Serge à se trahir, et sans regret. L’ennemi, pour finir, ne s’incarnerait pas dans des monstres, des caricatures, des crétins, des parents, des cours d’assises : il serait implanté au cœur de l’enfant même. Ni Serge ni Jonathan n’avaient un moyen d’empêcher cela.
Jonathan se pénétra de cette certitude. Il renonça à espérer comme à lutter. Il pensa à la disparition prochaine, à la mort figurée de l’enfant : et il médita la sienne. Le plus simple, le plus doux serait de se saigner les membres. Un suicide de protestation plutôt que de simple souffrance : mais on ne s’arrose pas d’essence devant cent journalistes quand on témoigne d’une cause perdue. Jonathan garderait sa mort pour lui.
Malgré ces tourments, ces projets, Jonathan vivait avec gaieté. Il était sûr de ne pas déplaire à Serge : il devenait moins neutre, il entrait plus profondément dans les singularités que désirait l’enfant, il osait le suivre sans réserve.
Jonathan était en parfaite santé. Sa difficulté d’être n’affectait pas son corps, car elle n’avait aucune origine intérieure ou qu’il eût méconnue. Il mangeait bien, buvait bien, digérait bien, chiait copieusement, pissait dru, dormait à merveille, avait bonne mine, bons muscles, belle peau, bon membre. Son amitié même pour Serge ne lui inspirait ni culpabilité, ni explorations, ni théories. Il aurait été inapte à prouver ses raisons, à se légitimer devant ceux qui, impuissants à vivre comme à mourir, sont donc chargés de juger et redresser l’existence. Rien de plus acceptable, pour Jonathan, que d’en savoir tant et d’en pouvoir si peu dire.
Aucun des deux garçons ne s’inquiétait plus du calendrier. Les signes de maturité, d’usure que montrait la campagne, maintenant que l’été s’achevait, n’étaient pas des menaces. Un ordre sans ennui ni souffrances, un désordre sans souffrance ni dommages : tel est l’univers impossible qu’ils avaient construit. L’envers du monde, et qui crèverait dès l’automne. Mais ça ne faisait rien.
Ils mangeaient, ils s’étreignaient, ils respiraient, ils s’ennuyaient comme ceux qui se sentent bien ensemble, ils se cherchaient le cul, ils l’oubliaient, ils rendaient leur maison fraîche comme un paysage minuscule, puis ils la salissaient, la souillaient, la déréglaient. Et comme les maisons, à la différence des vivants, ne se recomposent pas à mesure qu’on vit d’elles, ils la reconstruisaient énergiquement, brossaient, épongeaient, ciraient, préparaient le prochain théâtre de leurs cochonneries.
Serge et Jonathan n’étaient pas amoureux, faute de narcissisme. Ils avaient mieux à faire ensemble. Leur association était plutôt biologique. Certaines plantes, dans une terre, absorbent les substances qui leur conviennent, et elles en épurent le sol : aussitôt, ce sol devient viable pour d’autres plantes qui, sinon, y crèveraient. Chacune prend et répand des nourritures différentes ; chacune élimine ainsi les poisons qui empêcheraient l’autre de vivre. Telle était l’amitié de Jonathan et de Serge, sans qu’on puisse savoir lequel des deux, vraiment, purifiait le monde pour l’autre.