Quand mourut Jonathan (35)
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Cet automne lui apporta, de Paris, une nouvelle qui le ressuscita.
C’était une lettre de Simon, le père de Serge. Phraseuse et sans malice, la lettre racontait que Simon avait renoué avec Barbara — délaissée de sa bande américaine, et que son fluide de guérisseuse, semblait-il, n’enrichissait pas plus que ses barbouillages de taches rêveuses à l’acrylique. Elle avait repris du secrétariat à mi-temps et envisageait sérieusement de s’établir. Simon se rendait compte qu’elle se rabattait sur lui faute de mieux : mais il l’aimait, lui, et le reste lui était égal. Le cabinet d’architecture où il travaillait attenait à des affaires de prévarication, des superbes, avec députés, conseillers municipaux, ministre et banque : infect, reconnaissait-il, mais qui promettait une prime que son mariage avec Barbara rendrait bien opportune. C’était tout de même le principal, on n’a qu’une vie. Oui, ils allaient se marier dans les règles, les familles seraient là, et tout : il fallait seulement attendre la prime, parce qu’il y avait des problèmes de logement, à trois personnes. Car il avait absolument besoin d’un bureau — et, en outre, Barbara aurait préféré qu’ils fassent chambre à part. Ça évite à l’amour de s’user, au fond elle avait raison.
Ce serait donc au printemps, ou à l’été, selon l’argent.
Là, juste à un coin de page, Simon transmettait naïvement à Jonathan un bonjour de Serge ; et il ajoutait que l’enfant pensait beaucoup à lui, Jonathan, et qu’il aimerait bien revenir à la campagne chez lui. Peut-être au printemps, ou à l’été, précisait Simon, parce que justement, après le mariage, un petit voyage d’amoureux, lui et Barbara, sans le gosse… Oui, ce serait bien. Non, évidemment, ils n’allaient pas passer leur vie à engager Jonathan comme nurse : Simon disait plutôt ça parce que son fils, ma parole, avait un vrai béguin pour Jonathan : alors si ça emmerdait pas trop Jonathan — mais enfin on verrait, bien sûr, c’était à lui de décider, on se rendait bien compte que, et puis au pire il y aurait toujours l’une des grands-mères, mais enfin, lui, Simon, il trouvait que, etc.
Il réexprimait aussi, avec vaillance, ses ambitions artistiques (sculpter, surtout) ; et il commentait l’actualité, les jeunes talents.
À peine cette lettre déchiffrée, Jonathan eut envie de bondir à Paris. Il tournait et retournait dans la maison, lisait et relisait la phrase où Serge pensait à lui, il riait, se traitait d’imbécile, ouvrit une bouteille, l’abandonna dans l’évier, pleura en riant, s’arrêta, s’effleura une main comme si c’était celle du petit, courut au jardin, s’émerveilla de la moindre feuille morte, rentra tout brûlant, s’effondra sur une chaise et, les yeux brouillés, délaissant la lettre, il éprouva toute la pureté et toute la douleur de sa joie.
Du regard, il recomposait la maison comme elle était avant ; il revoyait chaque objet comme si un autre regard allait le retrouver, l’aimer ; une voix aiguë et rauque, délicieuse, rapide, au chant de rivière impétueuse et embarrassée de cailloux, aux douces ingénuités de lac, lui revint aux oreilles ; il se prépara à manger et dressa richement la table comme si, la minute d’après, allait apparaître l’hôte qu’il attendrait, désormais, chaque jour et le suivant.
Livré à ce bonheur enfantin, il écarta son assiette, prit du papier et dessina, comme une couverture de journal à sensation, cet événement gigantesque : le retour de Serge. Alors il s’aperçut qu’il ne parvenait plus à reproduire les traits de l’enfant. Il chercha ses dessins anciens, les examina, et sa joie tomba aussitôt. Il comprit qu’il se trompait.
Si Serge venait à Pâques, ce serait presque deux ans après ces dessins-là. S’il venait à l’été, ce serait un grand petit garçon de dix ans, un enfant inimaginable. Un inconnu, et qui porterait dans son cœur, dans sa mémoire, un autre inconnu. Jonathan eut peur.