« Le centurion de Capernaüm (J. Martignac) » : différence entre les versions
m |
m A modifié le niveau de protection de « Le centurion de Capernaüm (J. Martignac) » ([Modifier=Autoriser uniquement les administrateurs] (infini)) |
||
(Une version intermédiaire par le même utilisateur non affichée) | |||
Ligne 2 : | Ligne 2 : | ||
==Texte intégral== | ==Texte intégral== | ||
{{Bandeau citation|aligné=droite|p|d}} | {{Bandeau citation|aligné=droite|p|d|b}} | ||
<br> | <br> | ||
{{Citation longue|reftype=1|refnotes={{refnote|1|Texte d’une causerie présentée au Groupe des Chrétiens Homophiles de Marseille en mai [[1974]].}}{{refnote|2|''Arcadie'', n° 134, février [[1965]].}} | {{Citation longue|reftype=1|refnotes={{refnote|1|Texte d’une causerie présentée au Groupe des Chrétiens Homophiles de Marseille en mai [[1974]].}}{{refnote|2|''Arcadie'', n° 134, février [[1965]].}} | ||
Ligne 169 : | Ligne 169 : | ||
===Source=== | ===Source=== | ||
*« Le centurion de Capernaüm » / J. Martignac, in ''[[Arcadie (revue)|Arcadie : revue littéraire et scientifique]]'', 22{{ | *« Le centurion de Capernaüm » / J. Martignac, in ''[[Arcadie (revue)|Arcadie : revue littéraire et scientifique]]'', 22{{e}} année, n° 255, mars 1975, p. 117-128. – Paris : Arcadie, 1975 (Luisant : Imp. Durand). – 68 p. ; 21 × 14 cm. | ||
===Articles connexes=== | ===Articles connexes=== |
Dernière version du 8 juillet 2014 à 11:28
Cette étude exégétique intitulée Le centurion de Capernaüm, par J. Martignac, a paru en 1975 dans la revue homophile Arcadie.
Texte intégral
Si vous possédez des droits sur ce document
et si vous pensez qu’ils ne sont pas respectés,
veuillez le faire savoir à la direction de BoyWiki,
qui mettra fin dès que possible à tout abus avéré.
LE CENTURION DE CAPERNAÜM (1)
Plongeant dans la collection d’Arcadie, on en retire, comme aux grands fonds sous-marins, des trésors oubliés. Témoin cette nouvelle, publiée voici dix ans. Michel Mayer y suggère qu’un des miracles les plus notoires de Jésus : la guérison du serviteur d’un centurion romain, « n’a pu être provoqué par autre chose que l’amour d’un éraste pour son éromène » (2).
Pour atténuer la hardiesse, pour l’époque, de pareille hypothèse, il abrite sous un récit de fiction, un « à la manière de… Anatole France », joliment réussi d’ailleurs, et donne, en simple commentaire, une exégène très forte des textes évangéliques en question : Mathieu VIII (5 à 13), Luc VII (1 à 10) et Jean IV (46 à 53).
Sans reprendre ici son travail, tant son analyse exégétique nous paraît pertinente, tentons seulement de le prolonger d’une réflexion que nous aimerions simplement de bon sens.
Des quatre évangélistes, l’un, Marc, se tait sur cette affaire. Le récit de Jean diffère beaucoup de celui des deux autres. En dépit de ces divergences, les critiques s’accorderont à reconnaître, dans les trois textes, la narration d’un même miracle. Sera-t-on surpris que nous préférions, à la version de Jean, celle de Mathieu et, plus encore, celle de Luc ?
Fournirions-nous des verges pour nous faire battre en convenant que nos motivations pour ce choix sont assez subjectives ? Les intentions généralement prêtées aux rédacteurs des évangiles nous paraissent pourtant opiner dans le même sens.
Jean ne s’embarrasse nulle part de précisions historiques ou chronologiques. De signification eucharistique, son évangile est éminemment symbolique. Il ne devient réaliste que pour souligner les résonances profondes d’un détail de vie qui puisse confirmer, en Jésus, le Christ, le Fils de Dieu Vivant. Témoins, par exemple, son interprétation personnelle du recrutement des premiers apôtres, ou l’importance qu’il attache — seul des quatre évangélistes à le rapporter — au premier « signe », pour lui, de la puissance du Christ : l’eau changée en vin à Cana.
Dans sa narration du miracle qui nous occupe, ces préoccupations affleurent, nous aidant à comprendre ses divergences d’avec Mathieu et Luc et à les négliger au profit de ceux-ci.
Le solliciteur n’y est pas centurion romain. Jean le voit officier de la garde d’Hérode, donc peut-être juif, mais peut-être aussi païen et de quelque tribu bédouine. C’est un père éploré. Il habite Capernaüm et vient trouver Jésus à Cana — quarante kilomètres environ — pour le prier de venir guérir son fils adolescent moribond. Jésus s’étonne d’abord, s’indigne presque : « Si vous ne voyez signes et miracles, vous ne croirez donc jamais ! ». Pourtant, il acquiesce aussitôt à la requête et déclare le jeune garçon guéri. Le père croit à cette parole et constate, à son retour la guérison miraculeuse.
En quoi cette affaire est-elle remarquable aux yeux de Jean ? Il déplore, en notant l’objection préalable de Jésus, que la parole de celui-ci ne suffise pas à convaincre, qu’il y faille l’appui d’un miracle. Mais, puisque celui-ci s’avère nécessaire, qu’au moins la puissance de Jésus y éclate ! Qu’on nous pardonne l’humour — les évangiles en tiennent plus qu’on ne le soupçonne. Tout se passe comme si Jean décidait : changer l’eau en vin, c’était déjà pas mal ! Maintenant, vous allez voir ce que vous allez voir ! Car c’est le deuxième miracle seulement qu’il trouve utile de raconter et il le situe aussi à Cana. Inutile que Jésus se déplace, sa parole opère à des kilomètres. La foi du père tient à ce qu’il l’accepte et rentre chez lui en confiance. Pour mieux le souligner, l’évangéliste prend soin de noter une vérification quasi scientifique : c’est bien exactement à l’heure où Jésus a parlé, à quarante kilomètres de là, que le malade s’est dressé, guéri. Du coup, l’officier se convertit « lui et toute sa maisonnée ».
On voit ainsi comment Jean discerne et situe le naturel et le surnaturel. D’abord, leur signification dans le sens de l’amour et de la foi. La démarche insolite de cet officier royal pour la guérison d’un adolescent moribond révèle un attachement si intense qu’il ne peut être, aux yeux de l’évangéliste, que viscéral. Il faut donc que le garçon malade soit le fils de l’officier. La démarche du père devient toute naturelle et sa confiance en Jésus louable, mais sans rien de frappant : on en a vu d’autres. Pour Jean, le surnaturel se limite, en cette histoire, à la guérison par un mot et à distance, avec le regret qu’elle ait été nécessaire pour affirmer l’autorité de Jésus. Eussions-nous eu ce seul récit dans les évangiles, il ne nous concernait guère, ni les lecteurs d’Arcadie. Avec Mathieu et Luc, l’affaire est beaucoup moins simple. Ils introduisent, eux, le mystère que vient éclairer la thèse homophile de Michel Mayer et qui rend, du même coup, à notre regard, la version de Jean bien fragile.
Mathieu, lui, a grand souci de pédagogie. Son évangile se veut enseignement bien appuyé sur l’Ancien Testament quoique ouvert à l’universalité de la Bonne Nouvelle et accueillant aux païens. Dès lors, cette guérison l’émerveille avec la confiance totale qui amène à Jésus Christ ce centurion romain, malgré son paganisme. Bien plus encore, avec l’incroyable humilité de ce guerrier qui n’ose ni aller lui-même vers Jésus, ni l’inviter à venir jusqu’à lui et qui déclare : « Je ne suis pas digne… mais dis seulement un mot… ». Mathieu, comme Luc y trouve l’essentiel du récit. Il s’empressera, comme Luc aussi, de rapporter, en conclusion, l’exceptionnel hommage que rend Jésus au centurion : « Jamais, même en Israël, je n’ai trouvé une telle foi ! »
Convenons, dès maintenant, que si cet officier romain est pédéraste, l’éloge de Jésus à la foi de cet homme et à l’amour qu’il porte à « son garçon » devrait modifier bien des aspects de l’homophilie devant la foi chrétienne et aux yeux des Églises.
Des quatre évangélistes, c’est Luc qui manifeste le plus grand souci d’historicité. Documentation, désir d’ordre et de chronologie, sélection des témoignages, sans l’assimiler exactement à un historien moderne, l’y apparentent beaucoup plus que les trois autres. À fortiori, s’il était ce médecin de marine, ami et compagnon de Paul. Sa culture médicale et nautique ne pouvait qu’accentuer son souci naturel du concret. Son talent d’écrivain nous restitue ici la scène la plus vivante. Sans l’avoir vécu lui-même, il en comprend si bien les acteurs et leur relation, que ceux-ci s’animent pour nous de leur pleine signification humaine et spirituelle. On comprendra que la version de Luc soit pour nous la plus solide.
Cette « ville » de Capernaüm, où nos trois auteurs domicilient l’officier, et, les deux plus fidèles, situent toute la scène, n’est qu’une très petite agglomération, à peine une bourgade, disons un gros village. Actuellement trois hectares de ruines, pas plus. Ruines vraiment ruinées : un étalement de pierres au sol. Mais quelle renommée dans l’histoire ! Et exclusivement à cause de Jésus.
L’Ancien Testament l’ignore. Rien ne nous dit pourquoi Jésus en a fait le lieu d’élection de son ministère. Refoulé de Nazareth où il vécut jusqu’à son baptême, vers trente ans, il a beaucoup circulé ensuite, probablement trois ans, en Galilée, Judée, Samarie et au-delà. Pourtant, aucune agglomération ne fut privilégiée, autant que Capernaüm, d’un vrai foisonnement de ses entretiens, de ses discours, de ses actes, de ses miracles.
Recrutement des premiers apôtres qui y habitent : André et Pierre, Jacques et Jean, Mathieu, le douanier, ou y passent : Philippe et Nathaël ; guérisons de la belle-mère de Pierre, d’un démoniaque, d’un paralytique. Aux environs immédiats, le discours sur la montagne et les béatitudes, la pêche miraculeuse, la multiplication des pains, la tempête apaisée. Et puis, cette affaire du centurion. Une véritable concentration, en ce lieu, des démonstrations de l’autorité et de la puissance de Jésus.
Imagine-t-on l’agitation de ce petit bourg, vivant de son grand lac, pêcheurs et artisans, village très provincial de deux à trois mille âmes, devant pareil remue-ménage ? Rumeurs, remous, les uns pour, les autres contre, d’autres incertains, balancés, et les langues de caqueter, les cancans de s’en donner à passion : ou les émerveillements, ou, davantage, les doutes, les ricanements et les médisances, les refus et les scandales puisque Jésus en est venu à maudire Capernaüm et, important pour les homophiles, à le déclarer PLUS COUPABLE que Sodome ! « Malheur à toi, Capernaüm !… il y aura, au Jour du Jugement, moins de rigueur pour le pays de Sodome que pour toi ! »
Notons au passage qu’ainsi, pour Jésus, la signification sexuelle de la malédiction de Sodome est dépourvue de sens (elle ne la revêtira, d’ailleurs, que bien après lui). Sodome a été coupable de refuser les anges comme « Paroles de Dieu » ; Capernaüm l’est bien plus d’avoir refusé, en Jésus « La Parole de Dieu ». « Car, ajoute-t-il, si les miracles qui ont eu lieu chez toi avaient eu lieu à Sodome, elle subsisterait encore aujourd’hui ! »
Il se trouve qu’en dépit d’une situation économique très favorable, au débouché de la haute vallée du Jourdain, de l’Hermon, du Liban et de la Syrie sur un immense lac riche en poissons, la bourgade, depuis sa destruction, peu après Jésus, contrairement à tant d’autres détruites avant, en même temps ou après elle, n’a jamais été reconstruite. Littéralement, aujourd’hui, il « n’en reste pas pierre sur pierre »…
Quand Jésus y arrive, voici qu’y siège, aux yeux de Mathieu et de Luc, un centurion romain.
Un officier romain subalterne, sans doute : avec sa centaine de légionnaires, c’est un capitaine, commandant une compagnie, rien de plus. Probablement entre vingt-cinq et quarante ans. Seulement, s’il n’a pas à combattre au moment où nous le découvrons, il appartient à l’armée d’occupation et cela valorise, hors de toute proportion, l’importance de son grade.
Sous l’occupation allemande, dans un patelin de trois mille habitants, le simple capitaine nazi se trouvait le tyran tout-puissant de l’agglomération, unique responsable, avec délégation entière de tous les pouvoirs civils et militaires sur la population dont la municipalité ne saurait agir sans son approbation. À Capernaüm, ce centurion est tout simplement le grand chef. Avec sa centurie, il tient en mains la petite cité, lui imposant « son » ordre.
Parfaitement indépendant aussi. Son « colonel », le commandant de la cohorte, siège au plus proche à Tibériade — deux heures au moins de cheval — ou peut-être même à Césarée — à deux jours. Qui fut capitaine en occupation en Allemagne sait à quel point de telles distances donnent d’autonomie. En réalité, malgré la modestie de son grade, cet officier fait à Capernaüm « la pluie et le beau temps ».
Quand on le voit passer dans la grand-rue, il est tout auréolé de la puissance de l’immense Empire. On le révère et on le craint. Mais il soulève aussi l’admiration et quelque sympathie. Ce grand chef colonial, à la manière, autrefois, de Gallieni à Madagascar ou Lyautey au Maroc, s’intéresse, d’un paternalisme intelligent, à ceux qu’il gouverne. Respectant leurs coutumes, il encourage aussi leur religion. Les autorités à la fois civiles et religieuses de la bourgade lui savent gré, nous est-il dit, de ce qu’« il aime notre nation et c’est lui qui nous a bâti la synagogue ». Intérêt vrai pour ses assujettis ? Ou astucieuse démagogie ? Peu importe : il soulève la reconnaissance de la population qu’il domine et incite ses notables à une « collaboration pacifique ». Son autorité en est renforcée, sa « dignité » confirmée : un vrai souverain aux yeux des citadins.
Alors, quel contraste ! Tout soudain, Jésus, cet homme étrange, a surgi parmi ses administrés. Comment l’extraordinaire relation de confiance, que postule et souligne le récit du miracle, a-t-elle pu s’établir entre deux hommes si différents et que tout tendait à opposer ?
Il faut bien ici faire effort pour nous dégager de deux mille ans de culture chrétienne, débarrasser Jésus de tous les à priori qu’impose, tant aux croyants qu’aux incroyants, tout ce que nous savons de lui, après sa vie achevée, la Croix, la Résurrection, et toute l’histoire du Christianisme depuis, pour tenter de le voir, tel qu’il pouvait apparaître, tout au début de son ministère, jeune homme de trente ans, et dans cette bourgade de Capernaüm où tout le monde l’ignore quand il s’y présente pour la première fois. Sans la moindre auréole, et dans sa réalité humaine, la plus humble.
D’abord « l’étranger », dans cette rivalité que l’on constate, en tous temps et en tous lieux, de ville à ville, de bourg à bourg, dès qu’il y a voisinage. Il n’est pas « du pays ». Nul ici ne l’a connu enfant et n’a fréquenté sa famille ou ses « anciens ». Pis, originaire de Nazareth, il est « classé » péjorativement !
Ce hameau reste ignoré de toute l’histoire hébraïque. Sera-ce son insignifiance qui le désignera, selon les Évangiles pour la localité natale de Marie puis, après le recensement et la naissance miraculeuse de Bethléem, pour le domicile du charpentier Joseph avec sa famille nombreuse : les quatre frères de Jésus et leurs sœurs ? Toujours est-il que Nazareth, à l’époque, est évoqué partout avec mépris ou condescendance. Nathanaël ne l’enverra pas dire quand Philippe lui exprime son admiration pour Jésus : « Que peut-il venir de bon de Nazareth ? » dans un élan de racisme local.
Dès lors, « étranger » et, de plus, « Nazaréen », rien ne pouvait attirer sur Jésus, quand il arrive, la sympathie des gens de Capernaüm. À plus forte raison, celle de leur maître, le centurion. Quoique le vagabondage fût, à l’époque, plus courant et moins dégradant qu’aujourd’hui, le fait que Jésus « n’a pas un lieu où reposer sa tête » ajoute, sans doute, à son défaut de prestige. Accueilli quand même, finalement, chez Pierre et André, les pêcheurs, puis tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, sans jamais acquérir pignon sur rue, voilà qu’il commence à agiter singulièrement ce petit monde tranquille de marins, d’artisans, de boutiquiers.
Nous l’avons vu : il discourt au bord de l’eau ou sur les collines tout à l’entour. Son éloquence rameute les foules venues du voisinage. Bien plus, il fait sensation. On lui attribue des guérisons, il passe pour avoir multiplié pains et poissons, marché sur les eaux, apaisé une tempête, rendu une pêche miraculeuse. Un crescendo qui soulève vite les passions et atteint le summum dans le spectaculaire. Un France-Soir de l’époque en eut fait ses choux gras et ses énormes titres : quatre hommes veulent à tout prix faire guérir leur ami paralytique ; la foule les empêche de pénétrer dans la maison où Jésus parle. Ni une, ni deux, les voilà sur le toit-terrasse, ils le crèvent d’un grand trou et descendent aux pieds de Jésus le brancard de l’impotent ! Du coup, Jésus, voyant leur foi, guérit le malade…
Hé ! Hé ! Hé ! Que devient donc « l’ordre public », en tout cela ? L’« étranger » se révèle, pour le moins, un agitateur religieux ! Certes, Jésus a commencé, là comme il le fera ailleurs, par « accomplir la Loi » selon la tradition juive, en prêchant à la synagogue, celle que le centurion a fait construire. Cela, pourtant, n’a pas duré. Les autorités religieuses ont-elles réagi ? Lui-même, s’est-il manifestement et assez vite écarté du cadre traditionnel ? Son activité éclate vers le large, dans les maisons particulières, au long du littoral, dans les barques ou sur le lac, sur les hauteurs environnantes, hors de tout sacerdotalisme juif et dans la ligne prophétique.
Prêtres, anciens et scribes du lieu n’aiment pas tellement tout ce remue-ménage. Ils ne l’ont certainement pas « reconnu » pour l’un des leurs. Ils n’en auront que plus de mérite quand le centurion, justement, va les envoyer en ambassade auprès de Jésus pour solliciter la guérison du jeune garçon. Ce sera vraiment contre mauvaise fortune bon cœur qu’ils s’exécuteront et parce que ces « collaborateurs » tiennent absolument à donner satisfaction à l’occupant. Ils se savent bien déjà les premiers responsables du rejet de l’indésirable vagabond prophétique, sans se douter encore que leur opposition vaudra à Capernaüm sa malédiction et sa ruine, avec des débris épars pour des siècles.
Quant au centurion, n’a-t-il pas été le premier à se demander si cet homme n’était pour un agitateur plus social et politique que religieux ?
Une telle exigence de pauvreté, de dépouillement, une telle condamnation de toute richesse et de toute puissance, malgré le fait de payer l’impôt et de « rendre à César »… Cette étrange prédication d’un « royaume », à la fois « à venir », mais aussi « à portée de la main », que de risques d’interprétations subversives pour l’autorité ! Cela devait bien sentir le fagot ! Surtout mal compris, rapporté de bouche à oreille, tronqué ou caricaturé abusivement ou volontairement par toutes les mauvaises langues du petit patelin. Les « indicateurs » de l’occupant n’ont pas dû manquer d’en faire le meilleur de leurs rapports au centurion, surtout avec l’épidémie de dénonciations et de vengeances qu’apporte avec elle toute occupation étrangère !
Or, l’interpellation du centurion à Jésus va tout à l’encontre. Stupéfiante et scandaleuse pour tous les témoins : d’abord, reconnaître cet étrange agitateur comme « Seigneur » ! Et outrer encore : « Je ne suis pas DIGNE que tu entres sous mon toit ! ». Du potentat au vagabond ! Du militaire dominateur au prédicateur ! Quel renversement de leur situation sociale respective ! À quel point tous les spectateurs ont pu être suffoqués d’un pareil coup de foudre ! Toutes proportions gardées, imaginons-nous Pompidou, en mai 68, interpellant Cohn-Bendit : « Seigneur » ou « Maître », je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit ! »
C’est pourtant ce qui arrive. Et à propos de qui ? D’un jeune garçon !
OU SURTOUT « JEUNE GARÇON » ?
Avec ce troisième personnage, les événements se font, à première vue, plus étranges. Les trois évangélistes s’accordent à voir en lui « un jeune garçon », nous dirions : un adolescent, en début plutôt qu’en fin d’adolescence.
Jean, nous l’avons vu, a tout ramené au plus naturel : un père et son fils. Jésus s’indigne que la foi doive être suspendue à un miracle. Plus question, dès lors, quand il acquiesce, d’admirer l’exceptionnel de cette foi chez l’officier. Celui-ci, d’ailleurs, n’est bouleversé que quand il constate que la parole a agi à distance et à l’heure juste où elle a été prononcée. Il n’a couru aucun autre risque que de voir sa demande refusée. Pour l’évangéliste, l’amour paternel suffit à motiver la requête. À la suite, pas d’« indignité », d’abaissement, d’humilité. Et une démarche paternelle qui va tellement de soi, qu’aurait-elle d’admirable au jugement de Jésus ? Il devient évident qu’en paternalisant ainsi la relation du centurion avec l’adolescent, Jean a banalisé ce miracle. Un parmi beaucoup d’autres, rien de plus.
Avec Mathieu et Luc, cette affaire prend une tout autre dimension, et justement en raison du lien exceptionnel qui unit l’homme au garçon.
Détail important de forme : Michel Mayer souligne que si, dans les traductions françaises, on trouve partout les termes : « serviteur » ou « esclave » pour désigner l’adolescent, dans les textes anciens, grecs et latins, l’évangéliste ne les emploie que lorsqu’il raconte lui-même. Au contraire, chaque fois qu’il cite les paroles du centurion, celui-ci dit : « mon enfant » ou « mon garçon », jamais : « mon serviteur » ou « mon esclave ». Tendance, cette fois, non plus de l’évangéliste, comme Jean, mais des traducteurs français, à banaliser la relation de l’homme avec l’adolescent. Tandis que le récit original de Mathieu et de Luc rend éclatante la force des sentiments que l’officier éprouve pour son « garçon ». Luc y appuiera en précisant : « Le centurion avait un esclave malade qu’il appréciait beaucoup » ou en d’autres traductions « auquel il tenait beaucoup », ou encore : « auquel il était très attaché ».
C’est cette intensité d’amour qui arrachera à Jésus ce cri d’admiration joyeuse : « Jamais, même en Israël, je n’ai trouvé une telle foi ! » Jésus a mesuré d’un coup toute la folie du risque qu’a pris le centurion en s’abaissant devant lui par amour pour l’adolescent, la folie de la foi, « scandale pour les juifs et folie pour les Grecs », selon Paul. Ici et maintenant, « scandale pour les religieux et folie pour les sages incroyants ».
Dans leurs commentaires usuels, Églises et théologiens s’aveuglant aux motivations de ce récit, transforment, comme il arrive, hélas, si souvent, ce miracle en coup de magie. L’incroyable élan d’humilité du centurion leur paraît aller de soi, du moment qu’il se trouve en face de Jésus. Ils négligent que Jésus ne représentait en rien, pour ses contemporains, ce qu’il est actuellement pour les croyants. Surtout au début de son activité et à Capernaüm. Même pour ses apôtres, il n’est pas encore « reconnu ». Peut-on seulement dire qu’il est « connu » ? Un maître qu’on aime, oui ; un faiseur de miracles qui stupéfie, déjà ; un homme dont l’amour vous subjugue quand on vit avec lui, oui aussi. Mais il n’a pas encore provoqué : « Qui dites-vous que je suis ? » pour entendre Pierre découvrir : « Tu es le Christ, le Fils de Dieu Vivant ». On sait, en outre, que nul homme ne pourra vraiment le connaître pour ce qu’il est avant le Golgotha, Pâques et même Pentecôte.
Alors, à ce début et dans ce Capernaüm qui le rejette et en sera maudit, comment trouver presque naturel que ce militaire romain, investi de son autorité, dans la « dignité » de sa toute puissance, et simplement parce qu’il a entendu parler de Jésus, perdre brusquement le sens de tout ce qu’il est et de tout ce qu’il représente pour s’écrouler, en quelque sorte, aux pieds du vagabond nazaréen, inconnu et plus ou moins suspect, pour l’appeler « Seigneur ! » et clamer publiquement qu’il se juge « indigne » de l’accueillir sous son toit, ou seulement de venir jusqu’à lui ?
Que la tradition insiste sur la confiance totale de l’officier dans la puissance miraculeuse de la parole de Jésus avec son : « Dis seulement un mot et mon garçon sera guéri ! », on le comprend. N’est-ce pas cependant restreindre encore la dimension de l’affaire que de glisser sur l’intensité de l’humilité qui a précédé et sur ses motivations qui ont tout déclenché ? Qu’est-ce qui a bien pu provoquer en cet homme, à la fois ce sentiment de totale indignité et cette reconnaissance de l’autorité de Jésus ? En toute l’histoire romaine, voit-on d’autres officiers, si soucieux de la santé d’un de leurs serviteurs ou esclaves, qu’ils abdiquent tout orgueil, risquent leur réputation, leur prestige et leur carrière en un pareil désespoir pour recourir à un guérisseur quelconque ?
Dans Mathieu : « Mon jeune garçon est couché à la maison, déclare le centurion, atteint de paralysie et il souffre beaucoup ». Luc nous dit : « … un esclave malade et sur le point de mourir… ». Nous dirions maintenant : un jeune garçon atteint de poliomyélite, souffrant beaucoup et sur le point de mourir. Quel désir intense faut-il pour que cet homme ose franchir l’abîme social, politique et religieux qui le sépare de Jésus en faveur de l’adolescent ? Au risque d’horrifier toute une partie de la population, ses propres militaires, et plus encore, les autorités juives qui repoussent Jésus, le tenant pour traître et hérétique.
Il va pousser l’audace — et la folie ! — jusqu’à solliciter ces notables de la bourgade pour qu’ils interviennent eux-mêmes auprès de Jésus ! Faut-il qu’il l’aime, son garçon ! Et les « anciens » de la synagogue, pris entre deux feux, d’obtempérer pour aller négocier avec ce Jésus qu’ils abhorrent, en une première ambassade, et tenter de satisfaire le désir impérieux de celui qu’ils considèrent comme leur « patron » du moment.
Serait-ce l’humour du grec Luc aux dépens des sémites, il nous relate leur démarche comme en un sourire contenu, tant ils apparaissent presque plus juifs que nature, implorant tout en négociant : « Il mérite que tu lui accordes cela ! Il aime notre nation ! c’est lui qui nous a bâti la synagogue… » sous-entendu : « allons ! un peu de bonne volonté ! tu peux faire ça pour lui ! ça ne te coûtera pas grand-chose ! vas-y et guéris le gosse ! » Jésus acquiesce et se met en route.
Mais l’impatience du centurion est telle — l’état du garçon s’aggrave-t-il, ou sa souffrance devient-elle insupportable à ce guerrier, quoiqu’il en ait vu d’autres ? — qu’il envoie une autre ambassade. Peut-être, connaissant les relations de la synagogue avec Jésus, doute-t-il de l’efficacité de l’intervention des « anciens ». Il dépêche, cette fois, des amis. Probablement des militaires d’après leur langage. Ils transmettent : « Seigneur, ne te donne pas cette peine car je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit. Je ne me suis pas jugé moi-même autorisé à venir jusqu’à toi, mais dis un mot et mon garçon sera guéri. » Ils traduiront alors à Jésus la notion — militaire, bien sûr ! — que le centurion se fait de l’autorité, en répétant textuellement ses paroles. Luc, ici, nous fera penser à Courteline. On voit la cour de la caserne, avec ses bidasses légionnaires à l’exercice : « Moi, fait dire le centurion, qui suis placé sous une autorité, avec des soldats sous mes ordres, je dis à l’un « Va ! » et il va ; à l’autre : « Viens ! » et il vient, et à mon garçon : « Fais ceci ! » et il le fait ! » Alors, dis un mot…
C’est à ce rapport militaire que la joie et l’admiration de Jésus éclatent en cet hommage : « Je vous le dis, même en Israël, je n’ai pas trouvé une telle foi ! ». Et, de retour à la maison, conclut Luc, les envoyés trouvèrent le malade en bonne santé.
En tout ce récit, chez Mathieu et Luc, peut-on trouver une autre motivation à l’attitude du centurion que l’amour qu’il éprouve pour son jeune garçon ? Alors, cet officier est pédéraste ? Pourquoi pas, quoique le mot ne soit employé nulle part ?
La nature de cet amour n’est-elle pas confirmée formellement par l’« indignité » du centurion, si énergiquement affirmée ?
La tradition des Églises voudrait qu’il suffise à cet homme d’avoir cru en la puissance miraculeuse du Christ. Mais combien trouvons-nous donc, dans les évangiles, de guérisons avec : « Ta foi t’a guéri ! » sans qu’il soit question que le miraculé, ou ceux qui intercèdent pour lui, s’humilient en quelque manière pour croire en Jésus Christ ! Personne, en tout cas, qui ait autant de raisons humaines que le centurion de s’enorgueillir en face de Jésus, et qui se déclare aussi ostensiblement « indigne ».
Faut-il être homophile pour comprendre ? Cet officier pédéraste connaît bien le pays qu’il occupe. Il peut, en toute liberté, dans son armée et dans sa patrie, aimer un serviteur ou un esclave sans que personne y trouve à redire. Chez les juifs, il en va tout autrement : l’homophilie est honnie et maudite. Dès lors, quand il s’agit de sauver son jeune amant, n’est-ce pas « toute honte bue » qu’il va s’adresser à Jésus dont il discerne mal tout ce qui sépare celui-ci, quoique juif, de la tradition étroitement légaliste de sa religion ? Avec ses mœurs romaines, comment ne redouterait-il pas d’offenser gravement Jésus en recourant à lui, juif, pour guérir son jeune amant ? On comprend alors qu’il se déclare « indigne » : « Je ne suis pas digne aux yeux de ta religion, de ta nation, mais toi seul peux le sauver, dis un mot… »
Seulement, voilà sa foi. Redoutant que Jésus soit encore enfermé dans le moralisme légaliste et ecclésiastique, il pressent que ce « Seigneur » n’abolit pas la Loi, mais l’accomplit en la transcendant dans l’amour. Il croit Jésus capable de surmonter tous les « tabous » de sa propre religion et d’agir miraculeusement, même à la requête d’un païen, et — scandale — d’un païen de surcroît pédéraste, sans la moindre « acception de personne ». Avec son « Je suis indigne… mais dis un mot… ! » il reconnaît, bien avant Pierre : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu Vivant ! »… Celui aux yeux de qui l’amour du prochain manifeste la foi dans le Père…
Si la Grâce est faite aux homophiles plus qu’aux hétérosexuels de pouvoir saisir, dans toute sa force, la signification de la foi du centurion, cette Grâce implique, comme toute autre, son « occasion de chute » ; ici, ce serait de croire que ce miracle justifie l’homophilie. Il n’y concourt pas plus que l’entretien de Jésus avec la Samaritaine ne justifierait l’hétérosexualité, ou l’histoire de Marie-Madeleine, la prostitution.
Dans les évangiles et dans les Actes des Apôtres, Jésus apparaît tout à fait indifférent à QUI on aime : homme, femme ou enfant. Toujours, au contraire, il se préoccupe de COMMENT on aime. Il ne cesse de le dire, de le manifester, de le vivre lui-même : il nous demande d’aimer qui nous aimons en PROCHAIN : dans la reconnaissance oblative de l’altérité. Il le vivra, pour lui, jusqu’à la Croix et à donner sa vie « pour ses amis ».
En cette affaire, ce n’est pas le fait qu’un homme aime un garçon qui le touche, mais la qualité de cet amour. Celle qui va jusqu’à abdiquer tout amour-propre et l’orgueil le plus légitime. En fait et du même coup, tout égoïsme, en assumant tous les risques.
« Dussè-je, semble avoir pensé le centurion, perdre à jamais l’estime, l’admiration ou la crainte respectueuse des gens de la cité, tout mon prestige aux yeux de mes légionnaires, en recourant à ce juif et en m’humiliant devant lui, risquer encore d’être dégradé et déshonoré quand mes supérieurs l’apprendront et le jugeront en militaires, rien ne compte plus que la guérison de mon garçon. Je crois cet homme capable de le guérir s’il le veut bien, et, davantage, de le vouloir malgré ce qui devrait être religieusement pour lui mon « indignité ». Je le crois, en outre, capable d’un tel amour pour moi et pour mon garçon qu’il prenne le risque de se dévaluer complètement lui-même, encoure la réprobation de tous, à Capernaüm, ses disciples et plus, ses ennemis, en faisant un miracle pour un païen et, qui plus est, un pédéraste et son jeune amant. »
Devant un tel amour, manifestant une telle foi, Jésus a guéri le jeune garçon et rendu le plus bel hommage au croyant, celui-ci fût-il occupant, païen et pédéraste.
Rappelons que, pour nous, cette histoire ne tient pas son importance du fait qu’elle serait « favorable » à l’homophilie. L’un des nôtres, en écoutant cette thèse s’écriait : « Il ne faudrait tout de même pas tirer à nous des passages bibliques peu clairs, simplement parce qu’ils peuvent prêter à interprétations favorables à nos tendances ! »
Cet événement souligne simplement, aux yeux de Jésus, tout ce que signifie une certaine qualité d’amour, celle qui confond, à travers lui, Jésus, l’amour du prochain avec l’amour du Père. La relation d’un homme avec un jeune garçon fut l’occasion qui lui permit, pour la première fois, de la mettre en lumière. C’eût pu être aussi bien une relation hétérosexuelle. Bénissons seulement le fait que le centurion ait permis à Jésus de montrer qu’il ne faisait aucune différence, homophilie et hétérophilie, et qu’ainsi, les Églises se sont trompées en établissant et pratiquant une morale, dite chrétienne, en réalité fort peu évangélique, bannissant et persécutant l’homophilie. Sur quoi, l’Esprit semble, heureusement pour leur fidélité, les éclairer mieux depuis peu.
Nous n’avons, d’ailleurs, aucune prétention à un quelconque péremptoire et serions reconnaissant à tout lecteur qui souhaiterait nous convaincre d’erreurs, de ne pas manquer de nous en parler ou en écrire.
Quant à « tirer à nous » des textes bibliques, que fait d’autre tout croyant dès que certaines de ces paroles le concernent et le prennent à partie ? Si je ne suis pas Directeur Régional des Impôts, n’est-ce pas « tirer à moi » l’histoire de Zachée que de croire qu’elle me parle ? Faut-il que j’aie exigé de mon père ma part d’héritage pour me savoir fils prodigue ? ou que je me prostitue pour que Marie-Madeleine me touche ? Jacob, Jonas, tous les personnages bibliques, est-ce faire autre chose que les « tirer à moi » si, symboliquement, leurs aventures s’insèrent dans ma vie quotidienne pour la rendre significative de l’Amour de Dieu pour moi en Jésus Christ et m’aider à le répercuter en amour pour mon prochain ?
Ce centurion de Capernaüm, dès le moment où nous le comprenons pédéraste, n’a-t-il pas tant de révélations à nous faire concernant ceux que nous aimons et notre manière d’aimer ?
Voir aussi
Source
- « Le centurion de Capernaüm » / J. Martignac, in Arcadie : revue littéraire et scientifique, 22e année, n° 255, mars 1975, p. 117-128. – Paris : Arcadie, 1975 (Luisant : Imp. Durand). – 68 p. ; 21 × 14 cm.
Articles connexes
Études
- Le procurateur de Judée (Michel Mayer)
- The entimos pais of Matthew 8:5-13 and Luke 7:1-10 (Donald Mader)