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''[[Quand mourut Jonathan (29)|précédent]]''<br><br>
{{Citation longue|Tout ce printemps-là, son comportement continua de se dégrader. Il buvait de plus en
{{Citation longue|<center><big><b>DEUXIÈME PARTIE</b></big></center>
plus, traînait le jour durant, sans travailler ; il parlait tout seul et avait de violents accès de
colère, dont n’importe quels objets autour de lui devenaient victimes.


Au mois de mars, à cause du succès des gravures de cadavres, on lui demanda d’illustrer
<br><br>
''la Nouvelle Justine suivie de Juliette''. C’était une commande extrêmement importante et très
<p>Jonathan resta longtemps sous l’effet du rapt de Serge. Paralysé et abruti, il ne sortait de
rémunérée : l’édition, luxueuse, serait hors commerce ; on lui laissait toute liberté. Depuis
sa torpeur que pour s’enivrer. Il se mit à manger beaucoup, mais sans cuisiner : il achetait
longtemps, ce texte était devenu une marchandise pour lycéens et une matière à rhétorique
n’importe quoi de tout prêt, et dévorait au lit pendant ses veilles. Sa dépression le faisait
pour cuistres de tous bords, cette édition secrète lui rendrait sa hauteur.
dormir jusqu’à douze et quinze heures par jour (sur les âmes douces, le malheur produit
souvent cet excès de sommeil). L’alcool y aidait, bien sûr.</p>


Jonathan se précipita sur ce travail. Il se masturba au moins autant en dessinant que
Dans ce brouillard, il reçut quelques nouvelles de ses toiles, de ses ventes. Tout allait au
Sade l’avait dû faire en écrivant, et chaque illustration, imaginée et accomplie sans une trace
mieux. Le contrat serait reconduit, les mensualités augmentées, le nombre d’œuvres à fournir
d’effort, lui coûta des bordées de foutre. Il mangea mieux, il but presque moins et il dormit
chaque année serait moindre. Il s’en moquait.
sans cauchemars. II ricanait en songeant que, s’il exécutait avec tant d’aisance et de puissance
ces images furieuses, il le devait aux longues années d’exercice secret qu’il avait consacrées à
représenter les visages enfantins les plus doux et les corps les plus délicats. Il n’avait pas imaginé, alors, que cela finirait ainsi.


Quand l’été arriva, il eut achevé ses cent quatorze gravures.
Mais il dut combattre pour ne pas aller à Paris, ne pas rencontrer les clients, ne pas
L’éditeur les admira, mais les refusa. Jonathan (expliqua-t-il) avait trop privilégié les
gazouiller aux critiques d’art, être absent du vernissage de l’exposition qu’on fit cet hiver-là.
scènes de torture et de pédérastie. On ne voyait pas assez de femmes : et encore, l’artiste
Son patron vint pourtant le chercher en personne, mais eut la vanité malencontreuse de
s’était surtout plu à caricaturer les maquerelles et les vieilles dénudées. Enfin, l’ensemble était
s’annoncer par télégramme — comme on siffle soi-même un chien qui n’obéit pas aux
d’une violence intolérable. L’éditeur, s’il avait été doué d’humour, ou simplement stupide,
domestiques. Ce jour-là, Jonathan traîna dans les champs glacés, à la façon des gamins qui
aurait pu affirmer à Jonathan :
fuguent quand ils craignent une correction. Il rentra précautionneusement au milieu de la
nuit : il appréhendait que son pesant meneur d’hommes, au lieu de partir, se fût mis au lit pour
l’attendre : c’était un millionnaire sans façons, un homme simple.


— Pouah ! Mais on dirait du Sade.
Il n’écrivit pas à la mère de Serge, mais il en reçut des lettres spontanées. La notoriété
montante de Jonathan produisait cela. Snob, Barbara se vantait de connaître le peintre à la
mode :


Il préféra dire que ces volumes devraient se vendre en souscription à des notables, des
— … Mais il torchait mon gosse ! il nous faisait la soupe ! je vous jure ! D’ailleurs il
médecins, des parlementaires, et autres pères de famille honorables et fort argentés, à qui cet
cuisine — divinement !
excès de bardaches, de fouteurs, de supplices et de merde déplairait. Il aurait fallu des jolies
filles bien propres, beaucoup de culs féminins, du foutage en con, de la fessée sans blessures,
des pleurs un peu mignons, de la fillette, du boudoir, du polisson, quelques scènes d’horreur
pas trop précises, pour l’ambiance : mais pas ''ça'', qui faisait trop ressortir les plus odieuses
particularités de l’œuvre. Les romans de Sade n’étaient ni des manuels de dissection, ni des
reportages sur Auschwitz : et leur humour, d’ailleurs…


Jonathan retira ses dessins sans discuter, et il les porta à son marchand, qui les prit tels
Pour un peu, elle aurait laissé croire que Serge était de lui.
quels. Un tirage limité et clandestin des gravures eut lieu, et fournit une trentaine de
collections qui se dispersèrent si vite et à un prix si élevé que, cette année-là, Jonathan en fut
dispensé de produire aucune toile. Ce qui arrivait à point, car il n’avait pas envie d’en peindre
une seule.


On lui proposa aussi de composer d’autres dessins du même genre, pour divers livres
Cependant, elle se gardait bien d’inviter Jonathan, et ses lettres, plus piquantes
élégants et cochons, à fessées et cuir noir. Jonathan refusa. Au reste, il avait épuisé tout ce
qu’aimables, toujours très brèves sur le sujet de l’enfant, affirmaient des choses étranges.
versant de lui-même. Dessiner des adultes occupés à déchiqueter des enfants l’avait vengé de
Serge, paraît-il, s’était plaint de son séjour : Jonathan était un emmerdeur, autoritaire,
son impuissance à expliquer que les mœurs familiales et scolaires, violence physique mise à
ennuyeux, il n’avait pas de radio, pas de télévision, il vous empêchait de tout faire, on bouffait
part, n’étaient rien autre que cela. Il se sentait libéré de sa douleur. Quant au pouvoir érotique
trop, on était enfermé, il vous sermonnait à tout propos, il ne pensait qu’à son travail, il
de ces images, ou, plus précisément, du travail de les faire, il ne l’éprouvait plus. Il retrouva
habitait un coin moche et chiant, on n’était même pas tranquille pour dormir, il n’avait qu’un
une humeur douce et oisive.
lit, Serge était bien soulagé d’être rentré à Paris.


Ces collections, cependant, n’œuvrèrent pas pour sa réputation. On en parla beaucoup
T’as été vraiment salope de m’foutre avec ce mec ! avait-il dit à Barbara (selon elle).
plus qu’on ne les vit comme on parlait souvent de lui sans le rencontrer jamais.


Sa retraite loin de ceux qui lui voulaient du bien offensait et choquait. Les petites
Jonathan eut les joues en feu et sentit sa poitrine se vider quand il lut ces nouvelles.
bandes de ratés, d’ennuyés, de parasites, dont l’occupation est de reconnaître ou de nier le
talent d’autrui, au fil des modes, ne toléraient pas d’être négligées. Il faut leur rendre une cour,
des complaisances, des hommages. On voyait dans l’indifférence de Jonathan une
manifestation de mépris et de hauteur.


Ainsi, sans rien dire et rien faire, Jonathan se nuisait davantage que s’il eût vécu dans
D’abord, il crut à des duretés que Barbara aurait écrites par jalousie, et dont Serge était
les ragots et les manœuvres. Il était suspect. Ses dessins, après une vague d’admiration,
innocent. Au contraire, après les premières tristesses, il avait dû manifester à Barbara quelle
servirent de support aux racontars et aux calomnies.
différence il faisait entre elle et Jonathan. Et elle n’était pas femme à tolérer cela. Maîtresse
des relations entre les deux garçons, elle ne manquait pas de ressources pour les troubler.


Et la médisance est d’autant plus efficace qu’elle est grotesque et qu’elle use
Mais, si elle racontait à Jonathan que Serge le détestait, que devait-elle dire à Serge ?
d’insinuations énormes. On dit qu’il fallait être un homme étrange pour dessiner des scènes
Cela se devinait sans peine :
pareilles (qui, estimait-on, outraient et orientaient singulièrement les textes). Au fond,
Jonathan se cachait parce qu’il avait de regrettables secrets à dissimuler.


Qu’avait-il fui, en voyageant de pays en pays ? Quelle raison, après tout, l’avait si
— Jonathan m’a écrit que t’as été insupportable chez lui, et il ne veut plus te voir. Tu
souvent chassé des capitales où il commençait pourtant des carrières étonnantes ? Non, pas la
vois, t’as beau me sortir tes petites histoires, il a pas l’air de ton avis…
police, peut-être pas, mais… Certaines femmes, témoins exemplaires et écoutés aveuglément
dès qu’on parle d’enfants, surent laisser croire qu’elles en savaient long. Oh, très long. Et que,
si Jonathan n’avait pas bénéficié de certaines protections… D’ailleurs, il suffisait de savoir qui avait acheté les fameuses collections sadiques. La réputation de plusieurs de ces clients
n’était plus à faire. Non, pas simplement des petits tripotages de gosses dans les coins : ça, à
la rigueur… Non. Des choses, vraiment, qu’il était impossible de dire.


L’occasion était belle de se venger du déserteur. Pourtant, s’il avait su s’y prendre,
Le remède évident — revoir Serge — ne servirait à rien.
Jonathan aurait pu faire une jolie figure de grand homme, réfugié à la campagne, loin des
délices du monde, comme un génie superbe de quatre-vingt-cinq ans. Mais il était trop jeune,
trop discuté : et trop maladroit pour organiser à distance ce mélange de publicité sur sa vertu
et de flatteries à ceux qui n’en ont pas, sans quoi une retraite vous fait seulement diffamer et
haïr.


Au-delà des allusions ridicules à ses mœurs épouvantables, on s’occupa, plus
S’ils se rencontraient et se rassuraient sur leur amitié, que feraient-ils, ensuite ? Barbara
odieusement, à le brouiller avec ses meilleurs acheteurs. Il suffisait de leur dire que Jonathan,
montrait qu’elle n’était plus disposée à partager l’enfant. Leur guerre contre elle était perdue
lors de ses rares visites à Paris, racontait sur eux des choses blessantes et compromettantes.
d’avance. Barbara deviendrait ouvertement hostile, interdirait qu’ils se voient, chasserait
Un ami indiscret et dangereux avec qui il était prudent de rompre.
Jonathan. Il en résulterait seulement quelques souffrances de plus pour Serge et pour lui.


Comme le marché des tableaux est particulièrement artificiel, qu’aucun nom ne s’y
La plus humble prudence conseillait plutôt de rester en bons termes avec elle, et de paraître négliger le petit. Jonathan ignorait quel avenir moins malheureux une telle précaution
place et n’y monte sans que quelques aveugles fortunés et adroitement guidés n’y collaborent,
pourrait préserver. Mais qu’il se rende à Paris, que l’enfant se déclare violemment pour lui, à
et que les jeunes artistes y sont interchangeables, ces méchancetés faciles nuisirent à Jonathan
sa façon directe et franche, et tout serait définitivement compromis.
plus sûrement qu’aucune « révélation » sur ses goûts sexuels violents.


Ce n’était pas une cabale. Le hasard, ou à peine davantage, avait simplement mis
Impossible d’infliger à Serge les drames que produirait une lutte de front avec Barbara.
Jonathan au nombre des victimes, sans cesse renouvelées, que consomment les bavardages
Impossible de le fréquenter à l’insu de sa mère. Impossible même de lui écrire directement.
des petits clans. Durant quelques semaines, c’est vers lui que seraient dirigés les mille traits de
Jonathan n’avait réellement qu’à se retirer, et attendre.
fiel et de malveillance que lancent ceux qui y consacrent leurs dîners et leurs rendez-vous.
Inutile qu’ils se donnent le mot : ils se ressemblent tous, agissent tous de la même façon,
sentent de loin le gibier mûr pour eux, le poursuivent ensemble, l’abandonnent ensemble,
oublient leur proie aussi vite qu’ils l’ont élue, et gardent toujours le visage intact des lèpres
qu’ils répandent.


Mais ces cruautés dans un verre d’eau atteignent parfois, innocemment, leur but. Le
Puis il en vint à se demander si, au fond, Barbara n’avait pas écrit la vérité. Serge s’était
marchand de Jonathan lui écrivit que la situation devenait inquiétante ; il lui restait beaucoup
peut-être plaint.
de toiles des années passées à écouler ; il y avait mévente, baisse des cours, froideur des
clients connus, climat d’animosité générale. Jonathan, disait le marchand, devait se rappeler
que son succès ne reposait, en fait, que sur quelques personnes : il était urgent qu’il vienne à
Paris et coupe court à ces niaiseries qui étaient en train de tourner mal.


Jonathan négligea de répondre. Sans cette lettre, il n’aurait rien su ; le sachant, il n’en
Jonathan se remémora les épisodes de l’été. Il admit que son impression de bonheur et
pensa rien. Il n’avait jamais supposé que son succès, involontaire et relatif, durerait
d’accord absolu entre eux ne reposait sur rien d’exprimable. Des gestes insignifiants, des
longtemps ; et il n’avait pas d’illusions sur le milieu étroit où l’art prospère et crève. Enfin,
lambeaux de phrases, des plaisirs dérisoires. Il ne savait rien de Serge. Il avait refusé les
son avenir l’indifférait.
manières usuelles d’écouter, de juger, d’aimer, d’accompagner un enfant ; il s’était attaché à
mille choses innommées, que les adultes nient et que les enfants oublient. Tout pouvait donc
être imaginaire : un autre que lui aurait-il vu et compris ce qu’il avait cru voir et comprendre ?
Rien n’avait existé, rien. Quelques images trop douces dans la cervelle d’un demi-fou.


Tout autre chose tourmentait Jonathan. Car on était au cœur de l’été, le premier été qui
Serge avait eu l’air heureux, mais les gosses ont l’air heureux n’importe où, même entre
suivait celui de Serge. À la venue de ces jours aux mêmes couleurs, aux mêmes arômes, aux
deux tyrans et deux gifles. Tout lui plaisait, mais les enfants s’accommodent de tout. Il aimait
mêmes soirées fluides où le ciel de la nuit gardait une pâleur d’aube, le jeune peintre était
faire l’amour, mais ce n’était pas son droit, ce n’était qu’un faux plaisir de petite bête
tombé dans une prostration profonde, traversée d’éclats douloureux.
inéduquée, un désir qu’on eût dû rogner et dresser : non pas accueillir et partager. D’ailleurs
les enfants préfèrent dormir.


Il ne parvenait toujours pas à se tuer (une idée de vivant, une solution trop optimiste). Il
Cette description-là de leur amitié, tout autre qu’eux l’eût établie : elle était donc vraie.
ne parvenait pas non plus à retrouver cet état d’innocence, d’insensibilité résignée, qui avait
été le sien avant le séjour de Serge.


Il aperçut que les images de ce séjour, qu’il évoquait sans cesse, l’aidaient à ne pas
En continuant de se torturer, Jonathan pensa aussi que l’enfant avait pu avoir une raison
songer au nouveau Serge : maintenant, l’enfant avait atteint neuf ans. Où passait-il l’été ?
plus obscure de le désavouer, une fois rentré à Paris. Car sa vie auprès de Jonathan l’avait
Avec qui ? Se rappelait-il Jonathan ?
rendu très différent de ce que les gens normaux exigent d’un mioche. Or aucun enfant ne
supporte de se découvrir étranger à ceux avec lesquels il est contraint de vivre. C’est une
infériorité, un malheur. Dans un monde de chiens, respecter un enfant c’est donc le pervertir ;
encourager en lui sa fugitive humanité, c’est le changer en un monstre que les parents, les
camarades, l’école ne reconnaîtront plus.


Serge, tel que l’avait fixé la mémoire de Jonathan, ne ressemblait évidemment plus à
Serge avait dû ressentir les premiers effets douloureux de cela : on l’avait mal accueilli,
personne au monde. Et l’autre Serge, celui qui existait, si loin d’ici ; l’enfant de Barbara, celui qui allait à l’école, regardait la télé, n’entendait que des mères, des pionnes et des gosses de
il avait mal accueilli les autres. Il n’était plus de leur espèce. Il en souffrait. Et c’était à cause
crétins, était surveillé, mesuré, pesé, rectifié par le corps médical ; celui qui réclamait trois
de Jonathan. Maintenant, s’il voulait sauver sa peau, il devait rebrousser chemin, reprendre sa
francs pour acheter une bande dessinée, rechignait devant un plat du soir et vantait la cantine,
place parmi les chiens et aboyer dans leur ton. Sinon, on est trop faible et trop seul.
était noté, jaugé, profilé dans des dossiers d’État ; celui qui râlait, abêti, parce que ses
poignets, ses chevilles, sortaient trop nus de vêtements devenus trop courts ; ce Serge-là, si
probable, arrachait à Jonathan des larmes de sang quand il osait l’imaginer. Son souvenir du
garçonnet ne tolérait aucune suite : aucune, du moins, qui ait lieu loin de lui et à l’envers de ce
qu’il avait su, et espéré, et vénéré.


Ce même été, Jonathan esquissa plusieurs viols.
Une capitulation, une déchéance ? Certes non. En vérité, Serge avait subi, trois ou
quatre mois, la promiscuité dangereuse d’un névrosé : puis sa santé avait repris le dessus, sous
l’influence bénéfique de la mère, et l’enfant se rééquilibrait, se réadaptait aux normes. Ce
langage n’était pas celui de Jonathan ? Mais justement.


Les promenades dans la campagne l’apaisaient : mais, vers chez lui, elles étaient
D’autres jours encore, Jonathan se refusait à croire que l’enfant eût cédé — même s’il
impossibles. Par contre, il avait découvert quelques jolis sites, de l’autre côté de la ville où
s’était senti tout à coup différent et haï. Serge était fort. Barbara avait menti. L’enfant s’était
conduisait le car du village. De temps en temps, il avait fait ainsi des excursions à pied, depuis
plaint non pas de Jonathan, mais d’être arraché au jeune artiste. En ce moment, il luttait sous
-bas.
ces gens et il avait mal. Il était resté l’un de ces garçons butés et pleins sur lesquels les
guenons maternelles et les gorilles pédagogues usent vainement leur science, leur amour, leurs
inquisitions, leurs violences, leurs ruses, leurs chantages et leur hargne. Il n’y a qu’un enfant
sur mille qui leur résiste, un sur mille qui s’obstine à ne pas devenir comme eux : mais Serge
était forcément celui-là.


Mais, sur le chemin, ou au bord des rivières, ou à l’orée des champs, on rencontrait des
Puis à nouveau Jonathan s’accusait d’illusions. Que signifiait ce partage entre une
mioches. Ils n’étaient pas très sauvages, jusqu’à huit ou dix ans. Jonathan, les croisant,
humanité bestiale et quelques réfractaires trop humains ? Où était ce Serge miraculeux qu’il
oubliait les mœurs. Il saluait les petits, souriait, parlait, aimait les voix, les gestes, l’air content
inventait ? Pourquoi, d’ailleurs, se serait-il intéressé à Jonathan ? Quels signes ? Quelles preuves ? Et même si c’était vrai, quelle importance ?
qui égayait les bonnes mines. Son envie était de les embrasser, de toucher leurs jambes
joyeuses, leur nuque, l’avant-bras et la joue. Rien de plus simple : mais rien de moins
concevable. Alors Jonathan, réduisant son désir à une invite connue, leur mit quelquefois la
main au bas-ventre, quand il ne sut pas s’éloigner avant.


La première victime faisait pipi sur la haie d’une garenne. Ce petit avait huit ans.
Jonathan ne savait pas réfléchir. L’aurait-il su, d’ailleurs, qu’il n’aurait rien pu prouver.
Lorsque passa Jonathan, l’enfant préféra, se tournant sur ses pieds écartés, dire bonjour plutôt
Une cause perdue : rien à ajouter.
que cacher son bout à long prépuce, dont le jet jaune fit un zigzag. Jonathan attendit que le
gamin ait regarni et refermé sa culotte, puis il s’arrêta, s’assit, bavarda de rien, à la façon des
promeneurs.


Ensuite, l’enfant s’était accroupi tout près de Jonathan allongé sur l’herbe et qui, comme
Jonathan resta enfermé chez lui, ne répondit pas aux lettres de Barbara. Il buvait,
on englobe dans des doigts ronds l’aigrette duveteuse d’un pissenlit, prit d’un geste naïf la
pleurait, mourait vif.}}<br>
braguette du gosse. Le petit répondit simplement en tombant sur les fesses et en écartant
grand les cuisses. Il eut un sourire timide, un peu méfiant, un peu gentil. Il se rassura vite. Il
ouvrit attentivement sa culotte, où son bout était raide. Il n’eut pas l’air étonné que Jonathan
embrasse et lèche les organes qui parurent. Après un ''oh'' de bonnes manières, il saisit sans
embarras le membre du jeune peintre, afin de lui rendre poliment le mouvement qu’il recevait
au même endroit. Et, comme Jonathan lui demandait, avec un peu d’hypocrisie, si ça ne
l’ennuyait pas, l’enfant répondit uniment :
 
— Non, pasque j’aime ça.
 
À la fin, Jonathan se reprit le sexe, le cacha et le poussa dans l’herbe, de peur que son
sperme surprenne le petit. Celui-ci acheva lui-même de se frotter, puis il s’examina la
quéquette dans l’attente d’on ne sait quoi. Il essaya de se décalotter, scruta le tuyau aux
profondeurs écarlates et salines et, comme il mollissait, il se revêtit.
 
Il raconta un peu sa vie. Frais et bête comme un jeune chat, il déçut tellement Jonathan
que celui-ci eut honte de l’avoir touché.
 
Le corps du gamin était très différent de celui de Serge. Il avait des luminosités
nordiques, une chair plus molle, une peau moins douce, un sexe plus court, plus cambré, plus
douillet. Et Jonathan ressentit le chavirement d’un voyage dans l’espace et le temps — vers
chez lui, vers son pays et son enfance, vingt ans plus tôt. L’âge de ses premières amours,
quand il avait leur âge.
 
Le petit ne manifesta aucune curiosité pour Jonathan. Il parla sottement de la garenne et du plaisir de tuer. Il disait souvent papa, et c’est les vacances, et son chien à la ferme, un chien
qui tue bien. Ces platitudes écœurèrent Jonathan, qui n’avait pas l’expérience des enfants
normaux, des enfants creux des familles.
 
— C’est de la nécrophilie, songea-t-il en s’éloignant.
 
Cette bonne fortune misérable le laissa malheureux ; il se retint quelque temps de
recommencer.
 
Il s’étonnait aussi que son goût amoureux hors de mode ne l’expose, finalement, qu’à
des aventures de futur papa : belles-mères acariâtres qui cherchent un meilleur gendre,
pécores d’auberge aux chairs pleines et au crâne vide. La différence d’âge et de sexe, entre ses
amours et celles qu’on admet, ne pesait plus guère face à des similitudes aussi accablantes. On
ne change pas de monde en changeant d’objet de désir : cette société-là, où qu’on la prenne,
n’avait qu’une même chose à montrer.
 
Autre promenade. Deux enfants très bien formés, vêtus d’un maillot de bain, prenaient
des grenouilles sur la rive d’un étang. Jonathan regarda les grenouilles, tenues vivantes dans
un sac en plastique transparent rempli d’eau. On était à genoux. Jonathan toucha la moelleuse
avancée de chair que portait au ventre le porteur de ce sac. Le gamin fronça les sourcils et
recula les reins. Jonathan reparla des grenouilles, et le garçon se détendit. L’autre n’avait pas
vu le geste. Jonathan recommença, le gamin se leva brusquement, rejoignit son camarade. Ils
s’éloignèrent tous deux. Jonathan reprit son chemin et, les hélant au passage, leur cria :
 
— Petits merdeux !
 
Car ces agressions sans violence, sans méfiance même, ne lui inspiraient aucune
culpabilité. Il avait visité divers pays où de tels gestes sont bénins et où l’amour se fait au clair
des invites que le hasard propose ; et où on sait refuser aussi agréablement qu’on vous
sollicite, comme ces offres-là sont banales et, en somme, flatteuses. De tels usages lui
semblaient plus élaborés que ceux de l’Europe du nord, dont les enfants chastes, loin d’être de
fragiles innocents, étaient plutôt, à son opinion, des barbares abrutis et bornés.
 
Autre promenade. Deux gamins visitaient, sur une voie de garage envahie de mauvaise
herbe, un fourgon de marchandises abandonné.
 
L’un d’eux monta ; l’autre resta en bas pour faire le guet ; on était près d’une gare
minuscule, désaffectée peut-être. Jonathan approcha, tranquillisa les gosses, monta dans le
wagon, trouva joli le garçon élancé et fessu, âgé de dix ou onze ans, qui visitait les ombres. Et
cette ombre lui donna l’idée méditerranéenne de montrer son sexe. Une invitation d’esprit
rustique, mais trop puérile pour les enfants froids et bien dressés de par ici.
 
Apparemment, le gamin, lui, n’avait jamais voyagé, malgré sa curiosité pour les wagons
immobiles : le geste de Jonathan le terrorisa.
 
Agacé, accablé, ramené brusquement au lieu, au pays où il était, Jonathan insista : il
menaça l’enfant et lui ordonna de le toucher.
 
Ce que fit le garçon, tremblant et bégayant un chapelet de oui — comme lorsqu’on
montre qu’on a peur, dans une scène dramatique de patronage, une fois que l’institutrice, le
curé vous ont expliqué la mine à faire pour exprimer l’effroi. Mais, effaçant le corps, il se
contenta d’avancer l’index et d’effleurer pendant une fraction de seconde, comme si ça
mordait, la belle bite blonde du jeune peintre. Ce fut si ridicule que Jonathan, apitoyé, haussa
les épaules, se raccommoda et laissa l’enfant descendre.
 
Il le suivit en bas et, moqueur, il lui dit :
 
— Maintenant que tu as vu un martien, tu pourras le raconter à tes… tes copains. Tu as
de la chance ! Mais fais attention : j’ai ma soucoupe volante juste là, derrière les arbres : et
elle est ''plein'' de rayons verts !
 
L’autre garçon, qui se tenait à côté de la victime pétrifiée, regardait Jonathan avec les
yeux terribles et incandescents d’un juge indigné, et il ne disait mot.
 
Fort de cette terreur, le jeune artiste reprit sa route sans hâter le pas : et, de la main, il
salua deux ou trois fois le couple immobile.
 
Mais cet épisode le dissuada à jamais de toucher aucun enfant de France. Le petit de la
garenne avait été une exception, une chance insignifiante. Inutile de s’exposer davantage au
danger que constituaient les ''enfants de parents''.
 
L’un quelconque de ces viols pouvait finir mal : Jonathan serait transformé en monstre
pour faits divers. Refuser sa solitude ne le conduirait que par là. Il tomberait dans le piège,
deviendrait l’un de ces malheureux sur qui se déchaînent les familles, leurs journaux et leurs
flics. Deviendrait exactement ce qu’''ils'' veulent qu’on devienne pour qu’on se laisse détruire
humblement par eux. Agresseur d’enfants ! Jonathan ne leur offrirait pas ce plaisir.
 
Il cessa ses promenades, et l’automne arriva.}}<br>
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DEUXIÈME PARTIE



Jonathan resta longtemps sous l’effet du rapt de Serge. Paralysé et abruti, il ne sortait de sa torpeur que pour s’enivrer. Il se mit à manger beaucoup, mais sans cuisiner : il achetait n’importe quoi de tout prêt, et dévorait au lit pendant ses veilles. Sa dépression le faisait dormir jusqu’à douze et quinze heures par jour (sur les âmes douces, le malheur produit souvent cet excès de sommeil). L’alcool y aidait, bien sûr.

Dans ce brouillard, il reçut quelques nouvelles de ses toiles, de ses ventes. Tout allait au mieux. Le contrat serait reconduit, les mensualités augmentées, le nombre d’œuvres à fournir chaque année serait moindre. Il s’en moquait.

Mais il dut combattre pour ne pas aller à Paris, ne pas rencontrer les clients, ne pas gazouiller aux critiques d’art, être absent du vernissage de l’exposition qu’on fit cet hiver-là. Son patron vint pourtant le chercher en personne, mais eut la vanité malencontreuse de s’annoncer par télégramme — comme on siffle soi-même un chien qui n’obéit pas aux domestiques. Ce jour-là, Jonathan traîna dans les champs glacés, à la façon des gamins qui fuguent quand ils craignent une correction. Il rentra précautionneusement au milieu de la nuit : il appréhendait que son pesant meneur d’hommes, au lieu de partir, se fût mis au lit pour l’attendre : c’était un millionnaire sans façons, un homme simple.

Il n’écrivit pas à la mère de Serge, mais il en reçut des lettres spontanées. La notoriété montante de Jonathan produisait cela. Snob, Barbara se vantait de connaître le peintre à la mode :

— … Mais il torchait mon gosse ! il nous faisait la soupe ! je vous jure ! D’ailleurs il cuisine — divinement !

Pour un peu, elle aurait laissé croire que Serge était de lui.

Cependant, elle se gardait bien d’inviter Jonathan, et ses lettres, plus piquantes qu’aimables, toujours très brèves sur le sujet de l’enfant, affirmaient des choses étranges. Serge, paraît-il, s’était plaint de son séjour : Jonathan était un emmerdeur, autoritaire, ennuyeux, il n’avait pas de radio, pas de télévision, il vous empêchait de tout faire, on bouffait trop, on était enfermé, il vous sermonnait à tout propos, il ne pensait qu’à son travail, il habitait un coin moche et chiant, on n’était même pas tranquille pour dormir, il n’avait qu’un lit, Serge était bien soulagé d’être rentré à Paris.

— T’as été vraiment salope de m’foutre avec ce mec ! avait-il dit à Barbara (selon elle).

Jonathan eut les joues en feu et sentit sa poitrine se vider quand il lut ces nouvelles.

D’abord, il crut à des duretés que Barbara aurait écrites par jalousie, et dont Serge était innocent. Au contraire, après les premières tristesses, il avait dû manifester à Barbara quelle différence il faisait entre elle et Jonathan. Et elle n’était pas femme à tolérer cela. Maîtresse des relations entre les deux garçons, elle ne manquait pas de ressources pour les troubler.

Mais, si elle racontait à Jonathan que Serge le détestait, que devait-elle dire à Serge ? Cela se devinait sans peine :

— Jonathan m’a écrit que t’as été insupportable chez lui, et il ne veut plus te voir. Tu vois, t’as beau me sortir tes petites histoires, il a pas l’air de ton avis…

Le remède évident — revoir Serge — ne servirait à rien.

S’ils se rencontraient et se rassuraient sur leur amitié, que feraient-ils, ensuite ? Barbara montrait qu’elle n’était plus disposée à partager l’enfant. Leur guerre contre elle était perdue d’avance. Barbara deviendrait ouvertement hostile, interdirait qu’ils se voient, chasserait Jonathan. Il en résulterait seulement quelques souffrances de plus pour Serge et pour lui.

La plus humble prudence conseillait plutôt de rester en bons termes avec elle, et de paraître négliger le petit. Jonathan ignorait quel avenir moins malheureux une telle précaution pourrait préserver. Mais qu’il se rende à Paris, que l’enfant se déclare violemment pour lui, à sa façon directe et franche, et tout serait définitivement compromis.

Impossible d’infliger à Serge les drames que produirait une lutte de front avec Barbara. Impossible de le fréquenter à l’insu de sa mère. Impossible même de lui écrire directement. Jonathan n’avait réellement qu’à se retirer, et attendre.

Puis il en vint à se demander si, au fond, Barbara n’avait pas écrit la vérité. Serge s’était peut-être plaint.

Jonathan se remémora les épisodes de l’été. Il admit que son impression de bonheur et d’accord absolu entre eux ne reposait sur rien d’exprimable. Des gestes insignifiants, des lambeaux de phrases, des plaisirs dérisoires. Il ne savait rien de Serge. Il avait refusé les manières usuelles d’écouter, de juger, d’aimer, d’accompagner un enfant ; il s’était attaché à mille choses innommées, que les adultes nient et que les enfants oublient. Tout pouvait donc être imaginaire : un autre que lui aurait-il vu et compris ce qu’il avait cru voir et comprendre ? Rien n’avait existé, rien. Quelques images trop douces dans la cervelle d’un demi-fou.

Serge avait eu l’air heureux, mais les gosses ont l’air heureux n’importe où, même entre deux tyrans et deux gifles. Tout lui plaisait, mais les enfants s’accommodent de tout. Il aimait faire l’amour, mais ce n’était pas son droit, ce n’était qu’un faux plaisir de petite bête inéduquée, un désir qu’on eût dû rogner et dresser : non pas accueillir et partager. D’ailleurs les enfants préfèrent dormir.

Cette description-là de leur amitié, tout autre qu’eux l’eût établie : elle était donc vraie.

En continuant de se torturer, Jonathan pensa aussi que l’enfant avait pu avoir une raison plus obscure de le désavouer, une fois rentré à Paris. Car sa vie auprès de Jonathan l’avait rendu très différent de ce que les gens normaux exigent d’un mioche. Or aucun enfant ne supporte de se découvrir étranger à ceux avec lesquels il est contraint de vivre. C’est une infériorité, un malheur. Dans un monde de chiens, respecter un enfant c’est donc le pervertir ; encourager en lui sa fugitive humanité, c’est le changer en un monstre que les parents, les camarades, l’école ne reconnaîtront plus.

Serge avait dû ressentir les premiers effets douloureux de cela : on l’avait mal accueilli, il avait mal accueilli les autres. Il n’était plus de leur espèce. Il en souffrait. Et c’était à cause de Jonathan. Maintenant, s’il voulait sauver sa peau, il devait rebrousser chemin, reprendre sa place parmi les chiens et aboyer dans leur ton. Sinon, on est trop faible et trop seul.

Une capitulation, une déchéance ? Certes non. En vérité, Serge avait subi, trois ou quatre mois, la promiscuité dangereuse d’un névrosé : puis sa santé avait repris le dessus, sous l’influence bénéfique de la mère, et l’enfant se rééquilibrait, se réadaptait aux normes. Ce langage n’était pas celui de Jonathan ? Mais justement.

D’autres jours encore, Jonathan se refusait à croire que l’enfant eût cédé — même s’il s’était senti tout à coup différent et haï. Serge était fort. Barbara avait menti. L’enfant s’était plaint non pas de Jonathan, mais d’être arraché au jeune artiste. En ce moment, il luttait sous ces gens et il avait mal. Il était resté l’un de ces garçons butés et pleins sur lesquels les guenons maternelles et les gorilles pédagogues usent vainement leur science, leur amour, leurs inquisitions, leurs violences, leurs ruses, leurs chantages et leur hargne. Il n’y a qu’un enfant sur mille qui leur résiste, un sur mille qui s’obstine à ne pas devenir comme eux : mais Serge était forcément celui-là.

Puis à nouveau Jonathan s’accusait d’illusions. Que signifiait ce partage entre une humanité bestiale et quelques réfractaires trop humains ? Où était ce Serge miraculeux qu’il inventait ? Pourquoi, d’ailleurs, se serait-il intéressé à Jonathan ? Quels signes ? Quelles preuves ? Et même si c’était vrai, quelle importance ?

Jonathan ne savait pas réfléchir. L’aurait-il su, d’ailleurs, qu’il n’aurait rien pu prouver. Une cause perdue : rien à ajouter.

Jonathan resta enfermé chez lui, ne répondit pas aux lettres de Barbara. Il buvait, pleurait, mourait vif.


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