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{{Citation longue|<p>Comme le soleil était vif chaque jour, Jonathan mit le linge à sécher dehors. D’ailleurs il
{{Citation longue|<p>— il est ton foutoir ? demanda Serge, bondissant du jardin dans la cuisine. Jonathan,
y en avait trop maintenant pour le pendre dans la cuisine comme à l’accoutumée.</p>
installé à la table, composait un dessin aux encres brune et rouge.</p>
 
Il lavait à la vieille façon, avec un matériel vétuste qu’il avait trouvé dans la cave :
lavoir de ciment, lessiveuse avec son tube à champignon, réchaud à gaz, battoir et brosse en
chiendent à moitié dégarnie. Il aimait ce travail solide qui l’enchanta davantage quand se
mêlèrent à ses vêtements les habits sales de Serge. Il leur consacra un soin extrême. Curieux,
Serge l’observa tout au long : il ne connaissait que les blanchisseries des villes, cette grande
lessive familière lui plut. C’était l’avant-dernier jour. Tout serait sec, visité et repassé pour son
départ.
 
Jonathan avait ressenti l’envie sourde de voler quelques habits de l’enfant, de les cacher.
Il n’osa pas. Barbara ou Serge étaient assez désinvoltes pour que le larcin reste inaperçu, mais,
dans la solitude de Jonathan, ces vêtements prendraient trop de place, seraient trop présents au
fond de leur recoin, où Jonathan n’irait jamais les regarder, sauf peut-être, une seule fois,
avant de les ramasser en boule et de les jeter, très loin d’ici, dans la rivière, bien lestés de
cailloux.
 
La voisine s’assombrit quand elle vit Jonathan étaler la jolie lessive. Ces petites tailles
d’habits étaient propriété de femme, aucun monsieur ne touche cela. Elle haussa les épaules,
murmura pour elle-même, ne se montra pas. C’était bien lavé, le blanc blanc, les couleurs très
vives, les choses en laine légères et floconneuses, tout net comme la gaieté. Du mauvais
travail l’aurait, bien sûr, mieux satisfaite : elle aurait pu intervenir, dire ce qu’elle savait,
régner un peu.
 
Serge aida à pendre la lessive. Il tirait du baquet ses dépouilles à lui, car il n’osait pas
toucher les vêtements de Jonathan. Puis il se décida à en exhiber un, et un autre, avec un rire
crapule et presque une danse. Jonathan, la bouche suçant quelques épingles à linge, ne réagit
pas. Leurs silhouettes d’étoffe s’agitèrent au vent, brillèrent sous le soleil, très nues, très
naïves, parmi les draps et les serviettes.
 
Serge ne manifestait pas la même ironie quand ils se lavaient ensemble : la vraie nudité
effaçait les différences que les habits accusaient ou créaient. On chauffait une grande marmite
d’eau, on préparait le tub au milieu de la cuisine, en poussant table et chaises. Pour que Serge
n’ait pas froid, cela se passait au meilleur de l’après-midi — cela durait presque jusqu’au
dîner. Jonathan lavait d’abord l’enfant ; il exécutait cet office sans fantaisie et restait vêtu.
Serge se tenait bien, droit comme un militaire. Mais ensuite Jonathan se déshabillait,
rallongeait l’eau du bassin, y entrait debout : aussitôt le gamin, la figure écarlate de chaleur et
le corps perlé de gouttelettes, commençait les agaceries, les niches, les gros mots. Le mardi
gras d’être nu, mouillé, les fesses fraîches et le bout dressé, à la cuisine, à l’heure des tartines
et des sorties d’école.
 
— Ta grosse couille ! gloussait-il, lorgnant de biais le membre de Jonathan, qu’il
finissait par saisir, gifler, tordre, avant de déclarer :
 
— Moi j’te lave.
 
Il savonnait vigoureusement Jonathan, partout, à fond, jusqu’au plus indiscret, avec le
sans-gêne et l’énergie d’une ménagère qui torche ses moutards. Jonathan ne lavait lui-même
que son visage et ses cheveux, régions trop éloignées pour que le petit puisse les traiter sans
maladresse.
 
Ce récurage achevait d’énerver Serge. Il semblait affamé. Il avait évité de se remouiller, puis il s’en était moqué et il avait attrapé du savon en se plaquant à Jonathan. Des taches
mousseuses, rondes, ovales, en chapelets, indiquaient sur sa peau les points de contact entre
les corps.
 
Leurs bousculades produisaient un océan d’éclaboussures. Il fallait déserter la cuisine.
Serge et Jonathan montaient dans la chambre et, couchés le grand sous le petit, ils
s’enveloppaient du même drap de bain. Le gamin reprenait ses facéties sur le ventre, sur le
dos du jeune peintre. Les peaux moites, poisseuses de savon, émettaient en se collant, se
décollant selon les tortillements de Serge, des bruits de pets et de succion.
 
Le calme revenait après la circonstance qui assouvit les garçons. Serge, désormais, se
jugeait assez sec et il en venait à l’essentiel : s’asseoir sur Jonathan, tête-bêche, comme sur un
fauteuil créé à cet usage. Les jambes de Jonathan un peu repliées formaient le dossier du
meuble, dont son abdomen, sexe apaisé, était le siège. Selon les jours, Serge s’allongeait
là-dessus à plat dos, ou en chien de fusil, ou même à plat ventre ; l’inclinaison du dossier
serait réglée en conséquence. Dans tous les cas, le but était d’offrir à Jonathan, très disjointe,
une partie que ce dernier devrait caresser aussi longtemps que Serge le jugerait bon.
Invariablement, cette caresse était un effleurement de l’index, ou plutôt de sa pulpe, qui
suivait une course précise, sans appuyer ni modifier son rythme. Le doigt touchait la raie des
fesses, quatre ou cinq centimètres au-dessus du trou, glissait, frôlait un bord de l’anneau ou
chatouillait son milieu, continuait plus bas, plus vite, dessinait le tour des bourses, puis il
s’évanouissait. Trois secondes plus tard, il renaissait là-haut, et reprenait sa glissade. Après
mille parcours, le grain délié de la peau enfantine paraissait à Jonathan grossi, presque râpeux,
tandis que la chair de son doigt était comme mise à vif.
 
Les autres caresses intéressaient moins Serge ou lui inspiraient des entreprises. Cette
chatouille-là, au contraire, se suffisait à elle-même. Bientôt, l’érection de l’enfant retombait :
il prenait son pouce dans la bouche et fermait les yeux, plus immobile et plus amolli qu’un
dormeur. Occupé à ce devoir monotone, Jonathan s’engourdissait aussi ; mais que son doigt
abandonne, et la voix de Serge éclatait sur-le-champ :
 
— Continue ! Continue-le !
 
Ils avaient inauguré ce rituel l’année d’avant, un matin qu’ils étaient seuls et avaient
dormi nus. Serge, admis à visiter les ressources d’un garçon adulte, avait découvert la position
où Jonathan servait de chaise-longue, et, satisfait qu’une anatomie soit aussi habitable, il se
l’était appropriée, gracieusement mais sans réplique. Jonathan avait embrassé les nudités
ouvertes à son visage. La petite caresse était née parmi d’autres, et Serge l’avait élue, en
expliquant, sous le plus gras des rires qu’il savait :
 
— Ça m’fait d’l’électricité dans mon cul !
 
— On mettra une lampe, avait suggéré Jonathan.
 
— Ah ouais dis donc eh une lampe ! Allez, refais-le !
 
En même temps avaient commencé la succion de pouce et la torpeur. Sinon, pour
s’endormir, Serge à six ans mâchait une serviette à thé qu’il serrait dans un poing.
 
Son premier matin à la campagne, avant le véritable éveil, la posture s’était recomposée
spontanément, avec l’étrange perfection du mouvement des oiseaux, du sommeil des renards.
Mais Jonathan l’éprouvait comme un rite d’éclosion, végétal, lent et secret, dans sa
monotonie, son oubli du temps, des actes, des images. Leurs autres intimités sensuelles étaient
banales : celle-ci devait sa rareté à la répétition et à l’hypnose qu’elle produisait.
 
Ce n’était pas un plaisir du soir, ni du jardin. Serge ne le recherchait qu’au lit, en
s’éveillant, ou après le tub.
 
Les moments consacrés à la toilette du corps, deux ou trois fois par semaine, condensaient toutes les idées et toutes les extravagances que sa nudité et celle de Jonathan lui
dictaient. Il s’amusait à uriner de loin dans le tub, et il savait comment se retrousser et se
pincer pour obtenir une projection raide et longue comme celle d’une lance d’incendie. Il
réclamait que Jonathan l’imite : d’un naturel pudique, Jonathan prétextait qu’il manquait des
eaux nécessaires.
 
— T’aurais qu’à boire, insistait le petit.
 
— Ça ne ressortira pas tout de suite, disait Jonathan. Serge visait le bassin depuis la
porte de la cuisine, ou prétendait chercher une souris à arroser. Mais ces tumultes les
effrayaient, on n’en voyait pas une.


Elles se montraient plutôt le soir après dîner, et leur théâtre favori était le dessus du
— Mon foutoir ?
fourneau. Elles y grignotaient ce qui avait débordé des casseroles ; ces résidus demi-brûlés,
que Jonathan nettoyait le matin, leur plaisaient mieux que les petits repas qu’on disposait par
terre et qu’elles laissaient souvent intacts. Le lait caillait, la confiture se croûtait, le lard
suintait. Puis on retrouvait les soucoupes vides, nettes comme si une armée de rats avait
envahi cette cuisine de cocagne.


Le goût de Serge pour les animaux était plus faible que ne l’aurait fait croire l’attention
— Oui ! Là là où tu mets les trucs, tu sais tous les trucs.
qu’il leur consacrait. Il était surtout curieux de Jonathan, des espaces de Jonathan avec ce
qu’il y avait dedans, choses vives ou inertes.


La chambre, par exemple, était un lieu où, nu sous des draps tièdes, et si on restait à lire,
— Ah, oui.
à veiller, sans bouger, sans parler, les souris, non, une souris, elle ou son frère, ferait une
audacieuse apparition, et se hasarderait même sur le couvre-lit, à leurs pieds, comme si elle
suivait un chemin nécessaire, inévitable quels qu’en soient les dangers nouveaux.


Et elles dévisageaient les deux garçons avec une telle malice et mêlaient tant
Jonathan se leva. Il dissimula rapidement son dessin. Il ouvrit plusieurs tiroirs du buffet,
d’hésitations, de retours et d’avances effrontées dans leur passage que, de vermine, elles
qui était peint en marron veiné pour imiter le bois dont il était construit.
devenaient êtres nains, êtres fées, proches des gnomes, des lutins, des servans, de toutes les
canailles miniatures qui, autrefois, peuplaient le monde et ricanaient derrière les gens avant de
leur jouer un tour. Mais Serge aurait préféré que la souris apparaisse lorsqu’il étreignait
Jonathan, et il se la serait mise là.


C’est ce qu’il tenta de faire avec le lapereau, le soir où ils dormirent ensemble. Après
— Ça t’ira ?
s’être distrait à le courser gentiment par terre, Serge l’emporta sur le lit et le posa dans le nid
de ses cuisses : l’animal n’eut pas un coup de museau pour son sexe. En vérité, il n’aimait pas
être là, et Serge peinait à le contenir. Mais cette boule tressaillante excita les audaces de
l’enfant : il entrebâilla les jambes, montra son trou au petit lapin et le pelotonna tout contre,
mots grossiers à l’appui. Entre deux rires aigus, il reçut les chatouilles que lui fit l’animal
velouté, qui frissonnait du pelage, des oreilles, et essayait de bondir.


Le cynisme de Serge troubla Jonathan ; il refréna une tentation de l’imiter (en une scène
— Je vais voir.
où Serge serait le lapin).


Il désira plutôt être brutalisé lui-même, quand l’enfant changerait de jouet.
Serge secoua le fouillis de ficelles, d’élastiques, de stylos cassés, de couverts
dépareillés, de bouchons, de vis, et cent autres débris qu’il savait qu’on garde de côté.


Car Serge, délicat et très doux en amour, devenait batailleur dès qu’on s’occupait de son
— Qu’est-ce que tu voudrais ? demanda Jonathan.
beau petit membre : et il querellait le sexe de Jonathan comme si ç’avait été un bâton
incassable. Serge, aussi, mordait volontiers. Dans sa première année d’école, plusieurs enfants
de sa classe l’avaient craint pour cela. Il osait parfois éprouver jusqu’au sang l’endurance de
Jonathan, lui mordait la joue, l’avant-bras, la tétine, le flanc, qu’il mâchait près du foie après
avoir pincé un pli de peau. Les yeux humides de douleur, Jonathan se soumettait à ce mystère
et n’y voyait nulle cruauté, sinon celle des initiations primitives, des liens tribaux et des pactes
enfantins — le plus tendre, s’il ressemblait à l’émotion qu’il laissait après lui.


Un autre bonheur de Jonathan, ces jours de grande toilette, était de renifler sur le crâne du gamin les effluves sidérants du shampooing bon marché, quand, les draps tirés au cou, le
— Je cherche ! Assois-toi !
plaisir pris, la lampe éteinte, leurs têtes se rapprochaient étroitement pour dormir.


<br>
Jonathan obéit. L’enfant réunit une collection volumineuse qu’il emporta dans le jardin,
<p>Jonathan surveillait le calendrier, mais l’enfant semblait ne pas penser au retour de
et il fit plusieurs voyages. Puis il disparut. La porte claqua.
Barbara. Le dernier soir, pourtant, Jonathan lui dit :</p>


C’est demain.
Il n’y avait pas d’enlèvement des ordures au village ; chacun jetait ses détritus dans un
trou qu’il creusait au fond de son jardin, ou derrière. Une sorte de compost criblé de ferraille
et de plastique se constituait ainsi. Chez Jonathan, ce trou, à la lisière d’un champ, était caché
par des bouquets de groseilliers, emmêlés à des bourraches, des carottes sauvages, du cerfeuil
monté en graine, avec les plumes légères et hautes de quelques plants d’asperge délaissés.
C’est là, tapi dans les verdures échevelées et les mauvaises odeurs, que Serge s’était mis à
creuser un bassin, patiemment, à l’aide d’une vieille bêche dont le manche était cassé presque
à ras. Il s’agenouilla d’abord et déracina les herbes une à une en les tirant à grands gestes.
Bientôt il haleta. Quand il eut dégagé un coin de terre, il y dessina un rectangle et commença
de creuser. Il hachait le sol avec un angle du fer de bêche, et il retirait la terre à deux mains.
C’était tendre et gras.


— C’est quoi demain ?
Il rencontra un premier ver de terre, petit, frétillant et très rouge, comme ceux qui
servent à pêcher. Il s’en amusa en le posant sur le dos de sa main. Les soies invisibles lui
grattouillaient la peau, et le lombric éjecta aussi une spire de terre digérée. Alors Serge le jeta.


— Demain qu’elle revient.
Il continua de creuser, et il en trouva un second : un gros bout rouge, pointu, qui se
balançait à l’entrée d’un tunnel rond et net comme une canalisation. Serge le saisit et tira
vaillamment. C’était élastique, mais mieux que du chewing-gum : ça résistait, c’était musclé.
Et d’une longueur interminable. Curieux et vaguement effrayé, Serge tira un dernier coup et
lâcha aussitôt. Entièrement dégagé, le ver se tordit sur la terre humide.


Quoi ? ma mère ?
Dégueulasse ! lui cria Serge.


Jonathan guetta malgré lui l’expression de Serge. Mais nul signe de déception, de
Ce fut l’instant où il rentra à la cuisine pour chercher des trucs.
tristesse, de révolte. La petite tête oscilla avec un air de doute et un peu d’amusement :


— Elle viendra pas, dit simplement Serge, elle est toujours en retard !… Je te parie
Entre temps, le ver s’était réenfoui : mais Serge tritura la terre avec une vieille cuiller et
qu’elle vient pas.
il le retrouva.


Alors, ce sera après-demain.
Ah ah !… tu vas voir !


— Non ! Elle va pas venir ! Moi je sais. Elle change tout le temps d’idée. On a bien vu,
Il examina les objets qu’il avait rapportés. Essaya quelques machins impossibles à
toi !
identifier, hésita, choisit une boîte métallique qui avait contenu un médicament en pastilles.


Oui, c’est vrai.
Attends bouge pas toi hein ?


— Alors !
Et, à la cuisine :


L’attitude irréelle, le refus naïf que Serge opposait à ce retour préoccupa Jonathan.
Jonathan eh t’as pas du fil de fer ? et t’as pas des allumettes ?
L’enfant craignait-il tellement qu’on les sépare, ou appréhendait-il aussi que sa mère le
néglige ? Il vivait sous elle, il lui était forcément attaché. Mais Serge et Barbara, Serge et
Jonathan étaient des couples incompatibles — deux mondes inégaux en force. L’enfant le
savait : il avait déjà vécu ce conflit, il connaissait la fin, la seule fin possible. Au mieux, il
serait un peu abandonné de l’une, puis arraché à l’autre : battu, puis soulagé des coups pour
être brûlé vif. Jonathan doutait qu’il eût envie de choisir.


… Ce qui serait bien, reprit l’enfant, c’est des grenouilles, parce que moi mon bassin
, sur le fourneau. Du gros fil ou du petit fil ?
il est tout fini, on en mettrait dedans, tu sais pas où y en a ?


Je crois, oui, dit Jonathan. Sinon, je me rappelle un magasin qui en vendait, des
Du gros !… Non, du p’tit. C’est comment l’petit ? Tiens, je peux prendre la vieille
belles vertes.
bougie, là, elle est vieille !


— Oh où ça ?
Cette fois, le ver était resté visible.


Non, la ville à côté… Écoute, Serge, tu… Tu aimerais rester ici ?
Attends mon gros attends attends !


Jonathan se haït de poser cette question sans objet. Serge resterait si sa mère décidait
Serge ouvrit la boîte à pastilles et, ramassant le ver au moyen d’un bâtonnet, il l’y
qu’il reste, il partirait si sa mère décidait qu’il parte, il reverrait Jonathan si sa mère décidait
déposa. La boîte était un peu petite, mais Serge y replia adroitement le lombric et, vite, il
qu’il le revoie, il ne le reverrait pas et ne l’aimerait plus si sa mère décidait qu’il ne le revoie
rabattit le couvercle.
pas et ne l’aime plus. C’était son affaire à elle seule, et surtout pas celle d’un mioche. Mais la
sérénité de l’enfant mettait Jonathan au supplice.


— D’abord je m’en vais pas, expliqua le petit. Et puis je reste.
La suite exigea des efforts de montage. Serge coupa deux morceaux de fil de fer en les
tordant longuement pour produire une cassure ; il les serra autour de la boîte puis tortilla les
bouts en trop et suspendit la boîte à un bâtonnet.


Il attrapa Jonathan par la chemise, il sourit et le fixa dans les yeux comme pour le
— Maintenant m’en faudrait deux comme ça.
gronder :


— T’inquiète pas ! Elle viendra pas je te dis ! On est tranquilles ! Moi si tu me crois pas
Il se fit un v avec les doigts et étudia cette forme. Il observa les groseilliers, un poirier
ça fait rien, tu vas bien voir.
en espalier, les brindilles du sol, n’y vit pas ce qu’il voulait, se releva et parcourut le jardin.
Cela prit un long moment. Il arracha une branchette fourchue à un jeune merisier dont le
tronc, par endroits, portait des larmes de gomme ambrée. Serge en détacha une : c’était mou,
ça collait bien, il l’appuya un peu partout avant de se la plaquer en verrue nu milieu du front.
Il se tâta pour sentir sa nouvelle tête. L’autre fourche fut un morceau de bois mort.


Et Serge avait raison. Le jour venu, Barbara ne se montra pas. Jonathan, qui avait
Les fourches plantées dans le trou, Serge y posa comme une broche le bâtonnet auquel
discrètement, honteusement préparé la valise de l’enfant, fut obligé de la défaire sous ses
la boîte était pendue. Il plaça le trognon de bougie juste dessous et s’efforça de l’allumer. La
yeux, le soir même. Serge n’y attacha pas d’importance.
mèche était prise dans la stéarine figée, il fallut un travail délicat, et les allumettes n’arrêtaient
pas de s’éteindre.


Le lendemain, ni mère ni nouvelles. Pas de grenouilles non plus : Jonathan n’osait pas
Enfin, une flamme oscillante vint lécher la boîte à pastilles et le ver qu’elle contenait.
quitter la maison, il attendait.
Serge, penché dessus, les dents soudain envahies d’une salive acidulée, contempla, écouta,
protégea le feu, écouta encore. Mais aucun bruit ne sortait de la boîte. Sauf, après quelque
temps, des grésillements ; et un peu d’eau coula par la charnière du couvercle. Pas sur la
bougie, heureusement. Le dépôt de noir de fumée qui s’accumulait surprenait Serge. Parfois,
cet enduit se soulevait en copeaux, sous l’action de la peinture qui, dessous, se décollait à la
chaleur ; et le métal apparaissait, noirci aussitôt. Serge ravalait sa salive et son cœur battait
fort.


Encore un jour sans rien, et ce fut dimanche. Pour les grenouilles, Jonathan avait
— Ah ahh ! t’es bien cuite maintenant la dégueulasse !
demandé à l’épicier si son gamin, par hasard, ne pourrait pas en pêcher deux ou trois : mais le
gosse fut bredouille. D’ailleurs l’étang ne donnait plus, il était dévasté.


Le lundi enfin, il y eut une lettre de Barbara. Enveloppe avion, timbre des États-Unis.
Serge souffla la bougie. Il aurait aimé ouvrir la boîte, mais c’était brûlant. Il souffla
La mère de Serge était à San Francisco.
dessus aussi, abandonna, se précipita dans la cuisine une fois de plus.


Peut-être tout l’été, dit Jonathan, résumant pour l’enfant le contenu de la lettre. Il lui
J’prends de l’eau, dit-il.
lut aussi quelques phrases maternelles rédigées à son intention. Serge écouta attentivement,
puis :


M’en fous, j’sais pas écrire, commenta-t-il en haussant les épaules.
Il y a le feu ? demanda Jonathan.


<i>… une grande aventure, peut-être inoubliable… l’amour c’est vrai… — comment le
Oh non.
dire, l’exprimer ?…</i> confiait Barbara à Jonathan. Il y avait des détails sur l’homme qu’elle
avait rencontré (c’était son habitude, en chemin de fer ou à l’auberge). Son voyage avait bien
tourné : d’Aix, où elle avait déniché cet amateur, elle s’était retrouvée en Sicile puis en Grèce.
Alors une femme merveilleuse s’était jointe au merveilleux couple : elle admirait le talent
pictural de Barbara, était résolue à la lancer sur la planète entière, notamment loin d’Europe,
et elle estimait, par-dessus tout, que Barbara avait un don inouï pour guérir par imposition des
mains, un authentique on ne sait quoi.


<i>… le fluide… si tu voyais mon vieux c’est fou… moi-même je ne me l’explique pas…
Il mentit :
— mais c’est vrai… je peux tout sur elle… ses migraines terribles… une dimension psychique
profonde…</i> Et l’invitation en Californie.


L’absence de points d’exclamation frappa Jonathan, qui ne l’interpréta pas.
— C’est pour le bassin. Parce que je fais un bassin. Plein d’eau i m’faut.


Le vague à propos de Serge. Des excuses pour la charge financière. Des conseils enfin,
Le seau est sous l’évier. Mais cherche le robinet dehors, ce sera plus facile, à côté
inattendus, médiocrement diplomatiques. Jonathan l’avait connue plus habile, cette
d’une fenêtre, très bas.
négligence lui fit espérer que Barbara était, aux États-Unis, séduite et pour longtemps.
D’ailleurs elle ne leur proposait pas de la rejoindre, ou qu’au moins Jonathan mette le petit
dans un avion.


<i>… j’étais incertaine — est-ce que Serge et toi ça pouvait accrocher — autrement qu’en
Jonathan, qui avait continué son dessin à la sanguine, l’accentuait maintenant à petites
apparence… — je veux dire une communion des êtres… une compréhension totale… qui est
touches de craie blanche et de fusain.
absolument fondamentale pour un enfant… ils ont un instinct, ils sentent quand on les aime
réellement — je suis comme eux, je peux le sentir pour eux… je glisse dans leur âme, c’est
une osmose… j’étais sceptique… Peut-être je me suis trompée l’an dernier, je n’ai pas bien
comprise, mais j’ai trouvée qu’il y avait trop d’égoïsme — trop d’égoïsme au fond… — en toi
quand tu étais avec lui… je me suis demandée — c’est ça qui me choquait je crois… je me
suis sans doute trompée je m’excuse — mais maintenant je prends un risque — je t’accorde
ma confiance, sincèrement, une confiance totale… Je te demande quand même absolument
— Respecte sa personnalité, c’est un enfant… — tu peux l’étouffer, le détruire sans t’en
rendre compte — c’est si important — un gosse… si tu l’aimes pense à ça… — laisse-le
s’épanouir comme il veut lui, pas comme tu veux toi… c’est lui que je veux retrouver cet
automne — ce gosse merveilleux… mon fils… Je sais absolument qui est Serge, je sentirai
tout de suite… — mais non aucune menace de ma part !… — mais mets-toi à ma place — une
situation… merveilleuse — terrible — c’est pas simple !… réfléchis — tu te rendras compte…
mets-toi à son écoute — oui sors de toi-même — mais est-ce qu’un homme le peut
vraiment… difficile… — mais tu dois te l’imposer… pour lui… sinon c’est trop facile… voilà
je suis sa mère c’est ridicule tant pis… tu peux le comprendre mais… je connais ton</i>


— Oui, jusqu’à la rentrée des classes, confirma Jonathan. Et elle dit qu’il faut que je
Serge emporta le seau. Il ne s’en servit pas. Il refroidit la boîte directement sous le
t’oblige à faire tout comme tu veux.
robinet. Il put enfin la toucher et la détacher du bâton. Ses doigts se couvrirent de noir. II
détortilla les fils de fer et décoinça le couvercle. Dans la boîte, des résidus tout calcinés, cinq
ou six boudins qui semblaient constitués d’anneaux friables et creux. D’autres cendres avaient
fondu dans l’eau. L’examen de ce cadavre captiva l’enfant encore plus longtemps et plus fort
que l’incinération.


— Elle ?… Mais qu’est-ce qu’elle fout en Amérique ? s’écria Serge, pensif. Eh ! je ais ! Elle a encore trouvé un mec.
Il infligea la même mort à deux limaces géantes, l’une rouge, l’autre grise, tigrée, ou
plutôt marquée de bandes noires de la tête à la queue. La grillade de limace rouge fut un
désastre : ces chairs-là résistent mieux que celles d’un lombric. Quand Serge ouvrit la boîte, la
limace n’était pas calcinée, elle était entière et même encore humide : mais elle avait éclaté et
les boyaux sortaient en une énorme grappe. Serge, écœuré, lança très loin boîte et cadavre.


— Oui, c’est ce qu’elle écrit.
Par précaution, la limace tigrée eut droit à un vrai bûcher de brindilles, que Serge
alimenta soigneusement. Son cercueil à elle, ou son four, était un gros tube à comprimés
effervescents. Le bouchon de plastique prit feu, en dégageant une odeur désagréable et une
fumée filiforme. Puis il sauta. Des liquides et des mousses coulèrent. Longtemps après, les
cendres que vida Serge étaient légères, sonores, granuleuses.


… Il a du pognon ? Elle elle en a toujours des pas riches elle des mecs.
Pourquoi ils sont pas venus les chats ? demanda-t-il à Jonathan. Celui-ci avait désiré
voir le bassin, mais Serge avait refusé :


Elle ne parle pas d’argent.
C’est pas fini. Demain tu le verras. Ça fait rien demain ?


Alors il est riche, déduisit Serge.
Non, non.


Et il rit. Mais il était visiblement dépité, bien qu’il fût accoutumé aux abandons comme
Et Jonathan, lui, n’avait pas osé montrer son dessin à Serge : car ce dessin était obscène.
aux abus périodiques (Barbara embauchait surtout son fils lorsque, se sentant en veine de
Il représentait l’un de leurs secrets.}}<br>
féminité puérile, languide, maternelle et douillette, elle coulait dans la chasteté : cela durait
parfois plusieurs mois, puis elle recommençait à faire l’amour et rendait Serge à ses loisirs).
D’ailleurs, une pareille liberté passait l’imagination du gamin, comme un chiffre en
milliards. Il fut distrait, peu actif, tout ce jour-là, et ne quitta pas Jonathan un instant.}}<br>
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— Où il est ton foutoir ? demanda Serge, bondissant du jardin dans la cuisine. Jonathan, installé à la table, composait un dessin aux encres brune et rouge.

— Mon foutoir ?

— Oui ! Là là où tu mets les trucs, tu sais tous les trucs.

— Ah, oui.

Jonathan se leva. Il dissimula rapidement son dessin. Il ouvrit plusieurs tiroirs du buffet, qui était peint en marron veiné pour imiter le bois dont il était construit.

— Ça t’ira ?

— Je vais voir.

Serge secoua le fouillis de ficelles, d’élastiques, de stylos cassés, de couverts dépareillés, de bouchons, de vis, et cent autres débris qu’il savait qu’on garde de côté.

— Qu’est-ce que tu voudrais ? demanda Jonathan.

— Je cherche ! Assois-toi !

Jonathan obéit. L’enfant réunit une collection volumineuse qu’il emporta dans le jardin, et il fit plusieurs voyages. Puis il disparut. La porte claqua.

Il n’y avait pas d’enlèvement des ordures au village ; chacun jetait ses détritus dans un trou qu’il creusait au fond de son jardin, ou derrière. Une sorte de compost criblé de ferraille et de plastique se constituait ainsi. Chez Jonathan, ce trou, à la lisière d’un champ, était caché par des bouquets de groseilliers, emmêlés à des bourraches, des carottes sauvages, du cerfeuil monté en graine, avec les plumes légères et hautes de quelques plants d’asperge délaissés. C’est là, tapi dans les verdures échevelées et les mauvaises odeurs, que Serge s’était mis à creuser un bassin, patiemment, à l’aide d’une vieille bêche dont le manche était cassé presque à ras. Il s’agenouilla d’abord et déracina les herbes une à une en les tirant à grands gestes. Bientôt il haleta. Quand il eut dégagé un coin de terre, il y dessina un rectangle et commença de creuser. Il hachait le sol avec un angle du fer de bêche, et il retirait la terre à deux mains. C’était tendre et gras.

Il rencontra un premier ver de terre, petit, frétillant et très rouge, comme ceux qui servent à pêcher. Il s’en amusa en le posant sur le dos de sa main. Les soies invisibles lui grattouillaient la peau, et le lombric éjecta aussi une spire de terre digérée. Alors Serge le jeta.

Il continua de creuser, et il en trouva un second : un gros bout rouge, pointu, qui se balançait à l’entrée d’un tunnel rond et net comme une canalisation. Serge le saisit et tira vaillamment. C’était élastique, mais mieux que du chewing-gum : ça résistait, c’était musclé. Et d’une longueur interminable. Curieux et vaguement effrayé, Serge tira un dernier coup et lâcha aussitôt. Entièrement dégagé, le ver se tordit sur la terre humide.

— Dégueulasse ! lui cria Serge.

Ce fut l’instant où il rentra à la cuisine pour chercher des trucs.

Entre temps, le ver s’était réenfoui : mais Serge tritura la terre avec une vieille cuiller et il le retrouva.

— Ah ah !… tu vas voir !

Il examina les objets qu’il avait rapportés. Essaya quelques machins impossibles à identifier, hésita, choisit une boîte métallique qui avait contenu un médicament en pastilles.

— Attends bouge pas toi hein ?

Et, à la cuisine :

— Jonathan eh t’as pas du fil de fer ? et t’as pas des allumettes ?

— Là, sur le fourneau. Du gros fil ou du petit fil ?

— Du gros !… Non, du p’tit. C’est comment l’petit ? Tiens, je peux prendre la vieille bougie, là, elle est vieille !

Cette fois, le ver était resté visible.

— Attends mon gros attends attends !

Serge ouvrit la boîte à pastilles et, ramassant le ver au moyen d’un bâtonnet, il l’y déposa. La boîte était un peu petite, mais Serge y replia adroitement le lombric et, vite, il rabattit le couvercle.

La suite exigea des efforts de montage. Serge coupa deux morceaux de fil de fer en les tordant longuement pour produire une cassure ; il les serra autour de la boîte puis tortilla les bouts en trop et suspendit la boîte à un bâtonnet.

— Maintenant m’en faudrait deux comme ça.

Il se fit un v avec les doigts et étudia cette forme. Il observa les groseilliers, un poirier en espalier, les brindilles du sol, n’y vit pas ce qu’il voulait, se releva et parcourut le jardin. Cela prit un long moment. Il arracha une branchette fourchue à un jeune merisier dont le tronc, par endroits, portait des larmes de gomme ambrée. Serge en détacha une : c’était mou, ça collait bien, il l’appuya un peu partout avant de se la plaquer en verrue nu milieu du front. Il se tâta pour sentir sa nouvelle tête. L’autre fourche fut un morceau de bois mort.

Les fourches plantées dans le trou, Serge y posa comme une broche le bâtonnet auquel la boîte était pendue. Il plaça le trognon de bougie juste dessous et s’efforça de l’allumer. La mèche était prise dans la stéarine figée, il fallut un travail délicat, et les allumettes n’arrêtaient pas de s’éteindre.

Enfin, une flamme oscillante vint lécher la boîte à pastilles et le ver qu’elle contenait. Serge, penché dessus, les dents soudain envahies d’une salive acidulée, contempla, écouta, protégea le feu, écouta encore. Mais aucun bruit ne sortait de la boîte. Sauf, après quelque temps, des grésillements ; et un peu d’eau coula par la charnière du couvercle. Pas sur la bougie, heureusement. Le dépôt de noir de fumée qui s’accumulait surprenait Serge. Parfois, cet enduit se soulevait en copeaux, sous l’action de la peinture qui, dessous, se décollait à la chaleur ; et le métal apparaissait, noirci aussitôt. Serge ravalait sa salive et son cœur battait fort.

— Ah ahh ! t’es bien cuite maintenant la dégueulasse !

Serge souffla la bougie. Il aurait aimé ouvrir la boîte, mais c’était brûlant. Il souffla dessus aussi, abandonna, se précipita dans la cuisine une fois de plus.

— J’prends de l’eau, dit-il.

— Il y a le feu ? demanda Jonathan.

— Oh non.

Il mentit :

— C’est pour le bassin. Parce que je fais un bassin. Plein d’eau i m’faut.

— Le seau est sous l’évier. Mais cherche le robinet dehors, ce sera plus facile, à côté d’une fenêtre, très bas.

Jonathan, qui avait continué son dessin à la sanguine, l’accentuait maintenant à petites touches de craie blanche et de fusain.

Serge emporta le seau. Il ne s’en servit pas. Il refroidit la boîte directement sous le robinet. Il put enfin la toucher et la détacher du bâton. Ses doigts se couvrirent de noir. II détortilla les fils de fer et décoinça le couvercle. Dans la boîte, des résidus tout calcinés, cinq ou six boudins qui semblaient constitués d’anneaux friables et creux. D’autres cendres avaient fondu dans l’eau. L’examen de ce cadavre captiva l’enfant encore plus longtemps et plus fort que l’incinération.

Il infligea la même mort à deux limaces géantes, l’une rouge, l’autre grise, tigrée, ou plutôt marquée de bandes noires de la tête à la queue. La grillade de limace rouge fut un désastre : ces chairs-là résistent mieux que celles d’un lombric. Quand Serge ouvrit la boîte, la limace n’était pas calcinée, elle était entière et même encore humide : mais elle avait éclaté et les boyaux sortaient en une énorme grappe. Serge, écœuré, lança très loin boîte et cadavre.

Par précaution, la limace tigrée eut droit à un vrai bûcher de brindilles, que Serge alimenta soigneusement. Son cercueil à elle, ou son four, était un gros tube à comprimés effervescents. Le bouchon de plastique prit feu, en dégageant une odeur désagréable et une fumée filiforme. Puis il sauta. Des liquides et des mousses coulèrent. Longtemps après, les cendres que vida Serge étaient légères, sonores, granuleuses.

— Pourquoi ils sont pas venus les chats ? demanda-t-il à Jonathan. Celui-ci avait désiré voir le bassin, mais Serge avait refusé :

— C’est pas fini. Demain tu le verras. Ça fait rien demain ?

— Non, non.

Et Jonathan, lui, n’avait pas osé montrer son dessin à Serge : car ce dessin était obscène. Il représentait l’un de leurs secrets.


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