« Quand mourut Jonathan (62) » : différence entre les versions

De BoyWiki
Crazysun (discussion | contributions)
Page créée avec « {{Bandeau citation|aligné=droite|d|b]}} ''précédent''<br><br> {{Citation longue|Serge n’aimait pas tellement les illustrés humoristiq... »
 
Crazysun (discussion | contributions)
Aucun résumé des modifications
 
Ligne 2 : Ligne 2 :


''[[Quand mourut Jonathan (61)|précédent]]''<br><br>
''[[Quand mourut Jonathan (61)|précédent]]''<br><br>
{{Citation longue|Serge n’aimait pas tellement les illustrés humoristiques. Il préférait les petites brochures
{{Citation longue|Serge est vraiment très grand. Les enfants de dix ans passent pour des larves aux
aux images en noir et blanc, au dessin souvent hideux, qui racontent des aventures. Il lut
cervelles mortes ; et beaucoup d’entre eux, en réalité, sont pires que cela. Mais Serge, oui,
''Satana'', ''Buffalo Bill'', ''Harry Sprint'', ''Colt'', ''Misterlady'', ''Atomos'', ''Coup dur'', ''Tom Berry'', ''Brik'',
Serge avait résisté.
''Jingo'', ''Fantastik'', ''Krimi'', ''Hallucination'', ''Zara la vampire'', ''Brûlant'', ''Clameurs'', ''Choc'',  
''Il est minuit…'', ''Anticipation'', ''Eclipso'', ''Démon'', ''X 12'', ''Genius'', ''Vengeur'', ''La Louve'', ''Zorro'',
''Don Z'', et une quantité d’autres qu’il choisissait d’après l’image de la couverture, et qu’il feuilletait un
instant. Feuilleter lui était un art difficile : il fallait, expliquait-il, regarder dedans pour vérifier
qu’il ne le connaissait pas, mais ne pas trop regarder, pour ne pas le lire d’avance et ne pas
perdre la surprise. La solution était de loucher un rien. Les images en devenaient troubles : et
si, dans cette brume, il identifiait un détail, alors il réaccommodait la vue, examinait cela de
plus près avec l’anxiété d’en lire trop, puis, soulagé, il s’écriait :


— Non, j’l’ai déjà !
Ce qui le rendait déjà familier du malheur. Ce fut la surprise et la douleur de Jonathan.
Alors qu’il avait aimé, deux ans plus tôt, un garçonnet qui semblait étranger, ou presque, à oute la souffrance du monde, voici qu’il avait maintenant à charge son semblable : un homme
de dix ans qui savait et vivait les mêmes choses que Jonathan ; mais qui croyait que s’appuyer
à Jonathan, c’était se sauver de cette science, s’en soulager, en faire un simple cauchemar
dont, le matin, on se libère en un rire. Pour Serge, il était encore possible que le monde
ressemble à ceux qu’on aime, et non à ceux qui règnent sur le monde.


Car déflorer, le soir, au lit, une brochure bien intacte et bien prometteuse lui était un
Jonathan savait que ce n’est pas vrai. Il se gardait de le dire. Et c’était le seul silence qui
plaisir incomparable. Il en oubliait même Jonathan, et il se serait couché à l’heure des poules.
les séparait encore.}}<br>
 
Cependant, n’avoir rien à lire ne le désœuvrait pas. Il savait occuper de mille façons ses
après-dîners. Les illustrés, rituellement, couronnaient plutôt les journées où, retour de la ville,
épuisé d’avoir nagé, ramé, cabriolé, eu des bavardages et reçu du soleil, il se délectait, sitôt
son repas pris, d’aller au lit et là, bien éclairé, bien calé, un paquet de biscuits et une limonade
glacée à portée de la main, d’entamer les brochures neuves qu’ils avaient rapportées. Ce
rituel, enfin, supposait qu’on ait soigneusement tout rangé, en bas, et que le petit lit soit fait
(le moindre pli du drap sous ses fesses, la moindre miette de biscuit auraient tout gâché), et
que Jonathan, sur l’autre lit, soit lui-même couché, sa personne et sa literie bien en ordre, et
qu’il lise sagement.
 
Jonathan simulait donc de lire. En réalité, il ne parvenait pas à détacher ses yeux de
l’enfant ; il le contemplait là plus volontiers qu’à la piscine ; il l’admirait ; une chaleur
profonde et tendre l’envahissait ; c’était son plus grand bonheur.
 
Leurs lits étaient à angle droit l’un de l’autre et formaient un T, dont les deux barres
étaient séparées par un espace d’environ un mètre. Jonathan habitait la barre verticale ; sa tête
touchait le mur du fond, ses pieds regardaient Serge installé sur l’autre barre du T, laquelle
occupait de tout son long le mur d’en face et un angle à gauche. C’est dans cet angle que
s’adossait, à une couple d’oreillers blancs, l’indigène papivore que Jonathan, du haut de son
île, aimait à examiner.
 
Il en exécutait de rapides et nombreux croquis, sans rien dire. Il ne montrait pas ces
portraits à l’enfant, et il cachait les feuilles dans un gros livre qui lui tenait lieu de sous-main.
Là-bas, sur l’île aux brochures, il se passait des choses. Serge croquait des petits-beurre ; le
silence était tel qu’on percevait le bruit, comme d’un événement géologique lent, massif,
régulier et souterrain, de la pâte friable écrasée sous les meules des dents. Ce commentaire discret de l’illustré était, pour Jonathan, un chant magique qui captivait son oreille et lui
faisait tomber son crayon des doigts. Sans le calme et la résonance particulière du soir, cette
rumeur granuleuse, sablée, de biscuit broyé sans salive, aurait été inaudible ; elle était attachée
au crépuscule ; son émission mystérieuse en une heure furtive l’apparentait aux phénomènes
zoologiques les plus rares, que seuls des naturalistes d’une patience et d’une finesse
d’attention extrêmes parviennent à capter, au terme de longs périples tropicaux, entre l’instant
les singes ne crient plus et celui où les prédateurs nocturnes commencent à rôder.
 
Serge passait beaucoup plus de temps à décoller de ses dents, avec le petit doigt, les
restes de pâte devenus gluants, qu’à croquer les biscuits mêmes. Il était difficile de savoir
laquelle de ces deux actions il préférait. Les bruits de bouche, de langue, de gosier, qui
accompagnaient ce ménage de la denture et des gencives, n’avaient rien d’exotique, eux : ils
étaient douillettement organiques, jolis, humains, et donnaient une irrésistible envie de
partager le goûter de cette bouche-là.
 
Quand les provisions étaient consommées, la limonade avalée, la lecture très en route,
l’indigène du T relâchait ses protocoles. D’abord, il renonçait à sa posture canonique d’enfant
mis au lit. Il repoussait les draps, s’installait sur le flanc, ou à plat ventre, les pieds vers
l’oreiller. Le pyjama qu’il tenait à porter lui pesait — la saison était chaude —, il murmurait :
 
— Fait chaud, hein ? Moi, j’ai chaud !… Je l’mettrai après. et, s’étant déboutonné et
déculotté (mais il préservait plus ou moins sa pudeur en ramenant au bon endroit une manche
ou un coin du vêtement abandonné sur le lit), il reprenait sa lecture. Aussitôt Jonathan, qui,
lui, continuait de coucher nu, se sentait autorisé à rejeter ses draps — son gros livre lui tenant
lieu de pagne.
 
Ces décences de l’enfant lui semblaient, finalement, d’étranges malices, des hypocrisies
à l’intention obscène. Et Serge manquait rarement de lui donner raison. Du moins, une fois
ses brochures finies. Alors, les deux insulaires se rendaient visite.}}<br>
''{{droite|[[Quand mourut Jonathan (63)|suivant]]}}''
''{{droite|[[Quand mourut Jonathan (63)|suivant]]}}''
<center>[[Quand mourut Jonathan|Retour au sommaire]]</center>
<center>[[Quand mourut Jonathan|Retour au sommaire]]</center>
[[Catégorie:Quand mourut Jonathan]]
[[Catégorie:Quand mourut Jonathan]]

Dernière version du 8 juin 2016 à 17:07

Il est possible que ce document ne soit pas libre de droits …Si vous possédez des droits sur ce document
et si vous pensez qu’ils ne sont pas respectés,
veuillez le faire savoir à la direction de BoyWiki,
qui mettra fin dès que possible à tout abus avéré.

précédent

Serge est vraiment très grand. Les enfants de dix ans passent pour des larves aux cervelles mortes ; et beaucoup d’entre eux, en réalité, sont pires que cela. Mais Serge, oui, Serge avait résisté.

Ce qui le rendait déjà familier du malheur. Ce fut la surprise et la douleur de Jonathan. Alors qu’il avait aimé, deux ans plus tôt, un garçonnet qui semblait étranger, ou presque, à oute la souffrance du monde, voici qu’il avait maintenant à charge son semblable : un homme de dix ans qui savait et vivait les mêmes choses que Jonathan ; mais qui croyait que s’appuyer à Jonathan, c’était se sauver de cette science, s’en soulager, en faire un simple cauchemar dont, le matin, on se libère en un rire. Pour Serge, il était encore possible que le monde ressemble à ceux qu’on aime, et non à ceux qui règnent sur le monde.

Jonathan savait que ce n’est pas vrai. Il se gardait de le dire. Et c’était le seul silence qui les séparait encore.


Retour au sommaire