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Version du 24 mars 2016 à 22:11

Texte précédent : Lettre marocaine

Texte de Tony Duvert paru dans Minuit n° 24 (mai 1977). Publié en version revue et augmentée aux éditions Fata Morgana en 1978 sous le titre Les petits métiers.



À Jean-Pierre Tison

Le démorveur


Il plantait sa pompe à l’entrée de l’école, et il connaissait chaque enfant par son nom.

Mon grand-père m’a assuré que, de son temps, le démorveur n’avait pas de pompe : il employait un petit tuyau de jonc qui lui servait à aspirer la morve avec sa bouche. Et, à démorver les narines à fond sans rien avaler, il mettait un tel art que les polissons auraient eu plutôt deux morves qu’une, pour subir plus longtemps cet office délicieux.

Le travail à la pompe n’eut pas tant d’attrait. Je me rappelle que certains camarades en venaient même à ignorer le démorveur et à se moucher dans leurs doigts, salissant les trottoirs et les blouses de classe.


Le torcheux


Le torcheux portait sur son dos un petit coffre qui renfermait des vieux journaux coupés en feuilles et du papier de soie parfumé à la toilette. Dès le lever du soleil, il commençait sa tournée à travers le village, et sa chanson éveillait tout un chacun. Voilà qu’on se pressait à l’appeler. Son métier était trop humble pour qu’on l’autorise à entrer dans les maisons. Quand on voulait ses services, on tendait le cul sur le pas de la porte, où l’on plaçait aussi le pot de chambre rempli. Car le torcheux récoltait les étrons dans une voiture à bras. Il refusait toutefois les selles des petits enfants et les coliques : en ce cas, il fallait lui donner un sou pour être torché quand même.

Le torcheux vendait sa récolte au merdeux — qui, en dépit de sa prospérité (c’était un paysan cossu, et souvent il devenait maire), travaillait honteusement, la nuit, en lisière du village. Il malaxait les étrons avec de l’eau et de la paille hachée ; le produit, macéré quelque temps, était revendu aux villageois, qui l’utilisaient pour fumer leurs champs et les fleurs en pot de leurs fenêtres.

Le merdeux exagérait la quantité de paille et d’eau qu’il rajoutait à l’engrais : c’était pour s’enrichir. À cause de ce profit, jugé tout naturel, la charge de merdeux se vendait aux enchères. Tandis que le torcheux, lui, n’était qu’un modeste employé des merdeux et des culs. On le méprisait presque. Et pourtant, sans torcheux, pas de merde. Mais les humbles ne savent jamais se défendre et faire valoir leur utilité.


Le liseur de pendules


Être liseur de pendules enrichissait son homme, car les propriétaires de pendule savent ce qu’on doit à une bonne réputation. Cependant, le liseur de pendules lisait parfois aussi les montres — non sans ternir sa gloire et se gâter les yeux.

Inutile d’espérer son passage avant midi : il faut laisser l’heure mûrir doucement, et seuls les maladroits la cueilleraient tôt matin. On attendait que le soleil approche du zénith — et enfin apparaissait le liseur.

On l’invite ; il secoue ses pieds sur le seuil, salue de son large chapeau et pénètre chez vous avec componction et respect. On l’assoit sur une bonne chaise devant la pendule et, là, son chapeau à peine repoussé en arrière, son menton à peine soutenu d’un doigt, il contemple le cadran.

Après un long silence, il dit gravement l’heure qu’il a vue. Puis il se lève et s’éloigne avec un dernier salut cérémonieux.

Son heure excite les conversations pendant tout le repas familial. L’après-midi, les dames qui s’offrent le café évoquent vaniteusement les heures qu’on leur a dites à des dates diverses — mais elles mentent souvent sur le chiffre, car il est des heures flatteuses et d’autres à peine estimables.

Puis l’heure circule de commère en commère et court tout le village jusqu’au lavoir municipal où, entre deux claquements de battoir, on en parle encore à la nuit tombée.

Les illettrés, pourtant, méprisaient le liseur de pendules et le moquaient dans la rue : mais lui, avec la superbe d’un fonctionnaire utile aux riches et lourd d’érudition, il les chassait d’un haussement de tête.


Le briseur de vitres


Il arrivait qu’une épouse, asphyxiée par la vie conjugale, devînt plus acariâtre que nature. Si c’était un jour où passait le briseur de vitres, tout irait bien.

Cet homme, souriant et juvénile, entrait avec sa provision de pierres, vous contait quelques farces, vous lutinait le derrière un petit coup : puis, s’installant tour à tour dans chaque pièce de la maison, il cassait tranquillement toutes les vitres, dont les éclats tombaient au dehors.

Le fracas faisait venir les commères, fuir les enfants et trembler les maris : c’étaient de bons jours. Ensuite, la femme en crise devait habiter chez une voisine et y rester tant que les carreaux n’étaient pas remis aux fenêtres.

On apercevait ainsi, dans le village, plusieurs maisons aux vitres éclatées qu’on ne réparait jamais : c’est le moyen qu’hommes et enfants avaient trouvé pour se libérer de certaines femmes, quitte à y prendre un rhume.


L’écorcheur


Lorsqu’une femme accouchait de son treizième enfant, l’usage voulait qu’une grande ripaille fête ce bonheur. On y sacrifiait l’un des autres enfants, qui serait le rôti du festin. Il fallait toutefois que ce rôti ait moins de sept ans ; s’il y en avait plusieurs à la maison, on choisissait le plus rond ; s’il n’y en avait pas, on demandait à un voisin.

Puis on engageait l’écorcheur d’enfants (d’habitude, c’était le berger de loups du bois communal). Il plongeait l’enfant dans une bassine d’eau très chaude qui amollissait la peau, puis il le frottait avec du gravier pour purifier les surfaces et faire affleurer le sang, qui mange les mauvaises graisses. Un bain d’eau glacée, ensuite, reblanchissait la peau.

On suspendait l’enfant à une bonne branche, et les quatre acolytes de l’écorcheur entraient en scène. Le premier acolyte se plaçait devant l’enfant et multipliait sous ses yeux les grimaces, afin de détourner son attention pendant qu’on l’écorchait. Ce grimacier devait être habile et comprendre les caractères : trop banales, ses singeries n’avaient pas d’effet ; trop marquées, elles secouaient de rire le petit écorché et le travail du couteau allait tout de travers.

Les trois autres acolytes étaient deux chiens et un solide gamin. Ce gamin attachait les chiens et il les fouettait sans pitié : car leurs glapissements devaient couvrir les cris de l’enfant qu’on écorchait, dès l’instant où, la besogne tirant vers sa fin, les grimaces du grimacier devenaient inopérantes. Ces hurlements de chiens battus et d’enfant mis à vif ont inspiré toute une polyphonie locale, d’inspiration très rustique, et qu’on chante aux mariages.

L’écorchage terminé, on étranglait délicatement l’enfant avec un lacet : la mort est rapide et la viande meilleure. Quant à la peau, après quelques opérations chimiques elle était lavée puis séchée : on employait, pour ce séchage, un autre enfant de la taille du premier. On le cousait dans cette peau et on se relayait trois jours à le battre avec de larges lanières. La peau conservait ainsi la forme du corps, et elle prenait une transparence merveilleuse.

Décousue, recousue, ses cheveux peignés, elle tenait si bien qu’on aurait cru voir un enfant vide. Cela se vend très cher à ceux qui en ont la passion : les prêtres, les femmes, les maîtres d’école, les marins au long cours.


L’écrivain


L’écrivain tenait, à la poste, un relevé de qui recevait des lettres et de qui n’en recevait pas. Selon cette liste, il expédiait des lettres anonymes : grossières ou affligeantes, à ceux qui étaient inondés de courrier, pour réduire leur orgueil ; exquises et ingénieuses, pour réjouir ceux qui n’avaient rien.

Il ne signait pas mais il savait imiter chaque écriture : et la lettre que vous receviez semblait toujours provenir d’une connaissance. Vous y réfléchissiez jusqu’à la torture. Était-ce une lettre de l’écrivain ? En ce cas, il fallait l’oublier. Ou n’était-ce pas l’envoi d’un ami, d’un voisin, d’un ennemi, qui avait négligé de signer ? Alors il fallait lui répondre, le rencontrer, savoir.

Par cette ambiguïté, chaque lettre de l’écrivain produisait de grands mouvements dans le village, des rendez-vous, des amours et des rixes qui n’auraient jamais dû avoir lieu. Sans lui, nous nous serions souvent renfermés sur notre sort et, privés de mensonges, nous n’aurions pas su qui nous étions.


Le jardinier d’oiseaux


Il allait, de verger en verger, soigner les arbres (ce n’est pas qu’on appréciait les fruits, par chez nous : on préférait la viande et le gâteau).

Le jardinier d’oiseaux construisait savamment son piège, groupait les essences d’arbres, greffait, hybridait, comme saisi de délire amoureux : et ces bouquets, ces fruits, ces parfums attiraient du haut du ciel des myriades de passereaux, dont chacun ajoutait sa couleur et son chant.

Alors, aux premières cerises, tandis qu’un soleil frais et blond nous caressait le corps, rien n’apaisait mieux nos mélancolies de l’hiver que de grignoter sur l’arbre, au caprice de la main qui les cueillait, quelques petits oiseaux tout vifs.

Gamin, j’en étais si friand que je recrachais à peine les plumes ; longuement, j’écrasais dans ma bouche ces bestioles duveteuses et palpitantes, toutes soûlées, toutes gonflées de fruits, et dont le petit bec, entre mes lèvres, criait encore une chanson.


Le tripoteur


Nous haïssions, dans le village, que les enfants s’adonnent au plaisir solitaire.

Il y avait donc un tripoteur d’enfants. Découvrait-on qu’un petit se touchait, on appelait le tripoteur, qui emmenait le gamin ou la gamine dans un buisson ou dans une grange, selon le temps. Là, il prodiguait à l’enfant des caresses d’une telle malice que le pauvre petit, désormais, aurait été en peine d’obtenir seul tant de plaisir. Aussi, après quelques séances, était-ce l’enfant qui, de lui-même, s’en venait voir le tripoteur.

Comme l’attente devant sa maison était interminable, les gosses impatientés s’égaillaient aux alentours, deux par deux, trois par trois ou davantage. Mais ces plaisirs enfantins n’avaient pas la violence de ceux que le tripoteur savait distribuer.

Être tripoteur ne rapportait pas grand-chose, et épuisait jusqu’à la mort l’homme qui avait cette fonction : car il devait, pendant les caresses, se laisser caresser lui-même pour que les mains des enfants tripotés ne s’abandonnent pas à une oisiveté vicieuse. Les tripoteurs qui ne mouraient pas de fatigue tombaient dans l’impuissance ; et, souvent, sur l’âge, ils devenaient torcheux. C’était mieux que rien.


Le sauteur


Le sauteur était le bouffon des mariages ; il se mêlait aux nuits de noces. Sa charge était de déflorer les maris pendant qu’ils défloraient leur femme.

Un jeune garçon l’accompagnait, qui lui préparait le vit. L’un de ces gamins, devenu grand, hériterait de la charge de sauteur — pourvu qu’il fût très membré, joli et bien appris.

À la vérité, pourtant, les villageois trichaient avec cette vieille coutume nuptiale.

Les maris de bonne aisance soudoyaient le sauteur et celui-ci, la nuit de noces, s’abstenait de les sodomiser. En fait de sang anal on exhibait, au matin, un mouchoir où le sauteur avait seulement écrasé une sangsue d’abord mise à la fesse de son apprenti.

Quant aux jeunes gens pauvres qui n’avaient pas les moyens de corrompre le sauteur, ils s’entraînaient frénétiquement à la sodomie entre eux, afin d’être moins surpris lors du grand soir.

Ce n’est pas le sauteur qui s’en serait plaint. Plus tard, ces jeunes gens (comme leurs pratiques d’adolescence les laissaient nostalgiques) invitaient secrètement le sauteur communal et le dédommageaient fort bien de ses services. C’est ce qui faisait sa prospérité : car on ne se marie pas tant, chez nous.


Le guetteur


Bien que notre village fût isolé, nous aimions les visites. Mais qui aurait pris la route qui menait ici ? Certaines années pourtant, un chemineau, un mendiant, un voleur, un enfant saisi par l’aventure, un mulet en amour, tout malheureux de son gros vit stérile, traversait la grand-rue. Nous faisions semblant qu’il soit venu exprès.

Et, sur les collines, près de la source, on avait placé un guetteur. Tout le jour, il regardait aux quatre points cardinaux. Sa vue perçante lui décelait le moindre mouvement d’homme ou de bête : qu’une silhouette inconnue s’anime au loin, et il donnait l’alarme — de crainte que les égarés oublient d’aller se perdre vers le village.

Mais le zèle du guetteur était presque toujours vain : il avait beau s’imaginer des mondes et agiter follement sa cloche, ces rares étrangers qu’il découvrait, vaguant à l’écart de nos erres, étaient seulement quelques-uns d’entre nous, plus hardis que les autres.


Le juge


Si quelqu’un était impatient de délinquance ou de crime, il se rendait d’abord à la prison. C’était un joli poulailler où l’on s’occupait à ramasser, compter et laver les œufs, puis contempler les chatouilles des lapins aux grandes oreilles rousses. Le gardien de prison enregistrait l’entrée : mais il fallait apporter de l’argent pour la nourriture. On restait enfermé aussi longtemps qu’on payait sa pension (ce n’était pas cher) et, après quelques jours, quelques mois, quelques années, on sortait muni d’un certificat d’emprisonnement.

On allait aussitôt choisir son crime à la boutique du juge. On montrait le certificat, qu’il examinait avec le dernier soin. Il posait des questions minutieuses sur vos goûts, vos désirs, vos ambitions futures. Puis il se retirait dans son arrière-boutique et farfouillait longtemps. Il revenait avec une liasse de délits ou de crimes décrits dans le détail : chacun d’eux correspondait au temps de prison que vous aviez passé. Il vous conseillait de commettre plutôt tel délit que tel autre, ou d’en cumuler deux plus humbles ; il précisait comment aggraver ou atténuer un forfait ; puis vous disiez lequel vous préfériez. Il notait votre déclaration, l’affichait à sa vitrine et vous souhaitait bonne chance.

Vous n’aviez plus qu’à traîner dans le village et aux champs pour trouver l’occasion. Il fallait être malin, car tout le monde était prévenu. On n’avait pas le droit de vous empêcher, puisque vous aviez payé, mais on pouvait esquiver, se mettre à l’abri. Les malfaiteurs vraiment patients réussissaient quand même, à la longue ; mais c’est qu’on les avait discrètement poussés vers un crime utile : voler un riche, fesser un avare, saccager un insupportable, désosser un charlatan, noyer une mère, couper la gorge d’un sentencieux.

Quelques aspirants à la délinquance étaient sots et le juge s’amusait à n’en rien voir. Par exemple, l’un de nous rêva d’attaquer une banque. Il s’imposa, pour acheter cela, trois ans de prison ferme, et compta plusieurs millions d’œufs. Après, le juge lui consentit d’accomplir son hold-up, et le sot partit tout joyeux. Seulement, il n’y avait pas de banque chez nous. Notre simple d’esprit en fut quitte pour voler ici un navet, là une betterave, violer quelques vieilles qui le trouvaient gentil, stupéfaire quelques bébés qui en riaient aux anges. À sa mort, il n’en avait pas encore eu pour son temps de prison. Quand on n’est pas intelligent, il vaut mieux rester honnête.


Le censeur


Le village n’était pas composé que d’illettrés : au contraire, chaque jour de marché, entre le parc aux oies et le débit d’alcool en plein air, avec ses bancs d’ivrognes et de poissardes, on voyait s’installer le censeur, qui garait là sa petite voiture à âne. Quelques coups de trique pour provoquer les braiements de la pauvre bête, et on était prévenu que le censeur allait officier. Il était aussi libraire en occasion : mais son métier principal était de couper dans les livres, ce qu’il faisait gentiment à l’aide d’un long rasoir plus brillant et plus net que celui du coiffeur. Comme beaucoup de gens habiles de leurs doigts, il ne savait pas lire : aucune importance, puisqu’on ne lui demandait pas d’apprécier ce qu’il censurait. On lui ordonnait simplement, en lui tendant un livre qu’on avait lu avec indignation :

— Tiens, coupe-moi ça et ça, et cette page-ci, et ces deux lignes, et ces deux-là encore.

On se débarrassait ainsi des passages qu’on n’aimait pas. Mais le censeur était la seule personne qui vendît et rachetât les livres — tous les nôtres provenaient de chez lui et y revenaient. Alors, les ouvrages qui avaient trop circulé, à force qu’on les élague au goût de leurs lecteurs successifs, se réduisaient bientôt à un cartonnage vide, d’où parfois le titre (il y a de mauvais titres) et même le nom de l’auteur (il y a des noms impossibles) avaient disparu.

En contrepartie, le censeur conservait soigneusement les pages qu’on lui faisait couper, mises en vrac dans une caisse, et il les revendait : trois sous la poignée, si on pêchait au hasard, et cinq sous si l’on prétendait choisir.

Bref, la lecture ne manquait pas.


L’enfant-de-son-père et l’enfant-de-sa-mère


Lorsque, dans ma jeunesse, on renonça à fêter le treizième enfant en écorchant l’un des autres, les gosses se crurent aussitôt tout permis. Ils ne supportèrent même plus le fouet à billes de plomb ; et, pour éviter les coups, ils proposèrent une institution si ingénieuse que le conseil du village l’adopta.

Pauvres parents. Mais les conseils sont formés de vieillards, qu’intéresse seule la fraîcheur d’épiderme. Comme si les cicatrices du fouet n’étaient pas aussi belles, sur les fesses d’enfants, que les rides sur le visage des vieux, et n’exprimaient pas, comme ces rides, l’atteinte de la sagesse !

Il fut donc interdit de frapper les garçons (non pas les filles, c’est justice). Plus précisément, les parents n’eurent plus le droit de corriger leurs propres gamins : ils ne devaient s’en prendre qu’aux enfants de service, qui attendaient bien en vue sur le mail.

Car les garçons avaient organisé un tour de rôle pour être battus, par groupe de deux, chacun une semaine de l’année. Ils dressaient un auvent sous lequel ils plaçaient des tabourets, puis ils revêtaient leurs attributs : l’enfant-de-son-père s’accrochait au cou une pine de verrat flasque et dégoulinante, l’enfant-de-sa-mère se suspendait quelque vieux cœur de vache momifié au gros sel.

Et ils essuyaient les drames domestiques que les autres enfants avaient provoqués.

Quelque part dans le village, un gosse déchirait son habit neuf. Pourtant, sa mère rentrait les gifles qui la démangeaient, et elle criait plutôt à son mari :

— Hein ! Regarde un peu ton fils ! Allez ! Viens avec moi ! Il faut que je gifle ! Allons voir l’enfant-de-son-père !

Ou un apprenti, un écolier avait passé sa journée dans les champs ou les bois. Le père, serrant les poings, hurlait à sa femme :

— Hein ! Regarde un peu ton fils ! Allez ! Viens avec moi ! Il faut que je cogne ! Allons voir l’enfant-de-sa-mère !

Et, abandonnant là leur coupable sans y toucher, ils se rendaient au petit stand où patientaient les seuls enfants que l’on pût battre, lesquels jouaient aux cartes, aux billes, au retrousse-nez, au pince-tirelire ou au cochon qui s’éveille. Et les parents apportaient une cruche de vin.

Ils la posaient devant l’enfant à molester. Le gamin buvait, riait haut, se moquait des figures, et cela attirait les gens. Puis la mère, par exemple, s’écriait :

— Ah ! Enfant-de-ton-père ! Tu as fait ça et ça ! Hein !

L’enfant-de-son-père engloutissait le vin au plus vite, et la mère frappait :

— Tiens ! Enfant-de-ton-père ! Voilà ! Et prends ! Et prends ! Et prends ! Hein !

Mais les témoins interrompaient la correction, raisonnaient l’adulte, consolaient l’enfant.

Cela, au début. Plus tard, la scène changea. On devenait trop sensible. Celui des parents qui désirait frapper un enfant de service en était empêché, maintenant, par son propre conjoint, que cette injustice mettait en colère à son tour :

— Vieil enculé ! — Vieille enconnée ! Pourquoi tu tapes celui-là ! Laisse-le donc ! C’est ton sale fils à toi qui a fait ça, et ça, et ça ! Hein !

Et, oubliant l’enfant de service, ils se battaient férocement comme deux chiens qui convoitent le même dessous de queue. Alors le petit garçon, bien tranquillisé, savourait sans hâte sa bonne cruche de vin frais : et il commençait à osciller sur son derrière avec une grâce dangereuse, tandis que, dans son regard troublé, somnolent et un peu rigolard, l’homme et la femme qui s’écharpaient semblaient danser des danses.


Le passeur


À l’ouest du village, pour gagner les forêts, les prairies, les vallées proches, il fallait traverser une rivière au lit très vaste, mais peu profond. On était à gué presque partout, il suffisait de suivre les gros cailloux qui émergeaient. On n’avait donc jamais construit de pont.

Mais, au printemps et à l’automne (sans compter, dans la mauvaise saison, quelques redoux), le niveau de l’eau s’élevait : et elle y mettait tant de vitesse et de caprice qu’on pouvait être saisi au milieu du gué.

C’est pourquoi on avait établi un poste de passeur. Si votre pied glissait ou que la crue subite vous emportait, cet homme sortait de son abri et, surveillant vos efforts avec passion, il vous encourageait vivement de la voix à sauver votre existence. Quand vous aviez enfin gagné la rive, il vous félicitait, vous faisait sécher devant son feu, vous donnait de bonne soupe, de bon pain, de bon gras, de bon marc.

Par contre, si on se noyait, il gémissait désespérément sur votre agonie puis, le drame consommé, il décrochait sa barque et venait repêcher votre corps à la gaffe. Pour chaque cadavre sauvé des eaux, la commune lui versait un dédommagement.


Le penseur


Quand on a une pensée sur quelque chose on peut, évidemment, supporter quatre ou cinq jours de colique, d’insomnie, d’impuissance sexuelle, de boulimie parfois : mais on se fait gifler. Tôt ou tard, on va donc chez le penseur communal.

Ce philosophe habitait une soue de pierres sèches près du cimetière, au carrefour. Il n’avait pas le droit de se montrer : il sortait à la nuit, visage couvert, pieds chaussés de feutre pour ne pas éveiller l’aboiement des chiens. Une pierre tombale sans inscription fermait sa porte : et le soir, quand il la poussait au moment de sortir, elle s’écroulait avec un bruit sourd et puissant qui ébranlait tout le village et annonçait sa venue aux mioches terrorisés, aux vieilles, aux bandes qui copulent. Et chacun rentrait la tête dans le cou, à la façon des poules quand un vautour descend.

Celui qui voulait consulter le penseur communal ne s’y prenait que de jour. On s’approchait de son abri, on parlait à travers les pierres, on énonçait le mieux possible la pensée qui vous tourmentait. Et le penseur répondait en secouant un pot dans sa cabane, ou en pétant, ou en cassant un os, ou en lâchant en l’air une bribe de chanson éraillée : peu importait le moyen. Le consultant tournait et retournait dans son esprit le bruit que sa confidence avait déterminé, et c’était là tout ce qu’il pensait lui-même désormais. Sa santé revenait vite.

Comme personne n’avait envie d’être penseur, on réservait ce métier à quelque infirme qui ne pouvait pas se défendre. C’était un sort malheureux, et le dernier degré de vie avant la mort même. Pourtant, beaucoup d’infirmes guignaient cette charge quand, un certain jour, ils apprenaient que l’équarrisseur d’infirmes allait passer au village. Alors, la nuit qui précédait, ils sortaient dans la rue et guettaient la promenade du penseur communal afin de le supprimer et de prendre sa place, seule chance de survie. Nombreux comme ils étaient, cet assassinat ne suffisait pas à leur affaire et ils se mettaient à s’entretuer : le plus vigoureux des contrefaits devenait ainsi penseur en titre. Car on n’avait jamais vu que deux infirmes s’associent et partagent la fonction de penseur : il est vrai qu’ils n’auraient pas eu assez à manger.


La bonne à rien


Nos mères étaient parfois maniaques de travaux ménagers. Mais l’ordre à la maison n’est qu’un fléau. Le mari, les enfants se terrent au cabinet et les amis n’osent plus venir, tant les effraie la mégère qui règne, un balai à chaque main, une serpillière à chaque savate, ses plumeaux dans les cheveux. Où jouir d’un lieu tranquille, où l’on fait comme chez soi, si ce n’est chez soi ? Mais la méduse hérissée de gratteurs, de frotteurs, de lessiveuses, de torchons et d’aiguilles répand son délire domestique jusqu’au dernier coin de la dernière chambre. Ne va-t-elle pas enfoncer l’ongle dans les trous de souris, pour extirper les miettes de leur grignotement ou les poils qui tombent de leurs moustaches ?

On n’ose pas même se réfugier dans l’étable : elle cire les vaches, elle les astique, elle emmaillote leurs fesses et cure leurs grandes oreilles. Et puis on se tacherait les habits sur la paille : cette femme susceptible — elle qui nous rend si nigauds avec les frusques étranges que sa rage couturière nous oblige à porter — partirait en hurlements de tonnerre.

Non. Pour se délivrer, il faut engager la meilleure des bonnes, la plus avisée des servantes : une bonne à rien.

Quand la mère voit sa rivale, elle n’explose pas. Elle n’a pas le droit de refuser le combat, et elle est décidée à vaincre. Présomption des ménagères ! La bonne à rien est une merveille d’intelligente industrie contre laquelle nul ne peut lutter.

Le métier se pratique à tout âge. Une très vieille bonne à rien rend encore des services : et, presque fillettes, certaines femmes y sont déjà expertes.

La bonne à rien travaille extrêmement. Car elle suit partout sa maîtresse et perfectionne, à son idée, le ménage que l’autre accomplit. Elle resavonne la vaisselle, qui lui glisse des doigts et s’écrase par terre ; elle refrotte le linge, qui tombe en lambeaux sous sa brosse ; elle brique les parquets jusqu’à les creuser d’ornières ; elle ajoute du brillant aux vitres en y versant de l’huile ; elle torche si fort les marmots qu’ils en rechient dans leur culotte ; elle recuit sept fois la soupe ; elle reprise les habits à les retisser double en épaisseur et décuple en couleur ; elle lave, racle, étrille et frise sa patronne à l’en changer en pot de tripes. Et la mégère repasse derrière l’œuvre zélée de sa bonne à rien, répare ses dégâts, se fait gâter aussitôt ses réparations, répare à nouveau, jusqu’à l’irréparable.

Peu à peu, tous les objets de la maison, inutilisables, s’entassent en une montagne d’ordures au milieu du jardin. Et la mégère, épuisée, vaincue, perd à son tour la vie. Il n’y a plus qu’à jeter son cadavre haillonneux et hargneux en haut des détritus.

D’habitude, une semaine suffisait. La bonne à rien nous rejoignait enfin dans notre cachette, recevait ses gages, nous embrassait et s’en allait porter ailleurs ses services. Incrédules, émus et tout légers, nous rentrions timidement chez nous.


Le bâtonneur de roues


Nous étions casaniers, sédentaires : et peu de gens, dans mon village, avaient l’audace de s’expatrier.

Quelquefois pourtant, l’un de nous en ressentait l’envie. Et, pendant des mois, des années, il entretenait de ce projet son entourage et ses amis. Perspective accablante : bientôt, il faudrait payer le bâtonneur de roues.

Personne, en effet, ne désirait vraiment partir : ceux qui en parlaient éprouvaient seulement de la détresse, et espéraient qu’à la longue on leur porterait secours. C’était la coutume. On se cotisait, on écoutait le malheureux et ses tristes paroles, on attendait dans l’effroi.

Un soir enfin il affirmait que, le lendemain à l’aube, il partirait et qu’il faudrait lui atteler une charrette. Chacun acquiesçait en silence. Il était temps de prévenir le bâtonneur et discuter son prix.

L’aube venue, on abandonnait la charrette à la sortie du village. Celui qui prétendait partir arrivait lentement dans le froid et la grisaille du matin, son bagage à l’épaule, sans que nul ne l’accompagne. Pesamment, il montait dans la charrette, desserrait le frein, jetait derrière lui un regard mélancolique, stimulait à mi-voix le cheval.

Aussitôt, le bâtonneur jaillissait de derrière un arbre, la barbe haut dressée, l’œil furieux, l’invective à la bouche, et il coinçait dans une roue sa grande barre de fer. Le conducteur simulait de protester : l’autre invectivait plus fort, ses yeux brûlaient comme ceux du diable, ses poils de barbe lançaient des éclairs. Le conducteur, alors, se mettait à pleurer de joie secrète : il était sauvé. Il rentrait doucement au village, et tous les habitants venaient l’accueillir. C’était un moment émouvant. Je n’y ai assisté qu’une fois, lorsque j’étais petit. Depuis, les gens partent pour de bon, l’un après l’autre, seul avec soi, et il n’y a plus de bâtonneur.


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Voir aussi

Les petits métiers
Lettre à José Manuel Cano López