« L’île atlantique : I » : différence entre les versions
Aucun résumé des modifications |
Aucun résumé des modifications |
||
Ligne 780 : | Ligne 780 : | ||
}}<br> | }}<br> | ||
''{{droite|[[L'île atlantique : II|chapitre II]]}}'' | ''{{droite|[[L'île atlantique : II|chapitre II]]}}'' | ||
<center>[[ | <center>[[L'île atlantique|Retour au sommaire]]</center> | ||
[[Catégorie:L'île atlantique]] | [[Catégorie:L'île atlantique]] |
Version du 31 mars 2016 à 15:17
Julien se redresse dans son lit : la demie de dix heures a sonné à l’église. Le mur derrière sa tête est humide et sent le tissu pourri ou les champignons. L’enfant n’ose pas allumer : il n’est pas certain que ses parents dorment. Ils verraient la lumière sous la porte qui fait communiquer les deux chambres.
« Ça tombe de plus en plus fort. Je sais pas si j’y vais. Non j’y vais pas. Y aura rien, il pleut trop. Non y aura rien. »
Aucun vent. Les vagues battent la côte sous l’averse. On est fin avril.
Julien tend l’oreille. Ils dorment, maintenant. Le ronflement en trompette, brusquement coupé d’un hoquet puis qui reprend en sifflant avec lenteur, c’est celui de sa mère, Simone Roquin.
« Et lui qu’est-ce qu’il attend le vieux. Il se branle le salaud. »
Julien lui-même a la main blottie sur le sexe, son sexe de garçon de dix ans. Ce qu’il vient de penser le dégoûte : il retire la main.
« Ça y est, je l’entends. »
L’autre ronflement, celui de son père.
Julien hésite à se lever. Mais il ne veut pas rester non plus. Il n’a pas sommeil.
« Tant pis j’essaie. Y a peut-être Guillard qui y est allé. Peut-être y aura René. Allez j’y vais. »
Il est déjà debout, sûr de ses gestes malgré l’obscurité. La chambre est minuscule : il y a le lit, la commode, la chaise. Julien tâte rapidement le mur : il sait que les deux lattes bruyantes du plancher sont juste un pas après l’angle de la commode. Il fait une grande enjambée qui évite les lattes, comme s’il y avait un molosse endormi ou la lame d’une faux.
Julien, ensuite, prend presque cinq minutes pour ouvrir la fenêtre et les volets, millimètre à millimètre. Il ne craint pas le bruit des charnières, il les a graissées ce matin. C’est le bois lui-même qui gémit et criaille dès qu’on le touche. Il est pourri de sel, de bourrasques.
« Merde. »
Un coup d’air lui a arraché un volet, qui a claqué contre le mur extérieur. La petite maison de faubourg a tremblé.
Julien, la respiration coupée, s’immobilise. Ici, à la fenêtre, la pluie l’empêche d’entendre ses parents ronfler.
« Qu’est-ce qui s’est passé. Pourtant y a pas de vent. Pas un pet. Celui de gauche. Faire gaffe. »
Après un instant il se rassure. Maintenant il peut s’habiller. Il pose ses chaussures au bord de la fenêtre : il les enfilera dehors.
Il change d’idée, à cause de la pluie, et il les lace dans sa chambre. Ce sont de forts souliers de paysan ou d’orphelin.
Il se relève. Il scrute l’obscurité du jardin. Il accoutume ses yeux. Bientôt, il distingue les détails. Il n’y a plus d’éclairage dans les rues, on le coupe après dix heures. Maisons dispersées, basses, chaulées, sur des terrains plats sans arbres.
L’averse est moins forte à présent.
« Ouais y aura Guillard. »
Son ciré d’écolier est pendu dans la cuisine. Impossible d’aller le prendre. Il passe sa veste de pyjama par-dessus son pull-over. Les manches se boudinent et le garrottent aux articulations.
Un élan, Julien se retrouve sur le rebord de la fenêtre, puis aussitôt en bas. Il se met à courir, de la pointe des pieds, en évitant les flaques. Aucun jardin d’ici n’a de vraie clôture du côté de la rue.
Le rendez-vous est dans la remise à bateaux des Théret.
Alain Viaud habite chez sa grand-mère. Il a neuf ans. Les gosses le surnomment Mille-pattes parce qu’il louche un peu. Il s’est échappé de chez lui dès dix heures du soir : la grand-mère Viaud se couche tôt, et il aime la pluie.
Sa maison, comme celle de Julien, est au faubourg occidental de Saint-Rémi, là où commencent les cultures maraîchères. En bas, sous la falaise, l’eau est noire, inquiétante, plus puante que celle du port. On n’y regarde pas et on n’y descend jamais. Les jolies plages sont au sud-est, de l’autre côté de la ville, vers les riches.
Viaud arriva le premier à la remise. Il portait une pèlerine de cycliste en plastique fumé, un peu transparente. Elle lui tombait aux chevilles, mais elle était déchirée par-devant. Ses genoux nus reçurent des cinglons d’averse. Viaud serrait sous son aisselle un sandwich au pâté qui, malgré la pèlerine, répandait à plusieurs pas des bouffées d’ail et de foie graisseux.
Il s’engouffra sous la remise, grimpa dans une barque tirée sur les graviers, s’assit et se mit à manger sans repousser sa capuche en arrière : mouillé, souriant des deux joues au gros bout de pain.
La vieille Viaud supportait mal que son petit-fils chaparde. Elle criait, grondait, calottait quand elle l’attrapait. Autrefois, une sottise de l’orphelin, qui avait cinq ou six ans, l’avait tellement exaspérée qu’elle l’avait fait poursuivre et punir par un voisin. Celui-ci avait déculotté et fouetté Viaud jusqu’au sang, devant la maison. Une bonne fois pour les cinquante auxquelles il avait échappé.
Les autres enfants se moquent et disent que c’est depuis ce jour-là qu’il louche, Alain Viaud.
Désormais il sait éviter les coups, on ne le piégerait plus. Il vole devant la vieille, il la nargue avec celui de ses yeux qui n’est pas exactement droit. Il parle peu et il est nul en classe. Mais il est intelligent.
Sa grand-mère fait des efforts pour le civiliser, car elle hurle :
— Mais pourquoi tu demandes pas, au lieu de chiper !
Viaud n’en sait rien. C’est vrai qu’il n’aime pas demander, ni à elle ni à personne. C’est vrai qu’il aime seulement ce qu’il vole. Les repas que prépare sa grand-mère, petite momie dure et aigre, ne lui donnent aucun plaisir. Il engloutit machinalement. Ses délices sont le soir, quand il dévore, seul dans son lit, ce qu’il a chipé. Un croûton mouillé d’huile, un fond de terrine racorni, une cage thoracique de lapin figée dans sa sauce, un œuf cru, et surtout les couennes du lard. Sa grand-mère les sépare et les réserve pour les soupes, mais il les guette, les repère, les soustrait avec une patience de rat. La peau fumée, ambrée, la graisse blanche et nerveuse, marquée d’entailles, les poils raides qui piquent comme un menton de vieille, tout l’affole. Il mâche les couennes sur son oreiller, il s’huile les doigts, il s’endort dedans. La viande du lard lui est égal.
La grand-mère Viaud explique aux voisines qu’il n’est pas si méchant, le louchon : mais il ne peut pas s’empêcher. La sauvagerie.
Le docteur Ambreuse, une jeune femme, lui a demandé si elle n’avait jamais volé, fillette. Jamais, a répondu la Viaud. Ses parents l’auraient écrabouillée. Ses douleurs à la colonne vertébrale, c’est une trempe il y a soixante-quatre ans. Mais on était honnête, on ne volait pas — sauf les criminels.
La doctoresse Ambreuse explique que l’œil d’Alain serait facile à opérer. Madame Viaud refuse brusquement, hargneuse, révoltée comme si on la menaçait, elle, de devenir belle et jeune.
La doctoresse abandonne parfois au petit une seringue à jeter. Elle ne semble pas craindre qu’il se blesse. Il joue sous ses yeux. Il projette des fils d’eau, il pique des pommes, des carottes, des trognons de choux, des chiffons.
Il s’écorche volontairement un doigt sur le biseau de l’aiguille, il laisse saigner, il observe la jeune femme avec défi. Elle ne réagit pas. Satisfait, il suce sa blessure et recommence à piquer toute la baraque de sa grand-mère. Il casse bientôt l’aiguille. La doctoresse sourit, parle, ne menace pas, ne crie pas, ne frappe pas, ne pose pas de pansement, ne geint pas, ne claque pas les portes. Perplexe, Alain Viaud en oublie de voler jusqu’au lendemain.
Voilà une semaine que René Théret rattrape son algèbre. Il a eu treize ans et il a pris, fils aîné, de graves résolutions.
Désormais, il avale des couleuvres, croque des cafards, boit du fiel, caresse les araignées, baise à la bouche une montagne de crapauds. Autrement dit, il se masturbe à peine, tolère ses parents, ne fume plus, écoute en classe, se lave chaque matin du nez jusqu’au nombril, ne bouscule pas ses deux petites sœurs, exerce ses abdominaux sur sa descente de lit et transpire sur ses mathématiques.
S’infliger tout cela lui paraît important. Il a même soupesé vaguement l’idée de retourner à la messe. Mais le curé lui déplaît. Saint-Rémi, qui compte vingt-six mille habitants, a d’autres paroisses et d’autres prêtres ; René ignore prudemment ce détail. Il a jugé plus expédient de mépriser l’Église à travers un seul homme, celui qu’il a connu.
Théret n’a encore découvert aucun avantage à sa nouvelle conduite. Il a l’impression, au contraire, que les gens en profitent. Les férocités se dévoilent, excitées par sa propre douceur. Depuis qu’il corrige ses défauts, il subit ceux d’autrui sans recours. Il bout : encore un jour de couleuvres et il éclate.
— René qu’est-ce que t’as fichu de ton slip, je le trouve pas ?
Sa mère, une nature romanesque, crie devant la machine à laver. Les Théret sont une épicerie fine assez fréquentée, dans le vieux Saint-Rémi. Le mari s’y connaît, la femme pose, la clientèle chipote. On gagne petitement.
— Je l’ai mis au sale, répond sourdement René.
Il sent une vexation venir, il rentre la tête. Elle et ses slips. Il égorgerait la terre entière, mère par mère.
Madame Théret aime exécuter après dîner ses travaux domestiques, pour mieux faire sentir à son entourage de quel esclavage elle est victime. Le mari plonge dans ses comptes. Les enfants se jettent des regards silencieux. Ensuite, Louise Théret couche les fillettes et ouvre la télé. René a alors le droit de s’enfuir.
— Eh bien je le trouve pas, répète madame Théret à travers le bruit d’eau. T’es sûr que t’en as changé de slip ? Mon petit ami il est resté sous ton lit, ou viens le chercher ici, moi je vais pas y passer la nuit !
Au magasin, Louise Théret est soignée, ne porte pas de blouse, joue même les élégantes. On la dit blonde naturelle. Elle sait être aimable avec qui il faut, subtilement. On n’en pense que du bien. C’est l’une des belles adultes du quartier. Mais, la boutique fermée, elle use les nippes flapies et les mauvaises humeurs qu’on ne peut montrer qu’en famille.
Elle aurait dû être, selon sa rêverie, la dame à longs gants, champs-élyséenne, de la publicité du parfum Soir de Paris dans Sélection. Ce destin désirable est manqué : elle méprise son mari raté et les gosses du raté. Les clients, leurs foies gras, leurs vins de Chine. Elle méprise tout. Elle se hait ; elle n’aime qu’elle.
— René j’attends ? Il me faut mon compte de slips ! Je recommencerai pas une lessive à part pour toi.
René a dû quitter la cuisine, le bouquin de mathématiques, les signes rassurants, et entrer dans la salle de bains, fouiller des yeux les sous-vêtements de la famille entière. Les joues chaudes, les manches retroussées, le regard biais, Louise Théret cache son plaisir sous un air d’industrie.
« Elle l’a planqué exprès », pense René.
À ces moments, lui, qui n’est qu’un enfant pubère, se sent devenir un adolescent, un détritus, quelque chose comme eux. Il a dû avoir son accès de vertu risible par espoir d’échapper à ça. Non : qui échapperait ? On l’empoigne, on le coince, on lui met le nez dedans. C’est son tour : qu’il y passe, lui aussi. Ce serait trop facile.
René, la figure écarlate, a montré du doigt son slip sale, soudain identifié parmi plusieurs taches à dentelle, frisées comme des méduses roses et merdeuses, qui sont les culottes des fillettes. Instantanément, il analyse le détail de chaque souillure, devant et derrière. Sa petite bite baveuse, son trou du cul jaunâtre, et du gris aux élastiques, là, sous leurs yeux. Une empreinte révélatrice, un négatif abject.
D’un vaste geste qui mime l’épuisement, madame Théret enfourne la balle de linge dans la machine automatique. Son regard étincelle de satisfaction. Elle fait une grande lessive par semaine et ne tolère pas que ses mâles changent de linge plus souvent : ce ne sont plus des mioches, à leur âge on ne se crotte plus. Si son mari ou son fils osent se changer deux fois au lieu d’une, elle les accable de soupçons, de questions, de reproches. Ils ont une double vie, une maladie honteuse. Ils surchargent madame Théret de travail ; elle va leur montrer qu’elle n’est pas une domestique.
Pour le prouver, elle grince, braille et querelle comme une souillon qui rend son tablier. Parfois, elle se plaint si fort qu’on lui propose de faire la lessive à sa place. Elle tremble d’indignation à l’idée de ce matricide ; elle refuse avec un ton âpre et des motifs tranchants. La machine serait déréglée, ils mélangeraient tout, ils gaspilleront du produit, le linge sera mis en lambeaux. Elle a à charge une tribu d’incapables, son calvaire est irrémissible. Madame Théret règne sans partage et gémit sans réplique.
René Théret a saisi son imperméable, un trench-coat trop court sur la jambe, et il murmure quelques mots : il va chez les Guillard regarder le film de l’autre chaîne, qui finit à onze heures trente ou quarante.
On fait confiance aux Guillard. Depuis son veuvage, le père se frotte à la police, dont il a les travaux de peinture. Marc, âgé de quatorze ans, l’aide après la classe. Il est adroit et bon fils. Le père Guillard le rémunère sans parcimonie. Ils n’ont pas d’ouvrier, mais ils font leur pelote. On ignore qu’après dîner le père Guillard se boucle dans sa chambre avec un flacon de cognac ou de vieux rhum. Marc et René le savent, eux, et ils en tirent parti.
Le jour de son anniversaire, la première résolution de René avait été de rompre avec les autres.
Il avait manqué un rendez-vous, bien qu’ils eussent lieu, depuis peu, dans le terrain qu’ont ses parents au faubourg maraîcher (ils disent : les jardins). Il y a une rivière étroite, molle, assez propre, qui descend à la mer, et leur remise à bateaux. Un grillage délabré délimite ce bout de terre sans le clore. C’est un potager en friche. Les embarcations ne servent jamais ; les Théret les ont eues d’ils ne savent qui, lorsqu’ils achetèrent le terrain. Ils les laissent pourrir.
René ira à la réunion de ce soir, avec Marc. Il ne peut plus tenir. Ses vertus familiales et scolaires ont duré une semaine : sept jours de trop.
La selle de son vélo est mouillée. Il l’essuie d’une gifle, monte dessus et démarre sous la pluie.
Raymonde Seignelet apporta les pâtes et, du glapissement ânonné qui lui servait de voix, elle menaça :
— C’est des vrais spaghetti ! À l’italienne ! Une vraie sauce ! Pas une en boîte !
— Y a qu’à voir la viande dedans ! ajouta-t-elle.
Elle posa le plat et elle toisa les spaghetti comme pour les faire taire.
De lents balancements de nuques circonspectes, de légers remous d’épaules précautionneuses furent produits par les quatre garçons devant le mets indicateur d’orage. La soumission, l’inquiétude rôdèrent, et une vague gourmandise de graillon.
Madame Seignelet s’assit sèchement, malgré ses formes infiltrées.
Robert Seignelet, pesant chef subalterne à l’Électricité, considéra les pâtes noyées de sauce grumeleuse et brune. Il pencha un nez frissonnant de gourmet conquis, puis il émit un grondement péremptoire d’approbation.
Les enfants respirèrent trop tôt : madame Seignelet n’était pas d’humeur à se contenter d’un hommage aussi bref.
— C’est pas comme toutes ces saloperies du commerce, renchérit-elle, amère.
Elle expliqua ses mérites. Jean-Baptiste Seignelet, âgé de onze ans, lança un regard moqueur à son frère Dominique, treize ans, et examina avec un étonnement de biologiste les boulettes noirâtres que la sauce engluait. Joli, il avait un caractère rieur. Il se reprit avant que sa mère eût aperçu son manège.
Monsieur Seignelet, n’ayant pas d’opinion sur les sauces industrielles, se servit en accentuant son masque de componction gastronomique et familiale. En réalité, il était alcoolique et mangeait très peu, sans faim, sans désir. Son ventre gonflé, sa poitrine bombée, sa nuque lourde en imposaient et faisaient oublier ses membres atrophiés. D’ailleurs, il giflait ses enfants comme un boucher qui tue. C’étaient des exécutions théâtrales et de sang-froid.
Les assiettes des garçons furent remplies à déborder : ils avaient besoin de grandir. Raymonde Seignelet les bourrait de graillon et leur défendait de répondre, c’est-à-dire d’en laisser.
— Mmm, mmm, exprima monsieur Seignelet, déglutissant un gros rouleau de spaghetti qu’il avait, avec un rond de coude, une emphase, des préceptes verbeux, des sentences touristiques, formé autour de sa fourchette. Il se fit copier par sa progéniture.
Le palais une fois dégagé, il remplit son devoir conjugal.
— Mmm, mmm, affirma-t-il. Ils sont infiniment meilleurs qu’en Italie. C’est normal, du reste : normal. Comme c’est fait par une cordon-bleu française. Française ! Donc la meilleure du monde !… Mmm.
La tablée rumina cette notion. Robert Seignelet mangea une autre bouchée, qui vida son assiette. Il décapsula son deuxième litre de vin, et dit :
— Ma chérie, c’est, mmm… C’est, dirai-je, c’est… goûteux !… C’est goûteux ! Chérie, ta sauce est goûteuse !
Les enfants s’observèrent avec anxiété. La goutte est une maladie, dans les bandes dessinées : et, malgré la lèvre inférieure humide et vaste dont leur père avait illustré l’adjectif, ils sentaient là un danger, une gaffe. Ils attendirent la réaction de madame Seignelet, sans oser regarder vers elle.
Elle mangeait, d’ailleurs. Et l’usage était de détourner les yeux, de simuler l’indifférence : car Raymonde Seignelet était d’une gloutonnerie dégoûtante. Elle n’en avait pas conscience. Elle se voulait des manières, un genre, une éducation petite-bourgeoise : on l’aurait supposée propre et silencieuse à table. Mais la nourriture détraquait tout.
Madame Seignelet prenait ses spaghetti sans comédie de fourchette. Elle les aspirait par sept ou huit, telle une mioche enrhumée qui ravalerait des morves parallèles. Les pâtes suivaient une seule courbe de son assiette à son estomac, mais suçotées, clapotées, sectionnées au passage.
Quand elle entendit, derrière sa batterie buccale, le mot goûteux, Raymonde Seignelet se contenta de hausser les yeux au plafond puis de jeter un regard noir et bref aux bouteilles et à son mari. Elle vérifia que ses fils mangeaient proprement. Elle fusilla des yeux le benjamin, Philippe, un enfant de sept ans un peu fragile, qui lambinait ; et elle reprit ses manducations de mante religieuse.
Enfin, assez contente, elle eut une mine tatillonne, chipoteuse, faussement dégoûtée et, faisant le museau de rate qu’on attendait comme son rituel de mère, elle piailla :
— Non ! Non ! Tu vas pas me dire ! Ça ressemble pas à du Buitoni ! Pf ! Prrrf ! Non ! Non ! C’est pas d’la vraie la mienne !
Elle ricana de pitié. Aussitôt, la tablée ricana de pitié, mais sans conviction.
Froissée, Raymonde Seignelet insista.
— Non ! Non ! Pas d’la vraie ! piailla-t-elle.
Elle reprit une lapée, l’oreille droite penchée vers son assiette comme si elle écoutait les pâtes approuver et ramper. Quand elle les eut montées jusqu’à sa bouche, elle béa, découvrit les dents, sortit la langue. Elle eut des yeux d’aveugle, et elle happa brutalement, avec le rictus d’un chien qui dégueule et le bruit d’une bonde. Puis elle reforma son museau :
— Et pis y a même pas d’viande moi ! Dans ma sauce à moi !… Pas du Buitoni ! Viande rôtie tu parles ! Avec leur ragougnasse ! Comme si j’la rôtis moi !… Non ! Pas d’viande ! piailla-t-elle encore, en suçant. Rien du tout ! Pff ! Pf ! La mienne !
Elle désigna les boulettes d’un coup de menton, et elle ricana de pitié. La tablée ricana de pitié. Bertrand, l’aîné, âgé de quinze ans, un lourdaud à grosses fesses, gros cou, gros menton, les joues carrées enflammées de boutons à bout jaune, protesta en souriant de forte malice et la voix rauque :
— Elle est bonne m’man ! C’est des bons ta sauce ! Ah non !
D’un coup de paume convaincu, il remonta ses lunettes à cercles d’or sur son nez boxé, piqueté de points noirs qui suintaient. Il eut un masque considérant qui imitait celui de son père. Il frappa son assiette, tournant les pâtes trop cuites dans leur étang de farine vaguement tomatée, brûlée à l’huile. Il sauça avec quatre doigts et une grande pelle de pain. Il sourit encore, il mâcha. Il aimait avoir des rapports paisibles avec les supérieurs.
Il y eut un silence satisfait, on avala, on était accordé.
Puis une voix aiguë murmura :
— J’ai mal au ventre.
C’était Philippe. Sa naissance tardive, sa taille menue, sa présence continuaient de surprendre.
On sursauta. Philippe, réellement malade, n’aperçut pas la sensation qu’il avait faite. Il voulait la permission d’aller rendre, et n’osait pas demander. Il avait peur : on ne doit pas vomir ce que donne maman. Il aurait bien gardé, mais son ventre refusait d’obéir. Il était ce que les ménagères appellent un gamin délicat, un enfant difficile, un chipoteur, une plaie, un supplice.
Madame Seignelet médita un éclat, hésita rapidement, l’œil plissé, entre deux attitudes.
Elle dit, d’une voix dangereusement basse et lente :
— Mais non tu n’as pas mal Philippe. Je te connais. Tu as fait caca à l’école ?
— Oui, murmura l’enfant.
Il blanchissait.
— Et ici, depuis, je t’ai pas vu faire caca, non ?
— Non, avoua Philippe.
Il fronça les sourcils de supplication, il allait vomir à table. Dessous, il y avait un orgueilleux tapis d’Orient en nylon bleu canard, plein de fleurs.
Madame Seignelet comprit que son fils ne se retiendrait pas. Elle parut réfléchir. Elle devint mielleuse, elle chercha un ton de contralto :
— Alors vas-y maintenant. Dépêche-toi. Ça suffit maintenant. Tu veux que je t’amène ?
— Non, souffla le petit en se levant. Il s’enfuit.
On l’entendit lancer une énorme bordée de boue épaisse dans l’eau du siège, aux toilettes. On envia un peu Philippe. On ravala de la salive. On était écœuré : les petits, décidément, ce n’est que des boyaux.
On se taisait. Madame Seignelet haussa les épaules, et elle reprit sa voix glapie et niaise :
— Il va jamais au cabinet ! Il est toujours à jouer ! Il prend même pas le temps de faire ! Et à l’école non plus ! Il ment ! Sa maîtresse m’a dit ! Qu’il raconte pas de blagues ! Sinon il serait pas malade pour deux ou trois nouilles ! Il a même pas fini son assiette !… Regarde-moi ça, c’est bien la peine !… Et vous, continua-t-elle, vous allez pas me laisser ça non ?
Elle s’empara du plat où son graillon refroidissait. Les enfants tendirent à nouveau leur assiette.
— Vraiment goûteux, ma chérie, répéta monsieur Seignelet d’une voix fatiguée, comme s’il avait eu un pénible petit renvoi de compliments. Il se servit du vin. Ses gestes devenaient cotonneux. Il y eut quelques gouttes sur la nappe. Il était assommé.
Philippe tira la chasse d’eau et rentra dans la salle à manger. Madame Seignelet l’accueillit sévèrement, et décida de le coucher sans délai puisqu’il était malade.
Elle patienta, excédée, tandis qu’il prenait un peu d’eau. Philippe était le cauchemar de sa mère. Son appareil digestif sensible refusait, dénonçait la cuisine des mégères et des cantines. Il était maigre à faire honte aux personnes qui se représentent, qui ont de la surface, qui sont des mamans respectées. Consulté, le docteur Jurieu avait prescrit une nourriture fraîche, légère, choisie : ce que l’enfant accepterait, et pas plus qu’il n’en accepterait. Madame Seignelet s’était sentie accusée de ne pas savoir nourrir. Elle se rebiffa. Elle gifla Philippe au premier prétexte, pour lui apprendre à avoir un estomac normal. Elle continua à l’alimenter comme avant, en le menaçant de purges, lavements, paraffine, et de représailles pires. Le petit obéissait, avalait, blêmissait, rendait tout, était puni.
— Jamais tes frères ils m’ont fait d’histoires comme ça ! Jamais !
Raymonde Seignelet grinça en mettant le malade au lit. Elle n’en pouvait plus. C’était une torture, cet enfant chaque soir à table. Une vraie comédie. Maintenant, cela devrait changer. S’il osait encore, il verrait ses fesses. Et il ferait caca devant elle, comme un petit, puisque c’était le seul moyen. Ou il avait mangé quelque chose en cachette, acheté une friandise ? Des saletés, bien sûr. Et avec quel argent ? Il devenait voleur, en plus ? Il promettait de n’avoir rien volé ? Elle allait vérifier son porte-monnaie.
Elle borda Philippe comme on boucle une camisole de force et elle partit. L’enfant resta seul dans le noir. Il était glacé d’avoir vomi, il claquait des dents. Il desserra un peu la literie à coups d’épaule et se recroquevilla, enfoui jusqu’aux oreilles.
Les soirs où Jean-Baptiste Seignelet quittait la maison en cachette, il ne rencontrait pas d’obstacle. Il n’avait pas une nature anxieuse, il s’amusait, rusait, trompait. Il partageait une chambre avec l’aîné, Bertrand. Celui-ci, lycéen laborieux, se couchait à dix heures et demie, lisait ou bavardait quelques minutes, éteignait. Seule demeurait une petite lumière au chevet de Jean-Baptiste, qui éteignait lui-même peu après. Bertrand se masturbait draps au cou, en se tortillant comme s’il changeait de slip sous une serviette de bain, à la plage. Il ronflait un court instant plus tard, s’étant torché le sexe à l’aide d’un mouchoir spécial, raide, craquant, collé, jaune et verdâtre, qu’il dissimulait. Il le lavait parfois.
Monsieur et madame Seignelet, même s’ils veillaient longtemps devant la télévision à cause d’un film ou pour se faire une scène, oubliaient l’existence de leurs enfants dès que ceux-ci se repliaient dans les chambres. On fermait les portes. C’était chacun chez soi : Raymonde et Robert, Jean-Baptiste et Bertrand, Philippe et Dominique. Jamais les parents n’auraient fait une inspection de nuit, ou seulement prêté l’oreille, épié et déchiffré les silences imparfaits. Ils semblaient croire que des enfants bien dressés n’ont pas de volonté propre. Le soir, après usage, on les range dans un coffre à pantins, et ils s’y tiennent muets, immobiles, effrayés, jusqu’au lendemain — quand on les tire de là et qu’on recommence à les manipuler, en parlant pour eux.
Les Seignelet occupaient un pavillon à jardinet, dont ils étaient propriétaires. Il restait dix-sept ans de traites à verser. Ce pavillon était situé au nord de Saint-Rémi, à la périphérie où, depuis un quart de siècle, s’étaient édifiées des constructions d’un genre inconnu dans l’île jusque-là. C’étaient les résidences des petits employés, immeubles ras, cubiques, déjà vétustes, maisons individuelles en préfabriqué, prétentieuses, mesquines, fichées de travers sur des lopins en terre de remblai, chacun le sien, son herbe, sa tondeuse, ses thuyas desséchés et somptuaires.
Sans même attendre que son frère dorme, Jean-Baptiste se leva dans le noir, emporta ses vêtements, sortit. Il s’enferma au cabinet, s’y rhabilla. Il cacha son pyjama derrière la chasse d’eau.
Il fila dans le jardin par la cuisine. Il n’avait pas de vélo : il devait rejoindre un rendez-vous où l’attendait Cormaillon l’aîné, qui l’emmenait à solex.
La nuit était bonne. La pluie était agréable. Jean-Baptiste, bien couvert, chantonna. Il oubliait qu’on pouvait l’entendre de chez lui. Ce n’était pas chez lui, cette maison-là, ce quartier, ces casernes à parents, ces terrains défoncés.
Un des garçons, à gauche du petit Lescot, répétait :
— Mon couteau faut pas rigoler moi c’est un Loubinox !
Lescot était le plus jeune, avec ses huit ans. On ne l’avait encore jamais vu aux réunions nocturnes. Son cousin de treize ans, Hervé Pellisson, l’avait conduit. Il avait profité de ce que madame Lescot était surchargée de travail : veuve, dans les trente ans, elle tenait un humble café du côté des usines de conserve, près du port. Elle cuisinait quelques plats, des moules, des omelettes, des ragoûts, des légumes au gratin. Elle servait jusque tard dans la nuit. La clientèle du café était animée, nombreuse, familiale. Hervé, qui aimait ce climat, venait souvent aider. Un neveu très bon garçon, Hervé, toujours gai, serviable, bien chrétien, et qui idolâtrait le petit.
— T’as vu ? lui dit Joachim Lescot, en montrant les poutres de la remise à bateaux, qu’un coup de lampe avait éclairées.
— Qu’est-ce qu’y a ? demanda Hervé.
— En haut ! murmura respectueusement le petit Lescot. T’as pas vu ? Eh ben y a plein d’p-poils d’araignées !…
Hervé rit et le bisa :
— On dit des toiles, pas des poils ! corrigea-t-il.
Il se pencha vers des garçons assis en avant de lui :
— Eh, écoutez c’qu’i dit mon cousin !…
Un grand faisait éteindre les boîtiers, faisait taire. Joachim Lescot le reconnut : c’était Guillard. L’enfant séparait les grands en deux catégories : ceux qui bavardaient avec lui et ceux qui le méprisaient. Marc Guillard et Hervé constituaient la première sorte ; tous les autres formaient la seconde. Joachim écouta.
Mais il avait sommeil. Il comprenait mal les phrases. Il s’ennuyait. La barque où il était assis trempait un peu dans l’eau, et des garçons la balançaient à coups de fesses.
Joachim prit son pouce dans sa bouche, s’entoura le nez avec l’index et commença de dormir les yeux ouverts, en dodelinant. La seule lumière, maintenant, était un bout de bougie autour duquel on avait construit une cage de galets.
Plus tard, Joachim ferma les yeux. Il s’effondrait. Son cousin le prit sur ses genoux, l’adossa à sa poitrine, l’enlaça d’une main, mit l’autre main entre leurs cuisses, l’embrassa sans bruit. Joachim approcha la tête et se laissa aller.
Plus tard encore, il y eut un mouvement de garçons mouillés et haletants qui entrèrent sous la remise avec un coup d’air froid. Des torches électriques furent allumées quelques secondes. Lescot rouvrit les yeux et demanda ce que c’était.
— C’est ceux avec Théret et Roquin, expliqua Hervé. Ils reviennent.
Il avait toujours la main sur la petite pine raide de Joachim et il s’y chatouillait la paume. L’enfant ne posa pas d’autre question.
Mais ce n’était pas fini. On discuta longtemps. Quelqu’un avait parlé de Roche-Notre-Dame. On prononça le mot filles. Plusieurs voix protestèrent. La suite se dit plus bas. Il y eut une conciliation ; Joachim se rendormit ; Hervé le réveilla bientôt et ils partirent. Les garçons s’éparpillaient. Joachim se retrouva dans son lit sans savoir comment.
Professeur de lettres au lycée mixte de Saint-Rémi (qui comptait aussi un collège libre), Laure Boitard était depuis quinze ans l’amante de Maurice Glairat, professeur de philosophie dans le même établissement. Ils étaient nés sur l’île.
Célibataires, ils vivaient ensemble, avaient deux enfants, scandalisaient, fréquentaient les notables, atteignaient cinquante ans. Ils rédigeaient tous deux des chroniques culturelles pour le Républicain réuni, quotidien gouvernemental d’opposition qu’on lisait beaucoup dans le département dont l’île dépendait.
Glairat fournissait des articles de pensée. Laure Boitard rédigeait des comptes rendus de livres, de musique, d’art local.
Elle n’est plus heureuse. Maurice Glairat boit trop, fume trop, pontifie trop dans les cafés, avec sa cour d’élèves des terminales. Il se vante d’une pièce jamais jouée, d’ailleurs jamais achevée ; et d’une somme philosophique jamais écrite et qu’il bave partout, verre après verre. Il vieillit.
Pourtant Laure et Maurice s’habillent, se coiffent, copulent, lisent, parlent et pensent jeune. Ils n’ont pas un jour de retard. Ils sont l’intelligence d’ici et ils ne le dissimulent pas.
Leurs deux enfants, un garçon et une fille, sont bien traités. Cependant, une puberté en cours aiguise le caractère bénin de François-Gérard, douze ans.
Laure Boitard regarde l’heure. Bientôt minuit. Maurice rentrera soûl, désespéré, attendrissant, merveilleux. Elle doit rendre, demain matin, de la copie au Républicain réuni. Elle compte les lignes. Elle a exprimé son admiration pour trois romans ; elle n’en peut plus ; mais il lui manque encore pas mal de texte.
Elle quitte son bureau en soupirant. Elle cherche dans la pile de nouveautés, avec un vague appétit de médecine. Ça la requinquerait. Elle aperçoit un livre de poche consacré au diabète, une vulgarisation. Soulagement. On peut en rendre compte sans penser à rien. Elle l’ouvre, se rassoit, le pose à côté de sa machine et commence à rédiger l’article, en pêchant au hasard, selon son habitude, des phrases qu’elle enchaîne avec l’aplomb qui lui vaut une réputation de compétence.
Elle a mal aux reins, elle se sent épuisée, belle, mûre, émouvante. Très belle peut-être. Très. Prendre une vodka, tout à l’heure, très forte, très glacée, dans un très beau verre très simple. Un jus d’orange ? Fatigant de sortir l’appareil. Voir si en bocal.
« … Il faut répondre oui, et tant pis pour le croissant du matin ! Car en effet le docteur Prot nous avoue franchement qu’au plan du diabète interviendra la notion de sucre, en raison de la présence d’un manque d’insuline que le pancréas hélas ne sécrète plus.
« Mais cependant est-ce une raison pour mériter le vilain mot de diabète ? Hélas oui encore ! Mais il faut savoir heureusement que toute précipitation à l’inquiétude serait hâtive, car en effet cette maladie se soigne très bien prise à temps — l’hérédité (où la femme enceinte jouera un rôle déterminant) étant très loin d’être toujours décisive.
« C’est ce qu’affirme le docteur Prot, qui n’hésite pas à affirmer en effet qu’on soigne indiscutablement cette maladie si elle n’est pas prise trop tard. À condition, évidemment, que les conditions qui l’autoriseront seront sévèrement remplies par le malade lui-même, qui effectue là un rôle non négligeable en l’occurrence. Un bon conseil à suivre, à n’en pas douter. »
Zut, et préparer son cours sur Phèdre. Elle abomine cette pièce. L’auteur aimait-il les femmes ? Ces écrivains. Les programmes. Il faut tout changer.
« Néanmoins pourtant on s’imposera un régime strict, et on s’interdira les fruits, qui seront indispensables. Telle est la vertu de ce précieux petit livre accessible à tous, et qui sera certainement utile à toutes celles ou ceux qu’il aidera. Peut-être vous, demain ! »
Laure Boitard adora son ton enjoué, agréable : elle savait son métier. Elle sentait que ses phrases clochaient un peu, mais c’était cela, le journalisme : il fallait passer sur certains défauts, il fallait être à l’heure.
Au reste, on ne lisait jamais ses chroniques. Pas même le typographe qui les composait. Elle recevait des compliments, elle avait sa notoriété. On vérifiait simplement que sa signature ou ses initiales étaient là chaque semaine : sinon, on aurait modifié le salut à lui faire.
Elle alla à la cuisine et elle se prépara une vodka-orange glacée, légère. Elle revint d’un pas d’elfe rêveur jusqu’à son fauteuil. Elle eut envie de composer un poème très beau, très pur, très silencieux. Ah, et cette momie de Racine. Non, son cours attendrait. Assez de corvées maintenant. Elle but la vodka et se sentit subitement bien. (« … Une vodka-orange légère et glacée pourra, si vous êtes lasse… car il faut savoir que… » commença-t-elle à dactylographier mentalement, par lambeaux.)
Elle se prépara un second verre, plus corsé.
Elle se blottit dans un coin de sofa, pieds repliés sous elle, à la petite fille, à la chatte. On l’interviewa pour le Républicain réuni, après le suicide théâtral de Glairat, prophète révolté, maître à penser d’une génération riche de moissons futures. (« … Il faut savoir que nous nous aimions trop pour nous marier… d’ailleurs Maurice respectait trop en moi le, la… et le lien qui nous… oui, il… profondément, oui… son rapport difficile au corps-propre… un rapport, disait-il, profondément questionné et… »)
— Crotte et ce récital demain.
Indispensable d’écrire l’article ce soir, dernier délai : sinon il ne paraîtrait que dans dix jours et la pianiste, fille de l’ancien sous-préfet, serait furieuse, actionnerait ses relations.
Laure Boitard repensa à Maurice. Un génie. Authentique. Différent. Au-dessus de tout, de tous. Mais comment l’empêcher de boire, de se vider de sa substance, de se remplir d’alcool ? Sinon il n’accomplirait jamais son œuvre de géant. C’était à elle de l’y aider. (« … Oui c’est vrai au fond… l’alcool… poison à double tranchant… c’est la chose dont il s’agit… la drogue… une drogue au fond… une drogue. L’alcool. Moi. Le sauver. Lui. Vite. Réussir. L’œuvre à ce prix. La sienne. La nôtre. Je dois. Protéger. Inspirer. Procréer. Celle qui. Être celle. Laure, laurus, laurier. Lugdunum, Lyon. Populus, poule. Laure de Noves. Le Canzoniere. Laurier, Laurent, gril (grill ?), laurier-thym (tin ?), laurier-sauce, cheveux teints : l’Oréal. Dante aimait-il les femmes. Vraiment. La chose dont il s’agit. Louanges, lauréat, Lawry, Laurel, Hardy. Les lauracées : sassafras. L’autre l’hôte l’autiste l’otite l’hôtel l’autel laudes. L’aide. Laide. Moi… Être moi. »)
Un léger bruit de porte (« qu’on ouvre, qu’on ferme ? ») brisa le fil de ses pensées. Elle crut que Maurice Glairat rentrait. (« … Si léger bruit… heureux, peut-être… le bonheur… c’est… merveilleux… »)
Elle prépara une voix chaude, un visage ému, l’aide laide, elle se leva.
— Chéri, appela-t-elle. Maurice ?
Non, il n’y avait personne. Si : un mouvement qu’elle sentit derrière elle, dans l’obscurité du dégagement, vers les chambres des enfants.
(« Est-ce que Maurice… ? Lui, ce refuge-là ? Tomber jusque-là ? Les gosses, alors que nous deux… nous… Non. Folie. Vérifier. »)
Elle ouvrit d’abord la porte d’Amélie-Lyane, quatorze ans. L’adolescente, un ravissant creux de coude et sa tête dessus, ronflait. Toute fleurs, toute boutons, toute ombre, toute vapeur, dentelles centenaires, crevettes roses, ongles noirs, liliacées. Laure Boitard l’admira à la lumière du couloir (« … je suis un peu lesbienne… comme toutes les femmes… »).
Elle referma, éprouva un rapide vertige (« si peu d’alcool ?… ») et passa au living prendre son verre de vodka. Ensuite elle vint ouvrir la porte de François-Gérard. Pas de lumière, mais elle entendit un gros bruit de sommier.
— François-Gérard ?
— … Oui, dit le garçon.
— Ah, chéri, tu ne dors pas ? Je peux allumer ?
— Laure non s’te plaît, ça fait mal dans les yeux !
— D’accord chéri, je comprends. C’était toi, le bruit ?
— Quel bruit ? demanda François en faisant l’étonné.
— Mais… la porte, enfin ! Une porte !
— Ah ouais quand j’ai euf quand j’ai allé pisser.
— Pisser, chéri ? dit Laure Boitard. Ah bon. Mais… tu as oublié de tirer la chasse d’eau, non ?
— Ah ouais. Ah non. Parce que j’ai pas pu. Laure tu sais.
— Comment, pas pu, chéri ? Elle est cassée ?
— Euf non j’veux dire, pas pu pisser. (François prit un débit de désarroi.) J’sais pas c’que j’ai moi c’te nuit j’arrive pas à dormir hha putain j’sais pas c’qu’y a. Fffffou ! C’est pas marrant.
— Allons chéri, allons, dit Laure. Apaise-toi. Je crois que j’ai compris. Mais oui, compris !… Les filles aussi ont des problèmes délicats au même âge, tu sais… Le rapport au corps-propre cesse, chez toi, d’être… hmm… tu sais…
Elle but une gorgée. Elle chercha son fils des yeux dans la pénombre. Il avait ses couvertures tirées jusqu’au cou. « Trop haut, pensa-t-elle. Que cache-t-il ?… Ça ?… »
— Et si je te parlais de moi ! continua Laure Boitard. Mais oui, moi, ta mère, sans chercher plus loin !… Mais… ce que tu me dis, ce que tu exprimes, chéri… Je le reçois. Plus que tu ne le penses. Mon fils… Je sens que — un jour — tu rendras quelqu’un très, très profondément heureuse. Je le sais. Réellement… Ne sois pas inquiet. Apaise-toi.
— Eh, Laure, j’vais quand même au lycée, demain ? demanda François, qui excellait à tirer parti des pires situations.
— Chéri, je sais… Tu sais l’importance de… Il ne s’agit pas du tout, mais enfin… Tu ne préférerais pas dormir vite et, demain, je t’assure… Tu serais malheureux de ne pas y être allé. Ce foutu lycée. C’est idiot mais. Nous avons tous besoin de ces… ces régulations. Veux-tu une pilule pour t’aider, rien de médical bien sûr, simplement des herbes ?
François accepta le lycée, refusa la pilule. Laure soupira et referma.
(« … Où est Maurice… J’ai peur. Stupidement. D’une. D’une… infidélité. Grotesque. »)
Elle écrivit sa critique musicale du lendemain.
Dès que François entendit la machine à écrire, il alluma sa lampe de chevet et il rejeta sa literie. Il était encore tout habillé. Il se leva, se mit en pyjama, chercha ses chaussures, qu’il avait vite jetées sous le lit en entrant. Elles étaient boueuses.
Il se recoucha, cette fois pour de bon. Il avait eu chaud, avec cette folle.
Il rougit et rit de son audace. C’était sa première escapade nocturne. Il n’avait jamais imaginé cela possible. Il n’en revenait pas d’avoir osé, d’avoir réussi. Il était remonté par l’escalier de service du petit immeuble, les pieds en chaussettes, le cœur battant, l’esprit éveillé comme jamais jusque-là.
Maintenant il avait l’impression de comprendre tout. Un poids énorme s’était envolé. Il songea à une autre audace qui le démangeait. Il irait à quatre pattes voir sa sœur dormir, cette andouille. Il lui toucherait tout, avec sa lampe de poche, il fouinerait, lorgnerait, volerait. Renifler. Se coller. Enfoncer le doigt, la bite. Dans les fesses, au milieu du trou, sur le nez. Pouah lécher la chatte. Croquer les oreilles. Mordre, pincer, piner.
Secouer. Il se masturbait. Il faillit s’interrompre pour mettre sa rêverie à exécution. Il jouit. De l’index, il tâta s’il avait eu du sperme. Rien, une gouttelette de gluant. Ça ne sentait rien. Ce serait quand même bientôt. Et…
Laure Boitard tapait. Elle était épuisée d’avoir déjà imaginé tant de compliments. Mais comment se permettre des critiques, quand on était critique ? Ça peut vous retomber dessus, on ne sait jamais. Même des inconnus qu’on suppose désarmés ont parfois des relations, des appuis occultes. Et puis pour esquinter un livre il faut le lire. Pas le temps. Elle se promit de dactylographier un tableau de formules admiratives, tous les genres. Comme les précis de dissertation littéraire, chapitre Sachez développer. Deux ou trois après-midi de travail intelligent, et ses chroniques seraient écrites pour la vie entière. S’y mettre.
Elle avait posé carrément sur son bureau le bocal de jus d’orange, la vodka, les glaçons dans un bol duralex.
Elle aurait été poète, romancière, quelqu’un.
« … L’auditoire qu’auront, frappé comme moi le jeu de Maïté Ducuq-Lepousseur seront unanimes à, reconnaître que, ni, Chopin ni, Beethoven, ni P. Petit, ni H. Limpuisset (dont une brillante Toccata si, moderne !) n’aurait à redire à, cette interprète. Car en effet ses interprétations énergiques dont le sens de la nuance a frappé, chacun touchait chaque fois, il faut le savoir, la chose dont il s’agit. En musique. Au piano, même. C’est pourquoi l’important auditoire, attentif mais recueilli, acclama l’endurance avec laquelle, Maïté Ducuq-Lepousseur sut dominer et imposer le programme, écrasant dont pour nous tous… »
C’était une artiste départementale, vieux notables, fermes, immeubles, administration, alliances. Le haut de Saint-Rémi (qui était sous-préfecture). Elle aimait se donner à entendre, deux fois l’an, dans la salle d’armes XIVe siècle de la célèbre citadelle. Elle enseignait le piano supérieur au conservatoire municipal.
Un bruit de porte à nouveau.
Vraiment la porte d’entrée. Lui.
La Boitard accourut, pieds de Laure, jusqu’à Maurice Glairat. Sa vodka à la main. Tintinnabule (« … tinabulle ? »). Mutine lorette. Sassafras, camphre, cannelle.
— Chéri.
— Merde… Bêêêêêêêê…
Maurice. Dans quel état. (« … Admirable retour, admirable scène. Cet admirable livre : nous. Simplement. »)
Une deuxième petite goutte incolore, pendant ce temps, coula de François-Gérard. Il dormait à plat ventre, il était tombé amoureux du matelas. Un canon ne l’aurait pas réveillé.