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Version du 6 avril 2016 à 15:24
Seule la compagnie des enfants me fait préférer ne plus en être un.
Empire des maisons, délire des jardins quand on est haut d’un mètre.
Croissance des enfants du voisinage et des amis. Tristesse vingt fois vécue : voir
quelqu’un devenir n’importe qui.
Vivre avec un enfant sans aimer l’étreindre et qu’il vous y provoque, c’est n’avoir que les corvées que sa faiblesse impose. La nature a fait les petits mammifères ravissants à voir et très épris d’être caressés, d’être léchés : cela attire les adultes nourrisseurs (sans compter quelques ogres), les fidélise et inhibe en eux le désir de meurtre qui s’éveille quand on subit la pression permanente d’un congénère importun. Le phénomène n’est pas sentimental mais neurochimique : normalement le contact du jeune éteint les violences que sa présence exaspérante peut inspirer à ceux qui ne le touchent pas.
Les parents sévères, les mères tortionnaires n’embrassent d’ailleurs jamais.
La voix chantée du garçon impubère a la même emprise, les mêmes séductions que la vue et le toucher de son corps nu.
Les maîtrises ont construit de ce charme, au fil des siècles, un art musical émouvant et très
chatouilleur, que seule en Europe méconnaît cette France qui ne s’émeut jamais, ne se chatouille
guère et ne chante pas.
La bêtise est une stratégie de l’intelligence : l’enfant s’adapte, dès sa naissance, à son entourage d’imbéciles, il y conquiert une place en les imitant. Il veut survivre là où il est. Dans votre maisonnée, c’est le seul être qui se sente en danger de mort : et son danger c’est vous.
Si l’on plaçait chez les cons un très jeune surdoué, en quelques années il deviendrait nul mais il aurait sauvé sa peau – ou bien sa nouvelle famille l’aurait tué avant qu’il ait réussi à lui ressembler.
Mais, puisque chaque bébé est intelligent, cette expérience ignoble a lieu : et elle est
même universelle. C’est presque toute famille et toute école. Peu de suicides chez les enfants :
mais une infinité d’épaves.
Écrire est un ouvrage que les enfants accomplissent avec un sérieux et une patience qui
m’édifient. – Tout à coup, ce petit maniaque de vitesse et d’engins à roues freine férocement,
coupe sa sirène d’alarme, se gare devant une carte postale et s’enfonce jusqu’aux oreilles dans le
blanc à remplir. Mal luné et barbu tel Socrate méditant sur l’amour, il écrit à mémé. Vingt
minutes après, on lit ce mystérieux message, tracé au manche de pelle dans un large carré de
ciment frais : cheR Grand mer je Vait bien jEté a la pIciNne je Mange Bient. JE TanBrasSe biet
ForT.
L’ami d’un enfant est comme un chien d’aveugle.
En Amérique, on adore les enfants : Reagan a suscité, parmi les enseignants et les polices, une sorte de Gestapo bigote, innombrable et aux pouvoirs effarants, afin de protéger les mineurs contre le Grand Satan – le sexe.
Aucun adulte n’est à l’abri de cette Inquisition. Et les parents en tremblent, premiers suspects : voici, par exemple, comment l’oncle Sam exploite le problème de l’inceste[1].
À l’école, on diffuse aux enfants de trois à douze ans des programmes spéciaux (seize campagnes de grande envergure ont déjà eu lieu). Ces programmes enseignent aux impubères que le corps possède des « parties intimes » qui, jamais, ne doivent faire l’objet d’un « mauvais toucher ». Par qui que ce soit. L’enfant aura à dénoncer ce « mauvais toucher » : et la justice se saisira de l’affaire. Malheureusement, les spécialistes sont très indécis quant à la valeur des délations qu’on provoque ainsi : les pressions de la police, des médecins, peuvent orienter à volonté le témoignage d’un enfant. Redoutable moyen d’éliminer un ennemi : presque tout homme est papa. Les témoignages d’enfants rendront des services aussi ignobles que jadis, quand les ancêtres des mêmes puritains chassaient, torturaient et brûlaient les sorcières.
Protéger les enfants contre le sexe – à commencer par le leur, qu’on détruit – est l’alibi que la droite invoque déjà dans plusieurs pays d’Europe pour infester la société, reprendre le contrôle des vies privées, des imprimés, des images, des propos publics, des initiatives impliquant des mineurs, régner par le soupçon, la dénonciation, l’enquête générale, perquisitionner à tout prétexte, déporter les enfants à l’écart du monde, harceler les libertés qu’elle ne peut pas abolir.
La droite met ainsi à profit une faiblesse capitale des progressistes, qui n’ont eu ni le courage de réformer le minorat, ni l’imagination de créer pour les enfants, chacun selon son sexe, un statut social qui leur ménage le droit à une pensée personnelle et à une vie privée.
Mais y a-t-il un politique, un intellectuel « de gauche » qui voie dans l’enfant mieux qu’une bestiole d’âge et de sexe indéterminés, un peu attendrissante, un peu encombrante, qu’on a bien raison de confier aux dames et aux eunuques en attendant qu’elle ressemble à papa ?
Les conservateurs, les pudibonds, les richissimes lobbies confessionnels ont fait librement main basse sur toute l’enfance ; les obscurantistes ont conquis le droit exclusif de former les comportements ; ainsi grandit l’électorat de la droite qui régnera demain, et dont on devine qu’elle s’appellera socialiste, européenne et nationale…
La peste brune réapparaît. Elle s’épanouit dans la même indifférence qu’il y a soixante
ans. Avec la complicité des gauches et d’une intelligentsia qu’aveuglent leur propre puritanisme
et leur incommensurable mépris des « mineurs », c’est un néo-nazisme de moins en moins caché
et un christianisme assassin qui s’unissent contre l’homme, et qui vont infliger leur idéologie
bestiale à la jeunesse de deux continents sans rencontrer d’obstacles. Je serais curieux de savoir
ce que la gauche française en attend pour demain.
- ↑ D’après Libération, 20 septembre 1988.
En 1945, l’armée américaine avait affectueusement baptisé Little boy la bombe atomique
qui détruisit Hiroshima. Ce « petit garçon » – un long obus de quatre tonnes – fit cent vingt
mille victimes en quelques secondes. Dieu merci, ce n’était pas sexuel.
Tous les enfants sont des hommes. Peu d’adultes le restent.