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{{Citation longue|<p>Au matin, Jonathan entendit sa voisine gratter la terre, derrière la clôture qui séparait
{{Citation longue|<p>Jonathan avait au dîner deux petits pigeons. Il fallut d’abord les plumer. Serge y prit
leurs jardins. Sans doute elle s’était postée pour découvrir ce qui se passait, et d’où venait
plaisir. Ces oiseaux l’enchantaient. Il retrouva ses gestes abrupts d’autrefois pour fourrer les
cette voix d’enfant.</p>
quatre ailes dans ses poches.</p>


La matinée était lumineuse. Serge s’était éveillé dès sept heures, ce qui avait un peu
— Avec toutes ces ailes ta culotte va s’envoler, dit Jonathan.
contraint Jonathan. Ils avaient remis leurs vêtements sans se laver. Serge se fit nouer ses
lacets, sous prétexte qu’il ne savait pas. Jonathan ne savait pas non plus. Il remarqua que les
pieds du garçonnet avaient forci ; les orteils étaient moins courts et moins dodus. À
contre-jour, un duvet doré se voyait sur la cheville ; dense, tournant et régulier, il s’usait sur le
mollet sans disparaître.


Serge exigea d’aller tout de suite dans le jardin. Jonathan servit le petit déjeuner par
— J’m’en fous ! dit le petit, qui s’y enfonça les poings.
terre, où montait beaucoup d’herbe. Un peu engourdi, l’enfant écoutait les raclements du
sarcloir. Il arracha mollement des herbes autour de lui et les jeta dans son bol, qu’il avait
délaissé à demi plein ; puis il renversa le tout, se releva avec vivacité et s’approcha du
grillage. Il écarta les petites feuilles :


Bonjour ! dit-il, apercevant la vieille.
Il fait froid. Je les vide et on les cuit dans la cheminée, hein on fait du feu ?


— Hnn.
La cheminée était dans l’autre pièce. Serge accepta le feu. Il désirait aussi des frites.
Dans le feu, il brûla une poignée de plumes dont la mauvaise odeur lui dilata les traits. Il se
releva tout rouge et excité.


Elle resta penchée. Un museau noir, mouillé, environné de poils ras et blanchis,
— Tu te réveilles, dit Jonathan. T’étais mort cet après-midi, avec ta mère.
s’appuya au grillage et toucha les genoux de l’enfant.


C’est vot’chien ? demanda Serge, qui passa un doigt pour être léché.
Non c’est pas vrai ! répondit brutalement Serge.


— Sors de là carogne ! dit la vieille. Elle donna au chien un coup de son outil. Désappointé, Serge revint s’asseoir près de Jonathan.
Sa figure se pétrifia. Il se mit à bouder, l’air méchant, l’œil sur les flammes.


La vieille se redressa et cria à travers la clôture :
— Et j’ai pas faim, affirma-t-il l’instant d’après, en épiant Jonathan.


J’ai encore des rats ! Mettez du produit ! Monsieur ! Ils m’ont mangé deux poussins
Ça fait rien, ça se mange froid… Quand tu es en colère j’ai peur de toi, murmura
cette nuit ! Et il faut arracher ce liseron-là ! Ça mange mes navets !
Jonathan, penché à son tour sur le feu. Sa voix tremblait, il était prêt à pleurer.


Sans attendre de réponse, elle se courba sur la plate-bande et tapa la terre aussitôt, mais
— Il ne faut pas me faire peur Serge, ajouta-t-il, je ne peux pas, je n’ai pas la force. Non
légèrement, avec lenteur, pour écouter. Serge murmura, hilare :
je peux pas, je vais me coucher, pourquoi tu dis ça ?


— Tes navets ! mes rats ! mes poussins !
L’enfant le regarda avec surprise.


Là j’ai semé des fleurs d’été, dit Jonathan.
… On va manger, dit Serge intimidé. Hein ? on va manger ? T’en va pas.


Un très petit rectangle de terre bêchée et tamisée, d’où sortaient des pousses maigres,
— La broche est trop basse, ils vont brûler. Tu vois le jus tombe là, on le prend et on les arrose avec la grande cuiller.
hautes comme la main.


Des navets ? dit Serge plus fort.
Moi je les arrose.


Non ce sont des… je sais plus le nom français. Ça pousse dans le blé. Si tu voulais
Je vais couper les frites.
enlever tes chaussures, ajouta-t-il sérieusement, je voudrais bien dessiner tes pieds.


Serge accepta sans s’étonner :
Jonathan partit chercher les pommes de terre et un torchon tout neuf, raide d’apprêt. Il
s’assit par terre près de la cheminée, une épaule contre un bras du petit. Serge agenouillé
guettait le jus des volailles, le visage vif de chaleur.


Mais je peux pas défaire le nœud.
Demain j’irai dans le jardin, dit-il.


Jonathan l’aida ; puis, renversé dans l’herbe, jambes en l’air, tirant ses chaussettes,
— Il fera beau oui. J’ai vu des crapauds, des sauterelles, il y a deux chats qui viennent.
Serge gloussa :


Ah ! mes poussins ! mes poussins ! mes p’tits rats ! mes navets !
Comment ils s’appellent ?


Jonathan cala sa planche à dessin sur un cageot ; il donna un illustré au garçonnet et
— Ils ont pas de nom, ils sont libres.
l’orienta dans la lumière.


Les deux pieds tu dessines ?
Mais où c’est qu’i dorment alors ?


Oui tous les pieds.
Où ils veulent, quand les gens ne les chassent pas.


Tous mes pieds ?
Tu les chasses toi ?


Serge, qui lisait très mal mais inlassablement, changea souvent de position devant son
— Oh. Non, ils sont tranquilles. Ils apportent leurs choses à manger ici, ce qu’ils volent
illustré. Ses pieds tournaient avec, et Jonathan suivait. Après une heure, il y avait une dizaine
chez la vieille, une vieille à côté avec un vieux chien, elle a des poules, des lapins. Des
de pieds sur la feuille. Tous ses pieds, pensa Jonathan. Il dessinait au crayon, sans retoucher ni
légumes. Elle ne me parle pas.
gommer. Il aurait fait ce travail les yeux clos — c’était de vieille discipline. Mais il était ému
de recomposer le tracé académique aux proportions de Serge. Il produisit le relief par un
simple jeu sur l’épaisseur du trait. La blancheur de la peau lui inspira de laver la feuille, et
cette envie le surprit : depuis qu’il habitait ici, il n’avait plus touché de couleur.


Après l’aquarelle, les pieds enfantins eurent l’air remuants et lourds. Là-bas, ceux de
— Pourquoi ?
Serge oscillaient doucement tout près d’un bouquet d’orties. Le petit, quelquefois, prononçait
une syllabe en lisant, d’une voix atone ou décidée.


Jonathan contempla la feuille avec bonheur. Ces dessins n’étaient pas de lui. Ce
— Je sais pas. Elle est toute seule, elle n’aime pas parler, elle m’a dit de mettre du
matin-là, simplement, le hasard du soleil et des légers nuages avait fait flotter sur son papier
poison à cause des rats.
l’empreinte insolente du petit garçon. Il montra l’étude à Serge, qui n’en pensa rien.


— C’est comme ça qu’on s’enrhume, dit une voix enrhumée et coupante. La vieille était
Des rats ? C’est gros un rat ?
sortie sur le chemin et, profitant de ce que la façade était nue, elle leur avait jeté un regard
curieux.


Elle s’intéresse à toi, dit Jonathan.
Peut-être comme ça là, dit Jonathan, montrant les pigeons.


Il tira tout à coup Serge par les jambes et lui embrassa longtemps les pieds. Il lécha
— On va bouffer des rats ! s’écria Serge. Et il se remit enfin à rire, du rire canaille,
aussi entre les orteils. Les petits ongles étaient noirs. L’enfant rit et cria avec satisfaction. Il se
infernal et rauque qui était sa voix cachée.
débattit. Tombée par terre, la feuille d’étude fut piétinée et crevée. Puis il y eut un temps
d’arrêt où Jonathan et l’enfant échangèrent silencieusement un regard particulier. Ils se
relevèrent ensuite et rentrèrent dans la maison.


Serge pieds nus avait une attitude dansante et un peu inconsistante, hâtive, tandis qu’il
Jonathan avait disposé la table de la cuisine près du feu. Les nuits restaient bien froides.
disparaissait devant Jonathan.
Il dressa le couvert avec soin sur une nappe rouge vif. Les odeurs de viande et de friture
commençaient à soûler le gamin.


Serge ne parlait jamais de son père, qu’il voyait une ou deux fois par mois et qui
À table, Serge, impressionné par ce décorum ingénu, raconta :
s’appelait Simon. Jonathan, à Paris, l’avait rencontré certains soirs, et ils avaient mollement
sympathisé. Simon aurait voulu être peintre ou sculpteur ; il exerçait un métier secondaire
dans un cabinet d’architecture. C’était un bon garçon, ce n’était personne de particulier. Il
semblait avoir extrêmement aimé Barbara, et n’être pas détaché d’elle ; mais Barbara le
jugeait trop ennuyeux, à la ville et au lit.


Néanmoins, elle le voyait de temps en temps. Ils avaient des conversations plates, ou ils
— Tu sais à la maison ? Je cassais tout tout le temps. Ben maintenant je casse rien.
faisaient un peu l’amour, ou bien Simon emmenait Serge au cinéma, au jardin zoologique. Son fils ne lui inspirait qu’une tiède gentillesse. Il versait pour lui une faible pension
mensuelle à Barbara.


Mais, dans la chambre parisienne de Serge, il y avait une grande photo de Simon, une
— Ah, c’est bien, dit Jonathan. Tiens tu bois du vin, oui ?
pipe à lui, une paire de chaussures très usées, un jean taché de peinture. Simon avait dû
apporter cela chez Barbara pour exécuter quelques travaux de bricoleur. Ces objets étaient
mêlés aux jouets, aux petites affaires que Serge abandonnait en vrac : vers six ans, il avait eu
la manie de changer de vêtements à longueur de jour. Il inventait ou découvrait des gênes que
lui infligeait telle culotte, tel maillot, telle chaussette d’un seul pied. Il les arrachait
furieusement et essayait d’autres habits, renversait les tiroirs, criait, pleurait, finissait par
s’apaiser. Barbara, peu sensible au bruit et au désordre, se contentait de hausser les épaules.
Mais, quand elle recevait des amis pour contempler et méditer, avec des bâtonnets d’encens,
du thé vert et un livre de zen à portée de la main, elle secouait et giflait Serge en le raisonnant
d’une voix mesurée :


Écoute mon vieux, il fallait un peu arrêter ta comédie, tu crois pas non ?
Non j’en bois pas. Eh ! mets-en ! mets-en ! mets-en moi eh !


L’enfant hors de lui s’en allait pleurer dans un placard. Ainsi Barbara et ses amis
— Comme ça ? Vraiment, tu casses plus rien ? Fais voir un peu ? demanda Jonathan.
pouvaient reprendre leurs exercices de sérénité.


La présence de Jonathan changea cela. Il ne savait pas méditer. Il suivit Serge dans son
— On peut pas le montrer ! dit Serge en s’esclaffant lourdement. Je vais boire le vin ! le
placard, et fut stupéfait de ce qu’il aperçut : sur une planche placée très haut, et niché derrière
vin !
des piles de linge bouleversées, il y avait un petit animal hoquetant et dur, méchant,
inaccessible, dont on ne découvrait qu’un bout d’oreille et de genou. Très ému, Jonathan
désespéra de l’apprivoiser, de le prendre dans ses bras. Il attendit et se laissa guetter, les
larmes aux yeux. Puis Serge, brusquement, renversa ses remparts de linge et s’accrocha à son
cou. Plus tard, il montra à Jonathan comment il s’y prenait pour grimper dans ce repère ; il
avait beaucoup plus de peine à en redescendre.


Ils finirent la soirée dans la chambre du petit, si tranquillement que Barbara interrompit
— Si, je crois qu’on peut le montrer.
ses épreuves de quiétude pour voir d’où venait tant de calme. Les deux garçons étaient par
terre ; Serge assis sur Jonathan lui assemblait, depuis le crâne jusqu’au nombril, des bidules
en plastique qui servent, d’habitude, à construire des pavillons de banlieue et des
stations-service. Timide et chargé de guirlandes anguleuses, Jonathan ne sut rien expliquer ni
penser. De ce premier soir, il ressentit beaucoup d’angoisse. Puis, après quelques semaines, il
dut s’avouer que Serge l’aimait et il retrouva, lui aussi, sa sérénité.


Serge se fit plus enfant qu’il n’était. Il rendit à Jonathan mille petits services
— C’est pas vrai.
imaginaires ; en contrepartie, il demanda que Jonathan l’habille, le boutonne, le chausse, le
dévête, le débarbouille, soit fidèle aux heures d’école (c’était sa première année de classe), le
tienne par la main dans la rue, l’embrasse avant et après, l’aide à lire les lettres et à tracer les
plus simples d’entre elles. Il avait été si intenable et capricieux à table que Barbara avait
renoncé à le faire manger : il se servait au frigidaire selon ses besoins. Mais Jonathan aimait
cuisiner, alors Serge aima dîner.


Jonathan remplissait chaque rôle avec tant de contentement et de patience que bientôt
— Si.
Barbara, agacée, vit dans ces rituels autant d’habitudes détestables qu’on donnait à son fils, et
les empêcha quand elle en était témoin. Cela remit Serge de mauvaise humeur : désordre, bris
d’objets, criailleries, retraites en haut du placard recommencèrent. Barbara en conclut, selon
son mode particulier d’associer les causes et les effets, que Jonathan énervait le petit et avait
sur lui une influence néfaste. Éprise de certaines lectures, elle n’attribua pas cela à une
perversion de Jonathan, mais à des ondes négatives qu’il répandait sans pouvoir les contrôler.
Experts en ondes, ses amis lui confirmèrent ce diagnostic :


T’as raison, ce qu’il émet ce mec c’est pas possible. Tu devrais pas laisser ton gosse avec.
Non on peut pas !… Allez fais-moi voir.


Ouais, moi je le sens là, tiens. Franchement, hein.
C’est facile. Voilà deux assiettes. La première je la laisse tomber. L’autre j’y touche
pas.


— Non moi, j’crois plutôt, tu vois, il a pas d’orgone.
Et l’assiette se fracassa sur le carrelage. Serge cria d’étonnement. Jonathan s’en alla
chercher la pelle et le balai.


Oh tu déconnes ou quoi ? Tout le monde il en a.
… La deuxième assiette je l’ai pas cassée, non ? Tu vois qu’on peut montrer qu’on
casse pas quelque chose.


Oui mais, tu comprends, je sais pas, tu sais, il reçoit pas, il refuse quoi, tu vois, il…
Ouais, reconnut Serge, mais t’as cassé l’autre.
enfin, je sais pas… hein c’est sûr quoi, tu vois ?


C’est grâce à Simon que Serge avait échappé à un prénom affecté. Barbara, après
C’est pas pareil, il y en a plusieurs.
l’accouchement, avait voulu appeler son bébé Sébastien-Casimir, ou Gervais-Arthur, ou
Guillaume-Romuald, ou n’importe quoi de la même eau. Simon avait protesté, et avec une
vigueur si inhabituelle que Barbara s’était inclinée : ils envisageaient de se marier, elle se
souciait d’autres conflits. Serge était le nom du père de Simon, que celui-ci admirait.


Quant au vrai prénom de Barbara, c’était Georgette. Sa mère ne l’appelait pas autrement
— Ah ? Ah ? Alors moi j’peux ? Hein hein j’peux ? dit Serge d’un ton provocant.
quand elle lui rendait visite à Paris. Disposé à l’ironie, Serge aurait pissé de rire à chaque
Georgette que sa grand-mère prononçait, mais il se retenait : ces jours-là Barbara était
orageuse, des scènes éclataient entre la fille et la mère.


Jonathan eut une ennemie en cette vieille femme. Elle trouvait souvent Serge avec lui et
— Oui, on mangera dans la main c’est mieux.
n’aimait pas cela. Elle venait à Paris pour jouir de l’enfant : cette rivalité lui gâchait son
affaire. Car Serge était impossible avec sa grand-mère ; il réservait ses amabilités à ce jeune
homme silencieux qui n’était même pas français. La vieille supposa que Jonathan cajolait
Serge pour coucher avec Barbara. Elle trouva cela dégoûtant : c’est vraiment trop facile de
séduire un gosse. Bien sûr, Barbara marcherait ! La grand-mère fut révoltée que, par calcul,
on lui vole un plaisir et un droit qui n’auraient dû être que les siens.


Elle habitait Péronne. Elle rêvait d’arracher Serge à la vie dissipée que menait Barbara,
— Alors celle-là alors ! Et Serge envoya sa propre assiette à l’autre bout de la pièce.
pour l’introduire dans sa vieille vie de veuve. Elle avait dressé une fille, un garçon, un mari et
Jonathan sursauta. Certains éclats frappèrent les meubles : mais on entendit surtout le joyeux
six chiennes. Ce grand nombre de chiens tenait à ce qu’elle les faisait piquer dès que leur âge
hurlement de chasseur qui accompagna le geste de l’enfant.
exigeait une tendresse ou des soins.


Quand Serge était tout petit, on le lui avait parfois confié comme Barbara cherchait
Dommage qu’elle soit vide, remarqua Jonathan, qui tendit le balai au gamin déjà
plutôt à se soulager de son fils qu’à lui trouver de bonne compagnie. La vieille avait mis à
debout.
Serge des chapeaux de paille, avait surveillé ses patouilles dans les squares, l’avait assis
devant les publicités télévisées, lui avait offert un costume de Zorro, avec un masque noir et
des armes pour nourrissons ; elle lui avait appris les tons bébés, le parler zozotant, les cris
suraigus, car Serge avait la voix rauque et ne prononçait que des phrases normales, sans
rapport avec ce qui doit sortir du ventre d’une poupée. Cependant, Serge avait aimé sa
grand-mère : à trois ou quatre ans, débordant de gentillesse, d’alacrité et de confiance, il
aimait tout le monde.


Après un séjour un peu plus long que les précédents, Barbara estima qu’on transformait
— Ah ouais, dit Serge. Si qu’y avait… des frites dedans !
son fils en idiot. Pour l’instant, elle décida qu’il n’irait plus à Péronne.


Mais une semaine suffit pour que Serge reprenne sa grosse voix, ses rires et son audace.
— De la soupe.
C’est ce que Barbara exhiba de lui, tant qu’il se contenta d’elle.


Elle avait pourtant lu, dans un ouvrage féministe, que, passé trois ans, les enfants, filles
— Ouais. Des nouilles !
ou garçons, sont saturés de leur mère. Elle l’épia, le vérifia, ne l’accepta pas : l’éducation
suivit.


La grand-mère n’avait jamais rien lu de semblable. Elle faisait néanmoins son possible
— Oui. Des petits pois.
pour combattre le penchant de Serge à aimer qui lui plaisait. C’était le premier motif des
 
guerres entre elle et Barbara ; la première cause des idées générales que cultivait Barbara sur
— Oh oui des petits pois.
Jonathan et les choses de ce monde ; et la raison pour laquelle, ces jours-là, Serge opposait
 
une figure féroce et des poings serrés aux séductions des deux femmes, et exigeait pour seul plaisir d’être promené à travers les rues sur les épaules de Jonathan. La grand-mère les
Serge était accroupi et fouillait sous une commode avec la pelle :
accompagnait si elle se sentait d’attaque. Serge en profitait, bien tenu par les cuisses, pour se
 
lever tout debout au-dessus de Jonathan et faire semblant de sauter. Ensuite il sauta pour de
— D’la soupe ! Ah non tu l’as dit. Des… attends… (et sa voix explosa) quelque chose
bon : Jonathan le rattrapait sous les bras avant qu’il touche le sol ; il enviait le courage du
qui pue !
garçonnet et l’accolait beaucoup. La grand-mère détournait la figure, parlait de jambes
 
cassées, de marchand de glaces tout proche, et ses doigts raides tremblaient.}}<br>
— Qui pue ? qui se mange ?
 
— … je sais pas quoi.
 
Serge n’ajouta rien. Il vida sagement les morceaux dans la poubelle. Puis un dîner
bruyant, taché de graisse et de vin rouge, eut lieu aux flammes violentes du foyer.}}<br>
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Jonathan avait au dîner deux petits pigeons. Il fallut d’abord les plumer. Serge y prit plaisir. Ces oiseaux l’enchantaient. Il retrouva ses gestes abrupts d’autrefois pour fourrer les quatre ailes dans ses poches.

— Avec toutes ces ailes ta culotte va s’envoler, dit Jonathan.

— J’m’en fous ! dit le petit, qui s’y enfonça les poings.

— Il fait froid. Je les vide et on les cuit dans la cheminée, hein on fait du feu ?

La cheminée était dans l’autre pièce. Serge accepta le feu. Il désirait aussi des frites. Dans le feu, il brûla une poignée de plumes dont la mauvaise odeur lui dilata les traits. Il se releva tout rouge et excité.

— Tu te réveilles, dit Jonathan. T’étais mort cet après-midi, avec ta mère.

— Non c’est pas vrai ! répondit brutalement Serge.

Sa figure se pétrifia. Il se mit à bouder, l’air méchant, l’œil sur les flammes.

— Et j’ai pas faim, affirma-t-il l’instant d’après, en épiant Jonathan.

— Ça fait rien, ça se mange froid… Quand tu es en colère j’ai peur de toi, murmura Jonathan, penché à son tour sur le feu. Sa voix tremblait, il était prêt à pleurer.

— Il ne faut pas me faire peur Serge, ajouta-t-il, je ne peux pas, je n’ai pas la force. Non je peux pas, je vais me coucher, pourquoi tu dis ça ?

L’enfant le regarda avec surprise.

— … On va manger, dit Serge intimidé. Hein ? on va manger ? T’en va pas.

— La broche est trop basse, ils vont brûler. Tu vois le jus tombe là, on le prend et on les arrose avec la grande cuiller.

— Moi je les arrose.

— Je vais couper les frites.

Jonathan partit chercher les pommes de terre et un torchon tout neuf, raide d’apprêt. Il s’assit par terre près de la cheminée, une épaule contre un bras du petit. Serge agenouillé guettait le jus des volailles, le visage vif de chaleur.

— Demain j’irai dans le jardin, dit-il.

— Il fera beau oui. J’ai vu des crapauds, des sauterelles, il y a deux chats qui viennent.

— Comment ils s’appellent ?

— Ils ont pas de nom, ils sont libres.

— Mais où c’est qu’i dorment alors ?

— Où ils veulent, quand les gens ne les chassent pas.

— Tu les chasses toi ?

— Oh. Non, ils sont tranquilles. Ils apportent leurs choses à manger ici, ce qu’ils volent chez la vieille, une vieille à côté avec un vieux chien, elle a des poules, des lapins. Des légumes. Elle ne me parle pas.

— Pourquoi ?

— Je sais pas. Elle est toute seule, elle n’aime pas parler, elle m’a dit de mettre du poison à cause des rats.

— Des rats ? C’est gros un rat ?

— Peut-être comme ça là, dit Jonathan, montrant les pigeons.

— On va bouffer des rats ! s’écria Serge. Et il se remit enfin à rire, du rire canaille, infernal et rauque qui était sa voix cachée.

Jonathan avait disposé la table de la cuisine près du feu. Les nuits restaient bien froides. Il dressa le couvert avec soin sur une nappe rouge vif. Les odeurs de viande et de friture commençaient à soûler le gamin.

À table, Serge, impressionné par ce décorum ingénu, raconta :

— Tu sais à la maison ? Je cassais tout tout le temps. Ben maintenant je casse rien.

— Ah, c’est bien, dit Jonathan. Tiens tu bois du vin, oui ?

— Non j’en bois pas. Eh ! mets-en ! mets-en ! mets-en moi eh !

— Comme ça ? Vraiment, tu casses plus rien ? Fais voir un peu ? demanda Jonathan.

— On peut pas le montrer ! dit Serge en s’esclaffant lourdement. Je vais boire le vin ! le vin !

— Si, je crois qu’on peut le montrer.

— C’est pas vrai.

— Si.

— Non on peut pas !… Allez fais-moi voir.

— C’est facile. Voilà deux assiettes. La première je la laisse tomber. L’autre j’y touche pas.

Et l’assiette se fracassa sur le carrelage. Serge cria d’étonnement. Jonathan s’en alla chercher la pelle et le balai.

— … La deuxième assiette je l’ai pas cassée, non ? Tu vois qu’on peut montrer qu’on casse pas quelque chose.

— Ouais, reconnut Serge, mais t’as cassé l’autre.

— C’est pas pareil, il y en a plusieurs.

— Ah ? Ah ? Alors moi j’peux ? Hein hein j’peux ? dit Serge d’un ton provocant.

— Oui, on mangera dans la main c’est mieux.

— Alors celle-là alors ! Et Serge envoya sa propre assiette à l’autre bout de la pièce. Jonathan sursauta. Certains éclats frappèrent les meubles : mais on entendit surtout le joyeux hurlement de chasseur qui accompagna le geste de l’enfant.

— Dommage qu’elle soit vide, remarqua Jonathan, qui tendit le balai au gamin déjà debout.

— Ah ouais, dit Serge. Si qu’y avait… des frites dedans !

— De la soupe.

— Ouais. Des nouilles !

— Oui. Des petits pois.

— Oh oui des petits pois.

Serge était accroupi et fouillait sous une commode avec la pelle :

— D’la soupe ! Ah non tu l’as dit. Des… attends… (et sa voix explosa) quelque chose qui pue !

— Qui pue ? qui se mange ?

— … je sais pas quoi.

Serge n’ajouta rien. Il vida sagement les morceaux dans la poubelle. Puis un dîner bruyant, taché de graisse et de vin rouge, eut lieu aux flammes violentes du foyer.


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