« La sexualité chez les crétins » : différence entre les versions

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Version du 31 mars 2016 à 13:13

Texte précédent : La lecture introuvable

Essai de Tony Duvert publié dans Minuit n° 3 (mars 1973)


Voici le texte intégral d’un tract qui a été adressé aux pères de famille, notamment, dans une « cité résidentielle » de Jouy-en-Josas, près de Versailles :


Association des Parents d’Élèves

en accord avec la Préfecture de Police

Service Contrôle de Jeunesse
   
             
Versailles, le 1er novembre 1972
circulaire distribuée

Monsieur,

   


Nous devons attirer votre attention sur l’important relâchement dans le comportement des adolescents dans les Écoles, Lycées et Académies, dû au manque de surveillance des Parents ou à la trop grande confiance qu’ils ont dans leurs Enfants.

1) Un trafic de drogue existe dans de nombreux établissements. Êtes-vous sûr que votre enfant est à l’abri du danger et n’est pas tenté par la drogue ou ne l’a pas déjà utilisée ?

2) La sexualité est un problème important pour l’adolescent. Avez-vous vérifié exactement ce que votre enfant fait à la sortie des cours, pendant la période du déjeuner, pendant les week-ends ? Si votre enfant découche, savez-vous exactement où et chez qui ? Vérifiez avec nom et adresse à l’appui ce qu’il vous dit. Rencontrez les personnes chez qui va découcher votre enfant. S’il a affirmé sortir avec des camarades, faites connaissance avec les Parents. La complicité entre adolescents est classique.

Les détournements de mineurs avec l’assentiment des enfants sont nombreux, l’homosexualité de plus en plus importante chez les garçons, les maladies vénériennes nombreuses, les grossesses de mineures se multiplient.

3) Faites vérifier auprès du Directeur d’Établissement la fréquence des absences en déposant votre signature pour authentifier les mots d’excuse et en faisant des sondages.

Soyez certain que votre Enfant a déjà manqué des cours à votre insu.

Au reçu de cette lettre faites-vous envoyer un relevé des absences depuis la rentrée.

4) Observez le comportement de votre enfant adolescent chez vous, ses manières, sa façon de s’habiller ; ces indications sont souvent révélatrices d’orientations cachées, principalement chez les garçons.

Une action urgente, rapide et ferme peut éviter de graves conséquences pour l’avenir.

5) Les adolescents sont dissimulateurs et menteurs, seul moyen pour eux d’assurer leur vie privée. Ils veulent « vivre » en s’éloignant de la cellule familiale, où ils s’ennuient et se sentent prisonniers.

Doutez même s’ils assurent de dire la vérité ou jurent sur l’honneur, la religion, etc.

Par principe n’ayez pas nécessairement confiance en eux. Vérifiez leurs affirmations discrètement sans qu’ils le sachent.

6) Ne les laissez pas sortir les week-ends sans savoir chez qui ils sont, provoquez des réunions de leurs amis chez vous.

Gardez cette lettre confidentielle, mais surveillez étroitement votre enfant pour son Salut et votre tranquillité. Ne le prenez pas de front, mais évitez quand il est temps encore qu’il essaie les « plaisirs inconnus et tentants de la vie ».

Renforcez votre surveillance pour son Salut et commentez avec votre épouse cette note.

Nous vous relancerons dans quelques mois pour la sauvegarde de l’adolescence.[1]


Je ne propose pas ce tract à l’analyse pour étudier simplement la famille en tant qu’institution concentrationnaire — en ce cas il y aurait mieux à récolter et à citer que ce pauvre déchet parental. S’il est exemplaire ici, où je veux parler des adultes et du sexe, c’est qu’il introduit à la notion d’érotisme carcéral : l’image alarmiste du rut adolescent s’appuie sur le postulat d’une sexualité rangée, qui est celle de la couche conjugale, du lit-cage où papa et maman, leur devoir accompli, se retirent et s’abritent.

Pour ces adultes réincarnés en « parents d’élèves », la sexualité, mise à distance, est l’étrange maladie dont leurs enfants sont atteints. Un trouble qui, après les rougeoles et les scarlatines de l’enfance, contamine les rejetons en âge de puberté. Maladie de croissance dont, bien sûr, ces parents sont guéris.

Au point qu’ils semblent l’avoir même oubliée : les désordres que le tract énumère seraient dus au « manque de surveillance des Parents ». Cette syntaxe ambiguë est significative : ce sont à la fois les enfants et leurs parents qu’on doit surveiller mieux. Les producteurs-éleveurs à qui l’État délègue la gestion provisoire et conditionnelle du bétail enfantin ne sont plus dignes de leur fonction : trop confiants, les voici responsables du relâchement des mœurs.

Il est urgent de les rappeler à leur devoir, car la drogue rôde « dans les Écoles, Lycées et Académies ». Mais le tract n’évoque ce danger suprême que pour dramatiser son vrai souci, tout différent : « la sexualité », révèle-t-il, « est un problème important pour l’adolescent ».

Les chiens sont des animaux dociles : mais, quand le rut les saisit, ils brisent leur chaîne. Il en va de même pour les jeunes gens : l’innocence dont on les créditait (?) abrite un démon auquel ils obéissent en secret. Aux parents de le combattre « quand il est temps encore ». Qu’ils sachent que, dans l’adolescence, chaque heure de loisir sans contrôle est l’occasion d’une débauche clandestine : déjeuners, sorties, week-ends — et même des « cours manqués » pour se précipiter à d’infâmes rendez-vous. Les amitiés ? simples alibis à une complicité obscène — car ces jeunes « menteurs » osent être solidaires.

La preuve de leurs vices se voit dans les journaux : tous les mineurs sont détournés, sodomisés, syphilisés et engrossés. Si votre fils ne semble pas l’être, regardez mieux comme il s’habille, cela en dit long.

La vieille peur du « détournement », nos auteurs la renforcent par un curieux détail : non seulement on va vous voler votre enfant, mais il en meurt d’envie. Je crois qu’on ne s’était pas encore risqué à le dire. On présentait plutôt le détournement comme un délit dont l’enfant était victime. Voici qu’on reconnaît qu’il en est le complice ; et la victime authentique, que protègent les lois, est enfin désignée : c’est la Famille. L’enfant est désormais un traître à la propriété parentale, puisqu’il se cède à qui lui plaît, alors qu’il ne s’appartient pas.

Il y a là aussi l’aveu implicite d’une rivalité amoureuse entre parents et étrangers : que les gamins séducteurs et séduits négligent le réduit familial, et les parents perdent le plus précieux objet de leurs pulsions, de leur « amour » et de leur gouvernement. Comment oublier qu’ils sont mariés à leurs enfants, et très jaloux ?

Un danger plus retors que cet « adultère », c’est l’homosexualité. Mais pourquoi serait-elle « de plus en plus importante » chez les garçons qu’on surveille mal ? Représente-t-elle, pour les auteurs du tract, une tentation que ressent chaque être humain, et à laquelle il succombe dès qu’il en a la liberté ? Quiconque utilisera son sexe sans précaution tombera donc dans l’anarchie désirante et copulera contre nature, comme le tout-petit déchiffre passionnément des livres qu’il tient à l’envers. L’homosexualité est alors un piège que se tend le désir qui s’écoute, et l’incarnation d’une « bestialité » paradoxale. À celle-ci l’hétérosexualité oppose son « naturel » civilisé, sur quoi l’ordre du meilleur des mondes n’a pas cessé d’être bâti.

Les maladies vénériennes sont un monstre moins troublant que la perversion ; petites auxiliaires de la morale, elles rappellent simplement que la sexualité c’est le mal — dont elles sont l’immédiate punition. On a beau les guérir sans peine, elles restent « honteuses » puisqu’un acte honteux les a procurées ; c’est visiblement tout ce qui, en elles, intéresse les parents d’élèves. (L’anatomie génitale aussi connaît un nerf honteux ; je laisse à deviner par où il passe.)

L’ultime menace est réaliste : les grossesses de mineures. Le tract pourtant n’y insiste pas. Il en veut surtout aux garçons. Les filles sont plus soumises, mieux surveillées ; sans contraceptifs, elles courent des « risques » qui refroidissent leur rut ; elles ont bien d’autres craintes encore, et de bonnes superstitions. Enfin elles ne mordent pas et se sauvent rarement. Parler des grossesses précoces c’est plutôt dire : la liberté coupable que vous accordez à vos fils, ce sont vos filles qui en pâtiront.

Quant aux garçons, on sait que s’ils n’étaient pas des violeurs ils seraient des violés : « orientation cachée » que révèlent comportement et habits. L’idée qu’une homosexualité se manifesterait dans les parures et les gestes affectés est si niaise que seuls les chansonniers n’y renoncent pas. Nos auteurs y reviennent parce qu’elle sera un bon prétexte : tout garçon qui contestera son uniforme de lycéen-fonctionnaire et copiera trop mollement le code mimique de la virilité sera une petite tante : et, comme tel, il pourra faire l’objet de mesures qu’on n’aurait pas décrétées autrement. Consigne à la maison, espionnage, brutalités et psychothérapie auront au moins affirmé le pouvoir parental sur des êtres qui, par des moyens obliques et incongrus, prétendaient s’y soustraire.

Rien d’étonnant à ces contrôles, tant les adolescents sont « dissimulateurs et menteurs ». À la franchise des adultes — « lettres confidentielles », « sondages », « vérifications discrètes », « dépôt de signature », « doutes » et « action urgente » — ils opposent un inadmissible repli. Ils n’ont même pas le bon goût de faire voir ce qu’on veut leur couper.

Cette chose interdite, ils la protègent jalousement au contraire ; elle leur inspire l’idée risible de « s’assurer une vie privée » ; ils en viennent à se sentir « prisonniers » d’une « cellule familiale » où pourtant on leur offre la plus sage forme de bonheur. Ce qu’ils appellent « vivre », c’est donc uniquement échapper au devoir de reproduire un jour une petite cellule, issue de la juste prison qui s’attachait si bien à leur « salut ».

On voit quelle panique a dicté ce tract : les enfants qui s’émancipent sont un péril pour la famille, cellule dont les murs sont de chair. La « sauvegarde des adolescents » n’est qu’un prétexte à militer pour la protection des droits parentaux. Que ce bienheureux pouvoir s’émiette, voilà la seule « grave conséquence » qui tourmente les parents menacés de diminution. Le contrôle doit demeurer « discret », puisque « prendre de front » les enfants, ce serait déclarer une guerre qu’on n’est plus certain de gagner. Entre le laxisme et la répression, l’ordre familial ne prospérera plus que par un double jeu.

Certes, le texte des parents d’élèves de Versailles est à l’extrême droite des idéologies familiales ; et si « l’accord de la Préfecture de Police » lui donne une belle couleur de laïcité, sa teneur même est confessionnelle — honteusement. Certains mots, qui pointent malgré eux, le signalent : on y parle du « Salut » des enfants, on suppose qu’ils pourraient « jurer sur la religion ». J’imagine un interrogatoire où le père, soucieux de sa « tranquillité », demande compte à son fils du temps passé dehors ; et l’enfant de « jurer sur la religion » qu’il n’a pas goûté aux « plaisirs inconnus et tentants de la vie ». Mise en scène du salut familial qui ne prête pas à rire.

Car le but des « contrôles discrets » que le tract préconise est explicite : c’est une « action urgente » qui, elle, ne sera plus discrète du tout. Les parents doivent préparer en secret les armes d’une répression ouverte et s’en donner bonne conscience. Ce que le comportement des adolescents aurait de « relâché » est donc poussé au noir.

Il est trop net, en France, que la majorité des enfants est au contraire désespérément soumise. Même s’ils haïssent leur famille et répugnent au travail scolaire, tout contact avec l’extérieur et toute offre d’initiative leur inspirent une vraie terreur — beau fruit de l’éducation en vase clos. Incapacité de parler, de juger, d’inventer, d’agir, résignation morose à un avenir que « sauvent » quelques espoirs de consommation gratifiante et de métier mythique : voilà ce qui reste d’un être humain après seulement treize ou quinze ans de « cellule familiale ». Un sauvage, qui se cherche une caverne et un emploi que la société lui fournira déjà à contrecœur, et où il s’engloutira au plus vite en traînant avec lui, pour le meilleur et pour le pire, la première femelle qui lui aura dit oui.

Ainsi, il me semble que la masse des enfants n’est ni révoltée ni même révoltable : elle n’est que moribonde, terne, muette, malheureuse, écrasée.

Les parents fiers de l’être connaissent évidemment cette déchéance enfantine, qui est leur œuvre. Et ils combattent ceux qui s’y opposeraient : parents libéraux, éducateurs « révolutionnaires », réformes timides que décide un État qui n’y voit plus sa perte.

Notre tract résume plutôt une sorte de querelle des anciens et des modernes. Elle est fictive, puisque les modernes, comme je vais essayer de le montrer, ont les mêmes intentions que les anciens, mais les mettent en œuvre par d’autres procédés. Les vieilles méthodes de répression font place à des techniques plus subtiles, qu’on croit libérales parce que, affinant leur action, elles opèrent sur des profondeurs qu’on n’atteint que par la mise en confiance des victimes. La pédagogie actuelle, par exemple, laisse « s’exprimer » l’enfant pour mieux piéger sa liberté. Dans l’antique salle de classe, les élèves avaient cent moyens (un bon travail conventionnel n’était pas le moins sûr) de neutraliser les attaques de l’instruction obligatoire. La pédagogie moderne, au contraire, suscite et récupère la « créativité » et le jeu de l’enfant, puis les branche sur de bonnes finalités sociales ; réponses, réflexes, savoir, conditionnement qui transformeront le petit « animal » en citoyen zélé, pièce impeccable des institutions et des machines à produire. Il ne suffit plus d’apprendre à manipuler un outil, matériel ou intellectuel, il faut devenir — chair, os et plaisir — cet outil même. Ainsi le futur travailleur accomplira spontanément et « créativement » ce que ceux d’aujourd’hui ne font que sous la contrainte du besoin ; heureux et adapté, il sera cette mécanique aveugle dont rêve le patronat.

Mais un tel enseignement implique en préalable une petite exhibition de liberté ; et ce domptage virtuose, corps à corps, effraie certains parents et certains éducateurs, que rassurait davantage la mise à distance par le bâton et par le fouet.

La même intention d’asservir à coup sûr a inspiré de répandre, dans l’enseignement public, une information sexuelle. Elle permettra, comme le prouvent les limites qu’on lui assigne, d’orienter et de modeler avec rigueur la sexualité des jeunes sujets ; la petite bête maudite obéira bien mieux si on la domestique ouvertement, au lieu de la verrouiller dans un cachot — où, les psychanalystes le savent, elle en faisait de belles.

Une séquence de télévision, quand l’éducation sexuelle était encore « en procès », illustrait clairement les arrière-pensées de cette réforme. On montrait une classe expérimentale où des parents se dévouaient pour enseigner le sexe aux enfants des autres — bambins et gamines sagement réunis à qui on décrivait… papa-maman. Pédagogie active, puisque les enfants, désincarnés, étaient provoqués à fournir eux-mêmes l’explication « logique » des comportements parentaux. Papa embrasse maman sur la bouche, ils se sont rencontrés, ils s’aiment, ils ont des poils, maman a une jupe, papa a un pantalon, qui veut dire pourquoi ?

Ainsi, le modèle socio-culturel de la relation amoureuse devait être justifié — jusqu’au moindre bouton de braguette — par ceux à qui on l’imposait ; ce qui est le comble du lavage de cerveau. Tactique semblable à celle des parents en colère qui giflent leur enfant et interrogent : Tu sais pourquoi ? allez, dis-moi pourquoi ? Ici les victimes se taisent, d’ailleurs ; tandis que là elles répondaient, puisque l’éducation sexuelle fait moins mal que les coups.

Il s’agit donc d’un nouveau pouvoir que l’Ordre se donne. La classe de sexe — programme de révélations bien réparties par âge — étudiera la biologie et la sexologie, sciences fondatrices du couple orthodoxe. Ce modèle sexuel ne servira qu’à long terme : voilà ce que vous devez savoir aujourd’hui pour être demain de bons papas, de bonnes mamans, de bons époux, de bons Français. Alerté par les faillites de l’ordre sexuel, l’État se résigne à améliorer les modalités de son imposition. Comme le devoir de reproduction n’est pas aussi simple que le décrit la physiologie humaine (puisqu’il s’agit de bâtir une usine — la famille — et d’y opérer difficilement la production de nouveaux producteurs), l’enseignement de la sexualité dispensera les moyens de préparer et d’entretenir le solide contrat hétérosexuel et monogame qui fonde le noyau familial. Expériences prénuptiales, contraception, éclaircissements ethnologiques sur l’autre sexe n’aideront pas chacun à vivre, ici et maintenant, sa sexualité, mais à affronter, l’heure venue, les traquenards de l’enfer conjugal obligatoire. Comment faire jouir votre épouse, comment refaire bander votre mari, comment mettre les petits plats dans les grands, comment tolérer les infidélités et les menus vices de votre partenaire légal, et surtout comment limiter votre cheptel d’enfants, si son abondance venait à dépasser les ressources de votre exploitation — bref, l’art de bien gérer et de bien durer. Même si cet apprentissage est dérisoire, même si rien n’est si heureux, « naturel », commode, « épanouissant » qu’on vous l’avait promis, ce sera de votre faute : vous auriez dû appliquer mieux les recettes de bonheur qu’on vous avait apprises.

Reconstruire les couples en répandant un « savoir » dont le manque est jugé cause de tous les échecs sexuels : c’est ce que veulent aussi les travaux de sexologie vulgarisée — guides de moralité sous couvert de science, comme on sait. Tressant la médecine et les conseils cafards, les informations objectives et les contre-vérités choisies, le libéralisme adroit et les excommunications, ils visent à replâtrer l’image croulante de la « bonne » sexualité — celle d’État. Ils en rejettent les mécomptes sur l’ignorance, la bêtise, la lubricité de ceux qu’elle a rendus malheureux, impuissants ou névrosés : mais jamais sur la société qui pétrifie ce stéréotype et l’inflige comme seule forme permise de « salut » amoureux.

Aux enfants on pourra accorder la liberté de se masturber (seuls). L’onanisme modéré ne rend ni sourd ni idiot ; il aidera l’enfant à attendre paisiblement l’âge des premières expériences autorisées. Mieux vaut une masturbation « déculpabilisée » que des aventures érotiques précoces, qui sont toujours abaissantes, perverses et nuisibles à la beauté psychique des intéressés, paraît-il.

Ici, le bon docteur estime donc qu’un désir qui n’a le droit de s’exercer nulle part peut légitimement se consumer tout seul : les parents intelligents finiront par l’admettre. Comme les enfants ont, de toute façon, une sexualité pusillanime, « narcissique », « égoïste », ils ne sont pas mûrs pour vivre un érotisme d’en haut, socialisé, généreux, respectueux de l’Autre : ils ne perdent pas grand-chose à liquider leurs pulsions sauvages par le plus court chemin. Telle est la défense « humaniste » de la masturbation.

Elle pose qu’il y a des sexualités inférieures et une sexualité éminente ; celle-ci est, comme par hasard, celle du couple marié « harmonieux ». Les autres sont à soigner, à amender ou à rogner par le petit bout. Et la sexualité du non-adulte, qui réunit un peu tous les « défauts » des autres et y ajoute l’inconséquence du jeune âge, n’a pas à exister : elle ne sert ou ne servirait qu’au plaisir de celui qui s’y adonne — elle ne travaille pas au mythe de la bienheureuse Complémentarité, sœur d’Amour et mère de Famille.

Scandaleuse pour des parents conformistes, la tolérance envers la masturbation n’est pourtant qu’une attitude répressive : rapetissant, dénigrant l’érotisme majeur de l’enfant et de l’adolescent, elle lui accorde de s’éliminer comme un crachat. Concession dont certains parents sont tout fiers ; on dirait des fermiers qui autorisent leurs pourceaux à baver et à foirer. Permission admirable — qu’ils préfèrent aux révoltes et aux fuites que l’interdit total pourrait désormais provoquer — mais qui est son nouveau masque. L’onanisme est permis parce qu’il châtre bien.

La sexualité des autres, tel est ce que craignent ceux qui dominent, en petit ou en grand. Il est frappant que les conseilleurs du tract aient au moins su déceler l’origine du péril qui menaçait leur pouvoir. L’enfant impubère ne les inquiète pas : il lui manque un « vrai » sexe — un motif suffisant d’autonomie et de rivalité.

Plutôt, ce sexe lui manque dans les pays où les parents y veillent. Nier la sexualité de la femme et de l’enfant est en effet la principale arme du père et sa meilleure façon de justifier en nature sa supériorité sur eux. La femme capable de jouissance et le garçon sexué, pubère ou non, sont donc ses deux ennemis.

Le « droit d’exploitation » qu’un couple humain a sur « ses » enfants est, au commencement, étayé par les faiblesses et la fragilité du tout-petit. Mais, institutionnalisé, ce droit est maintenu bien au-delà des années où il était celui du plus fort. Dès lors, pour conserver ses objets familiaux, le couple doit les infantiliser. Une rupture est d’abord imposée entre l’enfant et ses organes sexuels, qui, presque dès la naissance, étaient ceux d’un plaisir spécifique, suffisant à lui-même — le noyau d’une indépendance du petit homme, une complétude du corps, un circuit désirant qui dédaignait l’échange : un authentique cercle vicieux. Et c’était le premier obstacle que l’enfant opposait à la socialisation, le seul des besoins qu’il pouvait satisfaire sans personne. On contrarie son évolution et on le vainc en y introduisant un schisme — un interdit, un déplacement, une coupure de circuit. Alors tout enfant est soigneusement ligoté pour ne voir que « son » père et « sa » mère. Ses maîtres, qui sont l’objet amoureux infligé, obligatoire. Il s’agit d’aimer familialement — et l’enfant ne s’en prive pas. On en obtient, au prix d’un bon maternage castrateur, une affection aussi exclusive et aussi clairvoyante que celle des chiens. Qui aime bien châtie bien, mais qui châtre bien est aimé davantage. C’est même la seule recette connue.

On prête beaucoup aux enfants, dans les sciences humaines : ce savoir du premier âge n’est pas plus désintéressé qu’elles. On aime observer dans l’enfant tout ce que la famille y a mis, et dire que c’est sa « nature » à lui. Or tout n’est qu’artefact. Il n’y a pas d’enfant-tel-quel à étudier, mais l’enfant-des-parents, chair déjà revue et corrigée pour pousser comme il faudra ; cervelle désemparée inventant, à travers le concret familial, le moyen de faire survivre des pulsions compromises.

Car les tâches les plus délicates de la socialisation s’accomplissent là. Réclamer la seule libération des adolescents est aussi indispensable qu’insuffisant : il est trop tard, on ne libère que de quasi-robots. Les révoltes de l’adolescence sont dans la logique du système qu’elles combattent ; elles contestent l’absurdité qui veut que des êtres « finis » subissent plusieurs années d’attente jusqu’au moment où leurs mécaniques ont le droit de fonctionner. Copulant à treize ans, les adolescents bien familiarisés resteraient sages à jamais, bons produits bien sortis de l’usine ; stockés pendant des années, au contraire, paralysés et complexifiés, ils se corrodent et risquent de devenir ces mauvais citoyens, mauvais époux, inadaptables qu’il faudra « rééduquer ». C’est pourquoi tel sexologue prône la liberté sexuelle des adolescents : le prurit apaisé, leur mise en service se fera sans heurt.

On n’en durcit que davantage les mesures qui concernent l’enfance même ; elles atteignent au délire dans les pédagogies inédites, les prescriptions aux familles, les scrupules parentaux, la protection des « innocents » infantilisés par l’amour maternel et la censure du père. Il semble qu’il faille agir toujours plus vite et toujours mieux. On dirait que le système ne se sent plus capable de bien familiariser les rejetons, passé la puberté : en douze ans, tout doit donc être fini, et parfait ; la sexualité « mûre » et les besoins sociaux iront s’investir là où il est convenable.

Ce sera dans le Couple, bien sûr — où plonge l’individu qui a reçu dès la naissance le sentiment de son incomplétude, de sorte qu’il ait à jamais besoin d’une moitié. L’amour familial institue en termes de manque, de souffrance, de quête anxieuse, un besoin qui était de plaisir, de superflu, de destruction et de dépense ; l’idéologie occidentale de l’« amour » est la plus fine pièce du mécanisme : l’incroyable bouillie de pulsions qu’elle opère avant d’y mettre bon ordre — son bon ordre — s’analyse mal. Les plus libérés aujourd’hui s’attachent encore à leur sentimentalité, quête de l’« Autre », rabâchage de cette blessure ancienne qui n’est ni métaphysique, ni tragique, mais lamentable boucherie familiale. Sexualité infirme, piteuse, formée en creux, en réceptacle, en humble casserole sans couvercle, ou l’inverse. Besoin maladif d’autrui, superstition, possessivité névrotique, gloriole de celui qui a « trouvé » ; misère complaisante des autres ; ingénieuse idéologie du bonheur réciproque et perpétuel, leurre à crétins ; moitiés humaines courant après leur sommeil.

Et la voie royale vers l’autre univers, celui de la consommation-travail. L’existence achève d’y devenir fictive, vouée à des objets irréels, en un cercle atterrant. Honnêtes gens qui travaillent pour acheter des voitures pour aller à leur travail, qui est de fabriquer des voitures, ou d’en vendre. Monde fiduciaire, soumis à la nécessité d’une surenchère infinie ; fiction si manifeste qu’on dirait que les plus concrets des métiers sont en fait les plus abstraits : ouvriers tout semblables aux tailleurs cousant les habits invisibles du roi d’Andersen.

Les activités, les loisirs, les désirs, les amours qui peuplent la vie d’un citoyen « normal » sont purement rêvés. L’accession à la vie d’adulte n’est que dévotion à des rites et des mythes si solidaires que quiconque effleure un seul d’entre eux est bientôt soumis à tous les autres. Le métier sans objet, le mariage et ses fictions érotiques, affectives, familiales, la propriété privée et ses divinisations où miroite un ego détourné : chaque fois, une porte s’ouvre et se referme sur les pas du futur « citoyen » ; puis le verrou claque.

La seule rupture décisive dans ce processus de reproduction serait évidemment la défamilialisation de l’enfance ; et c’est bien pourquoi les sociétés les plus généreuses en libertés publiques ne la permettent pas, ou lui substituent pire. On peut abréger, simplifier, vaseliner, mais il faut qu’elle ait lieu. Car la base où porte la socialisation d’un nouvel être humain, c’est sa sexualité ; la façon dont on l’aura modelée produira en lui ce comportement, cette perception d’autrui, ces valeurs, cette survie de soi-même pour et par la répression, ce besoin blessé qui plieront ses adhésions affectives et pulsionnelles à un système toujours plus adroit à les dévier. La sexualité est coupée de ses devenirs joueurs et investie dans une appartenance aveugle à notre société — et c’est exiger de chacun cent fois plus qu’il suffirait à la production du nécessaire et de l’heureux. C’est bien là, à la racine de ce détournement, que la machine sociale est à enrayer. Il y faudra l’abandon de toute propriété privée ou publique des adultes sur les enfants ; non pas créer d’autres institutions, mais inventer et favoriser une libre-circulation de l’enfant — citoyen majeur et improductif. Cette rupture s’amorce ici et là : par des abstentions de pouvoir, de petits sabotages quotidiens et d’habiles subversions dans l’industrie parentale — et contre tous ses moyens d’être.


  1. Les mots en caractère romain étaient soulignés ou mis en capitales dans l’original. Orthographe et ponctuation correctes sont rétablies par moi.


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