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— Pourquoi t’es parti ?
— Pourquoi t’es parti ?


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<p>Jonathan vivait avec austérité. Il lui manquerait beaucoup de choses pour accueillir
l’enfant. Il avait peu de draps, un seul oreiller avec une seule taie, un seul torchon. Il lavait
cela lui-même. Son confort était du vin pour ses humeurs noires, et une chambre très
calfeutrée où les subir : ces jours-là il fallait des verrous, des couvertures, un entassement
d’obstacles pour retenir et renfermer la vie qui s’arrachait de lui. Après le bref séjour du petit,
Jonathan connaîtrait une détresse dont il ne sortirait peut-être plus : il avait de moins en moins
de force contre la mort.</p>
Il apprécia ses disponibilités d’argent et partit au bourg voisin se procurer les denrées,
meubles et objets nécessaires ; il fit même un voyage à la petite ville des environs. Il loua un
réfrigérateur. Dans les fermes, il acheta plus de nourriture qu’il n’en mangeait en deux mois.
Il eut aussi un miroir qu’il se promit de casser ensuite. Il s’y examina, considéra ses
vêtements, ses cheveux, ses mains, sa figure, et passa un long jour à les mettre en état.
Il fit un grand ménage de la maison, peignit la clôture du jardin, dévissa les verrous de
sa chambre et arracha les chiffons qui calfeutraient les volets. Il posa une pendulette dans la cuisine, gratta les casseroles noircies, récura les carrelages, les porcelaines, nettoya les vitres,
eut des nappes fraîches pour la table et donna des voilages à coudre, posa des lampes et des
abat-jour en place des ampoules nues. Il eut des jeux, des jouets, des illustrés, de la
pharmacie, et il se renseignait docilement pour ne pas se tromper d’âge.
Chez le marchand de jouets, il dit qu’il avait un fils. Sorti de la boutique, son mensonge
lui laissa tant de honte et de douleur qu’il faillit abandonner le paquet sur un banc.
— Pourvu qu’il ne vienne pas, pensa-t-il à la fin.
Ils montèrent ranger les vêtements de Serge dans l’armoire. Le lit était haut et grand.
C’était la seule chambre de la maison, qui n’avait que trois pièces en comptant la cuisine. Là,
près du lit, Jonathan avait installé sur des tréteaux la table où il travaillait. Elle était couverte
de grandes esquisses, méticuleusement propres, et de gribouillis informes à même le bois.
— Alors c’est toi qui les fais ces dessins-là ? demanda Serge.
— Oui c’est moi.
— Ils sont bien ?
Jonathan sourit :
— Tu les trouves bien toi ?
— Ma mère aussi elle fait des dessins. Et des peintures.
— Oui je me rappelle.
— Mais t’en as vendu ? Elle elle en a pas vendu.
— C’est pas facile.
— Ah non. On va sur les terrasses tu sais, dans les restaurants avec Dominique, on les
montre aux gens quand ils mangent, mais ils ont pas de sous. Toi tu les vends, dans les
restaurants ?
— Euh non, dit Jonathan un peu gêné, à Paris le soir je ne sortais pas beaucoup. Mais il
y a des revues, des livres, et puis il y a une galerie, on m’envoie de l’argent.
— Une galerie ?
— Une boutique hein.
— Alors tu travailles pas, t’es tout le temps dans ta maison ?
— Oui.
— Maman maintenant elle travaille.
— Elle me l’a dit, oui.
— Au secrétariat, l’après-midi. Mais c’est pas tous les jours. Parce qu’elle écrit de la
musique, des chansons, elle écrit pas les notes, elle chante l’air. C’est Jacques qui écrit les
notes. Mais c’est elle qui invente tout. Et même les paroles. Lui il a une guitare. Tu les
connais les chansons à ma mère ?
— Non, je savais pas. Elle ne m’a rien chanté.
— Non tu parles, elle chante tout faux.
— Ah. Mais quelqu’un les chante ?
— Ben non, personne. Moi elle m’en apprend avec Jacques des fois.
— Je vois. T’as de la chance.
— Ben oui, pas tellement.
— Ah bon.
— Mais pourquoi tu fais pas des dessins comme Mickey ? reprit Serge.
— Ça, il a l’air… trop… bête, j’aime mieux dessiner les vaches. Tu veux une vache ?
Ils s’assirent côte à côte devant la planche à dessin et Jonathan sortit une grande feuille.
— Oh oui. Ou non — un cochon. Et une grosse vache. Et Donald hein tu sais Donald ?
Jonathan obéit. Cette complaisance ne l’embarrassait pas. Sa main était exercée à tout : et ces images claires et ironiques, seules lisibles pour les yeux du petit, lui donnaient le même
plaisir que si, compositeur sériel, il avait fredonné avec un gamin une chanson d’écolier.
— Moi, je sais dessiner un chat, dit Serge, je vais le dessiner là, d’abord il est en train
de rire, seulement il a pas de pattes. Et là qu’est-ce que tu fais ?
— Ça ? C’est une pomme avec beaucoup de poils.
— Quoi ? ça existe pas ! y en a ?
— Ici ça existe. Non Serge, c’est toi que je fais. Tiens, regarde en dessous.
Et, sous le crâne aux cheveux délicatement mêlés, Jonathan déroula le profil de Serge
tel qu’il l’avait près de lui, d’un trait de crayon si fluide et si tendre qu’il eut une confusion de
cette beauté que sa main produisait malgré lui. Aisance qui ne lui servait à rien d’avouable,
mais qu’il avait travaillée avec acharnement pendant des années, pour son amour secret des
visages d’enfant. Jamais il n’aurait montré ces portraits à quelqu’un. Ses œuvres connues, qui
lui valaient un renom, étaient sévères et peu soucieuses de figuration. Le gamin se plaignit de
n’avoir pas d’oreille puis, quand elle fut en place, Serge dit :
— Alors je vais te dessiner toi moi.
Il empoigna une demi-douzaine de feutres de couleur et dessina, rouge, bleu, jaune et
rose, tenant à la main une fleur verte, un garçon aux cils en étoile et qui riait d’une oreille à
l’autre, avec des jambes très longues puisque c’était une grande personne.
— C’est moi ? dit doucement Jonathan. Je suis joli.
— Oui c’est toi. Parce que t’as des grandes jambes. Et là c’est ton pull-over.
La couleur du vêtement surprit Jonathan : bleu vif, à bande rouge sur le torse. Voilà un
an qu’il ne le portait plus.
— Mais c’est mon vieux, celui de Paris. Remarque je l’ai toujours. Je le remettrai.
— C’est pas la peine, dit Serge d’une petite voix froide. Et il tartina de marron son chat
sans pattes.


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Version du 31 mars 2016 à 21:09

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… Two lads, that thought there was no more behind,

But such a day tomorrow as today,

And to be boy eternal.

Shakespeare, Conte d’hiver.



PREMIÈRE PARTIE



Le petit garçon entrait dans la cuisine, et il apercevait des choses insolites sur le carrelage.

Mais il ne dit rien. Sa mère bavardait avec Jonathan. Et lui, Serge, il explora cette maison inconnue : car il était mécontent que la conversation le néglige.

Ensuite sa mère partit sans lui. Il la suivit des yeux. Elle prit un petit chemin qui rejoignait la route ; sa voiture était là-bas. Jonathan referma la porte du jardinet, poussa l’enfant par les épaules, et ils regagnèrent la cuisine. C’était l’heure de goûter. Serge accepta une tartine de confiture sur du beurre et un verre de lait. Et, en se remplissant la bouche, l’enfant montra à Jonathan les choses bizarres qu’il y avait par terre :

— Pourquoi tu mets ça ?

— C’est pour les souris, dit Jonathan.

Une soucoupe de lait, une soucoupe de confiture et un gros croûton de pain.

— Elles boivent du lait ?

— Oui, elles boivent du lait.

Serge écoutait avec plaisir l’accent léger de Jonathan. Un accent allemand, ou anglais, ou néerlandais, on ne savait pas : Jonathan avait trop voyagé, il n’avait plus d’origine. Serge avait envie d’imiter sa voix ; les mots étaient bien clairs, calmes, un peu timides, comme des objets naïfs, sans une ombre dessus.

— Elles ont une langue ? dit Serge.

— Une langue oui. Vraiment une petite langue rose qui remue. Elles aiment ça. Elles lèchent la confiture aussi, c’est des framboises, elles laissent les petits grains dans les framboises.

— Moi j’aime mieux comme ça quand c’est comme ça quand c’est à l’abricot, dit Serge, que cette différence entre son goûter et le repas des souris parut décevoir. Mais pourquoi tu leur donnes à manger toi ?

— Parce que je ne sais pas.

Serge mangeait sa tartine par l’intérieur. Il tirait la mie beurrée et négligeait la croûte, qui forma un fer à cheval.

— Je les aime bien, ajouta Jonathan. Elles sont jolies, tu en as vu ? (Serge fit non.) Elles ont une queue longue comme ça, elle bouge, ça fait comme les oreilles de ton chien quand il te parle (Serge dit très vite on a plus de chien maman l’a donné), ah c’est vrai ? et des pattes comme un chat ou un écureuil, t’en as vu des écureuils ? (Serge dit ah on a un chat c’est un garçon il s’appelle Julie), et c’est doux, tout doux !

— Oh t’en as touché ? C’est ma mère quand on l’a appelé Julie le chat, non mais t’en as touché des souris ?

— Non elles ont trop peur. C’est ta mère qui l’a appelé Julie le garçon chat ?

— Oui forcément, alors t’en as pas touché.

— Si, mais elle était morte. Je l’ai touchée quand même. Elle était à côté de mon lit.

— Y en a dans la chambre ?

— Oui elles viennent le soir. C’est leur heure pour se promener, moi c’est là qu’on les voit bien. Parce que j’ai des gâteaux, des petits-beurre, je les mets sur la table de nuit.

— Tu leur mets des gâteaux ?

— Non c’est pour moi, quand je me réveille si je dors pas, ça me donne faim.

— Eh dis c’est des garçons ou des filles les souris.

— Rigole pas y a les deux.

— Ah… Alors y a des souris, des fois c’est des garçons.

— Oui.

— Mais tu vois toi si c’est des garçons quand ils mangent ?

— Non, ça se voit pas. Il faudrait les attraper par la queue et puis il faudrait regarder ça, juste là.

Jonathan pointa modestement le doigt vers la culotte du petit. Serge se mit à rire :

— Alors c’est comme Julie on voit sa couille ! Faut que tu me laves, maintenant je suis sale.


Il y avait un petit kilomètre entre la maison qu’avait louée Jonathan et le village. Cet espace de bosquets, de prés, de fermes, était surtout agréable pour la mauvaise route de terre qui le parcourait. Et, vers la fin de ce parcours, il y avait des collines caressées de lumière, qui tombaient sur une rivière ombragée : il fallait se faufiler parmi les noisetiers qui s’inclinaient en travers du chemin, et dont les chatons poudraient le visage et le cou de celui qui passait là.

La maison de Jonathan était petite, comme le village était petit. Un jardinet dérisoire l’entourait : les jardins sont minuscules quand ils sont à la campagne. Et, de l’autre côté de son grillage entrecroisé de liserons, Jonathan apercevait l’étendue mouvementée et calme des champs de terre crue, les arbres faits de mille étincelles clignotant chacune à sa place, et les prés d’herbe humide qui s’animaient plus doucement que les feuilles, là-haut.

On atteignait le mois de juin.

Sans doute, la maison appartenait à un ancien groupe de fermes : car l’unique maison voisine, toute proche, était semblable à celle de Jonathan, quoique biscornue, et plus fraîche à cause de sa vétusté naïve, et plus sale. Une vieille paysanne l’occupait. Et il y avait aussi, dans le pré, les ruines d’un vaste bâtiment que le lierre et l’herbe n’avaient pas envahi : sans les touffes d’orties qui poussaient à leur pied, plus hautes et plus serrées que des fougères, ces murs auraient pu s’élever, jaunes, raides, échancrés et friables, au milieu d’un désert bleu écrasé de soleil.

Une lettre avait annoncé à Jonathan la visite de Barbara et de Serge, son fils. Il les avait connus par un ami, dix-huit mois plus tôt. Il les avait fréquentés à cause du garçonnet. Cela se passait à Paris ; Serge avait alors six ans et demi, Jonathan vingt-sept ans.

L’enfant et l’homme s’étaient, à leur façon, beaucoup aimés. Cependant Jonathan, que mille difficultés rebutèrent, avait bientôt quitté Paris pour se réfugier dans ce coin de campagne, d’ailleurs sans rompre avec personne.

Depuis, il ne parlait plus, répondait rarement aux lettres, ne recevait pas d’amis, et sa vie intime se réduisait à des caresses solitaires sur des souvenirs qui l’étaient moins. Il travaillait peu, composant seulement quelques dessins à l’encre ou à la mine de plomb. Sa galerie lui en donnait d’assez bon argent, que Jonathan n’employait pas.

L’idée de revoir Serge le bouleversa. Barbara abandonnerait le garçonnet une semaine, ferait un petit voyage au sud et le reprendrait à son retour. Libre de mari, elle se soulageait aussi de Serge ici et là, car elle aimait vivre en fille. À l’époque où Jonathan habitait Paris, il gardait donc l’enfant et ils dormaient ensemble ; le matin, il le lavait, l’habillait, le conduisait à l’école. Leur amitié était si étrange que Barbara fut soulagée quand Jonathan battit en retraite. Serge, très coléreux avant de connaître Jonathan, s’était montré doux avec lui, mais pour lui seul. Après son départ, il devint renfermé et passif. Cela convenait à Barbara.

Jonathan se demanda pourquoi elle osait lui confier à nouveau le petit. Cela ressemblait à un marché. Barbara était souvent à court d’argent et Jonathan, s’il en avait le moyen, l’aidait sans réticence. Deux mois plus tôt, il lui avait consenti un prêt qui n’en était pas un, car il ne savait pas prêter. Barbara l’avait remercié en deux feuillets de bavardage, où l’unique singularité était un passage à propos de Serge : car ses autres lettres ne parlaient jamais de l’enfant.

Ce don inattendu avait intrigué Jonathan. J’espère que tu te rappelles de temps en temps mon adorable fils ! !… Lui a l’air de t’avoir vraiment oublié ! ! ! !… Je lui parle de toi — on voulait même aller à ta fameuse expo en décembre !… Non ça n’intéresse pas monsieur… Remarque à son âge on oublie vite c’est peut-être mieux tu trouves pas… Mais tu ne sais même pas qu’il est tellement adorable maintenant ! ! ! !, écrivait Barbara, dans son langage de traits et de points. Elle ajoutait que Serge se disciplinait enfin à l’école, l’adorait, elle, de plus en plus, se réfugiait dans son lit à elle le soir, un vrai petit amant ; il devenait pleurnichard, mais si gentil. Et puis vraiment j’aime mieux ça que quand il cassait tout dans la baraque ! !… Ah ces enfants !…

Ces nouvelles glorieuses avaient désespéré Jonathan.

Quant à la lettre qui promettait le séjour du fils, elle évoquait aussi l’embarras d’argent où la mère se trouvait. La manœuvre était si outrée que Jonathan craignit qu’en réalité Barbara ne vînt seule.


Serge se fit essuyer les mains.

— T’étais pas sale, remarqua Jonathan.

— Non, j’étais pas sale, un peu, c’est pour que tu me laves.

À Paris, l’enfant suivait Jonathan sous la douche, et l’aurait même accompagné au cabinet.

— Ici tiens y a pas de douche.

— Ah pourquoi ? dit Serge. Puis il détourna la tête et prit l’air coléreux qu’il avait eu dans son âge de sauvagerie :

— Pourquoi t’es parti ? demanda-t-il brusquement.

— … L’année dernière ?… Tu sais je voulais rester avec toi, dit Jonathan. J’aurais dû rester. Je n’ai pas eu le courage. Ta mère me tue.

— Pourquoi t’es parti ?



Jonathan vivait avec austérité. Il lui manquerait beaucoup de choses pour accueillir l’enfant. Il avait peu de draps, un seul oreiller avec une seule taie, un seul torchon. Il lavait cela lui-même. Son confort était du vin pour ses humeurs noires, et une chambre très calfeutrée où les subir : ces jours-là il fallait des verrous, des couvertures, un entassement d’obstacles pour retenir et renfermer la vie qui s’arrachait de lui. Après le bref séjour du petit, Jonathan connaîtrait une détresse dont il ne sortirait peut-être plus : il avait de moins en moins de force contre la mort.

Il apprécia ses disponibilités d’argent et partit au bourg voisin se procurer les denrées, meubles et objets nécessaires ; il fit même un voyage à la petite ville des environs. Il loua un réfrigérateur. Dans les fermes, il acheta plus de nourriture qu’il n’en mangeait en deux mois. Il eut aussi un miroir qu’il se promit de casser ensuite. Il s’y examina, considéra ses vêtements, ses cheveux, ses mains, sa figure, et passa un long jour à les mettre en état.

Il fit un grand ménage de la maison, peignit la clôture du jardin, dévissa les verrous de sa chambre et arracha les chiffons qui calfeutraient les volets. Il posa une pendulette dans la cuisine, gratta les casseroles noircies, récura les carrelages, les porcelaines, nettoya les vitres, eut des nappes fraîches pour la table et donna des voilages à coudre, posa des lampes et des abat-jour en place des ampoules nues. Il eut des jeux, des jouets, des illustrés, de la pharmacie, et il se renseignait docilement pour ne pas se tromper d’âge.

Chez le marchand de jouets, il dit qu’il avait un fils. Sorti de la boutique, son mensonge lui laissa tant de honte et de douleur qu’il faillit abandonner le paquet sur un banc.

— Pourvu qu’il ne vienne pas, pensa-t-il à la fin.

Ils montèrent ranger les vêtements de Serge dans l’armoire. Le lit était haut et grand. C’était la seule chambre de la maison, qui n’avait que trois pièces en comptant la cuisine. Là, près du lit, Jonathan avait installé sur des tréteaux la table où il travaillait. Elle était couverte de grandes esquisses, méticuleusement propres, et de gribouillis informes à même le bois.

— Alors c’est toi qui les fais ces dessins-là ? demanda Serge.

— Oui c’est moi.

— Ils sont bien ?

Jonathan sourit :

— Tu les trouves bien toi ?

— Ma mère aussi elle fait des dessins. Et des peintures.

— Oui je me rappelle.

— Mais t’en as vendu ? Elle elle en a pas vendu.

— C’est pas facile.

— Ah non. On va sur les terrasses tu sais, dans les restaurants avec Dominique, on les montre aux gens quand ils mangent, mais ils ont pas de sous. Toi tu les vends, dans les restaurants ?

— Euh non, dit Jonathan un peu gêné, à Paris le soir je ne sortais pas beaucoup. Mais il y a des revues, des livres, et puis il y a une galerie, on m’envoie de l’argent.

— Une galerie ?

— Une boutique hein.

— Alors tu travailles pas, t’es tout le temps dans ta maison ?

— Oui.

— Maman maintenant elle travaille.

— Elle me l’a dit, oui.

— Au secrétariat, l’après-midi. Mais c’est pas tous les jours. Parce qu’elle écrit de la musique, des chansons, elle écrit pas les notes, elle chante l’air. C’est Jacques qui écrit les notes. Mais c’est elle qui invente tout. Et même les paroles. Lui il a une guitare. Tu les connais les chansons à ma mère ?

— Non, je savais pas. Elle ne m’a rien chanté.

— Non tu parles, elle chante tout faux.

— Ah. Mais quelqu’un les chante ?

— Ben non, personne. Moi elle m’en apprend avec Jacques des fois.

— Je vois. T’as de la chance.

— Ben oui, pas tellement.

— Ah bon.

— Mais pourquoi tu fais pas des dessins comme Mickey ? reprit Serge.

— Ça, il a l’air… trop… bête, j’aime mieux dessiner les vaches. Tu veux une vache ?

Ils s’assirent côte à côte devant la planche à dessin et Jonathan sortit une grande feuille.

— Oh oui. Ou non — un cochon. Et une grosse vache. Et Donald hein tu sais Donald ?

Jonathan obéit. Cette complaisance ne l’embarrassait pas. Sa main était exercée à tout : et ces images claires et ironiques, seules lisibles pour les yeux du petit, lui donnaient le même plaisir que si, compositeur sériel, il avait fredonné avec un gamin une chanson d’écolier.

— Moi, je sais dessiner un chat, dit Serge, je vais le dessiner là, d’abord il est en train de rire, seulement il a pas de pattes. Et là qu’est-ce que tu fais ?

— Ça ? C’est une pomme avec beaucoup de poils.

— Quoi ? ça existe pas ! y en a ?

— Ici ça existe. Non Serge, c’est toi que je fais. Tiens, regarde en dessous.

Et, sous le crâne aux cheveux délicatement mêlés, Jonathan déroula le profil de Serge tel qu’il l’avait près de lui, d’un trait de crayon si fluide et si tendre qu’il eut une confusion de cette beauté que sa main produisait malgré lui. Aisance qui ne lui servait à rien d’avouable, mais qu’il avait travaillée avec acharnement pendant des années, pour son amour secret des visages d’enfant. Jamais il n’aurait montré ces portraits à quelqu’un. Ses œuvres connues, qui lui valaient un renom, étaient sévères et peu soucieuses de figuration. Le gamin se plaignit de n’avoir pas d’oreille puis, quand elle fut en place, Serge dit :

— Alors je vais te dessiner toi moi.

Il empoigna une demi-douzaine de feutres de couleur et dessina, rouge, bleu, jaune et rose, tenant à la main une fleur verte, un garçon aux cils en étoile et qui riait d’une oreille à l’autre, avec des jambes très longues puisque c’était une grande personne.

— C’est moi ? dit doucement Jonathan. Je suis joli.

— Oui c’est toi. Parce que t’as des grandes jambes. Et là c’est ton pull-over.

La couleur du vêtement surprit Jonathan : bleu vif, à bande rouge sur le torse. Voilà un an qu’il ne le portait plus.

— Mais c’est mon vieux, celui de Paris. Remarque je l’ai toujours. Je le remettrai.

— C’est pas la peine, dit Serge d’une petite voix froide. Et il tartina de marron son chat sans pattes.



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