« Quand mourut Jonathan (23) » : différence entre les versions
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{{Citation longue| | {{Citation longue|La vieille voisine avait un comportement étrange. Certains jours, elle bavardait au | ||
grillage, laissait Serge entrer chez elle, lui préparait un goûter, des crêpes, de la tête de porc. | |||
D’autres jours elle ne se montrait pas, et sa canne restait pendue à la poignée de la porte. | |||
Elle avait deux cannes, en réalité : une canne de jardin, usée, noire et grosse, à laquelle | |||
elle s’appuyait quand elle ne tenait pas d’outil ; et une canne d’intérieur, qu’elle laissait sur | |||
son seuil en sortant et reprenait en rentrant. On savait ainsi, d’après la canne qu’on voyait à la | |||
porte, si elle était dedans ou dehors. | |||
Sa fantaisie de donner à goûter à Serge la poussait à des dépenses élevées, comparées à | |||
ses ressources : beurre, œufs, sucre, chocolat, fruits confits, raisins secs, vanille. D’autant que | |||
ses pâtisseries étaient importantes, car elle désirait que Serge en ait de grands restes à | |||
emporter. | |||
Les jours où elle se dissimulait, elle n’était pas malade mais simplement mal lunée. On | |||
l’apercevait qui descendait deux ou trois fois dans son jardin, la figure renfrognée, l’œil | |||
méfiant. | |||
Pendant les visites de Serge, elle enfermait le chien et mettait ses poules en avant. | |||
Les poules étaient couardes, sales, stupides, méchantes. Le vieux chien était très doux et | |||
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''{{droite|[[Quand mourut Jonathan ( | visite. Elle prétendit donc que l’animal avait maintenant des douleurs qui le rendaient | ||
hargneux, il mordait, il ne fallait plus que l’enfant joue avec. | |||
Cependant, ils continuèrent de se fréquenter à travers le grillage qui séparait les jardins, | |||
car la vieille rejetait son chien dehors, infirmités ou pas, une fois Serge rentré chez lui. Et, si | |||
elle les surprenait à ces amours furtives, elle brandissait sa canne, menaçait l’animal et criait à | |||
Serge : | |||
— Mais vas-tu pas l’toucher je t’ai dit ! J’te dis qu’il mord ! | |||
— Mais non il mord pas, répondait Serge, qui grattouillait le chien et lui refilait des | |||
bouts de gâteau, il est gentil ! | |||
— C’est pas parce qu’il a l’air gentil, c’est qu’un air ! criait la femme en approchant, il | |||
va te mordre tout d’un coup ! N’t’y fie pas ! Il va te mordre ! Ah c’est quelque chose ces | |||
''niars''-là quand ça a quelque chose dans la caboche ! Vas-tu l’laisser oui ! | |||
Son rival éliminé, elle fut curieuse de savoir quelle parenté unissait Jonathan et Serge. | |||
Elle asticota le petit, reçut sa réponse, s’en réjouit mais n’en eut pas vraiment l’usage. Elle | |||
essaya un peu d’envenimer ses cadeaux en s’écriant, pour tâter le terrain, quand l’enfant la | |||
remerciait : | |||
— Hé mon Dieu, il faut bien, mon pauvre petit, si personne fait rien pour toi, avec ta | |||
maman qui te laisse tout seul ! | |||
Mais le franc-parler de Serge la fit vite renoncer à ce plaisir. Car il répondait | |||
tranquillement : | |||
— Moi j’m’en fous d’ma mère ! D’abord je suis pas tout seul. | |||
En revanche, elle eut des crises domestiques, qu’elle assouvit sur le gamin tandis qu’elle | |||
le coinçait dans sa cuisine : elle lui arrachait un vêtement ou un autre après l’avoir longtemps | |||
épié, elle le lavait ou le raccommodait à la minute, excitée, jacassante, le nez humide. | |||
Ce n’était pas au jeune monsieur de s’occuper de ça, d’ailleurs saurait-il ? | |||
Serge, plus ou moins dépouillé, ne protestait pas. Aimable, il mangeait, bien droit sur sa | |||
chaise, un peu fier, très satisfait, très questionneur, et il avait un caquet de commère. | |||
Elle n’osa pas le déculotter, bien qu’on sentît dans ses mains une rage de torcher, de | |||
fouiller, d’envahir de récurages et d’inspections cette moitié de corps qui lui échappait et qui, | |||
le fripon eût été son petit-fils, lui serait revenue de droit. | |||
Néanmoins elle eut des culottes. Lorsqu’elle en voyait pendre au jardin après la lessive | |||
de Jonathan, elle plaignait leur état : et Serge, flegmatique, décrochait cela et le lui apportait. | |||
Sur un ton bizarre, un peu geignard, un peu mielleux, indiscret, piaillant, elle lui | |||
demandait, après le goûter, s’il voulait faire pipi, caca. Elle paraissait attendre son dû. | |||
L’enfant secouait la tête. Sans se décourager, elle insistait : | |||
— T’es sûr ?… T’es bien sûr, hein ?… Ni pipi ni caca ?… Même pas pipi ?… | |||
Dédaignant ces inquisitions et ce vocabulaire, Serge haussait les épaules : | |||
— J’ai d’jà chié. | |||
Ou il sortait pisser contre un arbre. Ce n’était que demi-succès pour la vieille, qui | |||
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— Ahh ! Quand même ! Tu vois bien qu’t’avais envie ! Il faut le dire quand t’as envie ! | |||
C’est quand même pas difficile ! | |||
Avec la même pudeur alléchée, la même convoitise pateline, elle s’enquit des | |||
chaussettes et des slips, elle proposa de changer les élastiques s’ils ne tenaient pas bien. | |||
Malheureusement, Serge refusa de céder son linge. | |||
Il n’acceptait pas non plus d’être touché ou embrassé, et il se dégageait grossièrement si | |||
la vieille prétendait s’appuyer à son épaule. Elle affirma à Jonathan que le gosse était dur, dur | |||
comme une vache, que c’était une vraie mule, une caboche, une belle tête de cochon. | |||
— Mais forcément le pauvre, insinuait-elle avec un petit regard faux et une voix | |||
apitoyée, c’est bien forcé qu’il soye dur… Si on a pas sa mère, on peut pas être élevé, on peut | |||
pas demander l’impossible, ça c’est bien sûr… | |||
En dépit de son vice domestique, elle était sale et ne s’entretenait pas. Elle se rafistolait | |||
d’épingles à nourrice, de cordons, de ficelles ; ses gros ongles jaunes étaient terreux. Mais sa | |||
maison était nette, du moins le carrelage, les casseroles et l’évier. | |||
Jonathan était gêné de ne pas rémunérer ses ravaudages, ses lessives, si inutiles qu’elles | |||
soient. Le manège de la vieille le distrayait sans qu’il y vît du mal. | |||
Faute de meilleure idée, il lui offrit à son tour des gâteaux, quand il en cuisinait. | |||
Pâtisseries de citadin, choux, mokas, feuilletés : cela ne convint pas du tout. Son habileté vexa | |||
la voisine, qui fourra ces saletés-là au bambin sans même y goûter. | |||
— Tu ramèneras ça chez toi, moi je t’ai fait autre chose. | |||
Jonathan chercha un meilleur moyen de s’acquitter. Il acheta des confiseries, des | |||
bonbons. La femme reçut cela un peu moins hargneusement ; cependant, tout passa encore | |||
dans les poches du garçonnet. Jonathan abandonna. | |||
Elle avait eu un fils, marié, qui habitait la ville. Il avait tué sa femme et ses deux | |||
mioches dans sa petite auto d’employé. | |||
— Il venait le dimanche, il apportait son linge sale, il emportait le propre, il emportait | |||
son poulet, ses œufs, son vin, et puis il est mort. Sale carne. | |||
Elle n’expliqua rien de plus.}}<br> | |||
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Version du 8 juin 2016 à 17:51
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veuillez le faire savoir à la direction de BoyWiki,
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La vieille voisine avait un comportement étrange. Certains jours, elle bavardait au grillage, laissait Serge entrer chez elle, lui préparait un goûter, des crêpes, de la tête de porc. D’autres jours elle ne se montrait pas, et sa canne restait pendue à la poignée de la porte.
Elle avait deux cannes, en réalité : une canne de jardin, usée, noire et grosse, à laquelle elle s’appuyait quand elle ne tenait pas d’outil ; et une canne d’intérieur, qu’elle laissait sur son seuil en sortant et reprenait en rentrant. On savait ainsi, d’après la canne qu’on voyait à la porte, si elle était dedans ou dehors.
Sa fantaisie de donner à goûter à Serge la poussait à des dépenses élevées, comparées à ses ressources : beurre, œufs, sucre, chocolat, fruits confits, raisins secs, vanille. D’autant que ses pâtisseries étaient importantes, car elle désirait que Serge en ait de grands restes à emporter.
Les jours où elle se dissimulait, elle n’était pas malade mais simplement mal lunée. On l’apercevait qui descendait deux ou trois fois dans son jardin, la figure renfrognée, l’œil méfiant.
Pendant les visites de Serge, elle enfermait le chien et mettait ses poules en avant.
Les poules étaient couardes, sales, stupides, méchantes. Le vieux chien était très doux et à demi infirme. Mais justement. Serge l’aimait bien, et il lui consacrait tout le temps de sa visite. Elle prétendit donc que l’animal avait maintenant des douleurs qui le rendaient hargneux, il mordait, il ne fallait plus que l’enfant joue avec.
Cependant, ils continuèrent de se fréquenter à travers le grillage qui séparait les jardins, car la vieille rejetait son chien dehors, infirmités ou pas, une fois Serge rentré chez lui. Et, si elle les surprenait à ces amours furtives, elle brandissait sa canne, menaçait l’animal et criait à Serge :
— Mais vas-tu pas l’toucher je t’ai dit ! J’te dis qu’il mord !
— Mais non il mord pas, répondait Serge, qui grattouillait le chien et lui refilait des bouts de gâteau, il est gentil !
— C’est pas parce qu’il a l’air gentil, c’est qu’un air ! criait la femme en approchant, il va te mordre tout d’un coup ! N’t’y fie pas ! Il va te mordre ! Ah c’est quelque chose ces niars-là quand ça a quelque chose dans la caboche ! Vas-tu l’laisser oui !
Son rival éliminé, elle fut curieuse de savoir quelle parenté unissait Jonathan et Serge. Elle asticota le petit, reçut sa réponse, s’en réjouit mais n’en eut pas vraiment l’usage. Elle essaya un peu d’envenimer ses cadeaux en s’écriant, pour tâter le terrain, quand l’enfant la remerciait :
— Hé mon Dieu, il faut bien, mon pauvre petit, si personne fait rien pour toi, avec ta maman qui te laisse tout seul !
Mais le franc-parler de Serge la fit vite renoncer à ce plaisir. Car il répondait tranquillement :
— Moi j’m’en fous d’ma mère ! D’abord je suis pas tout seul.
En revanche, elle eut des crises domestiques, qu’elle assouvit sur le gamin tandis qu’elle le coinçait dans sa cuisine : elle lui arrachait un vêtement ou un autre après l’avoir longtemps épié, elle le lavait ou le raccommodait à la minute, excitée, jacassante, le nez humide.
Ce n’était pas au jeune monsieur de s’occuper de ça, d’ailleurs saurait-il ?
Serge, plus ou moins dépouillé, ne protestait pas. Aimable, il mangeait, bien droit sur sa chaise, un peu fier, très satisfait, très questionneur, et il avait un caquet de commère.
Elle n’osa pas le déculotter, bien qu’on sentît dans ses mains une rage de torcher, de fouiller, d’envahir de récurages et d’inspections cette moitié de corps qui lui échappait et qui, le fripon eût été son petit-fils, lui serait revenue de droit.
Néanmoins elle eut des culottes. Lorsqu’elle en voyait pendre au jardin après la lessive de Jonathan, elle plaignait leur état : et Serge, flegmatique, décrochait cela et le lui apportait.
Sur un ton bizarre, un peu geignard, un peu mielleux, indiscret, piaillant, elle lui demandait, après le goûter, s’il voulait faire pipi, caca. Elle paraissait attendre son dû. L’enfant secouait la tête. Sans se décourager, elle insistait :
— T’es sûr ?… T’es bien sûr, hein ?… Ni pipi ni caca ?… Même pas pipi ?…
Dédaignant ces inquisitions et ce vocabulaire, Serge haussait les épaules :
— J’ai d’jà chié.
Ou il sortait pisser contre un arbre. Ce n’était que demi-succès pour la vieille, qui s’exclamait pourtant :
— Ahh ! Quand même ! Tu vois bien qu’t’avais envie ! Il faut le dire quand t’as envie ! C’est quand même pas difficile !
Avec la même pudeur alléchée, la même convoitise pateline, elle s’enquit des chaussettes et des slips, elle proposa de changer les élastiques s’ils ne tenaient pas bien. Malheureusement, Serge refusa de céder son linge.
Il n’acceptait pas non plus d’être touché ou embrassé, et il se dégageait grossièrement si la vieille prétendait s’appuyer à son épaule. Elle affirma à Jonathan que le gosse était dur, dur comme une vache, que c’était une vraie mule, une caboche, une belle tête de cochon.
— Mais forcément le pauvre, insinuait-elle avec un petit regard faux et une voix apitoyée, c’est bien forcé qu’il soye dur… Si on a pas sa mère, on peut pas être élevé, on peut pas demander l’impossible, ça c’est bien sûr…
En dépit de son vice domestique, elle était sale et ne s’entretenait pas. Elle se rafistolait d’épingles à nourrice, de cordons, de ficelles ; ses gros ongles jaunes étaient terreux. Mais sa maison était nette, du moins le carrelage, les casseroles et l’évier.
Jonathan était gêné de ne pas rémunérer ses ravaudages, ses lessives, si inutiles qu’elles soient. Le manège de la vieille le distrayait sans qu’il y vît du mal.
Faute de meilleure idée, il lui offrit à son tour des gâteaux, quand il en cuisinait. Pâtisseries de citadin, choux, mokas, feuilletés : cela ne convint pas du tout. Son habileté vexa la voisine, qui fourra ces saletés-là au bambin sans même y goûter.
— Tu ramèneras ça chez toi, moi je t’ai fait autre chose.
Jonathan chercha un meilleur moyen de s’acquitter. Il acheta des confiseries, des bonbons. La femme reçut cela un peu moins hargneusement ; cependant, tout passa encore dans les poches du garçonnet. Jonathan abandonna.
Elle avait eu un fils, marié, qui habitait la ville. Il avait tué sa femme et ses deux mioches dans sa petite auto d’employé.
— Il venait le dimanche, il apportait son linge sale, il emportait le propre, il emportait son poulet, ses œufs, son vin, et puis il est mort. Sale carne.
Elle n’expliqua rien de plus.